[PV @Aord Svenn]
« La chance n’est qu’une heureuse succession de hasards que l'on peut influencer, frère Ravid, lui répondit Luz avec un fragment de sourire en coin. »
Elle ôta l’ample capuche qui recouvrait sa chevelure, dérangeant quelques longues mèches flammes qui s’enfuirent immédiatement sur ses épaules. Leurs semelles ne produisaient que peu de son sur le dallage poli du temple, même dans ces couloirs reculés d’ordinaire réservés aux frères et à une poignée de rares visiteurs. Pour la praticienne, ils avaient fait exception. Ses mains habiles avaient dernièrement sauvé l’un de leur sympathisant d’une mort certaine qui aurait entraîné une perte lucrative colossale pour l’ordre religieux de Lucy. Oui, rien de plus qu’une suite affolante d’évènements chanceux, presque mus par la poigne d’une main supérieure et invisible. Luz ne manquerait pas d’envoyer une lettre de remerciement à l’homme dont elle avait sauvé la vie et dont le statut de mécène lui avait ouvert les portes du temple. En attendant, elle ne perdait aucun détail de la richesse discrète des lieux, sculptés et construits dans une élégance d’une sobriété saisissante. Elle respectait toutefois le silence prudent de son guide, frère Ravid, craignant de rompre son engagement si ses questions se faisaient trop impertinentes.
Comment les hommes et les femmes qui travaillaient ici parvenaient-ils à se repérer dans ces dédales ? Elle jeta un bref coup d’œil par-dessus son épaule, agitée d’une évidente curiosité qu’elle avait toutes les peines du monde à réfréner.
Il lui retourna un regard réprobateur et répondit à sa question en toquant délicatement contre le battant.
Un léger mouvement de la tête plus tard, et frère Ravid se déroba dans l’ombre du couloir pour la laisser seule face à cette porte anonyme. Quel ours se terrait dans cette antre… ? Par goût de la découverte, par jeu à demi, elle n’avait pas jugé nécessaire de creuser plus que de raison le passé de son futur interlocuteur. A peine quelques traits physiques esquissés par une poignée de sources, et principalement une réputation qui commençait à percer à plusieurs endroits du continent. Frère Svenn était bon avec les morts. « Bon » dans un sens tout particulier, magique, étrange. Il dépassait les frontières du vivant et rassurait les mourants, peut-être enfin une incarnation religieuse qui méritait d’être approchée. Elle était de toute façon à court de choix malgré toutes les pistes évoquées par son assistante, Salem. Celle-ci serait vraisemblablement la dernière à sa portée, et Lucy savait qu’elle n’avait foutrement aucune envie d’attaquer les plans alternatifs stupides qui vivotaient au fond de son tiroir.
Une chose était certaine : l’Astre de l’Aube vivait une crise majeure à cause de la foule agonisante qui venait mourir chaque jour entre ses murs. Souffrant de sa réussite, l’hôpital avait rapidement vu ses capacités quelque peu dépassées, sa morgue n’ayant pas été conçue de prime abord pour gérer un grand nombre de familles éplorées. Car si une grande majorité de maladies pouvait être vaincue, l’autre partie impliquait irrémédiablement la mort. Et Luz se faisait un devoir de procurer à ses patients la capacité de mourir en paix, dans un confort respectable. Le problème matériel et la limitation de l’espace étaient en cours de résolution. Rien de plus simple, il suffisait d’insuffler des cristaux dans un nouveau financement pour faire construire une aile supplémentaire… En revanche, l’aspect humain était un gouffre obscur qu’elle ne pouvait franchir seule. Il lui fallait rallier à sa cause un membre éminent du culte de Lucy, beaucoup plus à même d’accompagner les âmes sur le chemin de la rédemption et de guider le service mortuaire de l’Astre. Et son choix s’était précisément porté sur le dénommé Aord Svenn. Pas facile à trouver ces dernières semaines, le bougre, lorsqu’elle avait eu vent de son retour inespéré…
Incertaine, mais confiante en ses capacités de persuasion, Luz poussa le chambranle pour pénétrer dans la pièce, revêtue d’une robe à la confection des plus simples et de son culot resplendissant pour toute arme.
Aord était rentré à la capitale et avait décidé qu’il était temps de déchiffrer l’ouvrage avec un peu plus de pugnacité. Au départ, il comptait l’étudier petit à petit, c’était ce qu’il avait prévu de faire en l’emmenant avec lui lorsqu’il était parti du domaine des Hvits. Maintenant, il voulait savoir exactement ce qu’il contenait pour justifier tout ce qu’il avait enduré pour le garder. Perdre une amie, tuer des gens pour un ouvrage sans valeur ou trop immoral pour être utilisé n’était pas la bonne méthode pour se sentir intègre. Le frère avait passé toute la nuit à plancher sur l’ouvrage. Il était arrivé à former une ébauche du code utiliser dans le livre. Malheureusement, ses auteurs s’étaient amusés à changer la signification des symboles en fonctions des chapitres. Il était donc obligé de presque tout refaire à chaque chapitre, un travail infernal pour un livre tout aussi sombre. Les quelques pages qu’il avait pu déchiffrer lui offrirent cependant de précieuses informations. Tout d’abord il y avait trouvé un enchantement qui permettait de transmettre son savoir à une créature morte-vivante. C’est grâce à ça qu’il avait pu faire forger une boucle d’oreille lui permettant de donner une intelligence quasi humaine à ses créations. Il était maintenant capable de s’occuper de bien plus de dépouilles à la morgue qu’il ne l’aurait jamais été s’il avait été tout seul. Chaque mort-vivant pouvait se préparer lui-même à son dernier voyage avec la même qualité que si Aord lui-même s’en était occupé. Sur ce point le livre lui avait beaucoup apporté.
D’autres pages évoquaient différents moyens de conserver les corps. Des moyens magiques, chimiques et même technomagiques. Le texte était difficile à lire pour un profane comme Aord, mais s’il trouvait quelqu’un s’y connaissant un peu peut-être arriverait-il à moderniser la morgue. Le temple n’avait cependant pas les moyens de financer un pareil projet, ce qui limitait considérablement les possibilités et rendait pour ainsi dire ses découvertes bien inutiles.
Aord ouvrit les yeux dans un sursaut en entendant quelqu’un frapper à la porte. La voix du frère Ravid se fit alors entendre pour annoncer l’arrivée d’une visiteuse. Il était rare d’entendre la voix du frère, ce dernier étant convaincu qu’il rendait hommage à Lucy en en disant toujours le moins possible. Aord n’était pas de ce bord-là, mais la foi des frères et sœurs de Lucy variait grandement entre les individus, chacun avait sa manière de vénérer la déesse.
Arraché de sa sieste sans ménagement, Aord releva la tête avec difficulté. Il lui fallut un instant pour se rendre compte qu’il s’était effondré d’épuisement sur l’ouvrage de nécromancie. N’aurait-il pas dû ressentir la douleur infligée par le sortilège de protection ? Étrangement, le livre ne lui avait rien fait cette fois-ci. Il n’eut pas le temps d’y réfléchir que la porte s’ouvrit laissant entrer une jeune femme aux cheveux roux. Aord ferma précipitamment le livre, qui une fois clos, ressemblait à n’importe quel ouvrage un peu ancien qu’on pouvait trouver dans un temple.
Le frère n’avait vraiment pas fière allure, les cheveux ébouriffés, la barbe sans aucune logique … S’il avait su qu’il aurait la visite d’une dame, il se serait un peu mieux préparé. Il ressemblait à un bambin qu’on venait d’arracher du lit sans lui avoir laissé le temps de dormir. Les cernes sous ses yeux en étaient témoins. Il se leva, époussetant sa robe grise pour en faire tomber la poussière. Il s’était caché dans cette pièce perdue du temple pour ne pas être dérangé et voilà pourtant que quelqu’un venait l’y chercher. Qui était donc cette femme ? La réponse arriva d’elle-même : Luz Weiss. Attendez LA Luz Weiss ? L’astre de l’Aube, celle qui avait construit un hôpital et réussi à le faire financer en partie par la couronne ? Le modèle de la petite Aube qui ne cessait de répéter son nom ? Aord ouvrit des yeux ronds comme des soucoupes quand il réalisa qu’il était littéralement imprésentable pour une telle sommité. Il essaya de se recoiffer un peu et de discipliner sa barbe pour se donner un air un peu moins misérable avant de répondre d’une voix peu assurée.
Dame Weiss, c-c-c’est un honneur de vous ren-rencontrer.
Se rendant compte de son propre bégaiement, il préféra se taire un instant pour récupérer le peu d’assurance qui lui restait. Il reprit enfin ses esprits et continua à parler :
On ne m’avait pas prévenu de votre visite, d’habitude cette aire du temple n’est pas accessible au public. Mais maintenant que vous êtes là, que puis-je faire pour vous aider ?
Il se promit de maudire les frères qui l'avaient mis dans cette situation plus tard.
Elle perçut tout d’abord de lui la forme d’une silhouette masculine en contre-jour, quelques rais de lumière empoussiérés tourbillonnant dans la cellule. Elle n’aurait pu appeler autrement cette pièce sobre qui n’avait pour seul luxe que celui du minimum syndical, sculptée dans la roche de ce vaste temple. L’espace n'y était du moins pas omniprésent, et Luz dut se décaler d’un léger pas sur le côté pour rabattre en partie la porte sur ses gonds : elle n’avait aucune envie d’entendre sa voix porter à des mètres à la ronde, réverbérée par les arcades de pierre et la nudité des lieux. Elle préférait davantage l’intimité d’une discussion en face à face et l’absence d’oreilles indiscrètes… Elle plissa donc les yeux, un léger froissement de cils sombres tandis que le vert de ses prunelles s’adaptait à l’éclat tamisé de la loge. Elle prit le temps de détailler sa chevelure ébouriffée, les mains malhabiles et précipitées qui passèrent dans le crin brin de sa barbe pour en chasser les épis, contourna du regard la ligne de ses épaules, l’arrête de sa mâchoire pour s’arrimer à ses iris d’un auburn attentif. Il y avait quelque chose d’inédit chez lui, comprit-elle immédiatement, de cet instinct singulier qui était la source de toutes ses décisions. Peut-être cette tension rémanente qu’elle pressentait dans ses mouvements d’homme épuisé, cette agitation empoisonnée qui touchait les hommes entravés par leurs souvenirs et leurs pensées. Etait-ce là les répercussions d’une relation familière avec la mort ? Ou simplement d’un travail religieux assidu ? Elle l’avait de toute évidence dérangé en pleine étude, et elle s’en trouva aussitôt désolée. Pour elle qui vouait un amour sans fard à la connaissance, il n’y avait pas plus grand pêché que de s’interposer entre un homme et ses recherches…
Et pourtant. Elle s’avança d’une démarche féline, pas supplémentaire qui prenait néanmoins garde à ne pas pénétrer l’espace vital de son interlocuteur. Elle ne le connaissait guère, mais fut prise d’un fort sentiment de familiarité. Il ne ressemblait pas à ces prêtres doctes, rigides et blafards qu’elle avait l’heur de croiser lors de ses pérégrinations. Il ne sentait pas le renfermé, le silence ou la froideur, mais plutôt une fragrance boucanée plus proche des montagnes et du plein air… Sa peau était d’ailleurs tannée par le soleil et elle remarqua la présence de plusieurs cicatrices équivoques sur sa chaire. Un homme qui appréciait le savoir et qui avait de toute évidence avalé son content de chemins méritait amplement son respect. Un respect de consœur en proie aux mêmes obsessions.
Question rhétorique. Elle l’interrompait sans le moindre doute, au regard du livre refermé devant lui. Elle choisit d’ignorer cela, bien trop curieuse et bien trop excitée par la perspective de cette nouvelle trouvaille pour s’émoustiller d’une éventuelle incartade à la bienséance…
Ses lèvres s’ourlèrent d’un charmant sourire mutin et une étincelle de fol amusement pétilla dans ses prunelles. Aord n’était certainement pas au bout de ses peines et découvrirait très bientôt quelle incommensurable bavarde elle faisait. Elle se demanda également brièvement si tous les prêtres et frères de Lucy faisaient vœu de chasteté… Une perte pour l’humanité, de son simple avis de Noble décadente. Cela n’était pas sa faute, si les égarements timides d’autrui réveillaient quelques obscurs instincts prédateurs chez elle ! Il ne s’agissait toutefois pas du sujet du jour, aussi se mordit-elle la lèvre inférieure dans un infime cisaillement de dents blanches avant d’opter pour une approche beaucoup plus professionnelle :
Peut-être en avait-il entendu parler ? Les personnes en excellente santé physique s’intéressaient rarement aux installations médicales. Ce ne serait du moins pas la première fois qu’elle aurait à retracer son discours habituel pour présenter les grandes lignes de son projet.
Son sourire s’élargit un brin, la tête sensiblement penchée dans sa direction pour mieux conserver son regard arrimé au sien. Ses doigts, volubiles, avaient quitté leur entrelacement pour souligner ses propos de vastes gestes passionnés. Allons, elle n’était plus qu’à quelques souffles de découvrir l’envers du mystère, d’obtenir une réponse à ses questions ! Quelle délicieuse perspective, une sucrerie dont elle se délectait par avance...
Car qui était véritablement Aord Svenn ?
Le frère se demandait vraiment pourquoi une noble telle que Luz était venue le chercher lui dans cette pièce sombre. Il avait l’impression d’être un petit lapin qu’on avait chassé dans tout Aryon et qui venait de se faire prendre dans un piège. C’était plus qu’une métaphore puisque techniquement, il n’avait aucune issue. Luz lui barrait la route et le minuscule trou derrière lui n’était assez grand que pour laisser passer un peu de lumière, pas un homme large. Le regard qu’elle posa sur lui fit glisser une goutte de sueur froide le long de son dos. Elle le regardait … comme on regarde un bout de viande délicieuse avant de la jeter sur le feu. Aord déglutit nerveusement à cette idée. La directrice de l’hôpital semblait avoir des idées derrière la tête et le frère s’interrogeait sur leur décence.
Heureusement pour lui, elle n’était pas venue pour ce genre de chose … pas aujourd’hui. Elle lui avait envoyé une lettre d’après elle et Aord savait pertinemment pourquoi elle ne lui était pas parvenue. Il y a quelques jours, il était … en cellule, soupçonné d’homicide avant d’être relâché pour légitime défense. Ça, il n’allait certainement pas en parler, il valait mieux trouver une excuse vaseuse. Se frottant l’arrière du crâne un peu gêné, il répondit :
Je … oui j’étais parti à Manillam pour voir une amie … J’ai dû la rater …
Une amie … elle n’en était plus une désormais. Elle le voyait sûrement comme le pire des monstres à l’heure qu’il est et ils ne se reparleraient plus jamais. Nemue était la principale raison pour laquelle il passait son temps dans cette caverne obscure. Une amie chère qui le détestait désormais de toute son âme. Une ombre passa sur son visage qui se fondit parfaitement dans l’obscurité de la pièce. Tout compte fait, être entouré de ténèbres lui rendait bien service, cela cachait ses états d’âme aux yeux pétillants et inquisiteurs de la rousse. Lucy en soit remerciée.
Il connaissait l’Astre de l’Aube évidemment. Qui ne le connaissait pas chez les frères de Lucy ? Un projet très impressionnant et surtout très visionnaire. Aord avait suivi cela de loin, n’étant pas du tout versé dans la médecine. Il était à peine capable de désinfecter une plaie. D’ailleurs il fut étonné que Luz Weiss s’intéresse à lui. Il n’allait certainement pas l’aider dans son projet à part si elle voulait qu’il lui rédige une ou deux lettres en tant que scribe. Quel était ce « talent » dont elle parlait ? La réponse ne se fit pas attendre. Elle avait besoin de quelqu’un pour sa morgue. Le frère resta choqué devant cette demande. Il n’avait jamais réalisé que ses capacités peuvent à ce point attirer l’attention sur lui. Depuis toujours, il s’appliquait dans son travail, là où les autres frères et sœurs tiraient une tête de six pieds de long. Il avait recousu, collé, maquillé bon nombre de défunts, mais de là à attirer la directrice d’un hôpital ! Il ne savait pas s’il était terrifié ou simplement soulagé d’avoir l’occasion de se rendre utile, lu qui doutait un peu plus tôt d’avoir fait le bon choix.
Il doutait fortement d’être capable d’endosser pareille charge. Son regard se posa instinctivement sur le livre derrière lui dont il caressa la couverture maudite en réfléchissant. Il avait un devoir envers le temple et envers les fidèles qui y viendraient pour qu’on s’occupe de leur mort. Il ne pouvait pas les laisser tomber pour partir avec Luz et encore moins pour l’argent qu’elle lui proposait. Émilien ne l’accepterait pas non plus, Aord étant le seul thanatopracteur capable de son temple. Se priver de lui, ce serait jeter l’opprobre sur le temple de la capitale. Il tourna des yeux implorants vers la noble, comme pour lui indiquer que sa proposition le mettait dans un état de conflit insupportable.
Cela me touche que vous puissiez penser à moi pour tenir votre morgue, mais … J’ai déjà des responsabilités au temple. Il y a déjà des personnes qui comptent sur moi pour prendre soin des membres de leur famille. Mes frères et sœurs ont besoin de moi, ainsi que le père Émilien. Nos installations sont dépassées et peu d’entre nous sont capables de préparer les corps. Si j’avais eu le temps de développer mes méthodes, on aurait gagné beaucoup de temps …
Sa voix mourut tandis qu’une idée fulgurante lui traversa l’esprit. Ses doigts se refermèrent sur le livre et il l’attrapa pour le serrer contre lui. C’était peut-être une chance unique. Lui qui avait besoin de fond pour développer son art et le moderniser. Il avait entendu dire que l’Astre finançait la recherche médicale, donc si elle voulait qu’il en fasse partie, peut-être accepterait-elle de financer les siennes ?
Votre hôpital est une grande avancée pour notre royaume et la médecine, mais je ne sais pas si vous réalisez à quel point les arts mortuaires sont en retard. Aryon a besoin de moderniser son service funéraire. Nos fluides d’embaumement ont une faible efficacité. Nous vivons à une époque où il est possible de conserver des aliments plusieurs semaines dans un sac alors que dans le même temps nos morts pourrissent au soleil faute d’infrastructures suffisantes.
Il marqua une pause cherchant ses mots pour rendre compte du problème.
Votre morgue n’a pas besoin de douceur Madame, elle a besoin de progrès. Je suis le meilleur uniquement par mes capacités, mais je reste humain. Je ne pourrais jamais m’occuper seul d’une infrastructure comme celle que vous construisez avec les moyens dont je dispose.
Il se rapprocha d’elle tenant son livre contre son ventre, lui qui contenait tous ses espoirs. Son visage était terriblement sérieux quand il continua de parler.
Seriez-vous prête à financer des recherches pour changer cela ? Les morts méritent-ils aussi votre attention et vos fonds ? Sans cette garantie, je ne vois pas pourquoi j’abandonnerais le temple pour vous rejoindre, même si cela me briserait le cœur de savoir que des familles puissent en pâtir, je ne suis pas un surhomme malheureusement.
Luz ne pouvait détacher ses yeux du livre qu’il tenait fermement contre son giron presque avec la tendresse d’une mère. Elle l’écoutait parler, bien sûr, et tout en même temps ses pensées vagabondaient de droite et de gauche à bride abattue, car tel était le rôle du prédateur qui désirait ferrer sa proie. Elle enregistrait ainsi plus ou moins consciemment les caractéristiques principales de l’homme qui lui faisait face et cherchait à percer le secret de ses attraits, de ses passions et loisirs, tout pour lui donner un début d’arme dans son argumentation. Elle avait toutefois beau plisser les yeux avec une relative discrétion, elle ne parvenait pas à décrypter le titre du livre tant aimé qu’il ne cessait de tripoter et de masquer par de nouveaux gestes. Elle-même peu adepte de religion, elle était la proie d’une kyrielle d’idées reçues parfois légitimes et souvent erronées sur les frères et sœurs de Lucy… Aussi bondit-elle promptement à la conclusion qu’il devait s’agir d’un quelconque ouvrage de préceptes religieux, puisqu’elle ne voyait pas d’autres raisons à la fébrilité qui s’était emparée de lui. Le bouquin devait avoir une valeur sentimentale particulière pour lui, à voir la manière dont il le protégeait et s’en emparait comme d’un bouclier. Elle se sentit néanmoins peu désireuse de creuser plus avant le sujet, n’ayant guère d’attrait particulier pour la propagande religieuse, dut-elle être issue du culte relativement sain de Lucy.
Elle ne comprenait sans doute pas les tenants et les aboutissants d’un culte, mais la notion de responsabilité à l’égard d’autrui lui était familière. Après tout, il faisait preuve ici d’une remarquable qualité morale qui serait précieuse à la praticienne s’il acceptait de rejoindre l’Astre de l’Aube. Les hommes loyaux étaient une ressource rare par les temps qui courraient… Elle sourit cependant intérieurement, percevant chez son interlocuteur une légère inclinaison ouverte – il était donc encore possible de le convaincre. Responsable, mais non pas inébranlable ! C’est que sous ces abords ecclésiastiques, Aord se révélait doté d’un sens commercial acéré : voilà déjà qu’il tâchait de négocier, avec un intérêt plus qu’assumé pour ses recherches. Luz apprécia grandement cette part de franchise qui leur épargnait de longues heures de simagrées. Il proposait ses conditions, charge à elle d’y réfléchir en retour. Ah, malin le bougre ! Elle qui était venue lui soumettre une proposition se retrouvait prise à son propre jeu en un tour de main, projetée dans le rôle du client et donc de celui qui ne dirigeait pas la direction de la conversation. Ô quel délice que cette surprise, ne pas avoir vu venir cette adresse verbale…
Parce qu’elle était taquine et mutine, elle ne répondit pas immédiatement aux réflexions d’Aord, prenant le temps de grimer ses traits d’une fausse réflexion profonde. En réalité, sa décision était déjà prise. Elle ne pouvait pour autant résister à l’envie de l’observer réagir. Elle s’appuya tout en même temps d’une épaule contre la raideur du mur, armée d’une gestuelle ourlée d’une certaine langueur, son hôte ne lui ayant toujours pas proposé de s’asseoir à ses côtés. Dans cette position, les bras croisés sous son ample poitrine et la courbure d’une hanche pour appui, elle disposait d’un meilleur aperçu de la pièce.
Ils avaient de cette manière un but commun, bien qu’atteint par des voies différentes. Rien d’insurmontable pour la part opportuniste de la praticienne.
Elle mit dans ce simple mot une nuance de toute la férocité dont elle était capable. Un ronronnement contre le palais, souligné d’un sourire équivoque. Autrement dit, il n’avait pas à s’en faire pour de potentielles recherches dans ce domaine…
Ceci étant clarifié, reste le problème du temple. Je m’en voudrais d’arracher à Lucy l’un de ses plus fervents admirateurs et je crois que nous pourrions arriver à un terrain d’entente… Je ne vois pas d’inconvénient à recruter une petite équipe que vous géreriez à mi-temps. Cela me semble suffisant pour les diriger et leur transmettre vos consignes tout en vous permettant d’officier au temple l’autre moitié du temps. Comme vous pouvez le constater, je ne suis pas à cheval sur les formalités ! »
Elle rit doucement et se souvint soudainement d’une blague fort à propos :
… Non, après réflexion, ce n’était sans doute pas la meilleure des vannes de l’année.
Ce n’est qu’une fois le livre rangé qu’Aord put enfin se détendre un peu et se concentrer pleinement sur ce qu’elle lui disait. Sa proposition avait fait mouche à ce qu’il semblait. D’ailleurs, la proposition qu’elle lui fit sembla trop belle pour être vraie. La directrice de l’hôpital semblait trop facilement lui accorder des fonds pour ses recherches, sans même poser de question. Soit c’était un mensonge éhonté pour l’appâter, soit elle le voulait absolument lui, et personne d’autre. Dans les deux cas, le frère se sentait utilisé. D’ailleurs, ses phrases flatteuses commençaient un peu à l’agacer. Cela marchait peut-être dans le monde de la noblesse où l’ego était érigé en tant que dieu intouchable, mais ici, au sein du culte, l’humilité était très appréciée. Il réagit donc de manière dure aux flatteries à peine voilées qu’elle utilisait.
Le visage d’Aord s’assombrit à mesure qu’elle parlait, surtout quand elle le qualifia de « plus grand admirateur de la déesse ». Cette simple tournure de phrase jeta un froid entre les deux protagonistes. C’est d’ailleurs pour cela que la blague fit un bide monumental qui résonna dans toute la pièce comme un silence étouffant. Aord ne répondit même pas, cherchant les mots justes pour lui faire comprendre son malaise sans l’agresser. Il devait lui en faire part, car la prochaine étape de leur projet serait de le présenter au père Albenet et si la praticienne ne faisait pas un effort, il était certains qu’il refuserait de but en blanc. Émilien était un homme très pieux et aussi un noble, il connaissait les facéties des siens et s’en méfiait comme la peste. Si Luz se présentait devant lui avec un tel discours, il la classerait définitivement dans la catégorie des hypocrites. Catégorie qui pouvait très bien lui correspondre d’ailleurs. Aord ne savait pas trop quoi penser d’elle, mais sa proposition tait une aubaine qu’il ne pouvait laisser passer. Il avait cherché un moyen de mettre en pratique ses idées et les connaissances déchiffrées dans le traité de nécromancie, malheur à lui s’il laissait partir une investisseuse prête à tout financer sans trop poser de questions. Quelques papiers à remplir pour rendre compte de ses recherches seraient un moindre mal face au bénéfice qu’il pourrait tirer de ce partenariat.
Il était tant qu’il reprenne la parole pour mettre les choses au clair. Il brisa le silence tout en gardant son air sérieux sur le visage.
Je ne sais pas si vous êtes très au fait des pratiques qui ont lieu au sein du culte de la déesse Dame Weiss. Chaque frère et chaque sœur a sa propre manière de pratiquer sa religion. Aucune n’est meilleure que les autres. Comprenez donc bien que le simple fait de dire que je suis un des plus grands admirateurs de la déesse dénote d’une certaine méconnaissance de nos coutumes. De plus, bien que votre plaisanterie soit tout à fait bien trouvée, je vous conseille de ne pas trop la répéter quand vous êtes au sein du temple, vous pourriez attirer sur vous beaucoup d’animosité de la part de mes confrères.
Il la laissa accuser le coup pour qu’elle comprenne que le milieu de la religion n’était pas le même que celui qu’elle avait l’habitude d’arpenter. Ici, les gens pouvaient se laisser convaincre, mais ils avaient de profondes convictions qu’il valait mieux ne pas insulter ou tourner en dérision.
Cela étant dit, vos conditions me conviennent parfaitement. Si je peux développer mes idées, il se pourrait bien qu’un mi-temps entre ces deux postes puisse être inutile. Je me ferai un plaisir de former une équipe qui pourra continuer ma tâche, même quand je ne serai pas présent.
Il se détendit quelque peu et commença à imaginer la suite des évènements.
Pardonnez la façon dont je viens de vous parler, mais c’était nécessaire. Bien que je sois tout à fait enclin à vous rejoindre, je ne peux le décider seul. Il me faut l’aval du prêtre de la capitale : Émilien Albenet. Il est noble tout comme vous, mais je crains qu’il n’apprécie pas trop les gens de sa caste. Si vous voulez le convaincre, il va vous falloir prendre de grandes précautions pour ne pas manquer de respect à sa foi ni à son honneur. La flatterie ne vous aidera en aucune façon, il vous faudra plutôt mettre l’accent sur le bénéfice humain et uniquement lui. Bien entendu, il vous faudra aussi le rassurer et lui faire comprendre que vous n’allez pas m’enlever pour me garder exclusivement pour vous.
Aord attrapa son sac et passa à côté de Luz, l’effleurant à cause de l’étroitesse de la pièce, et alla ouvrir la porte. Il fit signe à la noble de bien vouloir le suivre.
Maintenant que je vous ai avertie, pensez-vous pouvoir le convaincre ? Une grande oratrice comme vous devrait pouvoir y arriver vous ne pensez pas ?
Si elle acquiesçait, il l’emmènerait jusqu’au bureau du prêtre qui devait être disponible à cette heure de la journée. Aord espérait que son expérience lui permettrait de voir si Luz Weiss était digne de confiance.
Si les paroles étaient doucereuses, le ton restait équivoque : froid comme la neige du grand nord. De cela, Luz retira plusieurs informations. Il ne l’accusait pas frontalement, mais le long discours qu’il venait de lui fournir n’avait pas d’autre but que de lui taper sur les doigts comme à une enfant indisciplinée et récalcitrante. Toujours accoudée contre son mur, Luz avait relevé ses prunelles vers lui, arrimée à son regard avec l’attention curieuse d’un chat observant quelque étrange animal. Il semblait se méprendre sur sa personne. Etait-ce à nouveau l’un de ces citoyens qui abhorraient les Nobles soit par revanche personnelle soit parce qu’il fallait bien trouver une classe à agonir d’injures pour justifier ses propres malheurs ? De toute évidence, il ignorait totalement qui elle était. Elle ne pouvait bien sûr pas lui en vouloir, il était cependant toujours douloureux de se voir jeter violemment dans une case noyée de stéréotypes au prétexte que l’on relevait officiellement de la caste Noble. Elle ne se rappelait d’ailleurs pas le lui avoir dit, peut-être était-ce une déduction de sa part au regard d’un ou deux éléments ayant fuité publiquement.
Dommage qu’il ne dispose pas des réelles informations sur elle, songea-t-elle, puisqu’elle ne fréquentait pas ses confrères Nobles et leur préférait la beauté du terrain et du travail dans la terre… Elle avait réalisé plus de missions dangereuses en territoire hostile qu’un bon nombre d’Aventuriers et de Gardes, et était l’une des rares à s’être battue pour la Reine dans l’obscurité terrible de la Cité enfouie. Ô combien était-il dur pour elle d’être réduite à la flagornerie des Nobles et accusée sans cesse de ne porter que des dentelles et des fioritures lorsqu’elle plongeait quotidiennement les mains dans le sang de ses proches pour repousser les horreurs de l’existence… Elle ne pouvait toutefois pas répondre à ces accusations qu’elle recevait chaque jour d’une multitude de personnes. Il était impossible de crier sur les toits qu’elle servait corps et âme le Maître espion du royaume tout en luttant contre les crocs masqués de la Cabale, elle-même armés jusqu’aux dents d’une puissance magique rare. La famille Weiss était de toute façon peu appréciée des Nobles, car ils ne jouaient pas leur jeu et avaient acquis leur fortune au terme de longues années d’ardeur. Qu’importait si un frère de Lucy de plus ressentait de l’inimitié à leur égard ? Voilà quel était le destin des gens continuellement à cheval entre deux frontières. Trop riches pour être aimé, pas assez pauvres et misérables pour déclencher une généreuse pitié. Et Lucy seule savait combien l’être humain haïssait ceux qui ne rentraient pas dans un modèle préconçu.
Elle avait haussé un fin sourcil incrédule, ligne courbe qui n’exprimait rien d’autre que l’ironie de la situation présente. Elle trouvait risible de reprocher ses défauts à une autre caste qu’il ne connaissait vraisemblablement pas davantage qu’elle ne connaissait elle-même le culte de Lucy. Et pourtant, il émettait spontanément un jugement de valeur. Les Nobles ne méritaient donc pas l’amour du culte de Lucy ? Quelle était la différence avec le culte d’Helmex si un prêtre de Lucy décidait sciemment de ses favoris et des mauvais ânes de la classe à rejeter dédaigneusement ?
Elle sortit de la pièce trop étriquée pour leurs deux présences et fit un pas de côté pour l’observer d’un regard franc. Il n’y avait pas particulièrement d’hostilité chez elle, juste une immense fatigue. Voilà précisément pourquoi elle ne fréquentait plus les salons et fêtes organisées par ses confrères : cela la fatiguait considérablement de marcher constamment sur des œufs et de devoir surveiller ce qu’elle devait dire. Être contrainte de changer qui elle était en choisissant de la même manière ses mots pour ne pas vexer tel grand prêtre ou tel frère de l’ordre, était du pareil au même. Elle n’était plus à sa première dispute avec les autres Nobles parce qu’elle refusait de s’adapter, et il en serait de même ici. Si l’entièreté de cette conversation résultait d’une insondable incompréhension mutuelle, elle y vit pourtant quelques bienfaits. Il était mauvais de travailler avec quelqu’un que l’on ne comprenait pas et que l’on détestait du fait de fausses vérités. Mieux valait qu’ils mettent à terre dès à présent leurs propres limites sociales plutôt que de se forcer à se fondre dans un moule qui ne leur convenait pas et qui ne ferait qu’éclater plus tard. Et tant pis si Aord devait décliner son offre au terme de cet échange.
Au vu des cernes qui cerclaient ses yeux, une nuit de sommeil réparateur lui ferait également probablement du bien. Il n’avait fait qu’exiger d’elle de plus en plus de choses jusqu’à présent, et elle n’était pas certaine de trouver là l’homme qu’elle voulait voir à la tête de la morgue. Elle venait après tout lui proposer un contrat commercial d’égal et à égal, et il lui enjoignait de convaincre son supérieur à sa place ? Le culte de Lucy privait-il ses membres de liberté en leur interdisant d’émettre des choix personnels ? Ou était-ce lui, frère Svenn, qui souhaitait l’entendre vanter ses mérites tout en s’abstenant soigneusement de s’investir ?
Elle se fendit d’un infime sourire, prête à ramasser une énième fois les morceaux délabrés d’une visite qui aurait pu être infiniment plus positive.
Il ne savait pas où poser les yeux, préférant compter les rayures des pavés, plutôt que de défier son regard. Rien dans son attitude ne laissait transparaître de la colère, bien au contraire c’était plutôt de la gêne qui se dessinait sur ses traits fatigués. Le quiproquo était tellement énorme qu’il ne savait plus quoi penser. Ces derniers jours, il était passé par tellement d’émotions contradictoires et voilà que cette Luz en rajoutait une couche. Il était d’un naturel imperturbable, mais elle le prenait vraiment dans un moment de faiblesse. Il sortait à peine de prison pour avoir tué pas moins de 4 personnes afin de sauver sa vie et celle de Nemue. Nemue qui l’avait laissé tomber pour ça. En revenant au temple, plus personne ne le regardait de la même façon. Il passait déjà pour un excentrique auprès des autres étant justement un peu trop ouverts à tous, mais voilà qu’il avait des ennuis avec la garde. C’était suffisant pour devenir un paria au temple. Ça le faisait bien rire d’entendre Luz invoquer l’ouverture d’esprits des religieux. Ils étaient humains, comme les nobles et malheureusement, ils avaient tous la même habitude de juger sans savoir.
Il se décomposait de plus en plus maintenant qu’elle semblait vouloir retirer son offre. Aord avait vraiment été intéressé par ce qu’elle lui proposait. Sincèrement, s’il n’avait pas été aussi reconnaissant envers le prêtre Albenet pour ‘lavoir sortit de cellule et l’avoir épaulé quand il s’était retrouvé seul, il ne se serait même pas la peine de demander la permission et aurait accepté l’offre sans condition et à plein temps. Avant cette histoire, il était un frère itinérant qui ne travaillait qu’occasionnellement pour les temples afin de gagner quelques sous. Cela lui manquait tellement, au moins il avait l’impression de faire quelque chose de sa vie. Aujourd’hui, il était obligé de se terrer dans un placard pour éviter les autres et leurs regards.
Elle avait fini de parler et Aord ne savait pas quoi dire. Il se tordait la bouche, incapable de décider quoi lui répondre. Elle attendait une réaction de sa part, mais elle ne vint pas. Un long silence s’imposa entre les deux protagonistes, perturbé uniquement par les murmures des discussions qui arrivaient à leurs oreilles avec l’écho. Tout le temple avait dû les entendre avec cette foutue acoustique. Voilà qui allait rajouter une couche supplémentaire aux rumeurs à son sujet. Aord était las de se battre contre elles, ils finiraient probablement par quitter la capitale à ce rythme pour disparaître dans les montagnes. Fini les jugements, les commérages, les Klarion ou les Nemue. Il eut un pincement au cœur en se disant qu’il ne verrait plus Erland.
Le frère prit une grande inspiration pour essayer de débloquer sa gorge bloquée par l’amertume. Son souffle était tremblotant, signe qu’une grande émotion le parcourait à ce moment. Il était fatigué en effet, elle n’aurait vraiment pas pu plus mal tomber.
Je … je crois que je me suis très mal exprimé et je suis désolé que vous l’ayez si mal pris…
Il avait des difficultés à parler tellement sa gorge se serrait.
Je pensais que vous saviez, vous aviez dit … avoir fait des recherches ... je suis … si mal … pas vraiment en odeur de sainteté au temple. Je voulais simplement vous éviter des retombées fâcheuses, voilà tout.
Il serra son livre contre son torse, ses phalanges étaient blanches tellement il le serrait comme si c’était la dernière chose à laquelle il pouvait se raccrocher.
Ne doutez pas de mon envie de participer à votre projet s’il vous plaît. Ce serait vraiment un honneur pour moi et je comprends toute l’ampleur du travail qui m’attend si je venais à travailler pour vous. Jamais je ne prendrai cela à la légère.
Il ouvrit une page du livre devant lui. On pouvait y voir différentes représentations de corps et d’herbes accompagnées d’un texte incompréhensible.
Je faisais déjà des recherches avant que vous arriviez. C’est à peu près tout ce qu’il me restait à vrai dire…
Un petit sourire contrit se dessina sur son visage, tandis que ses yeux légèrement humides s’agitaient de frustration.
Je voulais l’approbation du prêtre parce que son avis est important pour moi. Je lui dois beaucoup et je m’en voudrais de le laisser tomber sans prévenir ou de partir sans sa bénédiction. Et je vous aurais soutenu évidemment, qu’est-ce qui vous fait penser que je vous enverrai au front sans soutien ? J’avais autant envie que vous que votre idée aboutisse…
Sa voix mourut sur ces derniers mots. Il avait l’air encore plus fatigué qu’au début de l’échange. Le frère referma son livre avant de rassembler tout son courage pour finir cet échange qui lui causait plus de mal que de bien.
Si on avait pu se connaître un peu plus avant…
Je crois que nous n’avons plus rien à nous dire. Bonne journée Dame Weiss.
Il tourna les talons, voulant à tout prix mettre le plus de distance possible entre elle et lui avant qu’il soit incapable de retenir cette boule qu’il avait à l’estomac.
Oh.
Ah. Oh.
Ainsi était le bruit de fond que produisait son cerveau en boucle tandis qu’elle le contemplait, la bouche dévissée sur une réalisation qui n’en finissait plus de survenir. Ses mains se décroisèrent pour glisser le long de ses flancs, abandonnées par ses pensées à un véritable désœuvrement. En proie à une multitude d’émotions contradictoires, voilà qu’elle se découvrait aussi cloutée au sol que son vis-à-vis, encombrée par son corps trop terrestre et par sa gorge brutalement desséchée. Elle se sentit idiote tout d’abord. Et puis la réaction indéniable de l’égo, une pointe d’irritation éclatante comme un bout de silex dans les côtes, rejetée sans douceur par la partie intellectuelle de sa conscience. Cette colère était déplacée et n’avait rien à faire dans une rencontre professionnelle. Pourquoi diable s’était-elle sentie à ce point visée par les remarques du frère, elle qui mettait d’ordinaire un point d’honneur à laisser glisser sur ses plumes toute potentielle mauvaise humeur ? Elle avait chaud, et elle glissa un index malhabile dans le col de sa robe pour éloigner le tissu de sa peau brunie de soleil. Ce réconfort ne dura qu’un infime instant avant qu’elle ne soit contrainte de repousser en arrière les longues mèches flammes qui lui encadraient le visage d’un mouvement franc du poignet, langage universel d’une personne cherchant à réunifier sa contenance éparpillée au sol.
Oui, était-elle stupide ? Bipolaire ? Que lui arrivait-il aujourd’hui ? Non, cela ne datait pas d’aujourd’hui, se corrigea-t-elle. Cela datait de plusieurs mois déjà, cela datait de Zahria qui avait disparu, de Naëry qui ne lui répondait plus, de Calixte dont le ventre s’était mystérieusement arrondi… Cela datait de sa sœur, Mysora, dont elle devait protéger les agissements douteux à la face du monde afin de préserver la dernière famille qu’il lui restait, dut-elle être un membre éminent de la Cabale. Heh, quel genre de contradiction était-ce là ? Défendre la vie et le bien commun, tout en protégeant vraisemblablement l’un des pires criminels d’Aryon ? Chercher à maintenir de force les derniers liens relationnels d’une famille artificielle, percluse de failles et de meurtrissures ? Car Luz les enterrerait tous, elle le savait. C’était inscrit dans sa chair, dans ces gestes qu’elle répétait cent fois, mille fois lorsqu’elle les rafistolait, lorsqu’elle les retrouvait en morceaux. Etait-ce sa faute si elle les aimait trop inconditionnellement pour accepter qu’ils meurent loin d’elle ? Pour se départir d’un seul d’entre eux, malgré leur évidente incompatibilité ?
Elle songeait à tout cela en découvrant le visage morcelé d’Aord, doté d’une semblable détresse. Et cette ressemblance était si criante entre eux qu’elle y demeurait aveugle, de la même manière qu’un loup était incapable de sentir sa propre odeur. Chaque fois qu’elle l’effleurait des yeux, qu’ils amorçaient un semblant de conversation, ces bris de verre silencieux et masqués par leurs deux cœurs s’entrechoquaient avec la violence d’un mal inconscient, une épine pernicieuse impossible à enlever mais qui ne cessait de les agacer. Elle semblait découvrir à présent qu’ils n’étaient qu’humains après tout, et cette réalisation avait le goût amer de la déchéance. Au moins cette déchéance leur était-elle toute personnelle, incapables de se comprendre alors qu’ils parlaient le même langage… Depuis quand considérait-elle que les maux du monde lui étaient des défis personnels ? Une telle arrogance ne lui ressemblait guère, et plus encore, elle devrait être en mesure à son âge de ne pas s’appesantir d’insultes véritables. Elle avait connaissance de la vacuité de la vie, et l’existence était bien trop courte pour demeurer vexée sur d’impossibles raisons, ratatinée dans ses entrailles comme quelque rageuse créature.
Alors, elle s’était élancée de deux ou trois pas maladroits tout d’abord, mue par cette spontanéité stupide qui la caractérisait tant et de laquelle naissait parfois de bons sauts en avant. Elle avait tendu la main pour se saisir de sa dextre, mais ses doigts s’étaient immobilisés à un souffle des siens, figés par l’appréhension. Elle se maudit tout à la fois d’hésiter, projetée dans cet insondable abime de considérations entre la crainte de mal agir et celle de ne pas être comprise. Mieux valait cependant ne pas lui imposer de contacts physiques pour le moment. Luz ramassa donc sa main contre son giron, juste avant de se décider à l’interpeller tout bonnement :
Miracle rare chez quelqu’un de la trempe bourrine de Luz, mais ses joues s’étaient teintées d’un léger hale gêné, le vert de ses prunelles à demi recouvert par ses longs cils sombres tandis qu’elle cherchait ses mots.
Elle releva brusquement les yeux vers lui, étreinte par une multitude de feux contraires.
Que faire ? Que dire ? Ils ressemblaient à deux torchons délavés, épuisés par cette courte mais intense altercation verbale. Nul doute que le supérieur d’Aord aurait aisément leur peau dans ces conditions !
Elle jeta un bref coup d’œil à l’obscurité relative des couloirs environnants. Ce n’était effectivement pas le bon lieu pour s’adonner à des éclats de voix ou à des confidences. Elle se pencha ainsi subtilement en avant, une honnête interrogation sur le visage, un doux sourire sur les lèvres :
La proposition était maladroite et pouvait être gênante par bien des aspects. Elle ne connaissait toutefois pas d’autres remèdes à cette incompréhension mutuelle et sanglante que d’ancrer leur communication dans un terreau plus sain et paisible. Ils ne convaincraient de toute façon pas Émilien Albenet en apparaissant dévastés devant lui, séparés par une grande distance physique équivoque. Surtout si Aord ressortait tout juste d’une sombre affaire.
Oh dieu, comme elle avait hâte de ses quarante huit heures de sommeil !
Malgré le cataclysme émotionnel qui le ravageait, une petite lueur d’espoir perça les nuages de sa tristesse. La voix de Luz, plus apaisée et bienveillante qu’auparavant, lui demandait d’attendre. Aord se figea sans se retourner pour dissimuler la petite goutte qui avait coulé de ses yeux. Luz voulait qu’il reste et s’excusait de ce qu’il s’était passé. Ses mots eurent un effet très bénéfique sur le frère qui crevait de honte d’avoir laissé passer cette chance de sortir enfin de ce temple où il se sentait tellement mal. Ce n’était pas encore la fin pour lui, il pouvait toujours s’échapper. Il eut un tremblement involontaire avant de répondre.
Non…
C’était le seul mot qui avait réussi à percer ses lèvres. Il s’était tu, ressentant ses barrières cédées à chaque fois qu’il ouvrait la bouche. C’était vraiment étrange que le simple fait de parler puisse à ce point laisser les émotions exploser. Voilà pourquoi le dialogue était toujours aussi libérateur.
Non… je ne serai jamais serein au sein du temple.
Même sur un banc au fond des jardins, même au confessionnal, il ne se sentait nulle part à sa place ici. Même le plus sombre des placards ne semblait plus réussir à le protéger. Il préférait encore tenir cette conversation à l’extérieur.
Attendez-moi à l’entrée, je connais un endroit … mais je dois d’abord …
Il n’arrivait plus à parler, alors il se contenta d’écarter le bras pour montrer son livre. Peut-être comprendrait-elle qu’il devait le ranger avant de se balader à l’extérieur. En réalité, il voulait s’enfuir, car des fissures dans son masque commençaient à apparaître. Il tourna légèrement la tête pour voir si Luz acceptait en affichant un sourire misérable, avant de partir au quart de tour en direction de sa cellule. Il fallait qu’il se calme pour ne pas gâcher cette deuxième chance. Il fonça comme une fusée dans les couloirs, éjectant de son passage tous ces crétins qui parlaient dans son dos. Il finit par trouver la porte de sa chambre et l’ouvrit d’un coup sec avant de la claquer violemment.
La pièce sentait le renfermer, mais cela n’avait aucune importance, car son nez était bien incapable de le détecter. Sa vision s’était faite soudain bien trouble lorsque la porte s’était refermée. Des larmes coulaient abondamment sur ses joues, emplissant ses yeux et ses narines de leur flot continu et froid. Il n’avait pas craqué comme ça depuis son séjour en cellule après l’affaire de l’enlèvement. Il fallait croire que cette blessure n’était pas aussi bien fermée qu’il voulait le faire croire. Il s’appuya contre le mur, le corps parcouru par les sanglots. Pleurer était un bienfait que peu d’hommes s’autorisaient et encore moins en public. Pourtant, à chaque sanglot, à chaque soupir, c’étaient davantage d’idées sombres qu’il expulsait de son esprit. Au bout de dix minutes, des pensées plus réjouissantes parvenaient à percer le voile de ténèbres qui s’était emparé de lui. Il n’était pas encore au fond du trou. Il y avait encore quelqu’un là dehors qui comptait sur lui, il lui était encore possible de réaliser ce pour quoi il était entré dans les ordres : apprécier la vie que lui avait donné la déesse.
Aord sécha ses larmes devant la glace. Son visage était bouffi et rouge, mais il ne pouvait rien faire pour ça. Il rangea son livre dans son coffret et changea de vêtement pour une tenue qui convenait mieux à la ville et qui n’était pas tâchée de larmes. Il se regarda dans la glace et son reflet lui rendit un sourire plus sincère. Aller, il devait encore passer cet entretien de recrutement si s’en était toujours hein.
Si Luz l’avait attendu à l’entrée comme il lui avait demandé, elle le verrait arriver d’un pas plus assuré. Il restait encore des traces de ses sanglots, mais il nierait avoir pleuré. Arrivant à sa hauteur, il lui sourit comme jamais il ne l’avait fait depuis le début de leur rencontre. Il était bien plus sincère et doux que les pauvres simulacres de sourire qu’il avait produit jusque-là. Sa voix avait retrouvé un timbre naturel.
Merci de m’avoir attendu. Venez, je vais vous montrer cet endroit où nous pourrons discuter tranquillement.
Il lui proposa son bras en gentleman, mais ne s’offusquerait pas si elle le refusait. Vu l’échange houleux qu’ils avaient eu, peut-être ne voulait-elle pas encore trop se rapprocher ? De toute façon, ils n’avaient pas besoin de ça pour marcher ensemble, ce n’était que pure politesse. D’un pas lent, mais déterminé, le frère la guiderait vers un petit square à l’ombre du temple. Munit de quelques bancs et copieusement fournit en fleur, c’était un petit lieu paisible à l’abri des passants et des religieux. Seul le clapotis d’une fontaine à l’image de Lucy brisait son atmosphère paisible. Ça et les bruits de la ville bien sûr.
Je me répète, mais je suis vraiment désolé pour ce qu’il vient de se passer. Ça ne me ressemble pas du tout.
Luz avait brandi sa dextre devant ses yeux pour se prémunir de la morsure soudaine du soleil, et ses doigts dessinaient des dentelles d’ombres sur son visage. Elle brassa la trop grande luminosité de quelques battements de cils hagards, cueillie là sur le parvis du temple par la réalité brusque du monde extérieur. Quelle magie s’exerçait donc dans ces couloirs ? L’épaisseur de la pierre se reportait-elle sur ses habitants, alourdissant leur cœur de non-dits, de faux fuyants et d’aigreurs ? Ô combien fallait-il avoir la foi pour longer ces couloirs mangés d’obscurité minérale à l’image de boyaux souterrains qui ne laissaient rien filtrer de la rumeur de la ville... Elle ne fut pas mécontente de chasser l’humidité latente des lieux en exposant sa peau au soleil comme quelque reptile heureux, le menton relevé et les yeux clos le temps d’une poignée de pulsations. Ici, rien n’avait changé. Le soleil ne s’était pas miraculeusement éteint et la Capitale n’avait pas cessé de fonctionner, immense fourmilière bruissant d’une agitation permanente. Indifférente à leurs maux dérisoires. Si pour certains cet anonymat était difficile à vivre, Luz l’accueillait présentement comme un bienfait inégalé, presque soulagée de se remémorer la facilité qu’il y avait à outrepasser ses irritations personnelles. Tout cela serait bientôt derrière eux avec le flou d’un lointain souvenir, un simple arrière-goût amer dans le croquant d’un petit salé. Pour l’heure du moins, cela soulageait un tantinet le poids qui pesait sur sa poitrine. Les tracas n’étaient jamais que superficiels à l’échelle de l’infiniment grand…
Elle prit une profonde et ample respiration. Un soupir libérateur venu du profond de son âme qu’elle chassa avec fermeté dans la brise naissante. Elle s’étira à la manière d’un chat, ses longs cheveux flammes dévalant ses cambrures jusqu’à ses reins, désireuse de savourer un corps dénué de toute raideur malencontreuse. Elle ne put s’empêcher de retourner un faible sourire amusé au regard suspicieux qu’un Frère lui décocha dans l’instant, tandis qu’elle se décalait d’un pas sur le côté pour lui laisser tout loisir d’entrer dans son temple. Sans doute se demandait-il ce que venait faire par ici une donzelle habillée à la manière d’une commerçante, déterminée à faire le pied de grue devant l’entrée du domaine sacré de Lucy. Oh mazette, ce que sa visite allait faire jaser ces Messieurs, elle en tirait presque des remords… A croire que les deux vilains petits canards de leur classe sociale s’étaient donné rendez-vous pour produire un spectacle à la hauteur de la sobriété des lieux. Voilà encore une histoire qui allait perdurer pendant longtemps, constata-t-elle avec désolation. Ah, n’était-ce pas là le retour désagréable de sa pointe de tristesse ?
Heureusement pour elle, Aord ne tarda guère à la rejoindre et elle ne se fit pas prier pour glisser ses doigts fins contre le bras gracieusement tendu. Il les dirigea vers une place miniature qu’elle ne connaissait pas, mais qui avait tous les atours de la promiscuité chaleureuse dont ils manquaient tant jusqu’à présent. Les parterres de fleurs étaient florissants, des pétales de multiple couleurs réverbérant la luminosité latente comme autant de bassins noyés d’éclats pétillants. Le soleil éclaboussait la zone en autant d’ombres vivantes, filtré par le feuillage rieur des arbres. Une eau cristalline se déversait d’une fontaine agréablement sculptée, sans doute encore glaciale pour la saison mais non moins charmante à observer.
Effectivement, elle ne sentait plus peser sur ses épaules la majesté antique et pesante d’un temple entier. Il n’y avait plus ici qu’un bout de ciel céruléen et un soleil moucheté de paillettes pour embraser leur peau et faire rougir leurs joues. Car si elle n’avait pas manqué de remarquer les frottements qui avaient recouvert les pattes d’oie que le Frère arborait au coin des yeux, elle n’en avait rien dit. Un Homme méritait parfois de pouvoir conserver sa détresse privée. A sa tirade suivante, elle ne put toutefois retenir un léger rire à demi moqueur envers elle-même :
Lucy jouait parfois de bien étranges tours aux vivants. Elle rabattit sa robe le long de ses cuisses d’un geste adroit du poignet et s’assit sur la pierre chaude du banc, prenant garde à laisser tout l’espace disponible à son interlocuteur s’il souhaitait la rejoindre. Le matériau gorgé de chaleur lui procura aussitôt une sensation d’aise, perceptible à travers le tissu fin de ses vêtements.
Son sourire s’était accentué, un pétillement éclos sur ses lèvres à la manière de ces fleurs qui s’épanouissaient au soleil. Elle trouva qu’il avait lui-même meilleur allure dans l’air frais et vivifié de l’extérieur, un endroit où nul souvenir déplaisant du temple ne pouvait l’atteindre.
Elle releva brièvement les yeux vers lui, incertaine de ce qu’il fallait ajouter pour le convaincre de sa bonne foi et de son désir de mieux faire.
Soudain, son regard se fixa sur une fleur. Il venait de se rappeler de ce qu’il avait dit à Fedora sur la plage.
« Il est certain que vous ne guérirez jamais d’un abandon que vous imaginez sans cesse. »
Oui, s’il acceptait de rejoindre Luz en lui mentant d’entrée de jeu, il ne pourrait se le pardonner et serait tourmenté tout le reste de sa vie à l’idée qu’elle le découvre. Il valait mieux arracher le pansement maintenant, quitte à souffrir, plutôt que de s’infliger ça. Aord se redressa sur le banc et planta son regard dans celui de Luz. Il tremblait en sachant ce qu’il s’apprêtait à faire, mais il était déterminé.
Je vous remercie, mais je crains que vous ne puissiez rien faire pour m’aider. Ce que j’ai fait ne peut être changé et seul le temps me fera pardonner.
Aord prit une grande inspiration, emplissant son esprit du parfum des fleurs et de la fraîcheur de l’air. Le poids qu’il allait lâcher sur Luz était massif, et cela demandait un peu de temps avant que ses lèvres ne se déverrouillent.
Je veux être honnête avec vous Luz. Avant d’accepter votre offre, vous devez savoir plusieurs choses sur moi que vos recherches ont malheureusement omises. Mais d’abord, promettez-moi de ne pas m’interrompre quoique je dise, je vous en prie.
Il l’avait appelée par son prénom signant ainsi qu’il l’acceptait en tant qu’oreille bienveillante. Son regard implorait la jeune femme de bien vouloir accepter sa condition et si elle le faisait, un flot de paroles sortirait de la bouche du frère.
Il y a quelques semaines, j’ai été mandaté par le frère Corvus auprès d’un noble pour profiter de ses réserves d’encres vu que celles du temple étaient vides …
Il lui raconta comment il avait rencontré Camille et les bons moments qu’il avait passés avec lui, avant de lui parler du livre de nécromancie qu’il lui avait donné. Il lui expliqua pour son pouvoir, le secret de son habilité avec les morts. Il lui expliqua comment il l‘utilisait depuis son entrée dans le culte pour réparer, ressouder et reformer la chaire et les os.
Au début, je pensais que ce livre m’apporterait beaucoup pour mon travail, au milieu des rites impies, il y avait des perles de connaissance que j’aurais pu utiliser pour mettre au point de nouvelles méthodes ou enchantement afin d’améliorer la morgue, mais je n’avais pas assez écouté les mises en garde de Camille …
Le noble l’avait prévenu que ce livre était maudit, mais Aord n’avait rien voulu entendre. Persuadé que les mauvais présages qu’il voyait étaient dus à l’imagination fertile d’un aristocrate qui avait perdu sa famille de manière tragique, il s’était rapproché d’une amie qui aurait pu l’aider à comprendre ce qu’était cet ouvrage. Il ne mentionna ni le nom de Nemue ni son pouvoir de médium. Leur relation était tendue, mais jamais Aord ne reviendrait sur sa promesse. Le frère raconta comment il s’était fait attaquer sur la route et comment il avait fui pour se réfugier chez son ami aux portes de la mort et comment ils s’étaient fait enlever tous les deux à cause de cela. Il raconta qu’il l’avait vue se faire frapper au sol et qu’il avait failli être torturé …
Mais j’ai réussi à m’échapper en utilisant mon pouvoir sur … le frère Corvus …
Oui, car le corps du frère supérieur avait été là avec eux dans ce souterrain maudit. En utilisant son corps, Aord avait pu se libérer en tuant dans l’opération son geôlier.
Je ne savais plus quoi faire, ils étaient 8 et … et … elle était là aussi, je savais que c’était de ma faute, je ne voulais pas qu’elle meure à cause de moi, de ma stupidité alors je me suis battu et je … les ai …
Son père lui avait appris à se battre et il lui avait appris à le faire dans l’intention de mettre son adversaire hors d’état de nuire pour de bon. Lors de leur évasion, Aord avait été tellement perdu, tellement apeuré pour lui et pour Nemue. Il avait frappé sans réfléchir et les avait …
… tué.
Le frère se tut, voilà il l’avait dit. La raison principale pour laquelle tout le temple le détestait. Voilà pourquoi il restait reclus loin de tout dans un placard sombre et qu’il songeait à s’exiler au fin fond de la montagne pour disparaître à tout jamais. Il crevait de honte et de dégoût pour lui-même. Inconsciemment, le frère s’était mis à se ronger les ongles sous l’effet de la frustration et de la peur. S’en rendant compte, il écarta rapidement sa main avant de se lever d’un bond du banc, ne voulant pas voir la tête que faisait la médecin en ce moment.
Voilà qui est le frère Svenn. Un pathétique meurtrier versé en nécromancie et complètement idiot.
Il ne dit rien, il avait fini de parler et ne voulait pas poser la question qui le terrorisait. Voulait-elle encore de lui pour sa morgue en sachant tout cela ? Beaucoup de gens se seraient arrêté à « nécromancie » et une défenseuse de la vie comme pourrait voir cela d’un mauvais œil. Il lui avait pourtant assuré n’utiliser ce savoir que pour le bien des morts et il l’avait toujours fait, sauf ce soir-là …
Sage et silencieuse, Luz l’écoutait sans mot dire avec l’attention accrue que procurait une promesse à tenir. Oh, en une autre occasion peut-être l’aurait-elle au moins interrompu d’une exclamation surprise, mais elle ne pouvait se départir de la sensation que la moindre réaction de sa part le ferait fuir. Elle le verrait alors se fermer promptement à la manière d’un animal blessé, à tout jamais évaporé à travers la campagne. Aussi s’était-elle murée dans un carcan de granit que seuls les rares mouvements de ses prunelles venaient contredire de même que la respiration régulière qui soulevait sa poitrine. Son récit était dense, elle cherchait néanmoins à lire entre les lignes, à appréhender ce qu’il ne disait pas : son trouble, sa honte, la souffrance qui l’obligeait à garder les yeux baissés et qui avait en partie provoqué leur précédente altercation. Luz était de nature curieuse, mais elle s’intéressait avant toute chose à la nature des émotions humaines. Voilà qui lui donnait matière à réfléchir.
Tout d’abord, elle ne savait trop comment se positionner vis-à-vis de la nécromancie. Le concept ne la choquait pas, pas plus qu’il ne l’effarouchait. Elle avait réalisé son content d’autopsies et ce n’était guère une poignée d’organes et d’éléments mécaniques soudainement activés par une magie supérieure qui allaient la perturber… Qu’en était-il dans ce cas de la moralité de cet acte ? De moral, elle n’en avait pas. Malgré les apparences, Luz n’était pas exactement le mieux placée pour témoigner du bien et du mal et se classifier dans l’une ou l’autre de ces grandes boites… Les personnes dont elle s’était amourachée au point de les considérer comme des proches étaient intouchables et relevaient du sacré pour elle : elle avait tué, et re-tuerait sans hésiter une seule fraction de seconde pour les protéger. Prenez-vous-en en revanche à d’illustres inconnus et ce n’était plus du tout son problème. Voilà pourquoi Mysora exerçait sur elle une telle fascination et qu’elle demeurait incapable de ne pas la considérer comme sa famille. Et ce, peu importe le nombre de cadavres que sa sœur avait à ses pieds.
Aord paraissait toutefois souffrir de son activité, plus encore lorsqu’elle entrainait des conséquences aussi désastreuses autour de lui. Étrangement, Luz ne se souvenait plus réellement de son premier mort. Un accident davantage qu’un acte volontaire, un manque de discipline sans doute, de connaissance certainement. L’un de ses premiers patients sur le terrain, un homme qu’elle n’était pas parvenue à sauver suffisamment rapidement et qu’un geste malencontreux de sa part avait achevé alors qu’elle n’était qu’une adolescente apprenante. Depuis, la récurrence de ces pertes avait aseptisé la grande majorité de ses émotions, et ce phénomène s’était accentué au fil des expéditions menées… Quelle différence après tout entre la mise à mort d’une goule et celle d’un être humain ? Elle se souvenait du contact des os, la résistance de la nuque lorsqu’elle ahanait pour la tordre, ce très léger déclic, le soulèvement du corps et le frottement des peaux dans la poussière du sol… Une lame n’était pas plus impersonnelle, entrainait même parfois le contact chaud du sang. Difficile à nettoyer sur les vêtements.
Mais qu’importait tout cela s’il fallait protéger ? Elle recommencerait cent fois, mille fois. Une vie d’éternité.
Elle s’était levée à son tour du banc. Ses doigts longèrent le bras du frère, s’étirèrent comme des ailes d’hirondelles et vinrent placer ses mains dans l’écrin des siennes. Il avait des mains d’érudit, marbrées d’encre et d’heures passées à lire, peut-être à étudier. Elles étaient froides contre la peau gorgée de soleil de la praticienne, et elle vint en lisser les plis de la pulpe du pouce – une sensible, légère caresse. Elle releva les yeux vers les siens, chercha à amarrer son regard à ses prunelles de sorte qu’il cesse de la fuir.
Elle pencha légèrement la tête de côté, appuyant sa conclusion d’un semi-sourire éclatant.
Elle eut une infime pause, et l’écrin de ses doigts se raffermit autour des mains d’Aord tandis qu’elle ajoutait avec l’aplomb d’un monde tout entier :
Elle eut une moue pensive, et ses sourcils se froncèrent d’une courbe introspective :
Durant toute sa tirade, le frère avait à peine pris le temps de respirer, suspendu à ses lèvres tel un coupable attendant sa sentence. Il retenait si bien son souffle qu’il dut prendre une seconde pour se calmer, gobant de grandes bouffées d’oxygènes. Sans s’en rendre compte, un peu de brume bleutée s’échappait de ses poumons à chaque expiration. Une émotion monta dans sa poitrine, un soulagement et aussi une profonde tristesse, celle qu’il avait retenue tout ce temps et qu’il n’avait pas voulu voir. Elle monta progressivement jusqu’à ses yeux, tandis que sa bouche se tordait, incapable de prononcer un mot. Puis d’un coup, elle redescendit. La douleur disparut de ses traits et ses yeux séchèrent soudainement. Son esprit brisé qui paressait dans la mélancolie depuis des jours venait tout d’un coup de se réveiller. Lui, le frère de Lucy qui avait toujours su aider les autres venait pour la première fois de goûter à son propre remède. La résilience était une bien étrange chose. Se remettre d’un traumatisme n’était pas chose aisée, mais n’était-ce pas monnaie courante au cours d’une vie ?
Merci, Luz.
Il avait dit cela avec un aplomb nouvellement retrouvé. Ses doigts se resserrèrent doucement sur les mains de la médecin tandis qu’un sourire timide se dessinait sur son visage endolori. Il aurait voulu ne rien dire d’autre et continuer à échanger mille choses avec elle d’un seul regard, mais il devait encore répondre à son offre.
Je … je …
Les mots n’arrivaient pas à sortir, perdus dans un flot d’idées, d’émotions et de souvenirs. Tout ce qu’il venait de sortir au grand jour, il devait maintenant le ranger au plus profond de lui-même. Oui, il devait d’abord se reconnecter au temps présent. Ses doigts caressèrent machinalement la paume des mains de Luz, puis il les lâcha pour rompre l’échange.
Je ne réalise que maintenant, mais j’avais vraiment besoin que ça sorte. Pfiouuuu … je ne me rendais pas compte à quel point ça m’étouffait.
Une nouvelle vague remonta à ses yeux. Il tourna la tête vers le grand bâtiment religieux qui surplombait les toits de la capitale.
Je réalise maintenant que le temple était un peu mon enfer personnel, une tombe dans laquelle je m’enlisais petit à petit. Ce doit être …
Oui, c’était cela. Une tombe dans laquelle il serait mort sans l’intervention de Luz. Son regard se tourna de nouveau vers la rousse, emplit d’une émotion éclatante. Elle brillait comme une étoile guidant les marins en pleine nuit, comme une chandelle qui chassait l’obscurité terrifiante qui nous empêchait d’avancer. Aord avait la foi, et son cœur lui dictait que sa déesse était présente dans cette rencontre fortuite. Lui qui l’avait tellement questionnée par le passé, voilà encore qu’il découvrait une partie de sa réponse. Tout était possible dans la vie, même un malheur laissait place à de nouvelles possibilités, car c’était ainsi que Lucy avait créé le monde : infini et malléable. Le frère ramena sa main sur son cœur et serra le point pour accueillir ce cadeau qu’on lui faisait. Il ne savait pas si Luz était croyante, alors il n’allait pas l’assaillir avec ses réflexions, d’autant que le sujet de la religion les avait déjà menés dans une guerre verbale dont il se passerait bien.
Je crois que notre rencontre, bien que catastrophique, est ce dont j’avais besoin pour prendre une grande décision.
Il se secoua, reprenant l’expression sérieuse qu’il avait toujours eue, celle que Luz ne découvrait que maintenant qu’il s’était libéré du cercle vicieux où il était tombé. Il reprit là où ils s’étaient arrêtés un peu avant, un grand sourire sur ses lèvres.
Bonjour dame Weiss, je suis le frère Svenn et je suis profondément touché par la proposition que vous me faites et la confiance que vous m’accorderez en me laissant m'occuper de votre morgue.
Il marqua une petite pause afin de se préparer à ce qu’il allait dire.
Si vous m’acceptez tel que je suis, alors j’accepte le cœur léger de vous aider à accompagner les défunts que vous n’aurez pu sauver … à plein temps.
Il avait insisté sur ses trois derniers mots, car ils étaient le cœur de son message pour la médecin. Il était temps pour lui de s’affranchir du temple et de donner un véritable sens à sa vie et la déesse lui en donnait aujourd’hui la possibilité. Son regard bienveillant chercha dans celui de la rousse le moindre signe d’approbation. Était-elle prête à l’engager ?
Il n’y avait cependant aucune malveillance dans son propos, mais bien davantage toute l’incrédulité d’un être humain face à un évènement incongru et inexplicable. Comme il était étrange de se tenir là debout dans ce parc, le cœur tout aussi allégé qu’éreinté par de multiples sanglots rentrés, essoré par la poigne terrible de la culpabilité ! Un mélange détonant, si ce n’était explosif, qui la laissait pourtant plus épuisée qu’une retraitée après sept heures de randonnée… Oh, il était tentant d’envier la vie des gloots en cet instant, une existence uniquement constituée de ressentis primaires tels que la faim, la peur ou le bonheur. Une main aimante pour s’occuper de vous à votre place, ne plus réfléchir à rien… Et cependant elle ne pouvait s’ôter de l’esprit que cette rencontre fortuite avait fait naître quelque chose d’irrémédiablement magnifique en elle, une rédemption profonde et la saveur sibylline que l’on éprouve devant la beauté brut d’un diamant non taillé. Accepterait-elle de renoncer à Aord ? Non. Assurément non. Elle ne troquerait pas même cette journée dramatique contre la vie d’un lapillon, d’un chantelune ou de tout autre familier innocent et choyé… Les émotions intenses étaient l’apanage des êtres humains, et en faire l’objet de plein fouet auréolait l’existence d’une qualité supérieure. Surtout lorsqu’elles donnaient naissance à des relations délicates, hors du temps, si spéciales…
Il lui annonça qu’il acceptait sa proposition, et les trois derniers mots qu’il prononça résonnèrent entre eux d’un éclat désarçonnant. Les prunelles rondes comme des perles, semblable à quelque woggo subitement sorti des mers et abandonné sur le sable de la plage, Luz ne put qu’ouvrir la bouche une première fois sans produire le moindre son. Ce n’était pas qu’elle était horrifiée, loin de là, mais elle se faisait brutalement l’effet d’une sirène machiavélique qui serait parvenue à détourner l’homme saint de ses devoirs grâce à ses charmes et ses illusions diaboliques… Avait-il conscience de tout ce qu’il perdrait en empruntant définitivement le chemin qu’elle lui proposait ? Aurait-il encore la possibilité de changer d’avis plus tard, s’il découvrait que l’Astre n’était pas ce qu’il imaginait de prime abord ? Comment les autres frères du temple accueilleraient-ils cette décision ? Et ce supérieur hiérarchique qu’il appréciait et respectait tant, Émilien Albenet, laisserait-il partir la principale perle de sa morgue ? Aucun Kapitaliste ne renoncerait à son trésor, cet homme serait bien aveugle de consentir à ce petit détournement… C’est qu’elle avait peur, soudainement, peur d’être la source d’une nouvelle problématique pour ce frère qu’elle avait eu tant de peine à comprendre et à aborder jusqu’alors. Quelle terrifiante tentatrice elle faisait tandis qu’elle songeait à ces familles éplorées qu’il lui avait dépeintes au début de leur rencontre. Cela me briserait le cœur de savoir que des familles puissent en pâtir, avait-il dit. Etait-elle en passe de lui briser le cœur ?
Elle ne chercha nullement à masquer son trouble. Se fit en revanche la réflexion qu’il était nécessaire de lui expliquer l’origine de celui-ci, afin qu’il ne se méprenne pas sur ses intentions – tout pourvu que cela leur épargne un quiproquo supplémentaire.
Elle rit, un bref éclat de dent blanche, son imagination ne pouvant s’empêcher d’imaginer un Aord ficelé et hurlant sur son épaule.
Elle fit un souple pas de côté, la tête sensiblement penchée tel un coeurl curieux et attentif. Derrière elle, le chemin pavé qui les reconduirait au temple s’était dévoilé dans ce simple mouvement, ouverture qu’elle lui offrait l’opportunité de mener. Il n’y avait guère que les chouettours pour se montrer butées au point de refuser si belle proposition : si elle ne souhaitait pas placer le couteau sous la gorge d’Aord, elle savait de source sûre qu’elle regretterait longuement de lui opposer un refus en cet instant. Il avait tous les atours d’un adulte responsable et mature, capable de faire ses choix lorsque cela s’imposait. Son histoire l’avait d’ailleurs prouvé… S’il avait tué pour protéger, ou était la difficulté de quitter son temple pour un horizon inconnu ? Ainsi renaîtrait-il de ses cendres, avait-il expliqué, et Luz n’était pas femme à contrecarrer volontairement le destin de pareil phénix.
Une interrogation muette s’était faufilée dans le vert de ses prunelles. Une invitation à danser, à se jeter tous deux au cœur de l'incendie. Deux adultes prenant appui l’un sur l’autre et trouvant la force par ce biais de s’adresser à leur geôlier. Pourvu que l’oiseau blanc puisse à nouveau voler librement, loin de sa cage dorée...
Un léger sourire se dessina sur ses lèvres quand elle lui communiqua son impression de l’avoir enlevé. Il avait tant souhaité qu’on le sorte de là ces dernières semaines, alors il se laisserait kidnapper bien volontiers. Au moins cette fois, on n’essaierait pas de le torturer dans un souterrain ! Puis, Luz ramena le sujet de l’entrevue avec le prêtre sur la table et Aord fit une moue contrariée. Maintenant qu’il y voyait plus clair, il se rendait compte que Luz n’avait rien à faire dans sa relation avec le prêtre. C’était lui seul qui prenait ses décisions et il comprenait maintenant pourquoi elle avait craint qu’il ne l’envoie au front sans aide tout à l’heure. C’était … ce qu’il comptait faire, il ne fallait pas se mentir. Il voulait qu’elle se batte à sa place pour l’aider à sortir du temple sans se mouiller auprès d’Émilien. Toutefois, il avait maintenant retrouvé un peu de courage, et bien qu’il soit toujours inquiet à l’idée de dire à Émilien qu’il partait, il se sentait de taille à affronter cette épreuve. Il ne pouvait pas se reposer sur Luz pour le faire. Ça ne la regardait pas en fait et il ne pouvait lui demander de le faire à sa place, même en tant que soutien.
Le visage d’Aord marqua la négation, tandis qu’il lui répondit.
Croyez-moi si je vous dis que j’apprécie énormément que vous veniez m’enlever …
Se rendant compte que sa phrase pouvait être mal interprétée, il se corrigea de manière un peu gauche …
Enf-f-fin je veux dire … que vous me donniez l’occasion de partir du temple … oui voilà … pas de m’enlever pour … enfin …
Sa voix mourut à mesure qu’il s’enfonçait. Ses joues prirent une certaine teinte rosée montrant sa gêne passagère avant qu’il ne reprenne son sang-froid.
Je vous assure que cette décision est raisonnée. Si je me mets à mi-temps entre le temple et l’hôpital, il y aura forcément des personnes dont je ne pourrais pas m’occuper et cela autant que si je travaillais à plein temps dans l’un ou dans l’autre. Cependant, en travaillant uniquement pour vous, je pourrais aussi avancer mes recherches et ça, c’est un bonus non négligeable en faveur d’un plein temps avec vous. Car si j’arrive à moderniser les morgues, alors d’autres que moi pourront faire ce travail avec les mêmes résultats que moi et mon pouvoir ou au moins s’en approcher. Je pense que cela vaut totalement que je quitte le temple pour l’instant.
Il se gratta l’arrière de la tête avant de continuer :
Je n’abandonne pas mon service de la déesse bien entendu et si vous le permettez, je pourrais aussi tenir quelques cérémonies religieuses à l’hôpital au besoin. De plus, que je souhaite garder la possibilité au temple de ma rapatriée au cas où ils doivent faire face à des corps particulièrement abîmés. Pour le reste, il y a bien d’autres frères et sœurs capables de s’en occuper. Donc ne vous inquiétez pas, vous ne m’enlevez pas !
Aord rit pour faire passer son malaise. Il allait être temps de conclure cette rencontre pour le moins rocambolesque.
Je pense … non, je suis sûr que c’est à moi et à moi seul d’aller demander au prêtre. Après tout vous ne le connaissez pas et cette discussion va être très … personnelle. Je sais que je vous avais demandé votre aide tout à l’heure et je crois que vous aviez un peu raison, j’allais vous utiliser pour encaisser un peu les coups à ma place, mais maintenant je suis sûr de ce que je souhaite, alors ne vous embêtez pas. Vous en avez déjà bien plus pour moi que vous ne le pensez.
Un sourire sincère se dessina sur son visage bienveillant. Oui, il lui serait éternellement reconnaissant de lui avoir ouvert les yeux et de l’avoir sortit de la misère dans laquelle il se complaisait. Peut-être serait-elle la pire des patronnes, cela il ne pouvait pas le savoir, mais au moins elle l’avait aidé aujourd’hui et ça, c’était déjà beaucoup.
Laissez-moi une semaine et demie pour mettre de l’ordre dans mes affaires et je viendrais à vous pour que nous discutions plus en profondeur de ce que vous vouliez me confier. Cela vous convient-il ?
Il lui tendit la main en guise de remerciement et aussi pour signer leur nouveau partenariat.
Il fut ardu pour elle de retenir un sourire amusé face à ses joues rougies et à la maladresse de sa première explication. Ce n’était néanmoins pas exactement le moment d’enchainer sur une blague salace pour mieux goûter à sa timidité, au risque de remettre définitivement le feu aux poudres… Elle s’astreignit donc à adopter le comportement d’une foutue personne normale, se morigénant intérieurement sur la nécessité de rester la plus stoïque possible en attendant la suite des propos d’Aord. Il n’avait d’ailleurs pas tout à fait tort dans ses explications ! Luz était la première à vanter les bienfaits d’un poste à plein temps –cela, sans respecter elle-même sa propre médecine. Le frère n’en avait bien sûr encore aucune idée, mais elle se jugeait qui plus est plutôt ouverte aux cérémonies religieuses à l’intérieur de l’hôpital. Peu regardante tant que le principal travail était fait, elle n’avait rien contre le fait de diviser son emploi du temps entre plusieurs missions fort diversifiées, voire qu’il s’absente pour retourner provisoirement au temple. Elle acquiesça par conséquent à ses assertions et confirma qu’elle partageait parfaitement son point de vue :
Elle avait posé une main sur ses hanches dans une attitude plus détendue, pressentant le moment du départ et celui des au revoirs.
Idéalement, l’Astre de l’Aube devrait se doter d’un représentant de chaque culte en vigueur à travers le continent. Hormis les plus sanglants, bien sûr. Cet aspect n’en était toutefois qu’à ses prémices, Luz commençant tout juste à se pencher sur le sujet de par sa rencontre avec Aord. Le spirituel n’était peut-être pas prioritaire à ses yeux proportionnellement à la médecine, elle ne pouvait nier pour autant que la religion jouait un rôle majeur dans la paix intérieure de ses patients. Il serait ainsi à la fois Directeur de la morgue, représentant du culte de Lucy et chercheur. Un emploi du temps serré qu’elle escomptait le laisser gérer en toute autonomie. Elle préférait mener de la sorte une politique de confiance et ne se mêler des affaires des membres de l’Astre que si des débordements se produisaient. Cela était du moins un tout autre sujet qu’ils auraient bien le temps de traiter dans les mois et années à venir !
Elle glissa sa main dans la sienne, un geste qui n’était plus similaire au précédent. Désormais, leur poigne avait gagné en vigueur et elle y voyait davantage la concrétisation de cet accord explicite.
Oui, Lucy puisse-t-elle être à ses côtés lorsqu’il confronterait son supérieur. Elle avait pour sa part la ferme intention de rentrer faire son rapport à son assistante, puis d’aller se servir l’un de ces délicieux verres de vieux rhum qui patientaient encore dans son salon… Peut-être avec une once de musique, histoire de s’assurer pleinement de ne plus entendre le monde du dehors le temps d'une seule soirée arrachée au quotidien… ?
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