Ce nom trottait depuis plusieurs jours dans la tête de Klarion Brando, souverain de la flore et récent criminel promu au rang d’ennemi public. Plusieurs malfrats et détrousseurs l’avaient prononcé par-ci par-là, dans les coins peu recommandables que la Garde rêverait de dénicher pour rafler la mise et coffrer des bandits. Les plantes grouillant dans ces lieux sordides et souterrains de la Capitale n’avaient également de cesse de le chantonner, entre deux comptines que personne sauf Klarion n’avait eu le plaisir d’entendre. Il semblerait que cette demoiselle, issue d’une famille au passé martial, était devenue une étoile montante au sein de la Garde d’Aryon et s’intéressait de près à la stratégie militaire des chevaliers royaux. Cet intérêt était devenu bien plus notable depuis l’enlèvement de la reine Allys par l’éco-terroriste, sans doute l’occasion parfaite pour la belle de tirer son épingle du jeu.
Klarion se doutait bien qu’une femme comme elle devait attendre son heure. Et que non sans être sa principale préoccupation, il avait été l’élément moteur pour accélérer sa progression. En un sens, il se sentait responsable de sa célébrité naissante et le jeune homme voulait savoir si cette femme allait lui poser problème ou non. Quand on possédait une famille guerrière comme celle d’Amaryllis, on devait être soit redoutable au combat, soit excellent stratège. Et compte tenu de sa position il y avait de grandes probabilités pour que cette intrigante puisse être les deux. Elle avait, en tous cas, de quoi inquiéter quelque peu le monde souterrain juste en prononçant son nom. Il ne fallait pas la sous-estimer… Mais si un nouveau shérif arrivait mettre de l’ordre, Klarion se devait de faire sa connaissance, ne serait-ce que pour remettre les pendules à l’heure.
Klarion avait réussi à trouver sa maison en glanant ça et là des informations auprès d’indics divers, humains comme végétaux. La jeune femme avait beau vivre dans les quartiers aisés de la ville, sa demeure n’était pas un imposant manoir comme pouvaient en posséder les nobles de la Capitale. Ce n’était pas non plus une vulgaire chaumière, et tenait plus de l’hôtel particulier qu’un bourgeois pouvait se permettre de posséder. Voir un bâtiment pareil, perdu au milieu des tours et imposantes façades alentour était relativement étrange, comme s’il était apparu là sans jamais pouvoir repartir. Un îlot unique perdu dans une mer où tout se ressemblait…
Arrivé en début de soirée, Klarion n’osait croire ce que les plantes du jardin lui avaient dit : il n’y avait pas de sécurité. Pour une femme à ce poste dans la Garde, il s’attendait au moins à trouver quelques mercenaires, mais ici… rien du tout. Sans doute aimait-elle conserver une certaine tranquillité ? Mais la quiétude et le silence étaient-ils plus importants quand votre fonction était de coordonner les manœuvres pour arrêter les pires cœurs du royaume ? Profitant d’un moment d’accalmie dans la rue, Klarion n’eut qu’à en profiter pour faire pousser un tronc de glycine sur le mur encerclant le jardin avant de grimper rapidement pour ne pas être vu.
Le jardin de la maisonnée n’était pas bien grand, et plutôt sobre avec quelques arbustes et parterres de fleurs bourgeonnantes. Elles avaient l’air d’avoir été plantées récemment et ne semblaient pas avoir grand chose à raconter. Klarion ne capta que des sons fugaces, comme les gazouillements d’un nourrisson qui découvre le monde autour de lui. Montant sur une terrasse dallée, le phytomancien trouva une porte donnant sur une cuisine, devant un petit potager et une jardinière d’herbes aromatiques. Passant sa main sur la serrure, il fit pousser une racine pour briser le mécanisme et forcer l’ouverture. Il n’avait plus qu’à pénétrer dans l’antre du dragon.
Il faisait sombre à l’intérieur de l’antre. Mais ici, pas de monceaux d’or rutilant et de pierreries à l’infini, juste du mobilier. Marchant à tâtons, Klarion n’entendait que le battement d’une pendule et n’osait pas allumer quoi que ce soit, de peur d’alerter une présence fortuite. Malheureusement pour lui, le destin voulait jouer et s’avérer ironique. À l’instant même où il ouvrit la porte de la cuisine pour passer vers une autre pièce, il tomba nez à nez avec une servante à l’air pâlot, aussi frêle qu'une brindille. Voyant l’intrus, elle hoqueta un petit cris de souris, lâchant le vase de fleurs fanées qu’elle tenait entre ses doigts. La porcelaine se brisa sur le sol, répandant l’eau sale et les fleurs brunes sur le parquet. Prompt, Klarion attrapa une fiole de spores soporifiques avant de les souffler au visage de la servante qui, tituba en arrière. Klarion l’attrapa alors qu’elle s’écroula dans les vapes avant de l’enfermer dans la cuisine derrière lui.
Il attendit un moment, tendant l’oreille, au cas où un autre membre du personnel ne rapplique mais personne n’avait l’air de se trouver là mis à part cette domestique. Un silence de mort régnait dans la demeure, uniquement brisé par intermittence par le bruit du vent contre les volets ou le cliquetis des aiguilles d’une horloge. Longeant un petit couloir, il finit par arriver dans un salon luxueux plongé dans la pénombre. S’affalant sur un des divans, il passa la main dans ses cheveux avant de soupirer. Il ne lui restait plus qu’à attendre l’arrivée tant attendue de mademoiselle Tylwaen.
Il crut s’assoupir au fil des longues minutes qui défilaient, seul assis sur le confortable canapé, un pied posé sur une table basse disposée devant lui. Toutefois, le bruit de la porte le ramena à la réalité. Et ce ne fut que lorsque d’une figure sombre sortait de l’antichambre qu’il actionna la lampe installée à portée, le cristal de lumière révélant la pièce… ainsi que la belle aux cheveux carmins se présentant face à lui :
- Bonsoir. Fit Klarion d’une voix suave, un rictus aux lèvres. J’ai entendu dire qu’il y avait un nouveau chien de garde en ville, alors le petit chat est venu constater. Faites comme chez vous ma chère, et parlons un peu… de nous.
Néanmoins, mettre en place tout ceci avec sérieux et proposer des idées construites, avec une analyse du budget et des changements à effectuer, n’était pas une tâche facile. Et celle-ci avançait à son rythme au palais et dans les bureaux de la Commission. La rouge n’avait encore jamais mis les pieds sur le terrain, même si cela ne saurait tarder. Pour l’heure, elle rentrait simplement chez elle.
Un petit coin tranquille et paisible, avec simplement une domestique qu’elle savait discrète et fidèle - contre un petit surplus de paie. L’occasion pour l’aînée Tylwaen de mener ses petites affaires, ou de passer des soirées endiablées quand cela la chantait.
Alors qu’elle parcourait les rues de la capitale dans sa tenue habituelle pour le travail administratif - pantalon et veston assez stricts, d’une apparence garçonne légèrement militaire, mais distinguée - son regard vadrouillait entre les divers établissements : Cabarets, tavernes de luxe, ou clubs plus privés auxquels elle ne devrait pas tarder à avoir accès. Allait-elle s’y évader ce soir, ou profiter de la soirée en solitaire dans sa demeure? Dans tous les cas, elle devait se changer.
Elle entra comme à chaque fois, non sans trouver cela bizarre de ne pas entendre un peu d’agitation derrière la porte. Aucun bruit à l’intérieur, normalement Meyla venait l'accueillir, mais elle était peut-être de sortie. Rien de bien inquiétant. La voix masculine qui l'accueillit, elle, l’était bien plus. Amaryllis avait immédiatement porté la main à la garde de son épée, dans des réflexes aiguisés depuis sa plus tendre enfance. Quelques centimètres de sa lame quittèrent son fourreau, dans un éclat métallique menaçant. Son discours ne laissait que peu de doutes quant à la nature du personnage. Le regard de l’ancienne mercenaire avait analysé en un instant la pièce. Elle n’y avait vu aucun piège, aucun autre intrus.
La rouge resta stoïque un instant, le temps de réfléchir un petit peu plus à la situation. Il ne semblait pas particulièrement agressif dans ses propos, même si une certaine menace transpirait de ses mots. En détaillant l’intrus, elle y vit une description familière sans même avoir croisé l’individu de son existence. Mais ce genre d’introductions ne laissaient que peu de doutes quant au fait qu’il s’agissait bien de Klarion Brando, l’ennemi public numéro un - ou l’un de ceux qui s’approchait le plus de ce titre. Il aurait très bien pu tuer la reine, et pourtant, pour porter ses idéaux, il l’avait laissée filer.
L’expression concentrée et le regard violet froid d’Amaryllis se mua en un sourire, qui se transforma à son tour en un rire sonore. Trouver un tel personnage à son domicile en rentrant quand on était de la garde, c’était un peu comme un magnifique cadeau de noël. Bien entendu, si elle l’appréhendait ici et maintenant, elle pourrait gagner gloire et renommée. Mais le brun avait certainement des plans de secours en cas d’attaque frontale. Et puis, passé la gloire que cela lui apporterait, seraient-ils encore enclins à la laisser réformer la garde? La laisser monter en grade et en responsabilités? Certainement pas.
« Oh, mais où en sont mes manières? Bien le bonsoir, monsieur Brando. » répondit-elle après son silence, laissant doucement sa lame retrouver la protection de son fourreau à sa ceinture, même si sa main restait calmement posée sur le manche de son épée bâtarde.
« Je n’ai pas souvenir de vous avoir invité, et à vrai dire, je ne pensais pas que vous trouver serait si simple. Enfin, je n’ai rien contre ce genre de surprises, mais je vois que vous n’avez pas perdu de temps. » poursuivit-elle d’un ton qui se voulait toujours très soutenu, un fin sourire amusé ne quittant pas les lèvres de la guerrière. D’un petit mouvement de son pied, elle referma la porte derrière elle, histoire de s’isoler d’une éventuelle interaction extérieure malvenue qui la forcerait à agir contre ce criminel inattendu.
Son bras non directeur libre, n’étant pas sur la garde, plié, elle leva simplement la paume vers le plafond de sa demeure, son regard améthyste plongé dans les prunelles de jade de Klarion. Un regard sans animosité, mais plus intrigué et amusé du toupet dont il pouvait faire preuve.
« Et donc, quel est le programme de la soirée entre le petit chaton et la nouvelle toutou du royaume? Menaces? Assassinat? Une tasse de thé ou une coupe de liqueur peut-être? L’on peut parler de nous deux de bien des façons. » conclut-elle en s’avançant doucement dans le salon de réception dans lequel Klarion l’avait attendue, d’une démarche féline, un minimum prudente, mais bien plus décontractée qu’elle n’aurait dû l'être.
Klarion était agréablement surpris de la réaction de son interlocutrice. Il ne s’attendait évidemment pas à ce qu’elle se mette à paniquer comme le tout venant en entendant son nom, mais il ne s’attendait pas non plus à ce qu’elle aille jusqu’à lui souhaiter la bienvenue. Amaryllis était disposée à discuter, à même échanger quelques verres comme s’ils se connaissaient depuis longtemps et se retrouvaient à peine. Passant vers le salon pour arriver face à lui, la jeune femme s’assit dans un fauteuil de cuir pourpre. Si elle faisait mine de se mettre à l’aise pour mieux l’amadouer, elle faisait relativement bien. Klarion se redressa pour mieux s’asseoir sur le divan. Saisissant une bouteille en cristal dans laquelle baignait un alcool ambré, la maîtresse de maison en versa un fond dans deux verres jumeaux avant de les poser sur la table basse.
- Je suppose que je devrais être navré d’avoir drogué votre bonne à tout faire, mais ça serait mentir. Elle dort à point fermé dans votre cuisine. Encore une preuve que je ne suis pas aussi sanguinaire que tout le monde ose le dire…
Klarion attrapa le verre que la demoiselle venait de lui servir. Le verre avait l’air taillé du même cristal que la carafe, savamment sculpté pour lui conférer de ravissants motifs en arabesques sur toute sa surface. Inspirant légèrement le contenu, le phytomancien n’arrivait à détecter des notes d’un poison potentiel qu’elle aurait pu dissimuler pour des visiteurs indésirés. Trempant ses lèvres, Klarion goûtait un whisky aux pointes de vanilles plutôt agréables. Il n’était pas vraiment amateur d’alcool, encore moins de cet acabit, mais il fallait avouer que celui-ci était agréable à déguster.
- Aussi bon à siroter soit ce whisky, je ne suis pas venu vous visiter par courtoisie. Il est évident que vous et moi avons un dilemme… de taille.
Il reposa le verre sur la table, ayant bu à peine deux gorgées. Klarion ne comprenait pas comment certains humains pouvaient aimer perdre leurs sens en consommant des monceaux d’alcool, mais militer contre les beuveries ne faisait pas partie de ses priorités. Le fait qu’Amaryllis soit disposée à l’accueillir et dialoguer calmement au lieu de vouloir lui passer les menottes comme un molosse enragé était plus engageant. Peut-être que leur entrevue pourrait s’avérer plus constructive, pour une fois.
- Sans doute avez-vous eu vent de mes revendications, mais je projette de transformer Aryon en paradis verdoyant où les plantes pourront vivre dans un monde où elles ne seront plus sous le joug des humains. Par la même occasion, je punis ceux qui osent bafouer la flore. Si la Garde ne rend pas justice, il est logique que je le fasse moi-même.
Klarion reprit nonchalamment son verre pour boire encore un peu de whisky. Face à lui, Amaryllis gardait toute sa contenance et un calme olympien. Il avait beau l’avoir comparé à un chien de garde un peu plus tôt, elle tenait plus du rapace qui analysait silencieusement du haut de son roc et possédait une certaine grâce de fauve. Le jeune homme se devait de rester sur ses gardes. Il n’avait aucune idée de ce dont elle était capable, et ces cornes perchées en haut de son crâne ne lui inspiraient pas plus confiance…
- Un noble qui allait détruire des espèces rares, un notable qui profitait de sa fonction pour corrompre et placer… Je me suis chargé d’eux et on me taxe moi de criminel !
Klarion termina son verre avant de replonger son regard vers Amaryllis, rictus aux lèvres. L’éco-terroriste avait décidé d’être, cette fois, bien plus direct :
- J’ai besoin d’agir mais j’ai la Garde aux trousses, vous avez besoin que la Garde court mais que les crimes affluent. Je suppose que vous et moi pouvons trouver un terrain d’entente, ma jolie. N’est-ce pas ?
Klarion semblait sûr de lui, de cette petite prétention amusante qu’Amaryllis avait elle aussi eu par le passé. Tout se passait bien pour le brun en ce moment, principalement parce-que ses méthodes étaient assez peu usuelles et prenaient la garde au dépourvu. La rouge ne considérait, par contre, pas ce criminel comme étant le pire du Royaume. C’était le plus bruyant, celui qui attirait le plus l’attention à chacune de ses apparitions. Le brun cherchait bien plus une tribune à ses idéaux qu’à réellement faire du mal. Klarion n’avait pas besoin de lui spécifier qu’il n’avait rien d’une brute sanguinaire. Amaryllis connaissait bien son dossier. Et clairement, de son point de vue, il était très loin d’être le pire.
Pour le moment, elle l’écoutait simplement, laissant osciller le verre entre ses doigts, laissant le liquide ambré danser dans son récipient, s’aérer et libérer toutes ses saveurs. Occasionnellement, elle portait ses lèvres fines jusqu’au bord de son verre pour laisser un petit filet de liquide s’y glisser. Qu’avait-il donc à lui dire?
Ses revendications étaient connues, même si se charger d’une noblesse corrompue et décadente ne faisait pas partie de ses tâches, pouvait-elle vraiment en vouloir à l'éco terroriste? Même si ses idéaux la laissait tout à fait indifférente, ils ne seraient pas réalisables à moins d’un soutien de la population, ou au minimum d’une Garde tyrannique…
Ils n’étaient pas vraiment un danger.
Néanmoins, elle considérait qu’ils pouvaient s’aider mutuellement, tout comme lui, ce qui la laissa afficher un énigmatique sourire. Dire qu’il avait la Garde aux trousses n’était pas peu dire. Arban devait se faire plus de cheveux blancs qu’il n’en avait déjà, ce qui n’était pas peu dire. L’ancienne mercenaire prit le temps de la réflexion, attendant bien quelques secondes avant de reprendre une nouvelle petite gorgée de cette douce liqueur.
« Garde, garde… Je ne suis qu’une humble conseillère militaire. Mes attributions ne sont pas d’appréhender personnellement les “criminels”. Ne me mettez pas dans le même panier que les toutous qui vous courent après. » précisa-t-elle dans un premier temps afin de mettre les choses au clair. Même si leur entrevue était partie dans un respect mutuel, l’entendre la considérer comme une simple garde titillait son égo de façon fort déplaisante. Elle avait juste profité de l’occasion pour remettre les choses au clair, et lui indiquer par la même occasion qu’il pouvait la voir différemment. Même si c’était déjà le cas, à l’entendre.
S’installant un peu plus confortablement dans son fauteuil, elle continuait de dévisager Klarion. Il savait ce qu’il faisait, et ce qu’il demandait. Ce n’était pas qu’un simple brigand avare et stupide, mais bien quelqu’un qui se battait avec intelligence pour des idéaux qu’il trouvait justes. Sa proposition, néanmoins, ne laissait pas la rouge indifférente.
« Vous savez comment parler aux femmes. » répondit-elle alors dans un premier temps à sa proposition, ce fin sourire n’ayant pas quitté ses lèvres. La rouge avait bien pris le temps d’effectuer une première analyse et de comment un tel stratagème pourrait être mis en place dans un futur proche. Maintenant, il allait falloir modeler cette proposition à leurs avantages, car ils avaient en effet beaucoup à gagner l’un de l’autre.
« En effet, tant que les crimes affluent et que vous sévissez, le Royaume continuera à venir vers moi. Pour peu que mes méthodes soient efficaces. Mais les résultats en question n’ont pas forcément besoin d’être votre capture. J’ai une proposition à vous faire. » annonça-t-elle alors toujours calmement, même si son regard était particulièrement sérieux. Le pari était risqué, mais si l’exécution se faisait correctement, elle y gagnerait. Prenant le temps de reprendre un petit filet de whisky entre ses lèvres, elle enchaîna peu de temps après.
« Je vous permet d’avoir toujours un coup d’avance sur la Garde, mais en échange, j’ai besoin de résultats. Des criminels notoires, certains de vos informateurs avec quelques informations sur vous mais incapables de vous faire tomber, une petite pièce de théâtre pour vous faire parfois paraître un peu en difficulté… Ce genre de petits services. » proposa-t-elle alors, sachant pertinemment qu’avec les bonnes informations et les bonnes méthodes, elle pourrait parfaitement donner l’illusion que ses méthodes étaient bien plus efficaces qu’en réalité. Après tout, si Klarion était déjà ici, c’était qu’il était assez bien informé, et qu’il ne travaillait pas tout seul.
« Par contre, cela vous donne l’opportunité de me faire tomber de très haut. Il serait donc tout naturel qu’en vous donnant un levier pour me faire chuter, vous m’en donniez un similaire pour vous. Si l’un de nous tombe, l’autre aussi. Voyez cela comme une sorte d’union entre nous, un moyen de garantir notre… Fidélité mutuelle. » conclut-elle tout en terminant son verre, se penchant pour le reposer sur la table de salon. Son regard ne quittait que très peu son interlocuteur, alors qu’elle ne se resservit pas de l’alcool de suite. Croisant doucement les jambes, épée dans son fourreau posée verticalement sur le côté de son fauteuil, elle attendait de voir ce qu’il en pensait.
Attrapant un coussin moelleux en satin, il plaça le support à froufrous dans son dos avant de passer ses mains derrière sa tête. Toujours le même rictus aux lèvres, le jeune homme passa ensuite ses mains derrière son crâne, touchant au passage ses doux cheveux d'obsidienne en bataille. Amaryllis avait certes accepté sa proposition, comprenant immédiatement l’idée qu’il avait voulu lui transmettre. Elle avait parfaitement exposé le tableau mais, le plus surprenamment du monde, ne semblait pas réaliser comment s'annonçait la totalité de leur petite entreprise. Elle avait l’air dubitative en entendant Klarion lui répondre avec un ton aussi évaltonné. Klarion enchaîna rapidement alors qu’elle comptait lui répondre, la coupant dans son élan :
- Des fausses informations, ça peut venir d’un côté comme de l’autre. Je peux vous faire sortir de l’équation, mais vous avez tout autant le loisir de me coincer et me faire tomber dans un piège. Je n’ai pas besoin de vous donner quoi que ce soit, tout simplement parce que vous avez déjà un levier entre vos mains, au même titre que moi.
Klarion n’avait pas besoin d’en ajouter davantage, la situation tombait sous le sens vu l’angle qu’il avait exposé. Il était vrai qu’il pouvait exposer Amaryllis aux yeux de tous, mais elle aussi était parfaitement capable de mentir au criminel pour le faire tomber dans les filets de la Garde. Cette partie d’échec était parfaitement équitable. Et quand bien même ils ne pouvaient pas se faire totalement confiance, c’était un risque qu’ils devaient tous deux prendre et chacun faire de son mieux pour respecter leur part du marché. Ainsi, chacun avait un argument pouvant détruire l’autre. D’une certaine façon, cela rendait leur serment inviolable et pouvait leur conférer certitude qu’ils ne seraient pas trahis. Si l’un chutait, il emportait l’autre jusqu’à la mort.
- Oh d’ailleurs, quand votre servante se réveillera, dites-lui que vous m’avez chassé. Cette pauvre fille n’a rien à savoir de notre petit accord. Il serait dommage de devoir vous en trouver une autre, bien qu’elle puisse faire un engrais satisfaisant… Fit Klarion avec un sourire des plus carnassiers.
Convaincre cette demoiselle s’était avéré plus facile que prévu. Elle avait l’air avide et tout aussi déterminée à obtenir quelque chose. Klarion se doutait que la cornue avait son propre agenda, mais cette propension à acquiescer aussi vite sans trop de soucis avait piqué son intérêt à vif. Que cherchait-elle de plus que ce qu’elle avait déjà ? Une meilleure situation ? Un poste éminent au sein du palais ? Le siège du Commandant de la Garde en personne ? Leur échange et la proposition de Klarion s’étaient trop bien déroulées, le tout avec une certaine aisance, il devait y avoir autre chose là-dessous. La jeune femme l’intéressait et il voulait savoir ce qui la motivait.
- Mais… maintenant que nous sommes associés, on pourrait peut-être tisser un peu plus de liens, mieux se connaître, hm ? Continuait-il sur un ton nonchalant. Vous savez ce que je désire, mais j’avoue n’avoir aucune idée sur ce qui fait battre votre cœur. Dites-moi tout, Ama…
Étirant ses jambes vers la table, les yeux de Klarion brillaient tout en fixant toujours son interlocutrice. Allait-elle réellement se livrer à lui et lui révéler ses petits secrets ? Elle pouvait, après tout elle n’avait pas meilleure garantie que tout ce qu’elle lui dirait resterait entre ces quatre murs...
« Pour le moment, ce n’est pas nécessaire. Pas tant que vous n’avez pas d’éléments suffisants pour me nuire. » répondit-elle simplement dans un premier temps, attendant un peu avant d’en venir au centre du problème, même si elle anticipait peut-être un peu trop l’avenir. Après tout, était-elle trop précautionneuse sur ce genre d’accord? La situation n’avait que peu de chances de changer, après tout, et Amaryllis ne voyait pas de situations où elle n’aurait pas besoin de la présence menaçante de Klarion, et inversement, il aurait toujours besoin de ses informations.
« Ce que je voulais dire par là, c’est que même capturé, vous pourriez toujours me faire tomber. Alors que déchue, je n’aurais aucun moyen efficace de représailles. Enfin, nous n’avons aucune raison d’en arriver là puisque notre collaboration sera certainement profitable à chacun d’entre nous, mais il est toujours bon de prévoir quelques sécurités dans ce genre d’affaires risquées. Nous en reparlerons le moment venu, si nécessaire. » expliqua-t-elle tranquillement, exposant simplement la solution pour qu’aucun des deux partis ne soit encouragé à nuire à l’autre. On ne sait jamais de quoi sera fait demain, après tout. Même si le contrat établi était déjà très plaisant en soi.
Enfin, le brun semblait avoir été assez d’accord avec sa proposition. Sur ses attributions comme celles d’Amaryllis, ils avaient chacun des informations primordiales à la réalisation de leurs objectifs respectifs. Et la rouge n’éprouvait absolument aucun remord quant au fait de collaborer avec un criminel de renom. Après tout, ce n’était pas comme si ses valeurs avaient encore le moindre sens. Les gens, les gardes, le royaume, l’intérêt pour Amaryllis était limité, comme pour sa servante. Le brun l’aurait-il assassiné que cela n’aurait certainement pas fait battre un sourcil à Amaryllis.
« Je suppose en effet que votre style est plus d’apparaître personnellement que de laisser un message. Et bien entendu, ce petit accord reste exclusivement entre nous. Meyla n’est que là pour mon confort personnel, après tout. Ce n’est absolument pas une assistance ou une secrétaire. Mais je préfèrerai éviter de devoir changer, ça attire toujours l’attention, et je n’ai pas envie de ça chez moi. » répondit-elle alors, même si un message écrit consistait en une preuve bien plus tangible, ce n’était pas vraiment le style du personnage. Klarion préférait être là personnellement sur place. Ce qui était aussi un peu le cas d’Amaryllis, d’ailleurs. Une présence faisait toujours meilleure impression que quelques notes griffonnées sur un bout de papier ou de parchemin. Néanmoins, c’était un sourire bien effrayant pour quelqu’un qui n’était pas si sanguinaire que cela.
La prochaine demande fut légèrement plus surprenante pour Amarillys. Le brun aimait-il simplement mieux connaître ses associés, ou bien était-il simplement intéressé par elle? Où s’arrêtait le maniaque calculateur et où commençait l’être humain qui se trouvait derrière? La consultante laissa son regard détailler Klarion, il semblait détendu, plus qu’elle ne l’était elle-même, ce qui étira son sourire, laissant entrevoir brièvement le blanc de ses dents.
« Je vous ressers, avant cela? Ou bien vous préféreriez autre chose? » demanda-t-elle simplement, s’emparant à nouveau du breuvage ambré, prête à resservir son invité s’il le désirait. Dans tous les cas, la rousse ne se priva pas pour remplir à nouveau le fond de son verre, restant encore un minimum raisonnable pour le moment. Elle découvrirait bien assez tôt si elle pourrait se lâcher - ou non.
Reposant la bouteille, et se ressaisissant de son verre pour en prendre une petite gorgée, elle se mit elle aussi un peu plus à l’aise, retirant son veston strict, brièvement un peu frustrée que Meyla ne soit pas là pour s’en occuper. Mais en présence de Klarion elle n’avait pas trop le choix de tout de façon, alors elle lança nonchalamment le vêtement sur la large table derrière elle, avant de se réinstaller dans le fauteuil. Son haut restait chaste, même s’il était un peu plus révélateur de ses courbes. Il fallait dire que ces petites négociations avaient légèrement retardé son petit moment à elle. Pas de regrets, Klarion avait un petit côté envoûtant et mystérieux, alors qu’elle avait l’occasion de voir une facette qu’il ne montrait en général pas à la garde.
« Cela fait bien quelques temps maintenant que mon coeur ne bat plus vraiment. » déclara-t-elle en reportant son regard sur le liquide alcoolisé oscillant doucement dans son verre. Son ton avait été assez monocorde, même si elle ne comptait pas trop en dire non plus. Dévoiler tous ses objectifs à un homme de l’ombre n’était pas la meilleure idée, tant certaines oreilles pouvaient être bien indiscrètes lorsque les langues se déliaient.
« Mais quelle importance? Si les gens qui partageant mon sang m’ont renié, j’y tire un certain plaisir en plongeant dans leurs interdits. Je suppose que les rendre verts de rage est une récompense bien sympathique. » déclara-t-elle simplement, puisque là encore sa situation avec sa famille n’était pas si secrète que cela. Klarion, en creusant un peu, aurait pu de tout de façon apprendre l’affaire qui l’avait faite quitter la Compagnie Tylwaen, réputée pour regarder la garde de haut. Voir l’ancienne héritière de la compagnie aider la garde avec ses connaissances et son éducation traditionnelle familiale a bien dû faire grincer quelques dents. Surtout celles de son père.
« Et je dirais que combler le vide de son existence est un passe-temps assez sympathique, aussi. » déclara-t-elle un peu cryptiquement, tout en se penchant légèrement en avant en direction du brun. Si elle lui donnait tout sur un plateau d’argent, ce serait bien trop facile. Puisque leur accord était mutuel, elle avait également tout le loisir d’en apprendre un petit peu plus.
« Je me suis toujours demandée, derrière Klarion Brando, celui qui fait des apparitions remarquées dans toute la capitale, y a-t-il un autre homme? L'on n'arrive pas à une telle renommée sans avoir traversé de tourments. » demanda-t-elle à son tour, ayant déjà découvert une facette plus secrète de l’éco-terroriste, celle de quelqu’un cherchant des alliés de confiance pour augmenter son influence. Maintenant, y en avait-il une autre? Une partie plus curieuse de lui? Ou voulait-il juste mieux la connaître pour des raisons professionnelles?
La voilà qui, à son tour, voulait en apprendre plus sur Klarion. Le phytomancien s’attendait à ce qu’elle lui retourne la question. Mais plutôt que de vouloir en apprendre plus sur ce qui l’animait, Amaryllis semblait curieuse sur la personne qu’il était derrière le terroriste. Est-ce qu’elle demandait ça par curiosité sincère ? Ou voulait-elle juste en apprendre plus sur ses potentielles faiblesses et obtenir sa charge supplémentaire qu’elle avait précédemment réclamé ? Elle ne trouverait pas grand chose, mais il y avaient de très rares éléments qu’il comptait garder bien secrets. Comme les rares personnes à qui il tenait, par exemple. Hors de question qu’une femme pareille mette la main sur des personnes comme Diane, surtout si elle voulait un moyen de remuer le couteau dans la plaie en cas de coup dur. Il sourit silencieusement en songeant à l’idée de lui balancer le nom d’Aord, le prêtre qu’il avait menacé il y a peu, en prétextant qu’il était un ami. Malheureusement, le religieux l’ayant rapporté auprès de la Garde, Amaryllis saurait peut-être déceler le mensonge…
- Je dois ma vie aux plantes, et je leur rend en leur donnant la mienne. Elles m’ont sauvé à chaque étape de ma vie. J’ai grandi dans la rue, je me suis vite sali les mains pour ne pas mourir de faim ou de maladie. Les plantes ont toujours été là pour me hisser hors du gouffre, là où les humains n’ont fait que me cracher dans la main, par méchanceté ou avidité.
Klarion ne mentait pas, il avait appris la vie à la dure comme enfant des rues après la mort de ses grands-parents. Par peur et refus d’entrer en orphelinat, il s’était enfui pour finir sans le sou. Vivant de larcins mineurs et de vol à la tire, il avait échoué dans un trafic de drogue où il ne faisait que cultiver des plantes. Mais peu à peu, il s’était rendu compte de l’horreur et l’avidité de ceux qui l’hébergeaient, de la façon dont on le regardait dans la rue quand il apparaissait en société. Pourquoi considérer un sans-abri comme autre chose qu’un nuisible ?
- Même quand je travaillais aux jardins botaniques de la Capitale, je pensais enfin avoir trouvé ma place. Mais j’ai été vite évincé par le directeur et son administration qui prirent vite peur de mes talents et mes idées sur les plantes… C’est relativement ironique que mes apparitions soient aujourd’hui tant remarquées, là où personne ne daignait m’accorder la moindre attention auparavant. Vous n’avez devant vous que le produit d’années de négligence et de maltraitance, des années durant lesquelles il n’y a eu que les plantes pour donner un sens à ma vie.
Amaryllis ne comprendrait peut-être pas mais ça restait la vérité. Klarion avait finalement pris l’habitude qu’on ne comprenne pas réellement ce qu’il voulait exprimer. Le lien qu’il possédait avec les plantes était unique, personne ne pouvait savoir ce qu’il éprouvait. Néanmoins, il le répétait inlassablement, c’était tout le cœur de son combat. Il savait qu’il devrait déclamer sa rengaine encore et encore, même si les gens ne le comprenaient pas.
- Vous pouvez me prendre pour un illuminé si ça vous amuse, c’est ce qu’a l’air de faire toute la Garde en tous cas. Je sais que ma cause est noble et je continuerai de me battre pour. J’ai les moyens de frapper fort, très fort. Et le royaume comprendra que la nature gagne toujours.
Klarion n’avait pas touché au verre que lui avait à nouveau servi la jeune femme. Il l’attrapa prestement pour le porter à nouveau à ses lèvres. Est-ce qu’elle voulait le soûler pour le voir sous un autre angle ? Ou alors utiliser l’alcool pour lui délayer la langue ? Les deux éventualités restaient possible, mais Klarion buvait tout de même. Il n’avait pas beaucoup l’occasion de profiter des cuvées privées des membres de la haute-société, encore moins ceux qui étaient liés à la Garde… Si jamais elle avait quelque chose à grignoter également, elle était la bienvenue ! S’il n’avait pas l’occasion de boire la liqueur des bourgeois de la Capitale, il était encore moins invité à leur table. En tous cas, il ne savait pas bien ce qu’elle avait en tête à lui remplir encore verre, mais était toujours curieux.
- Mais pourquoi vous soucier de l’homme derrière la bête, hm ? Et vous ? Visiblement votre famille est toujours là, dehors. Vous avez l’air de ne pas les porter dans votre cœur, et ça semble réciproque. Vous ne pensez pas qu’ils pourraient eux aussi tenter de vous sortir de l’échiquier ?
Il était différent d’elle, dans le sens où c’est une lente escalade et accumulation qui l’a rendu tel qu’il était. Mais il avait travaillé aux jardins botaniques auparavant, comme un homme normal, sans nom ni sans importance. Fut un temps où personne n’accordait la moindre importance à Klarion Brando ni à ses idées, et une lente accumulation d’ignorance du peuple du royaume aurait alors fini par le faire devenir l’homme qu’il est actuellement.
Il était bien vrai que la majorité de la garde le prenait pour un illuminé, mais dans sa philosophie personnelle, elle pouvait comprendre, d’une certaine manière, ses actes et sa façon d’être. Même si elle était curieuse d’à quel point il pourrait frapper fort, elle n’allait pas creuser sur ce terrain. L’idée était de mieux connaître l’individu et pas de l’interroger sur ses plans, qui serait une démarche bien trop louche dans l’immédiat. Peut-être qu’avec le temps et au fil de leur collaboration…
« Les illuminés sont bien moins cohérents dans leurs discours et leurs actes que vous. Je l’ai su dès le début que vous n’étiez pas quelqu’un de conventionnel, et je me suis toujours demandée qui était réellement l’homme derrière la bête. Car le visage que l’on montre n’est que rarement le reflet de qui l’on est vraiment. » déclara-t-elle simplement, avant de reprendre une petite gorgée, laissant planer un court silence.
« Après tout, vous avez aussi découvert aujourd’hui une partie du monstre derrière la femme que je suis. » ajouta-t-elle avec un petit sourire carnassier, constatant avec amusement leurs similarités dans leur opposition. Elle se devait d’être exemplaire en public, tout le contraire de Klarion qui profitait de son infamie rien qu’en ce moment même pour conclure des arrangements comme celui qui venait de se faire il y a quelques minutes.
« Pourquoi je m’en soucie? Une sorte de curiosité… Ou une certaine fascination pour le genre de personne que vous êtes? Et puis, après tout, n’est-ce-pas vous qui venez de souhaiter mieux apprendre à se connaître il y a quelques instants? » demanda-t-elle alors dans un ton mi-amusé et mi-sensuel. C’était comme s’il s’étonnait que quelqu’un prête enfin attention à qui il était vraiment. Une coïncidence positive qu’elle comptait bien poursuivre. Mieux ils se connaîtraient, mieux leurs manigances pourraient être efficacement organisées.
« Ces crétins, dans leur opposition au Royaume, se sont coupés de toute influence envers celui-ci. Ayant été élevée comme un pur produit de cette famille, me diffamer ternirait autant leur image que la mienne. Quant aux assassins, cela ne fait nul doute que la moitié des criminels d’Aryon voudra bientôt ma tête avec un allié comme vous à mes côtés. Alors, un de plus ou un de moins… Quelle différence? Je m’en inquiète assez peu, tout comme ils savent que je n’ai aucun intérêt à leur faire du mal directement. » répondit-elle simplement. Tant qu’elle avait le support de ses supérieurs, elle n’avait que peu de choses à craindre. Maintenant, l’objectif restait de les brosser dans le sens du poil. Tout particulièrement le Prince Aeron. Il était certainement sa meilleure clé pour avancer sa position dans le Royaume.
Même si cette discussion était fort sympathique, Amaryllis trouvait qu’il manquait tout de même un petit peu de cette ambiance et de cette intoxication qu’elle pouvait trouver dans certains endroits de la capitale, et que son salon était, au final, bien triste.
« D’ailleurs, je m’excuse pour la qualité de cette réception, je n’attendais pas de visite ce soir, et, si j’avais su, j’aurais demandé à Meyla de préparer quelques amuse-bouches. Mais n’hésitez pas à demander. Les compétences de servante ne font pas partie de mon éventail de talents, par contre. » déclara-t-elle simplement, puisque le mieux qu’elle pouvait offrir sans risque de faire n’importe quoi était encore l’alcool, avec potentiellement un peu de ses cornes diluées dedans. Mais elle ne comptait, de tout de façon, pas le faire à l’insu de Klarion. Après tout, l’instinct d’un tel individu pourrait très bien se révéler bien plus dangereux que prévu…
Pour le reste, par contre, elle n’avait pas la prétention de réussir à faire quelque chose d’acceptable. Bien au contraire, même.
D’un air amusé, le jeune homme se releva pour se dégourdir les jambes, commençant à faire le tour du salon en inspectant tous les bibelots exposés ça et là. Le salon était peut-être éclairé d’une lueur tamisée, il fallait parfois plisser les yeux pour discerner les détails de certains ornements servant de décoration. La salon d’Amaryllis était élégant mais demeurait plutôt sobre, sans doute était-ce une pièce uniquement dédiée à la réception d’invités. D’autres pièces devaient refléter un peu plus la personnalité de la maîtresse de maison, comme sa chambre à coucher ou peut-être son bureau où elle devait travailler.
Il repensa à ce qu’elle venait de lui dire. Visiblement, sa famille continuait de la haïr et n’était pas prête de s’arrêter. Pire encore, elle devait faire face à de potentiels assassins, un point qui dérangeait Klarion bien qu’il décida de ne pas exprimer tout haut cette inquiétude. Il ne s’inquiétait pas pour elle, mais plutôt pour lui. Si quelqu’un découvrait leur petite alliance, il ne voulait pas devoir subir les représailles de la famille de la cornue, et finir en dommage collatéral à cause de leur querelle personnelle. Il allait falloir garder profil bas et faire marcher ce partenariat le plus discrètement possible. Klarion n’avait aucune envie de rencontrer d’autres rouges…
- Votre intérêt serait de vous débarrasser d’épines dans vos pieds et ne plus avoir de vieux ennemis dans votre sillage. Mais je suppose qu’ils restent votre famille, c’est toujours délicat comme situation…
Klarion ne savait pas vraiment de quoi il parlait. Sa famille était décédée depuis bien longtemps, il ne pouvait pas savoir ce qu’Amaryllis pouvait ressentir à leur égard. Mais, toutefois, quand bien même on puisse détester quelqu’un au point de se voir reniée, réduire au silence un adversaire autrefois intime devenait une toute autre paire de manches. Klarion n’avait pas vraiment à se soucier de ce genre de sentiment, il ne risquait pas vraiment de le ressentir un jour vu le peu d’interactions sincères qu’il avait avec d’autres humains. Les plantes ne le trahiraient pas au moins, elles. C’était l’une des raisons qui le poussait à continuer de les défendre corps et âme. Il était sûr et certain d’avoir des milliers d’alliées végétaux, quoi qu’il fasse, où qu’il aille.
- Ceci dit, vous avez raison, pourquoi s’en soucier ? Ce n’est pas vraiment mon affaire. Mais, oui, j’étais effectivement curieux d’en apprendre plus, même si je suppose qu’une relation se cultive sur la durée, comme une plante. Je suis certain qu’il y a encore beaucoup de choses à faire et découvrir avec vous !
Toujours d’un air amusé, presque narquois, il fit le tour de la table du salon, donnant un léger coup de paume sur les rideaux de velours tirés devant la fenêtre. La cordelette dorée servant à les attacher remua légèrement lorsqu’il passa, et Klarion s’assit directement sur la table face à Amaryllis, froissant légèrement un napperon de dentelles en se posant sur le bois. Ses yeux brillaient d’un étrange éclat, si bien qu’il continuait de darder la jeune femme droit dans les yeux en conservant un sourire tout autant malicieux.
- Bien, nous avons partagé nos petites flammes, celles qui nous motivent. Désirez-vous partager, me dire ou me montrer autre chose ? Je m’en voudrais de m’imposer comme ça…
C’était faux, mais Klarion s’amusait néanmoins. Peut-être qu’elle pourrait encore se montrer surprenante ? Ou alors préfèrera-t-elle jouer les mystérieuses et cultiver leur nouveau lien une autre fois ?
« Je préfèrerai qu’il ne lui arrive rien, et qu’elle reste au pays des songes toute la nuit sans le moindre souvenir. » rétorqua simplement la rousse, alors que Klarion se levait. Certes, il devait trouver sa maison fort impersonnelle, celle d’un monsieur ou madame tout le monde. Même si l’endroit était assez bien tenu et isolé, aucun objet vraiment personnel ne s’y trouvait si ce n’était une pièce qu’il n’avait pas encore vue. Juxtaposée à la chambre, son armurerie, et son armure, lavée des armoiries de sa famille, ainsi que quelques armes ayant déjà trop servies par le passé, en plus de son épée bâtarde posée à côté du fauteuil où elle s’était installée. Le reste était plutôt quelconque, ayant préféré ne pas emmener de souvenirs avec elle tant l’Amaryllis d’avant n’existait plus vraiment maintenant. Toute une part d’elle était morte avec lui et seul le néant subsistait, malgré les souvenirs qui la hantaient.
« Les vieux ennemis sont une chose, mais je considère que le plus important est de se faire de nouveaux alliés. » répondit-elle avec le sourire tout en suivant le brun du regard. Bien entendu, elle n’ignorait pas vraiment la tension qui s’installait, elle était même plutôt intéressée à la cultiver. Il s’était approché, sur la table en face d’elle, dans des remarques qui étirèrent un peu plus son sourire. Beaucoup de choses à faire, et peut-être même des flammes plus grandes à raviver.
Amaryllis termina son verre déjà pratiquement vide d’une traite, le laissant sur l’accoudoir de son fauteuil avant de se lever d’un geste souple pour se retrouver en face de Klarion, un peu plus proche à son tour.
« J’ai bien… Quelques petites idées. » déclara-t-elle en se rapprochant de lui, un peu au-dessus de lui alors qu’il était assis. Plus proches que les règles de bienséances n’imposaient, seule une trentaine de centimètres les séparaient.
« Pourquoi ne pas prolonger cette soirée ensemble, et nous détendre en oubliant tous nos tourments jusqu’au lendemain? Laisser cette journée et les précédentes disparaître temporairement sans que rien d’autre que le moment présent n’existe. » demanda-t-elle tout en glissant rapidement sa main sur la joue du brun. C’était loin d’être la plus douce, sa peau marquée par des heures d’entraînements passées, elles n’étaient pas si désagréables que cela pour autant.
« Que diriez vous de partager un petit peu plus, l’espace d’une soirée, mon cher? » susurra-t-elle alors, dans une proposition de tentatrice. Allait-il se laisser tenter? Quel genre d’homme était-il sur ce genre de thème? Elle avait hâte de le découvrir.
- Je ne suis pas pressé, je suppose que je peux rester un peu…
Klarion rendit son sourire à la jeune femme, attendant qu’elle décide de lui servir de guide dans son vaste logis. Vu son attitude, il devenait de plus en plus évident que Klarion risquait de ne pas voir que le salon de la cornue. Ce n’était pas pour lui déplaire, au moins il aurait l’occasion de voir un peu plus de la décoration d’une maison bourgeoise, et profiter du confort d’un grand lit. Peut-être aurait-il un creux après cette visite et les efforts fournis au cours de la soirée, il pourrait avoir en plus de tout cela avoir une nourriture plus noble que ce qu’il avait l’habitude de consommer ou chaparder. Il en venait à se demander quelle définition Amaryllis mettait sur le mot amusement… Elle avait l’air bien portée sur la boisson, avait-elle d’autres addictions de la sorte et comptait lui proposer tabac ou narcotiques ? Sous-entendait-elle simplement des relations charnelles ? Il allait le découvrir bientôt, mais il se disait qu’il fallait tout de même rester méfiant. Il restait un criminel recherché, et elle était bien intelligente. Il ne fallait pas accepter gracieusement tout ce qu’elle pouvait lui servir sur un plateau.
- Je vous suis, vous êtes la maîtresse de maison après tout… Je suis sûr qu’il doit y avoir des coins bien plus intéressants que votre fauteuil ! Une salle d’eau, une chambre élégante peut-être ?
Klarion attendait silencieusement. Vu l’engouement de son interlocutrice, il y avait peu de risques qu’elle se rétracte maintenant…
« Assurons-nous juste que Meyla passe une excellente nuit et ne nous dérange pas, et je pourrais ensuite nous faire visiter les lieux. Après tout, ce sera bien mieux si nous avant le temps de profiter de chaque endroit... » répondit-elle d’un ton légèrement amusé, prenant le temps de déplacer sa servante jusque dans un fauteuil et Klarion de lui redonner de quoi passer une bonne et longue nuit. Et même si un certain désir brûlait dans ses veines en ce moment et lui donnait envie de profiter de ce genre d’occasions, elle se connaissait assez bien pour avoir prévu de quoi empêcher toute conséquences indésirables. Même si l’investissement dans l’une de ces fameuses bagues était certainement la prochaine chose qu’elle ferait, les méthodes traditionnelles allaient suffir pour cette fois. Les dites conséquences, au pire, ne survivront jamais lorsque la résine de ses cornes coulera à nouveau dans son sang.
« L’élégance des lieux est encore discutable, mais ils sont assurément confortables. J’ai d’ailleurs un petit quelque chose qui nous aidera à passer une soirée encore plus agréable... » ajouta-t-elle un petit peu mystérieusement, en faisant référence à ses cornes. Après tout, un petit copeau pour lui, un petit copeau pour elle, une simple dose pour se laisser complètement aller. Était-ce le début d’une dangereuse addiction pour le criminel le plus recherché du Royaume? Est-ce-que Amaryllis allait subtilement le pousser vers cette pente dangereuse? Elle aurait tout le loisir d’y réfléchir dans le futur. Après tout, cette consommation occasionnelle ne l’engagerait sûrement à rien.
Ouvrant la porte de sa chambre, elle laissa le brun y entrer, laissant le cristal de lumière de la pièce diffuser une lumière tamisée qui serait parfaite. Une ambiance qu’elle appréciait tout particulièrement, même si c’était peut-être plus particulièrement pour les moments qui lui étaient liés. Se rapprochant à nouveau du brun en fermant la porte derrière elle, la rousse alla capturer ses lèvres avec les siennes, avant de doucement l’entraîner en arrière jusque sur les draps, pour une bien belle soirée. Une nouvelle occasion d’oublier qui elle avait été, et de se protéger des fantômes qui la hantaient.
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