La première des phases de sa présence nouvelle au siège du pouvoir royal était la récupération d’informations, de bien cerner les problématiques de la famille dirigeante et les points les plus prioritaires. Car du peu qu’elle avait vu jusqu’ici, il y avait du travail pour elle.
Elle avait d’ailleurs reçu une convocation du prince Aeron lui-même, afin de pouvoir discuter ensemble des points d’améliorations les plus évidents, et surtout des plus gênants pour la Royauté, et donc les plus prioritaires à réformer. C’était un sujet qui risquait bien évidemment de ne pas s’épuiser en une simple heure, alors Amaryllis espérait que le Prince avait prévu assez de temps pour pouvoir aborder convenablement les différents sujets.
Elle avait donc pris le soin, comme toujours, de se placer dans ses meilleurs atours. Elle n’avait évidemment plus accès à sa tenue d'apparat de la Compagnie Tylwaen, mais s’était revêtue d’une tenue qui s’en approchait dans l’idée. Une tenue distinguée, carrée et formelle : Pantalon, veston, chemisier, agrémenté d’un petit ruban liant sa chevelure à la moitié de son dos environ, l’assemblage était noble sans être superficiel. Sa ceinture permettait d’y placer sa lame, qu’elle avait du néanmoins laisser à l’entrée du Palais, pour des raisons évidentes. Mais elle ne partait jamais sans. Question de principe.
L’ancienne mercenaire se présenta légèrement en avance devant le bureau du Prince Renmyrth, où elle fut accueillie et guidée par Vlora, sa secrétaire. Après un peu d’attente, elle fut enfin amenée, et annoncée par celle-ci à Aeron. Amaryllis s’avança alors légèrement, avant de saluer le jeune prince d’un salut militaire conforme aux usages dans le milieu. Le prince n’était pas la personne la plus puissante du Royaume vis-à-vis des décisions militaires, mais nul doute qu’en faire un allié était essentiel à ses ambitions.
« Votre majesté, je suis honorée de vous rencontrer, et de pouvoir vous assister. » déclara-t-elle simplement, puisque son nom avait déjà été annoncé par Vlora et que la redite était donc complètement inutile. Il l’avait appelé ici, il savait qui elle était, et quel était son domaine de prédilection et son utilité au sein du Royaume. Néanmoins, une requête précise n’avait pas été formulée pour cette entrevue, donc Amaryllis ignorait si le Prince désirait aborder un sujet particulier ou non.
Bien entendu, elle n’irait s’installer en face du prince que sur proposition de celui-ci, se tenant toujours droite pour le moment. Le brun était plus jeune qu’elle, mais elle connaissait également sa réputation, et savait qu’il était un homme de faits et de logique. Amaryllis n’ajouta rien dans l’immédiat, préférant laisser le prince engager la conversation. S’il était si sérieux qu’on le disait, il devrait déjà avoir une bonne idée d’un sujet à aborder avec elle. La conversation devrait ensuite évoluer d’elle-même. Mais maintenant, quels problèmes étaient prioritaires aux yeux du Prince?
La Commission avait réalisé un recrutement surprenant aux yeux du Prince. Non qu’il y était opposé : tout cela rentrait dans le budget qui avait été défini au préalable, donc l’organe administratif de la Garde était bien libre de le dépenser de la façon qui lui semblait la plus judicieuse. Ensuite, les financiers et comptables du Royaume se chargeraient de vérifier si cela avait été correct ou non, et évaluer le retour sur investissement. Le couple royal n’était pas très dur là-dessus, au vu de la santé financière et de la prospérité du pays, mais ce n’était pas une raison pour tout accepter, comme des thermes au Grand-Port, par exemple.
Cette ligne budgétaire restait encore et toujours un mystère que personne ne parvenait à expliquer.
Il avait fallu un peu de temps à Aeron pour comprendre exactement quel serait le rôle jouer par Tylwaen pour la Commission, mais il comprenait que ce serait un angle d’attaque différent. Déjà, parce qu’elle ne disposerait d’aucun statut véritablement officiel au sein de la Garde en tant que telle, et ensuite car son statut serait pour moitié celui d’externe. Il supposait que l’angle d’influence permettrait un rayon d’action inhabituel, et que c’était sur cela que la Commission entendait jouer.
Peut-être y avait-il également des enjeux de pouvoir sous-jacents. Sans doute, même : la Commission voudrait probablement raffermir son influence sur la Garde, en tout cas ceux qui étaient en-deça des rangs de gradés, plus difficiles à toucher car relevant de façon plus directe du Commandant. Oui, il pouvait imaginer cela comme une action impulsée par le Ministre des Armes, voire ses parents.
Dans tous les cas, il lui fallait se positionner vis-à-vis de cette évolution, pour parvenir à en tirer parti également : la garde avait toujours été, traditionnellement, la sphère d’influence de Père, mais il viendrait un temps où ce serait la sienne, et il entendait bien être prêt, a fortiori maintenant que ses terreurs nocturnes n’étaient plus qu’un souvenir sans griffes ni crocs.
« Bienvenue, Amaryllis Tylvaen. Asseyez-vous, je vous en prie. »
Aeron s’était contenté d’un simple hochement de tête, toujours assis dans son fauteuil en cuir, derrière un imposant bureau en acajou couvert de dossiers en tout genre. Il décala le parchemin sur lequel il venait de griffonner quelques notes, reposa sa plume sur le petit porteur et reboucha sa bouteille d’encre avant de s’attarder à détailler la femme qui devait avoir une dizaine d’années de plus que lui, d’après les informations dont il disposait.
Rousse, athlétique, avec des cornes. Dépourvue d’armes, évidemment, et les gardes royaux du palais et qui se trouvaient à l’entrée de ses appartements l’avaient bien vérifié. Vlora se trouvait dans une pièce attenante, disponible si nécessaire, mais néanmoins concentrée sur son propre travail. Le Prince croisa les mains devant lui.
« J’espère que notre collaboration, aussi bien entre nous qu’avec le Royaume et la Garde au sens large, sera fructueuse. Je vous ai convoqué aujourd’hui pour en apprendre davantage sur ce que vous escomptiez faire afin d’améliorer l’efficacité de la Garde, et la préparer à faire face aux différents dangers auxquels nous pourrions être exposés. De ma compréhension, il s’agit là de votre mission première au service de la Commission, est-ce bien cela ? »
Il s’arrêta quelques instants, s’appuya en arrière contre le dossier de son siège.
« Cela ne figure pas dans les informations dont je dispose, mais avec qui étiez-vous en contact pour le recrutement ? »
Cette question devrait lui permettre de tisser les liens relationnels nécessaires pour comprendre plus en détail ce qui était en train de se tisser au sein de la Commission et pourrait impacter la Garde, évidemment. Si quelqu’un tentait spécifiquement d’acquérir de l’influence, il valait mieux le savoir, même s’il n’y était pas foncièrement opposé.
« Je suppose que, dans vos objectifs, figure également le renforcement de la sécurité de Mère et Père, a fortiori suite à l’enlèvement de la Reine il y a quelques temps ? »
Voilà qui devrait mettre en lumière assez rapidement ses marges de manœuvre.
« Comme vous le savez sûrement, les Tylwaen sont spécialisés dans la protection rapprochée des grandes personnalités de ce Royaume, en tant qu’alternative privée à la garde se voulant plus disciplinée. Cette position a placé ma famille et le pouvoir en place en froid depuis de nombreuses générations. Mon rôle ici est donc bien celui que vous avez exposé : Croiser mes propres expériences et enseignements avec les pratiques de la Garde, afin de la rendre plus efficace face aux divers scénarios qu’elle peut rencontrer. » expliqua-t-elle alors dans un premier temps dans de petits gestes calmes. Elle avait un petit peu occulté sa relation avec sa famille en ce moment, jugeant que ce n’était pas ici une réponse nécessaire à la question. Même si elle ne comptait, bien entendu, pas le cacher, surtout à quelqu’un comme le Prince.
« Les circonstances me séparant de ma famille étant particulières, je ne peux pas parler en leur nom. Mais je ne doute pas que notre collaboration sera fructueuse, je pense que le monde de la Garde et celui de la Compagnie Tylwaen ont beaucoup à apprendre l’un de l’autre. » déclara-t-elle alors, peut-être un peu prétentieuse, et aussi un peu mensongère. Pour Amaryllis, les méthodes de la garde étaient bien plus en tord que les siennes. Mais elle savait aussi que le changement se devait d’être graduel pour ne pas brusquer toute l’organisation, et que ses propositions soient acceptables, et acceptées.
« Je suis entrée en contact avec le ministère des armes et ai été rattachée ensuite à la Commission, de façon semi-officielle. Je ne sais pas exactement entre quelles mains mon dossier est passé, mais j’ai suivi le test standard d’entrée dans la Commission, malgré mon statut particulier. » poursuivit-elle ensuite, même si le test en question n’avait bien évidemment pas été fait en toute honnêteté, la fin justifiait les moyens. Et elle comptait tout de même se rendre utile : Sans résultats, elle n’irait pas bien loin.
Peut-être que par le passé, le stress aurait gagné le meilleur d’elle dans une telle situation face au Prince. Elle n’était pas parfaitement calme dans une situation encore si peu habituelle, puisque d’habitude c’était elle qui possédait le pouvoir auprès des hommes de la Compagnie. Cela ne l’empêchait pas de garder son regard améthyste vers celui d’Aeron.
« Mon domaine d’expertise correspond le mieux à la protection des personnes les plus importantes du Royaume. Cela inclut bien évidemment en plus du couple royal, vous-même, votre sœur, ainsi que tous les membres du gouvernement. Il faut éviter qu’une situation désastreuse similaire ne se reproduise et que l’acte de ce terroriste n’inspire pas d’autres de tenter leur chance à leur tour. » ajouta-t-elle alors, puisque même s’il parlait de ses parents, il n’était clairement pas à l’abri, ni lui ni tous les ministres. Elle ne voulait pas pour autant inspirer un climat de terreur, mais la reine aurait très bien pu mourir ce jour-là.
« Néanmoins mes attributions se veulent plus vastes et mes conseils pourront porter sur les tous les aspects et niveaux de la garde, ou même potentiellement vous concerner vous-même afin que vous puissiez voyager de façon plus sûre au besoin. Cela reste bien évidemment des conseils, et en aucun cas des obligations. » continua-t-elle alors de présenter ses différentes assignations, et également ambitions. Même si elle n’avait aucun pouvoir exécutif au sein de la garde, le Prince serait plus que suffisant pour appuyer d’éventuelles réformes. Bien évidemment, le changement risquait de ne pas plaire à certains.
« Si vous désirez, d’ailleurs, apprendre quelques bases martiales pour pouvoir vous défendre un minimum en situation d’urgence, n’hésitez pas à venir me trouver. Même si je ferai au mieux afin que cela ne vous serve jamais, des imprévus peuvent arriver. » conclut-elle, préférant pour le moment ne pas embrayer sur les différents points et dossiers qu’on lui avait exposé. Entre un souci de discipline flagrant, une indépendance forte des régiments, une garde bien trop relâchée et détendue en service pour certains ou bien des méthodes discutables mettant l’image des forces de l’ordre - et de la Couronne - en péril… Il y avait du travail qui l’attendait.
Avec une rigueur toute militaire, la Consultante Tylwaen s’assit en face de lui, et il ne put s’empêcher de noter les écarts de posture : si lui-même se tenait bien évidemment droit, il était plus détendu, comme il séyait à un noble, alors que la femme ressemble bien davantage à un garde qu’elle nous voudrait sans doute l’admettre. Quoi qu’elle en dise en évoquant la supériorité naturelle de la Compagnie familiale sur l’armée du Royaume, en tout cas en ce qui concernait la protection des personnes importantes, des corps militaire et paramilitaire restaient proches.
« Oui, je suppose que nous pouvons en tout cas tirer quelque chose de l’échange avec la Compagnie Tylwaen, ce qui était le but du recrutement. »
Si le Prince comptait bien se mêler davantage des affaires de la Garde et de sa Commission, domaine traditionnel de Père, il n’avait pas pour autant pour objectif de jeter un pavé dans la mare et prétendre que tout allait mal avant qu’il ne s’en occupe.
« Le fait est que la Garde fait, malgré les récents incidents, remarquablement bien son travail : la Tour Sombre, et la Cité Enfouie ont été explorées et contrôlées, également grâce à l’aide du bon peuple d’Aryon, mais sous la gouverne des soldats de métier. Et le Royaume reste paisible. »
De fait, il ne fallait pas qu’Amaryllis Tylwaen ait l’impression d’avoir reçu un blanc-seing de la part des dirigeants, qui lui donnerait tout pouvoir sur une organisation fonctionnelle.
Aeron se contenta de hocher la tête en apprenant que la femme ne souhaitait pas détailler pourquoi elle venait de s’éloigner de sa famille. Il l’apprendrait bien assez vite par ses propres réseaux dans tous les cas, si une note n’était pas déjà présente au sein de la Commission sur le sujet, ou bien sur le bureau du Maître-Espion. Il lui suffisait de se la procurer, tâche tout à fait à sa portée. Tout comme il essaierait d’apprendre rapidement entre les mains de qui le dossier de la Tylwaen était passé avant d’arriver à un poste de consultante rattachée à la Commission. Les jeux de pouvoirs ici présents seraient suffisamment révélateurs des enjeux politiques.
Quand le sujet revint sur la protection de la famille royale, et, bien évidemment, de l’enlèvement de Mère, Aeron braqua ses yeux bleus sur la militaire de profession. Ils avaient assurément le même objectif.
« Parvenir à juguler ces menaces fait, je suppose, partie de vos premiers objectifs. J’espère ardemment pouvoir compter sur votre expertise à ce sujet, et ne peux qu’insister sur le danger que cela fait courir au Royaume, qu’il s’agisse de mes parents, de ma grand-mère, de ma sœur ou moi-même. »
Oui, même Atheas, dont les fugues périodiques risquaient d’entraîner des instabilités, surtout quand il était le seul héritier restant. Bien évidemment, si elle venait à disparaître définitivement, cela serait objectivement moins grave que si lui décédait dans des circonstances tragiques. Après tout, il avait été élevé pour hériter, contrairement à elle. Mais le Royaume avait tenu malgré son absence de plusieurs mois, et Père et Mère étaient encore jeunes, suffisamment pour former sa cadette.
Le Prince cligna des yeux. Certes, il avait perdu en muscle, suite à sa disparition et les longs mois de terreur qui avaient suivi, mais il semblait y avoir un malentendu.
« Bien que je n’aie pas l’expérience d’un soldat de carrière, j’ai été formé toute ma jeunesse au maniement des diverses armes par des maîtres et tuteurs. Si l’entraînement est maintenant assez lointain, après plus d’un an sans pratique, je sais normalement tenir une épée par le bon bout. Et je me souviens de la première règle qui m’a été apprise : il faut planter le bout pointu dans la personne d’en face. »
Ç’avait été la phrase favorite de son premier instructeur, un garde couturé de cicatrices, qui la disait toujours en rigolant.
« Néanmoins, effectivement, il pourrait être intéressant de se livrer à quelques essais. »
Peut-être cela serait-il moins gênant que de solliciter un Garde Royal ou un instructeur. Après tout, Aeron se devait d’être exemplaire dans tout ce qu’il accomplissait. Il pourrait commencer par reprendre des exercices de renforcement musculaire dans sa chambre, sans doute. Encore fallait-il en trouver le temps.
Il y eut une légère tape à la porte.
« Entrez, Vlora. Du thé, Consultante Tylwaen ? Ou des biscuits. Servez-vous. »
Dans un bruissement de jupes, l’assistante du Prince posa le plateau sur la table, servit de tasses, avant de s’esquiver discrètement par la porte, non sans avoir jeté un regard évaluateur à la rousse.
« Au-delà de la protection de la Royauté et du Gouvernement, avez-vous d’autres préconisations qui vous viennent peut-être ? Par exemple, en lien avec le désert volant qui vient d’apparaître dans le sud du Royaume. »
Si rien n’était prévu, il pourrait ainsi voir sa capacité d’improvisation et d’analyse.
Comme le signifiait Aeron, la Garde ne faisait pas mal son travail. Le fait est qu’elle ne le faisait pas mal pour un Royaume paisible, mais qu’elle était extrêmement peu préparée à des perturbations fortes. Arrêter quelques criminels en vadrouille était une chose, être prêt à protéger le Royaume face à des menaces plus conséquentes en était une autre.
Dans tous les cas, elle était bien consciente que la famille royale représentait le cœur du Royaume. S’ils venaient à disparaître, la situation pourrait dégénérer en des crises de succession comme le Royaume n’en avait certainement jamais connues depuis des siècles. Les gens avaient, après tout, tendance à oublier que les dangers pouvaient être multiples.
Bien entendu, le Prince n’était pas connu pour son tempérament guerrier même si Amaryllis ne doutait pas qu’il avait reçu les enseignements minimaux sur comment tenir une arme, et un petit peu l’utiliser. Elle avait peut-être utilisé le terme de “bases” à tord. Juste qu’aux yeux de la rouge, le Prince était encore un amateur. Mais peut-être serait-elle étonnée de ses prouesses? Elle aurait toutes les occasions de le découvrir. Elle rigola d’ailleurs à ce fameux conseil que tous les instructeurs donnaient aux débutants, assez amusée de l’entendre avec une sorte de candeur de la bouche du prince héritier.
« La règle la plus importante, en effet. Mais l’art des armes fait partie de ceux où l’on arrête jamais d’apprendre et de s’améliorer. Chaque arme a son utilité, ses forces et ses faiblesses, bien plus que de simplement planter ses ennemis avec le bout pointu. Améliorer vos compétences martiales vous permettrait aussi de gagner encore plus en respect auprès de certains qui jugent les personnes en partie sur leurs prouesses au combat, en plus de pouvoir plus efficacement vous protéger. » répondit-elle alors, bien consciente que ce n’était pas forcément la priorité pour lui, mais que ce serait aussi un bon moyen de se rapprocher d’une des personnes les plus importantes du Royaume. Comme le Prince l’avait dit lui-même, quelques essais, où elle aurait à le convaincre sur un autre domaine.
Vlora entra, sans un mot, alors qu’Amaryllis détourna son regard vers l’assistance du Prince. Les deux femmes échangèrent un bien drôle de regard, se jugeant l’une l’autre comme pour s’évaluer mutuellement. Même si elle ne faisait qu’apporter le thé, elle semblait concernée par le bien-être du Prince. Mais devant une telle proposition polie, Amaryllis fut un minimum rassurée. Cela voudrait dire que l’entrevue était faite pour durer.
« Avec plaisir, merci à vous. » déclara-t-elle tant à Vlora qu’à Aeron lui-même, acceptant volontier cette tasse de thé. Elle ne s’en empara pas de suite, préférant tout d’abord répondre à la prochaine demande du Prince. Le désert volant, son arrivée avait fait grand bruit dans tout le Royaume, et Amaryllis avait déjà une petite idée de comment formuler la chose.
« Je pense, à titre personnel, que nous avons tous été assez chanceux que cet endroit soit désert. Aurait-ce été une invasion ou des pillards d’un nouveau genre, bien préparés, que le Grand Port - surtout vu sa garde… - n’aurait pas pu résister. Cela ne veut pas dire que tout danger soit écarté pour autant. » commença-t-elle alors à répondre, même si c’était ici bien plus une remarque qu’un conseil, il aidait à placer le fait que le Royaume n’était pas prêt à faire face à de grands bouleversements.
« Outre les différents soucis opérationnels, le fait est que la Garde est assez peu spécialisée dans ses rôles. Notamment, dans le cadre du désert volant, si nous avions des troupes de reconnaissance spécialisées, nous n’aurions peut-être pas perdu la première expédition. » poursuivit-elle alors avec de véritables propositions cette fois. Comment aurait-elle géré la chose de son côté? Bien différemment. Le Royaume semblait ne pas être disposé à l’établissement de troupes hautement spécialisées. Un choix qu’elle pouvait comprendre tant cela était généralement coûteux. Mais Amaryllis n’était pas là pour faire des économies.
« Personnellement, j’aurai demandé la mise en place un camp avancé proche des ruines et du désert, en tant que base avancée. Mise en place par des experts logisticiens de la garde - qui n’existent pas pour le moment - il s’agirait d’une base ravitaillée en ressources, vivres et munitions, personnel de soin, et personnel combattant. » expliqua-t-elle alors, abordant la création de deux nouvelles escouades spécialisées de la Garde. Des éclaireurs, ainsi que des logisticiens pour la mise en place d'infrastructures lors de grandes opérations, ainsi que l’approvisionnement des troupes sur place.
« Cette base avancée servirait aussi d’endroit centralisé de regroupement des informations. La communication est une partie essentielle de toutes les opérations et chaque escouade se doit d’avoir au minimum un officier chargé des communications, que ce soit avec un don de Lucy ou bien un cristal de communication, ainsi qu’une personne dans l’arrière garde pour relayer d’éventuelles alertes. Le camp avancé pourra alors rediriger les autres escouades pour porter assistance à celles en difficulté, ou envoyer un détachement de combattants montés pour leur porter assistance, qui est autre chose dont manque le Royaume. » ajouta-t-elle alors, même si les unités d’intervention rapides existaient, leur discipline et leurs méthodes restaient discutables.
« Je pourrais développer ce sujet pendant une durée qui ne serait pas raisonnable, mais, si je devais résumer mon analyse, c’est que la Garde manque un peu de spécialisations. Même si certains éléments sont sûrement très doués dans ces domaines, leurs potentiels s’en retrouvent mal utilisés. Dans le cadre du désert volant, nous avons juste envoyé des escouades livrées à elles-même découvrir un endroit inconnu et dangereux sans aucun autre support que la promesse de les récupérer dans vingt-quatre heures. Sans possibilité de se ravitailler en vivres ou matériel médical ni support militaire. » poursuivit-elle alors, illustrant ses paroles de petits gestes, donnant un peu de vie à ses mots sans restée plantée droite comme un i.
« Même si j’espère de tout coeur que les escouades réussiront, vous conviendrez qu’elles manquent de support, ainsi que de réels experts pour les guider dans ce nouvel environnement inédit. » conclut-elle alors, gardant son regard violet vers le prince, espérant avoir pu montrer qu’il y avait beaucoup à changer dans l’organisation de la garde. Une fois sa tirade terminée, elle en profita alors pour se saisir de sa tasse de thé, et de laisser un filet du breuvage couler entre ses lèvres.
Du thé de très bonne qualité.
Mais qui manquait cruellement d’alcool.
Le Prince devait bien admettre que, s’il savait se servir d’un certain nombre d’armes, parmi lesquelles l’épée, la lance, le bouclier, les lames bâtardes ou à deux mains, ce n’était de fait évidemment pas son cœur de métier : il pouvait se défendre en cas d’attaques par des inconnus qui n’avaient eux-mêmes pas eu de formation, et il disposait d’une très bonne base technique, mais les situations réelles lui étaient bien lointaines.
« Sans doute avez-vous raison, fit-il en hochant gracieusement la tête. Je n’ai bien sûr pas la prétention de me battre aussi finement qu’un professionnel, ou que vous, sans nul doute. De plus, l’entraînement maintenant lointain fait que je suis sans doute rouillé : je vais réfléchir à votre proposition. »
Le Capitaine Arthorias ne rechignerait pas à lui affecter un instructeur particulier, ou même à s’en charger lui-même. Tylwaen semblait également favorable à l’idée. Et Aeron se rendait bien compte que Père jouissait d’un prestige sans commune mesure avec son travail réel : chacun reconnaissait qu’il était un combattant aguerri, du fait de son passé, avant de devenir roi, et lors des affaires militaires, il revenait immanquablement sur le devant de la scène, prenant la place de Mère. Donc, effectivement, faire ces preuves de ce point de vue rassurerait le peuple.
Et être tout à fait apte à se défendre lui éviterait peut-être de se retrouver dans la même situation que Mère avec son enlèvement.
L’analyse de la consultante sur l’arrivée du désert volant était de fait intéressante, et faisait montre d’une ouverture d’esprit qui pouvait paraître absurde de prime abord, catastrophiste sans doute, argueraient les financiers et le pouvoir en place, mais elle avait ses mérites, et le prince comprenait pourquoi la femme d’âge mûr avait été retenue par la Commission pour examiner tout cela.
« Oui, si le Désert Volant avait été peuplé d’ennemis belliqueux, ou de monstres qui se seraient jetés sur nous, nous n’aurions peut-être pas été prêts. Nous pouvons faire la même analyse pour la Cité Enfouie ou la Citadelle des Tréfonds, qui mènent à l’autre bout de la Frontière, sur laquelle nous sommes tristement peu informés. »
Mais il reprit la parole immédiatement.
« Que sous-entendez-vous à propos du Régiment du Sud ? Malgré ses frasques, le Capitaine Al-Rakija a toujours fourni des résultats exemplaires, même si ces… méthodes ne sont pas vraiment du goût de la Commission. Ou des miennes, mais tant que l’attendu est obtenu, nous aurions mauvaise grâce de critiquer la compétence. »
Le Capitaine n’avait pas su assurer sa protection lors de la Tour Sombre, mais quelqu’un l’aurait-il pu ? Le Prince en doutait. Et le Lieutenant Rivolti n’avait manifestement rien à faire à une soirée mondaine ou dans les archives royales, mais cela tombait bien : ce n’était pas son travail. Jusque-là, rien ne semblait bien choquant pour Aeron.
« Toutefois, pour revenir aux risques d’invasions, toutes les explorations lancées jusqu’à présent ne se sont achevées qu’avec deux résultats : la disparition des corps expéditionnaires, ou le retour bredouille des aventuriers. Rien n’indique qu’une autre civilisation pourrait encore exister dans le monde, et les théoriciens et théologiens supposent même que Lucy aurait pu effacer les populations antérieures donc nous ne trouvons que des vestiges. Une hypothèse rassurante, vous en conviendrez aisément. »
Il n’y accordait pas grand crédit, mais toujours était-il qu’ils n’avaient jamais rencontré d’autres peuples et d’étrangers, et qu’ils semblaient bien seuls sur ce bout de continent délimité par la Frontière au nord, et l’océan partout ailleurs.
« Vous proposez donc de spécialiser la garde en des corps d’armes standardisés, est-ce bien cela ? Avec des éclaireurs, des troupes de choc, des médecins, et des moyens de communication plus avancés ? L’idée est alléchante, bien entendu, mais le coût… »
Aeron fronça les sourcils, parcourant mentalement les budgets.
« … Le coût serait pharaonique et les fruits n’en seraient accessibles que dans plusieurs années. En plus de devoir former les nouvelles recrues, il faudrait de surcroît des instructeurs. L’Astre de l’Aube, peut-être, pourrait être mis à contribution, et… »
Le Prince était déjà à raisonner de la faisabilité du projet, un exercice qu’il appréciait tout particulièrement. Attrapant sa plume et rouvrant son encrier, il griffonna quelques valeurs sur un parchemin.
« C’est intéressant. J’attends vos propositions détaillées avec impatience. Nous devrons sans doute consulter Mère, le Ministre des Armes, Dame Milan pour l’aspect financier… Si les coûts s’avèrent trop importants, il faudra peut-être lottir l’effort sur plusieurs dizaines d’années, ce qui ne représente pas en soi un problème. »
Car dans plusieurs d’années, il serait toujours roi, a priori.
« Concernant l’organisation de l’exploration du désert volant, c’est ainsi que le Royaume a toujours procédé pour les ruines et autres endroits mystérieux. Je suis d’accord qu’il y a une perte d’efficience. Toutefois, Aryon a toujours permis à chaque habitant de tenter sa chance –ou sa malchance, au demeurant-, dans ce genre de cas. Un revirement politique engendrerait un mécontentement considérable au sein de la population, qui serait privée de la possibilité d’enrichissement subit en trouvant des artefacts précieux. Il suffit de voir leurs réactions en lien avec la Citadelle des Tréfonds, et le nombre de ‘’chercheurs’’ qui ont essayé de s’y introduire par effraction, obligeant la garde à positionner un camp à cet endroit, pour surveiller l’entrée. »
C’était tristement vrai : après les pertes engendrées par les expéditions précédentes, l’entrée avait été scellée jusqu’à ce qu’un groupe d’aventurier sélectionné sur-mesure ait l’autorisation d’y aller, et revienne avec des informations pour le moins troublantes. Mais ce n’était pas l’objet de leur réunion.
« Nous n’avons pas d’experts pour un milieu désertique, je me dois de vous le signaler. Nous avons fait ce que nous avons pu avec les archipels, les îles, et les parties les plus chaudes du pays, mais le désert volant est un tout autre environnement. La liberté est un des fondements d’Aryon. »
Tel un miroir, le Prince attrapa sa propre tasse, et fit tourner le liquide qui s’y trouvait pour humer le parfum qui s’en dégageait. Les notes épicées lui donnaient l’impression que son acuité croissait de seconde en seconde, même s’il ne s’agissait que d’une vue de l’esprit. Quelques gorgées plus tard, il reprit la parole.
« J’espère que vous continuerez de travailler à d’autres hypothèses. Et, possiblement, de façon rapprochée avec la Garde Royale ? »
La question était ouverte : c’était cette dernière qui était principalement en charge de la protection du Gouvernement et de la Royauté.
Là encore, il semblait bien comprendre là où elle voulait en venir, même si leurs avis n’étaient pas forcément identiques sur bien des points. En même temps, quelle valeur aurait-elle si ses avis étaient exactement les mêmes qu’une personne d’influence comme le Prince? Comment prouver qu’elle apporterait quelque chose en plus si elle était parfaitement d’accord avec lui? Sa posture restait tout à fait honnête, même si son éducation voulait lui faire imposer plus de rigueur à une garde civile que son père considérait comme étant ramollie… Amaryllis était parfaitement capable de passer outre.
« Le Régiment du Sud compte parmi ses rangs de très bons éléments, c’est indéniable. Le problème étant que les méthodes du Capitaine Al-Rakija, si elles sont intéressantes et efficaces pour attrapper des criminels tapis dans l’ombre, font douter la population. Une activité assez différente d’un conflit ouvert et direct. Et, face à une armée de bêtes ou d’autres événements de grande ampleur, la population locale se doit de faire confiance à sa garde pour éviter des paniques de masse et une perte totale de contrôle sur la situation. » répondit-elle alors, jugeant d’ailleurs elle-même que certaines stratégies employées n’étaient pas désastreuses. Le souci était bien plus le comportement de ces gardes ternissant l’image de l’institution, et par extension, du Royaume.
Aeron continua rapidement en lui signalant que ces différents évènements se sont toujours bien passés jusqu’ici, et que beaucoup d’experts affirmaient que les hommes étaient les seuls grands bâtisseurs à subsister en ce monde. Amaryllis n’en savait rien, elle n’était pas spécialement éduquée théologiquement à ce genre de théories ou autres hypothèses. Mais elle savait parfaitement où elle voulait en venir avec ce genre de discours.
« Même si l’on a bien l’air d’être les seules bâtisseurs en ce monde, la faune du Nord et des océans, ainsi que certains effets magiques, sont encore très mal connus et pourraient amener des situations désastreuses. Choisir l’hypothèse la plus rassurante est rarement le meilleur choix, tant c’est en se préparant au pire que l’on peut obtenir le meilleur. Pour le moment, Lucy nous a sourit. » répondit-elle alors, exposant simplement son avis, même si elle n’était pas spécialement prête à se lancer dans un débat théologique avec le Prince… S’il désirait s’engager sur ce terrain. Amaryllis ne voulait pas non plus se lancer dans un discours complètement alarmiste et complètement hors de propos. Il était vrai que le Royaume était en paix depuis des siècles, et sans problèmes gravissimes… Mais c’était bien pour cela qu’il n’était pas préparé à affronter la prochaine crise. Arrivera-t-elle prochainement? Ou bien seront-ils tous deux morts depuis longtemps lorsqu’elle surviendra? Seule Lucy le savait.
Le Prince avait également abordé le coût de telles mesures, un problème dont Amaryllis était bien consciente. Les gratte-papiers en charge du budget n’approuveraient sûrement jamais de telles dépenses en temps de paix. Mais le brun était bien plus rassurant, et bien conscient des limites d’un tel dispositif. Clairement, le Prince impressionnait la rousse. Il avait beau être réputé parfaitement sérieux, voir ses raisonnements en action était inédit, surtout quand on savait qu’il gérait tous types de domaines. Il semblait prêt à endosser ses responsabilités à tout moment.
« C’est bien cela. Ce sont des principes un peu oubliés vu les activités plus civiles de la garde où seuls les espions ont subsisté en tant que corps de métier inédit. Bien entendu, ces nouveaux corps d’armes sauraient se défendre et combattre au besoin, mais ce ne serait pas leurs attributions principales. » commença-t-elle à répondre, afin de développer légèrement ces points même si cela restait assez logique qu’un garde, même de support, devait savoir manier les armes.
« C’est effectivement un investissement conséquent et dont l’effet ne sera pas immédiat. Je pourrais vous faire parvenir un document plus détaillé avec les différents corps, leurs attributions, les compétences requises ainsi que leur proportion attendue dans l’effectif total de la garde, afin de maximiser leur efficacité. Bien entendu avec une estimation des coûts de formation et de fonctionnement. » déclara-t-elle alors, un tel dossier ne s’écrivant pas vraiment à la volée. Mais s’il bénéficiait d’une relecture et d’un support royal, il aurait encore plus de poids. Même si elle n’avait pas particulièrement hâte de débattre budget avec Dame Milan… Elle verrait bien si une telle démarche serait nécessaire ou non.
« De plus, ce genre de projets n’empêchent pas d’autres réformes en attendant sa mise en place. Notamment avec la Garde Royale, vu les derniers événements, bien entendu. N’hésitez évidemment pas à me solliciter sur n’importe quel sujet que vous jugeriez prioritaire. » ajouta-t-elle alors, même si cela nécessiterait quelques discussions avec des gardes royaux pas forcément très enclins à voir une Amaryllis mettre le nez dans leurs méthodes de fonctionnement. Elle n’était pas encore trop au fait de leurs méthodes, à vrai dire, toute l’étendue du fonctionnement de la garde était un sujet bien trop vaste pour être étudié en l’espace de quelques jours. Néanmoins, même si sa proposition était de façon sous-entendue censée concerner son attribution, elle ne serait pas contre être sollicitée par le Prince sur n’importe quel autre sujet s’il jugeait ses conseils dignes de valeur.
« J’approuve le fait de faire appel à des personnes extérieures pour ce genre d’opérations, surtout si elles disposent de compétences inédites ou particulièrement utiles. Néanmoins, si tant de personnes ont tenté de s’infiltrer illégalement dans la Citadelle, c’est aussi car ces artefacts peuvent faire partie d’un trafic de l’ombre. Laisser des citoyens participer à ces expéditions sans un minimum d’investigation pourrait très bien propulser certaines reliques dangereuses entre de mauvaises mains… Je ne sais pas à quel point les espions contrôlent ces choses-là, mais il me semble important que ces artefacts historiques ne se retrouvent pas utilisés par des criminels en tout genre. » précisa-t-elle finalement. Même si elle était plutôt opposée à la participation de civils aléatoires lors de ce genre d’expéditions. Idéalement, collaborer avec la Guilde des Aventuriers et certains civils aux compétences précises et bien connus du Royaume serait bien plus envisageable pour Amaryllis. Pour le moment, commencer déjà à renforcer ce côté là de ces expéditions serait déjà appréciable. Mais il ne faisait pas vraiment partie de ses priorités. Après tout, à quoi bon faire appel à un civil lambda si l’on a un militaire formé pour ce genre d’expéditions dangereuses?
L’avis de la conseillère Tylwaen sur le régiment du sud rejoignait assez le sien, mais elle semblait avoir des informations supplémentaires. Aeron n’avait pas connaissance d’un manque de confiance de la population dans les méthodes du Capitaine et de ses troupes, mais il se nota d’investiguer la situation. Peut-être y avait-il des études qui avaient été menées sur le sujet. Si non, sans doute fallait-il les réaliser. Un sondage de chaque région du Royaume pour obtenir l’avis des concitoyens sur différents aspects pourrait être riche d’enseignement, mais l’ampleur de la tâche à réaliser…
Une ministre de la Magie avait bien tenté de recenser tous les pouvoirs des habitants, mais l’offre avait été un échec retentissant, beaucoup d’habitants n’en voyant pas l’utilité, sans parler de ceux qui pouvaient utiliser leur Don de Lucy pour leur bénéfice personnel et n’avaient donc aucun intérêt à en laisser une trace quelque part. Une initiative qui n’avait donc hélas pas porté ses fruits. Et pourtant, un sondage dans les grandes villes…
La pensée lui restait en tête, donc il l’archiva et décida de se pencher plus tard sur la question, et de faire quelques recherches, peut-être dans les archives royales, ou directement auprès de l’archiviste.
« A l’inverse, nous ne pouvons nous préparer à la pire hypothèse : le calcul du risque se base également sur la probabilité que l’événement se produise, et force est de constater, après plusieurs siècles, que le fenrir ne passe pas la Frontière, que le Léviathan ne s’approche pas des côtes, que les dragons ne survolent pas les villes du Royaume… Il ne faut tomber ni dans un excès d’optimisme, ni un trop-plein de catastrophisme. La vertu réside dans la modération. »
Les écrits regorgeaient d’éléments plus ou moins véridiques sur ces monstres légendaires et apocalyptiques mais, que ce soit le fruit d’une magie ancienne ou simplement leurs caractères, ils restaient loin des humains, se contentant de défendre leurs territoires, et encore. A leur échelle, un habitant du Royaume n’était sans doute pas davantage qu’une fourmi, après tout.
« Nous pourrions commencer par des formations légères pour avoir des gardes plus polyvalents, avant de les spécialiser. A part l’entraînement aux armes, de fait, à ma connaissance, il n’y a pas de formation additionnelle. Si certains se sentent de l’appétence pour les soins, ou le travail d’éclaireur et de pisteur… Cela pourrait ouvrir des possibilités intéressantes. »
L’Astre de l’Aube pourrait également travailler plus étroitement avec la Garde de ce point de vue-là. L’organisation médicale gagnait de jour en jour en influence, et, même s’il n’appréciait pas réellement le docteur Weiss, il était tout à fait apte à faire fi de ses sentiments et ressentiments personnels pour guider le Royaume sur la meilleure voie. Bien entendu, le mieux serait que quelqu’un d’autre s’en charge, pour lui éviter ces réunions fâcheuses.
« Très bien, j’attends vos estimations avec impatience. N’hésitez pas à dessiner plusieurs hypothèses, suivant l’investissement réalisé. Les services budgétaires du Royaume pourront sans doute vous aiguiller sur ces points. »
Il s’arrêta quelques secondes, resservit du thé qu’il fit tourner délicatement dans sa tasse avant de prendre une gorgée et de le reposer sur la soucoupe. Les yeux dans le vague, il essaya d’évaluer une somme, mais la réalité des choses était qu’il n’avait pas regardé les comptes de la Garde depuis bien longtemps, et que la formation des cadets lui était bien lointaine. Il fallait également comptabiliser le coût des formateurs, de la formation en elle-même, avant d’obtenir les retombées bénéfiques…
« Concernant la Garde Royale, j’escompte que vous travaillerez en relation étroite avec le Capitaine Hekmatyar pour améliorer les choses. Cela ne peut continuer comme cela. Et si ma disparition, au sein même du Palais, est difficilement contrable, celle de Mère, ainsi que les fugues d’Atheas, se doivent d’être empêchées pour la stabilité du Royaume. »
Cela dit, il attendait de voir quel Garde Royal parviendrait à empêcher Atheas de disparaître. A moins de lui couper l’usage de son pouvoir au sein du Palais et sa bulle d’anti-magie, ce qui reviendrait dans les faits à l’enfermer, et était difficilement tolérable. Aeron en venait à se demander si une disparition définitive de la princesse ne règlerait pas le souci. D’un autre côté, en tant que deuxième héritière du trône, sa présence était nécessaire, même si ses capacités laissaient fortement à désirer…
« La lutte contre la contrebande et tous les traffics, quels qu’ils soient, fait évidemment partie des attributions de la Garde, et du pôle espionnage. Certains objets à la déontologie suspecte ont malheureusement toujours circulé au sein du Royaume et, si quand nous parvenons à les récupérer, nous les isolons ou les détruisons, Aryon ne manque pas d’enchanteurs prêts à tout pour s’enrichir, et de gens pour requérir des objets de ce type. Toutefois, le pays n’est pas apte à supporter budgétairement une permanence d’explorateurs, d’où l’existence de la Guilde qui, tout comme vous d’ailleurs, n’est pas sans jouer le rôle de consultante. »
Après tout, la Guilde développait des capacités, notamment chez les Saphirs, totalement différentes de la Garde.
« Restreindre ce champ d’action à la Guilde pourrait être une idée intéressante, mais ne ferait que déplacer le problème de quelques millimètres : il n’y a pas réellement de critères d’entrée, il suffit de s’inscrire pour devenir officiellement aventurier. Donc les habitants dotés d’intentions néfastes n’auraient qu’à postuler de la même manière, et cela complexifierait considérablement la gestion de la Guilde. L’idée n’est malheureusement pas applicable en l’état. »
Amaryllis Tylwaen était clairement une débutante en ce qui concernait l’exercice politique du pouvoir et les retombées des décisions, cela ne faisait aucun doute. Pourtant, elle approchait les problèmes méthodiquement et disposait d’une perspective légèrement différente qui n’était pas en ouvrir beaucoup de possibilités. Son recrutement, pour le Prince en tout cas, était une action très positive, et il y avait beaucoup à tirer de sa présence au sein de la Commission. Il se nota de faire en sorte qu’elle puisse exercer l’œuvre pour laquelle elle avait été sélectionnée dans les meilleures conditions.
« Je n’ai pas la prétention de pouvoir arrêter un Fenrir ou un Dragon de s’en prendre au Royaume. Là encore, la question est de savoir où placer la barre des ressources pour garantir la sécurité du peuple sans conduire le Royaume à la ruine. Et c’est très loin d’être une question aisée, bien au contraire même. » répondit-elle calmement, préférant laisser le débat ouvert pour une prochaine fois que d’y plonger durant de longues heures tant leur rendez-vous était limité dans le temps et que bien d’autres points étaient plus prioritaires. Après tout, sans lui avoir donné carte blanche, le Prince semblait prêt à investir un petit peu de budget dans ses idées.
« Rajouter quelques nouveaux cursus à l’Académie serait en effet une première idée, ainsi que de compléter la formation de certains gardes en service. L’idée est certes de former des combattants capables de maintenir l’ordre, mais pas des brutes non plus. Maîtriser la reconnaissance, les premiers soins, l’enquête, ou encore l’assistance aux victimes, semble en effet primordial pour tous. Si cela fait naître des vocations de spécialisation, c’est parfait. » déclara-t-elle alors, même si le côté plus polyvalent était assez loin de ce qu’elle imaginait, tout bon garde se devait de maîtriser des compétences de base que tous ne possédaient pas. Notamment certains qui visiblement ne se sont jamais vus enseigner la bienséance selon certains rapports de la Commission.
« L’idée finale serait tout de même d’avoir des éléments plus spécialisés, avec notamment la création dans chaque unité de rangs particuliers. Cela permettrait par exemple aux médecins de combat ou aux unités de reconnaissance de gagner en responsabilités et de ne plus être qu’un simple nombre dans la masse des soldats. Mais des gardes avec un rôle précis, et un devoir. Cela peut paraître dérisoire, mais rien qu’un titre peut influer le fonctionnement d’une unité bien plus que des ordres vociférés depuis le quartier général de la Commission... » développa-t-elle alors, même si elle n’était pas certaine que des réformes venant de la Commission passent tranquillement chez beaucoup de régiments… Si elles venaient avec un support princier et le fait que certains gardes spécialisés y gagnaient en reconnaissance et en responsabilités, il était bien plus difficile de les refuser. Et finalement, tout le monde était gagnant.
Amaryllis ne s’attarda pas directement sur le sujet de la Garde Royale, le réservant pour un petit plus tard, préférant tout d’abord développer son opinion sur la participation de civils à ce genre d’expéditions et le combat contre le trafic d’objets dangereux. Ce n’était pas un sujet qu’elle avait plus creusé que cela, mais pour les explorateurs, ils avaient parfaitement leur place dans la Garde même si la Guilde était aussi présente sur le domaine.
« Un corps entier d’exploration est en effet difficilement maintenable en dehors de ces évènements bien particuliers, mais rien n’empêche à ces gardes de faire partie d’une unité d’un régiment particulier. Leurs talents ne seront pas mal utilisés en enquête, ou en préparation d’un assaut sur une base criminelle, et j’en passe. Là encore, ils pourraient être appelés à tout moment pour des missions de plus haute importance et réquisitionnés au besoin. Cela aussi serait assez positif pour eux de faire partie de quelque chose de plus, de plus grand. » déclara-t-elle alors, se servant justement de cette réplique du prince pour un peu appuyer son idée précédente. Même si la structure d’une unité était voulue pour être assez stricte, cela permettait aussi de directement mobiliser les gardes les plus utiles pour une tâche donnée sans avoir à éplucher des dizaines de dossiers. Même si cela n’empêchait pas bien sûr des médecins de faire de la reconnaissance ou des troupes de choc de réaliser des premiers soins.
« Je pense également que restreindre ce genre d’opérations uniquement à la Guilde ne résoudra pas vraiment le problème. Même les aventuriers ne possèdent pas forcément toutes les compétences possibles et imaginables face à des situations parfois inédites. De même, lancer une opération d’espionnage d’envergure sur tous les participants externes à la Garde à chaque fois serait beaucoup trop coûteux. Néanmoins, réaliser ce genre d’opérations aléatoirement de temps en temps, pourraient en dissuader certains. Ils ne voudront pas forcément prendre le risque que l’on vienne mettre le nez dans leurs affaires… » proposa-t-elle alors, même si ici aussi le domaine de l’espionnage n’était pas vraiment son fort, elle ne manquait pas d’idées. Elles n’étaient pas toujours des plus raffinées, il était vrai, mais cela lui donnait des premières pistes pour la constitution de projets bien plus formels. Et cela lui permettrait aussi de voir à quel point cela plairait au Prince.
« Quant à la Garde Royale, j’irai voir le Capitaine Hekmatyar, en espérant qu’il soit réceptif aux changements. Les institutions les plus traditionnalistes sont souvent les plus ardues à adapter, et à s’adapter… D’expérience. La Compagnie Tylwaen elle-même souffre de ce défaut. » finit-elle par conclure, même si elle ne savait pas comment le Capitaine allait réagir à sa présence. Plus son rôle était important, plus il était facile de voir d’un mauvais œil les conseils extérieurs. Un piège dans lequel Aeron ne semblait pas tomber, à première vue. Peut-être encore un peu jeune… Amaryllis était néanmoins curieuse de pouvoir le croiser dans un exercice moins formel de ses fonctions.
La discussion était indubitablement fructueuse, et le fait d’avoir recruté une consultante externe, si elle avait laissé le Prince, nombre de Conseillers et de membres de la Commission sceptiques à l’origine, démontrait déjà son intérêt. Il modéra son relatif enthousiasme : il ne s’agissait pour l’instant que de paroles en l’air, certes charmeuses et qui entrouvraient des portes jusqu’alors fermées, mais il fallait analyser le résultat final.
« Je ne pense de toute façon pas que quiconque ait la prétention d’arrêter un Fenrir, y compris parmi les Saphirs, dans tous les cas. Mais nous sommes effectivement en phase sur l’allocation des ressources. Si vous avez géré la compagnie Tylwaen, vous savez sûrement qu’il s’agit d’un exercice d’équilibriste, a fortiori pour le Royaume, qui gère un périmètre autrement plus large. »
Il s’arrêta une fraction de seconde.
« Sans vouloir être désagréable, bien entendu, il ne s’agit que des faits. »
Parfois, les gens avaient tendance à se braquer bêtement alors même qu’il ne faisait qu’énoncer une évidence, prouvant à chaque fois l’adage selon lequel toute vérité n’est pas bonne à dire était vrai. Cependant, comme il cherchait à établir des rapports positifs avec la Consultante et à accroître sa connaissance de la Garde et sa Commission, il paraissait judicieux de ne pas lui donner l’impression qu’il la prenait de haut.
« L’idée finale est effectivement intéressante, et je suis, de fait, extrêmement curieux du résultat de vos analyses. Quand à la spécicialisation, il s’agira, je suppose, d’une démarche à moyen terme, plusieurs années ? Il faudra après tout recruter les spécialistes, instructeurs, pour créer le socle de compétences avant de parvenir à le transmettre. Quant à la création de branches spéciales, titrées, je présume que cela fera partie de vos propositions. Il faudra peut-être également sensibiliser le Commandant et les Capitaines à tout cela. »
Il était certain que changer les corps de la Garde, leur structure, pour peut-être les standardiser, ne se ferait pas sans mal. Après, chaque Régiment disposait de ses spécificités qui le rendaient aptes à effectuer ses missions dans son affectation géographique, et si certaines unités comme les Valkyries semblaient un peu douteuses au Prince, tant que les résultats étaient là, il estimait naturel que les gradés disposent d’une marge de liberté. Cela dit, d’autres unités comme le Génie pourraient être reproduites, quoique cela reviendrait à diluer l’effectif sur tout le territoire et diminuer l’émulsion intellectuelle en un lieu…
Chaque option présentant ses avantages et inconvénients, il était important de peser exactement le pour et le contre.
« En vérité, concernant la possibilité de chaque citoyen de participer aux expéditions officielles, cela fait partie du ciment du Royaume, qui nous lie tous dans un objectif patriotique. J’ai moi-même participé à l’expédition de la Tour Sombre, et Père, le Roi, a également en son temps été un membre de ce genre de corps exploratoires. Au-delà de toutes notions d’efficience et de sécurité, les implications politiques à gérer suite à des restrictions d’accès seraient à évaluer précisément de notre côté. Ce qui ne vous empêche pas de faire une proposition en ce sens. Concernant les capacités à faire du pôle espionnage, je laisse le sujet en suspens, je ne dispose pas présentement des informations. »
Enfin, il savait que ledit pôle connaissait des difficultés actuellement, et qu’il avait toujours été très réduit par rapport aux autres régiments, ce qui s’expliquait par la relative stabilité et prospérité du Royaume. Et que, par conséquent, il était plus facilement conduit à se retrouver submergé de demandes, qu’elles viennent de la Garde ou soient plus… politiques.
« Oui, vous vous apercevrez que le Capitaine Hekmatyar a véritablement à cœur de remplir son office du mieux possible, même quand la situation est complexe. »
Le Prince avait en personne beaucoup échangé avec le patron de la Garde Royale à l’occasion d’une fête qu’il avait organisée, et l’homme s’était avéré tout à fait ouvert d’esprit et à la discussion. Peut-être que proposer des modifications sur son petit lopin de terrain serait accueilli différemment, toutefois. Mais si les faits étaient là, et ils l’étaient, peut-être n’aurait-il pas le choix.
« Tous ces échanges ont été parfaitement instructifs, Consultante Tylwaen. J’ai hâte de voir le résultat de vos investigations et vos études, dans tous les cas. J’espère que vous me fournirez une copie du rapport que vous remettrez à la Commission. »
De fait, il semblait au Prince que tous les sujets à aborder l’avaient été, et si la possibilité de s’entraîner avec la femme d’âge mûr semblait également intéressante, il préférait pour l’instant privilégier les instructeurs de la Garde, ou ceux qui l’avaient formé à l’origine : il devait tout d’abord se refaire une santé physique avant de se ridiculiser devant quelqu’un qui risquerait de trop parler.
Mais il avait hâte, enfin la sensation d’avancer, et de s’être décider à lancer un engrenage qui lui permettrait de mieux comprendre une part du Royaume et de l’état de laquelle il s’était tenu soigneusement éloigné jusqu’à présent.
Ses propos sur la compagnie Tylwaen ne l’atteignirent pas vraiment, elle ne l’avait jamais réellement dirigée non plus, puisque son père gérait toute les ficelles de l’entreprise. Même si Amaryllis avait été parfaitement formée pour reprendre sa suite. Alors certes elle était familière avec l’exercice mais les ressources pour ce genre de projets n’étaient pas les mêmes non plus. La discipline était, au final, à peu près la même, bien que les chiffres et le nombre d’hommes variaient. Elle avait de tout de façon montré qu’elle avait conscience de ce genre de choses et n’allait pas faire des propositions creuses et irréalisables. Du moins elle espérait que le Prince avait compris ça ainsi.
Amaryllis n’avait pas encore vraiment pu interagir avec les officiers de la Garde, et, visiblement, le Capitaine Hekmatyar serait sûrement la première entrevue qu’elle aurait. A moins qu’elle ne décide d’échanger quelques mots avec Arban avant. En tant que commandant, il aurait aussi peut-être des choses à partager. Dans tous les cas, entre ses analyses, ses propositions, et ses entrevues, elle aurait certainement de quoi faire dans les prochains temps.
« Je n’y manquerais pas, ainsi que de vous informer des points que je jugerai dignes de votre intérêt, si tant est qu’ils se présentent. » répondit-elle alors, même si avoir un regard royal sur ses rapports et autres documents était stressant, ce serait aussi un moyen efficace de profiter des avantages qui pouvaient y être liés et de pousser sa carrière vers de nouvelles hauteurs. Après tout, Aeron avait une grande influence, malgré son âge, en tant qu’héritier de la couronne. Peut-être avec un peu de chance arriverait-elle aussi à s’en rapprocher un peu plus personnellement, mais le brun était loin d’être accessible autrement que professionnellement, de ce qu’elle avait entendu.
« N’hésitez pas non plus à venir vers moi si vous avez la moindre question ou demande. Je serai ravie de vous assister. » proposa-t-elle, et, même si la phrase avait été prononcée dans un cadre professionnel, la rousse l’avait volontairement laissé très vague et générique. Après tout, ce n’était qu’une proposition, il pouvait en faire ce qu’il voulait. Et puis un rapport ou un soldat pouvait bien attendre une journée de plus, si cela lui permettait d’un peu mieux connaître et comprendre le Prince.
Mais sur ces conclusions d’usage, le temps était certainement venu de se séparer. Elle n’avait pas spécialement fait attention à l’heure, elle n’allait pas dire le contraire. Mais certainement que le temps qui lui avait été alloué était déjà atteint, ou bien était sur le point de l’être. Il fallait dire qu’elle n’était certainement pas la seule personne qu’Aeron allait recevoir aujourd’hui. Son travail était certainement encore plus difficile que le sien, vu la quantité d’informations qu’il se devait d’absorber chaque jour...