Trois jours.

C’était le temps qu’il s’était passé depuis que le Commandant Höls avait assisté à une entrevue extraordinaire, et pour le moins lugubre, avec la sacro-sainte Commission au sujet des événements récents. La conclusion eut vite été donnée, quoique mitigée : certains avaient foi en Arban, d’autres exprimaient un peu plus de réticence à s’en remettre totalement au cinquantenaire poivre et sel dont le passif, s’il eût été radié des archives de la garde, hantait encore certains esprits au pardon difficile.

Le militaire de formation s’était même accordé un juron après avoir quitté les lieux. Il avait, naturellement, pensé à cette promesse qu’il avait faite à son subalterne du moment. Quatre ans, par un jour de plus. Il trouvait le temps bien long dans ces moments-là.

Comme les problèmes évoqués étaient multiples, les solutions devaient l’être aussi. Et la première personne à en référer n’était autre que le capitaine Al Rajika. Il l’avait fait convoquer à une heure fort matinale ; la guerre n’attendait pas, et tester de temps à autre la motivation de ses hommes les plus proches était une nécessité depuis qu’on était le dernier rempart de la Garde.

Son bureau gardait un air sobre pour celui d’un commandant et il s’était refusé toute coquetterie. Le mobilier ne payait pas de mine mais demeurait confortable ; absolument hors de question de s’accaparer l’esprit à cause d’une chaise au dos rigide ou à un bureau trop bas. Par ailleurs, il s’agissait d’une des seules pièces de la caserne où le sol était en marbre, clair, à la fois pour refléter la lumière autant que les ombres… Et les bruits de pas, aussi.

Ceux du grand barbu résonnaient en des ondes grisâtres, ondulant jusqu’aux fenêtres et s’évanouir aussi vite qu’elles apparaissaient sous ses pas.

Il fut distrait une seconde. Puis releva la tête. Sa synesthésie ne devait pas lui jouer des tours. Pas maintenant.

Son regard se porta sur un grand tableau noir, vierge de toutes élucubrations passées. Arban le tenait impeccablement propre après chaque entrevue pour qu’aucune information ne subsiste. Par ailleurs, aucun angle de vue intéressant ne donnait sur les fenêtres, à moins de disposer d’une longue vue depuis un bâtiment distant, mais rien qui puisse trahir la présence d’Arban. Au pire, il y avait des rideaux occultants, pensait-il.

Le pas solennel, obnubilé par ses pensées, il s’approcha du grand support sombre, se saisit d’une craie blanche et y inscrit, dans un son mélodieux jaune, les lettres suivantes, avant de se retirer.


Le patronyme figurait en plein centre, dans une symétrie a priori parfaite, comme si le Commandant avait en tête les proportions.

Il l’entoura d’un son ondulatoire, doré, qui dansait puis s’évanouissait. Puis il continua ses inscriptions, plus éparses celle-là, évoquant le nom de la reine notamment.

Et puis, l’impasse.

« Du thé, pensa-t-il à voix haute. »

Alors, machinalement, il se dirigea vers une table d’appoint en bois sombre, sobre, sur laquelle trônait un service.

La réunion promettait d’être longue…

Yuduar Al-Rakija, Capitaine de la garde, dont la réputation n’était plus à refaire. Qu’on se l’eût dit : il avait on ne peut plus de charisme que le Commandant Höls, dans son grand manteau noir, qui inspirait l’austérité, l’ennui, voire la mort. Mais l’efficacité aussi. Le grand barbu détailla d’un regard inquisiteur son cadet de haut en bas : sa tenue relevait presque de l’hypocrisie, eût-elle ce on ne savait quoi d’élégant. À croire que le capitaine jouait avec la daltonie du Commandant au point de lui faire plaisir, mais sans trop en faire non plus. Et les valises sous les yeux, il était inutile d’en parler. En réponse à cela, Höls conservait cette moue habituelle qui ne prêtait à aucune plaisanterie, aucun relâcher, d’autant plus lorsqu’il détaillait le faciès de son camarade, à qui il avait fait une promesse lourde de conséquences. Ce n’était pas de la rancœur, simplement, même si Arban avait traversé les affres du visage caché de la justice, il n’en conservait pas moins un sens de l’honneur aigu.

Il ne se laissa donc pas décontenancer par l’air faussement simplet du capitaine, qui sembla vite ravaler sa fierté à la vue du patronyme lié à un régicide en sursis. Son hôte avait parlé d’une voix enjouée, presque envoûtante, se perdant en échos violets au quatre coins de la pièce, pareil à des volutes éphémères qui en disaient long sur l’aura charismatique d’Al-Rajika. Mais l’heure n’était pas à la détente. Bien au contraire. Ainsi le Commandant indiqua, sans dire mot, une tasse fumante qu’il avait préparée à l’intention du subordonné, à qui l’odeur de café dégueulasse ne seyait guère. Cela le préparerait davantage à ce dont ils allaient discuter.

Lui prit soudainement ses aises, sirotant son thé brûlant, passant en revue ces notes, s’assurant qu’il n’avait rien oublié.

« Ainsi un fou à lier réussit à tenir en respect une garde surentraînée, au point d’éclipser la personne de Sa Majesté en plein jour, mettant à mal notre efficacité éprouvée et répétée au fil des âges. C’est une fort mauvaise publicité pour la Garde et il m’est inutile de te rappeler que si la Reine meurt, je fais décapiter tous les officiers avant d’offrir ma tête sur un plateau d’argent à son veuf. »

Il but sans bruit, concentré, essayant de recouper tout ce qui pourrait lui échapper, parlant à voix haute dans l’expectative que son acolyte pense davantage à l’affaire en cours qu’aux belles escapades au Sud.

« Cela m’a valu une entrevue fort désagréable avec la Commission et tu sais que je ne les porte pas dans mon cœur. Qu’on se le dise, il y a bien un ou deux types que je hais. Mais ils font leur boulot et je vais faire le mien : mettre la main sur ce criminel au plus vite. Tu vas faire fonctionner tes méninges avec moi. »

Il reposa sa tasse et avança le pas lourd en direction du tableau, saisissant un pointeur magique pour passer en revu les éléments sur le tableau noir. Il emprunta un ton pour le moins narratif.

« Je suis un jeune psychopathe qui ne recherche d’autre motifs que de végétaliser la Capitale et je n’ai pas conscience de mes actes, au point de m’en prendre à son Altesse sans réfléchir aux conséquences. Mais je suis déterminé à rendre justice à Dame Nature et à faire payer celles et ceux qui font prévaloir la civilisation au détriment de la végétation. Ma volonté est grande, mais j’ai sans doute du mal à me lier aux gens et il me faut agir seul. Suis-je prêt à mourir pour mes actes ? »

Il s’arrêta net. En déballant ce scénario fortuit, une idée vint percuter son esprit.

« Tu ne sais pas grand-chose de cette affaire et c’est pourquoi tu es là. Tu as un regard neuf sur la chose, tu n’as pas la pression de la Commission sur tes épaules et tu tiens autant que moi à ce que justice soit rendue. À défaut de me dire tout ce que tu sais, dis-moi tout ce que tu penses, capitaine. »

« C'est... ouais, peut-être un peu extrême non ? »

Il n’avait même pas pris la peine de relever. Trop occupé à nourrir ses pensées du cas Brando. Le psychopathe présumé était on ne peut plus important que des formalités hiérarchiques. Même si certains s’enjoignaient à ponctuer leur phrase par « Mon Commandant » — Höls lui-même faisait usage de pareilles révérences envers la couronne – il ne s’y était jamais vraiment fait. À croire que le respect qu’on lui donnait était tout à fait naturel, une chance lorsqu’on sait qu’Arban, en plus de venir de très loin, émergeait d’une retraite de 17 ans. Quelque part, il lui fallait refaire ses preuves.

Il loucha un instant sur son collègue perturbé par sa tasse fumante. Il se demanda l’espace d’une seconde comment un pareil capitaine pouvait inspirer quelconque commandement à des recrues. On aurait dit une gens du voyage qu’on avait ceint sur le pousse pour ressembler à un bureaucrate découvrant les joies de la modernité : café, bureau, dossier, fauteuil en cuir…

Ses pensées divaguèrent. Et le discours de Yuduar en fond sonore, aux couleurs multiples et pas désagréables. Son regard figé sur les inscriptions au tableau noir allait et venait sur la forme des lettres. Le « O » de Brando était très arrondi.

Il entendit les mots « isoler » et « leitmotiv ». Il reprit de la hauteur. Il venait de réaliser que son subconscient lui avait joué des tours. Et pourtant, c’était comme ça qu’il parvenait, parfois, à aboutir à une analyse poussée, par souvent déroutante pour le premier péquenaud qui ne se bornait qu’au fait, sans chercher à déceler quelque sens caché, subversif dans cette énigme. Alors, avec le trop peu d’informations disponibles, quoi de mieux que d’émettre des hypothèses, sans faire de suppositions capillotractées qui les mènerait droit dans le mur.

Son regard ne se détournait pas du « O » tandis qu’il se concentrait sur les dires d’Al Rakija. Le timbre de sa voix mélodieux lui donnait envie de rejouer son monologue dans son esprit. À juste titre, c’est comme ça qu’il arrivait à mémoriser, mot pour mot, quelques bribes de conversation, avec l’intonation parfaite, de certains interlocuteurs. Il se surprit à retranscrire, tel un sténographe, quelques pans de réflexion du capitaine.

« […] tous les mouvements, comment dire… "classiques" de la Garde, soient peu efficaces […] »

Il avait diablement raison, pensa-t-il.

Il émit comme un son caverneux, du fond de sa gorge, comme pour approuver les dires de son comparse. Il se frotta sa barbe épaisse et piquante – le repoussoir ultime pour le peu de femmes qui avaient essayé de porter atteinte à son intégrité physique, dût il être cet indécrottable cinquantenaire élégant et inaccessible. Mais sur le coup, sa mou lui donnait une sale gueule ; un air de bourru machiste, alors qu’il plissa le front en direction de Yuduar.

Il demeura silencieux, rejouant encore une fois le monologue, laissant un silence pesant s’installer après que l’homme dans le fauteuil eut parlé.

« Ou alors on facilite l’accès à ses futures cibles. Il y a sûrement un Noble véreux dont on peut se servir, à qui l’on enjoindrait de véhiculer quelques sornettes du type "la végétation c’est pas bien", quelque chose de provocant, en somme, et on en profiterait pour coffrer Brando. Une pierre deux coups. Je préfère ça à un nouveau coup d’éclat où il s’en est pris à la Reine. Il faut dire qu’il a fait très fort. »

Il tourna la tête vers Yuduar, toujours avec la même mine inélégante qui lui donnait cet air de bourreau prêt à condamner.

« D’accord pour le recrutement. Ça va être serré en effet, d’autant plus que l’Ombre nous a fait défaut et que j’ai déjà mis Feuille dessus. Mais aucun de ces deux atouts n’est adapté à cette mission. Ici il s’agit de traquer quelqu’un de plus intelligent que toi et moi. J’irais parfois jusqu’à croire qu’il méprise profondément l’espèce humaine en réalité, et que la végétation — ou Dame Nature si je puis dire – serait une « excuse » pour supplanter la civilisation. Sinon, pourquoi ne nous laisserait il pas vivre en paix pour aller se terrer dans je ne sais quel jardin ? Il y en a plein à la capitale. Sans parler du Royaume. Il est ami avec les bêtes, tu penses ? »

L’échange semblait déjà se montrer fructueux. Il tourna de nouveau la tête vers le tableau, rafraîchissant, dans son esprit, le schéma d’ensemble qu’il avait dépeint sur son support.

« J’en dis que je vais tenter le tout pour le tout et faire ce à quoi il s’attend le moins. Et ce à quoi tu t’attends le moins aussi… »

Il se dirigea vers son bureau où reposait sa tasse de porcelaine. Son thé non plus n’avait pas tiédi. Il en but une longue gorgée également pour se mettre d’autant plus en condition.

« Voilà ce que je te propose : c’est moi qui vais aller sur le terrain pour le traquer. C’est sans doute l’option à laquelle Brando s’attend le moins : le Commandant en personne qui part en chasse. Alors certes, c’est une éventualité qu’il aurait envisagée, mais en terme de probabilité, s’il s’agit de la plus risquée, il ne pensera certainement pas que j’emploierai de pareils moyens pour sa traque. Je te parle de proposition – et non d’un ordre — parce que j’aimerais que tu me remplaces sur cette affaire seulement, où tu auras le rôle de Commandant et où tu me guideras pour le faire tomber. Cela t’apprendra non seulement à prendre des décisions sous incertitude, mais aussi à avoir un avant-goût de ce qui t’attend lorsque je ne serai plus là. Je sais que tu serais un très bon Commandant parce que tu ne convoites pas particulièrement ce poste. Alors je te retourne la question. T’en dis quoi ? »

Patient et compréhensif, le vieux Commandant avait fini par s’asseoir sur le rebord de son bureau, un peu plus détendu, sans doute grâce à l’aura apaisante de Yuduar. À les en croire, ils formaient tous les deux un duo complémentaire. Nul doute que le capitaine eût été son Némésis dans une autre vie, un rival, un ennemi juré, un extrême opposé, un anti-Arban dans tous les cas. Et même si par instants il repensait à des moments désagréables vis-à-vis de Yuduar, au point de le chasser de son cœur de pierre, il savait, au fond, qu’une Garde composée de mille Arban était vouée à l’échec. Croisant les bras à l’écoute de Yuduar, presque sur la défensive, il s’empressa d’argumenter.

« La Commission elle-même m’a mis une faux sous la gorge, Al Rakija. Je ne vais pas te mentir : la situation est extrêmement délicate. Je leur ai fait comprendre que je m’occuperai personnellement de l’affaire Brando. Pour ce qui est de de plus avoir fait de terrain intensif comme tu le dis si bien… Un, j’ai des restes, deux, je connais mes limites, trois, je sais que ce n’est pas ce qui prévaut face à Brando. Auquel cas mes lacunes seront compensées par mes atouts. Pas d’inquiétude de ce côté. Pour ce qui est du second point, si tu as peur que la Commission te punisse d’avoir accepté de me remplacer juste l’espace d’une mission, tu es encore en droit de refuser. Dois-je seulement te rappeler que l’Ombre nous a fait défaut et que je dois assurer son remplacement autant que possible ? Laisse-les jouer aux bureaucrates, toi et moi savons que nous sommes condamnés à donner leur vie avant qu’ils ne donnent la leur. »

Il se redressa ensuite et, fidèle au semblant de magicien qu’il s’évertuait à être dans des moments de plus en plus rares, avait extrait d’un fond de placard un document statuant des termes qu’il avait énoncé.

« C’est moi le patron, signez en bas de la feuille et bouclez-là. Ça sonne pas mal, mais ça reste entre nous. »

Il en profita pour faire glisser ses doigts entre des dossiers. Il n’avait pas besoin de regarder, celui de Klarion émettait un son presque coulant, les rapports étant légion à son sujet. Il le laissa tomber lourdement sur son bureau.

« Raison de plus pour aller sur le terrain. Je passerais bien mon temps à améliorer mon modèle d’arbalète qu’à me farcir tous ces rapports sans âme. Mais j’avais vu quelque chose d’intéressant là-dedans… »

Ses grosses mains cornues feuilletaient machinalement jusqu’à retrouver un portrait d’un homme, avec des notes d’intérêt. Sans doute un témoin clef.

« Aord Svenn. Ça te parle ? Il paraît qu’il a approché notre psychopathe d’assez près. »

Il refit sa même moue renfrognée. Il avait vraiment l’air d’un ours grincheux qui n’avait pas trouvé assez de miel pour l’heure. Et son expression faciale s’aggravait au fil des pages.

« Qu’est-ce que c’est moche… Enfin. »

Il reboucla le dossier et, après l’avoir soigneusement remis à sa place – c’est-à-dire dans un tiroir qu’il espérait autant fermé que possible – il releva son regard incrédule vers son subalterne, qui semblait soudainement frappé d’une idée de génie. L’espace d’une seconde, il se rappela vraiment qu’il ressemblait à un clochard déguisé en capitaine, à s’exprimer en échos violacés, puis il se dit qu’il ferait en fait un meilleur Commandant que lui-même ; peut-être pas après les quatre ans promis, mais il était sur la bonne voie.

« Tu me rappelles Joestar, se permit-il de répondre sans autre forme de procès. »

Il regarda une ultime fois le tableau noir, jusqu’à le fixer d’un air autiste, comme s’il eut voulu imprimer une dernière fois ses indices comme ses élucubrations autour de cet ultime nom, Klarion Brando, dont le propriétaire finira, espérait-il, par être traduit en justice. Il s’imaginait déjà lui faire passer un interrogatoire digne des méthodes les plus redoutables des Espions et…

« Bon. Entre Aord, la Guilde et la Feuille que je peux temporairement réquisitionner pour surveiller mes arrières – l’Ombre attendra – j’ai de quoi faire. Dans le pire du pire des cas, je sais que je peux faire appel à Elle, mais de toi à moi, j’aime autant éviter. Parfois il vaut mieux savoir compter sur soi que de s’en remettre aux autres, c’est de là qu’émergent nos capacités à mener des hommes. Et de toi à moi, Yuduar Al Rakija, tu le sais sans doute mieux que quiconque… »

Il se dirigea vers le grand tableau noir, qu’il essuya à l’aide d’une brosse, faisant de grands gestes, amples et harmonieux, comme s’il était soucieux de ne laisser aucune trace de ses pérégrinations mentales à quiconque. Il marqua ensuite un long silence, qui pouvait s’avérer pesant pour peu qu’on connût suffisamment bien le Commandant. Puis il tourna la tête vers son interlocuteur.

« Qu’on se le dise : il y a certains côtés chez toi que je n’aime absolument pas, même si je suis convaincu que tu as les épaules pour me seconder, voire me succéder. Je suis content que tu aies accepté de le faire. Je te fais la promesse de te rendre la pareille dans la mesure du possible une fois que j’en aurai terminé avec Brando. »

Finalement, la réunion, s’il elle avait promis d’être longue, avait été extraordinairement efficace et pouvait s’avérer concluante. Yuduar, l’eût-il intégré ou non, avait fait face à une situation de crise ; un événement inattendu où Arban l’avait fait convoquer inutilement de bonne heure, et même si son accoutrement fayot laissait à désirer, il méritait son titre, le Capitaine.

« Pour résumer : je fais signer le torchon sur mon bureau à la Commission et je me mets directement au travail. Je jouerai le jeu et tu auras des rapports aussi complets que possible. Si tu as des questions, c’est maintenant. Sinon, tu peux disposer et commencer par revêtir une tenue un peu plus… Naturelle, si tu vois ce que je veux dire. »