-C’est là ?
-C’est là.

Le temps est dégueulasse. Il pleut comme si le ciel avait décidé d’inonder le royaume. Le soleil est couché, mais le jour a été sombre du fait de l’imposante couverture nuageuse et bien noir qui a recouvert la capitale. Avec la pluie qui s’immisce dans le moindre interstice de vos fringues pour vous rappeler comment elle est glacial, il y a le vent cinglant qui se dit que c’est pas suffisant de vous noyer par au dessus, c’est aussi rigolo de vous envoyer des briques de flottes dans la figure. Puis le fleuve est mouvementé. Certaines vagues s’écrasent contre les quais avec une vigueur qui vous emporteriez si l’envie vous prenait de trainer trop proche de l’eau. Comme si quelqu’un de sain d’esprit allait faire cette erreur, hein. J’essaie de trouver un peu de chaleur dans une tige de tabac que je protège du creux de ma main. Maigre solution. En face, les traits tirés de mon gars sûr semblent se creuser sous les assauts de météo.

-Qu’est ce que tu vas faire, Jack ?
-Je vais jeter un œil.
-Fais attention. Faudrait pas qu’il t’arrive un pépin.
-J’en ai vu d’autres.

A priori, tout ceci se passerait après les événements du désert volant, alors, des emmerdes, j’en ai croisé quelques unes. Je fous une claque rassurante sur l’épaule de mon pote avant de jeter un autre regard à la devanture du rade. Un endroit qui ne paie pas de mine. Le genre d’endroit où on se dit qu’il doit avoir trois tables à l’intérieur et suffisamment de place pour mettre le double de gars. Puis, quand on regarde dans son ensemble et qu’on s’aperçoit que les baraques à côtés n’ont pas l’air d’avoir de portes donnant sur les ruelles, c’est que le bâtiment est peut-être plus grand qu’il n’en a l’air. Qu’il ne veut en avoir l’air. Pourtant, c’est plutôt bien situé sur l’ile Lutecia avec en face l’ile citadelle, à mi-chemin entre les dispensaires de l’ile Lutecia et le Conservatoire. Au carrefour de quatre bras de la rivière luisante traversant la capitale. Un endroit de choix. Un endroit qui voit passer beaucoup des bateaux alimentant la capitale en tout ce dont elle a besoin. Un endroit où il se dit beaucoup de choses.

Un bar. Vous voyez où je veux en venir ? C’est assez naturellement que des gens de mon réseau ont tenté d’approcher les proprios. Parler de ce qu’on fait. Ecouter, fournir des informations, aider les gens. Le boulot des Petits Potes. La main sur le cœur, l’information est un outil qui peut grandement aider la vie des gens. Et avoir ces gars là en plus, ça paraissait être une bonne idée. Alors, mes gars, ils y sont allés comme d’habitude. Bienveillant. Ouvert d’esprit. Pas enclin à foutre la merde. Des gens biens quoi. Sauf qu’ils n’ont pas été reçus avec la même manière que les centaines de gars avant. Alors, certains refusent, certes, c’est leur droit. Mais renvoyer mes gars dans la boue la tête la première parce qu’ils n’aiment pas leur gueule, c’est quand même pas très sympa, si vous voulez mon avis. Voilà pourquoi un conseiller de la guilde des aventuriers surveille sous la tempête des éléments un établissement guère accueillant en bord de fleuve. Parce que ça n’a rien à voir avec la guilde. Il s’agit d’affaires personnelles. Et il y a toujours une question d’honneur à défendre l’intégrité de ces hommes. Surtout que quand ça se passe moyennement bien, quand j’y vais, on résout les problèmes. Ils s’excusent même. Sauf que là, ça s’est vraiment mal passé. Et je pense qu’il faudra faire preuve d’un soupçon de diplomatie.

Je sors de la protection d’un bout d’auvent pour traverser les vingt mètres me séparant de mon objectif, le temps de se prendre trois rafales de côté et de perdre ma cigarette. Joyeux. Je me précipite à l’intérieur, dégoulinant de flotte, la gueule noyée tout autant et la moustache prête à se faire essorer. Trois marches pour descendre un peu sous terre et j’avise la pièce principale. De la pierre. Des cristaux de lumières à des endroits stratégiques pour éclairer ce qu’il y a besoin et laisser l’ombre à ceux qui la désirent. Un comptoir tout en longueur avec un gros costaud devant les bouteilles qui me toisent sans un sourire. Pas que lui qui me fixe. Les gens se sont arrêtés de faire ce qu’ils faisaient, tournant la tête pour me dévisager. Juste à côté de l’entrée, je sens l’haleine faisandé d’un gros bras qui a préféré faire son boulot de vigile à l’intérieur pour pas se faire emporter par les éléments. Une fissure dans le plafond laisse passer des gouttes tombant dans une flaque. Le seul bruit qui est autorisé dans cette fenêtre du temps. Ça, et des rumeurs qui viennent de deux couloirs à l’autre bout de la pièce avec des rideaux qu’on tire pour pas qu’on puisse voir ce qu’il s’y passe.

Plus grand que prévu, hein ? Salon de jeu ? Combat illégal ? Marché noir ? Ça sent l’illégalité. Toute l’illégalité n’est pas forcément mauvaise. Tant qu’elle ne cherche pas à emmerder les gens. Que des gars aiment se foutre des gnons dans la figure et gagner de l’argent dessus, ça me dérange pas. J’ai moi-même acquis, avec un copain, un club de bagarre dans la capitale. Des règles. On les applique et ça reste convivial. Je suis ouvert d’esprit, du coup. Peut-être même qu’on jouera aux cartes, c’est sympa, les cartes, non ? Le vigile me dévisage avant de me détailler de la tête au pied. Je soulève ma cape dévoilant que j’ai rien de particulier sur moi si ce n’est une lame sur le côté que je dépose à côté lui et qu’il range dans une petite armoire. J’avise d’autres joujoux dans le même style que moi et pourtant, les ruelles alentours sont plutôt sûrs. Je traverse la salle jusqu’au comptoir. Au fil des pas, les gens retournent à leurs affaires. Peut-être parce que tout cela ne les concerne pas.

-Qu’est-ce que tu veux ?
-Une bière ?
-Va pour une bière. T’as tête me dit quelque chose.
-J’ai un physique assez commun aussi.
-Avec cette moustache ?
-Peut-être pas, mais la vie est riche en rencontre, non ?
-Mouai.

Il me verse un truc qui, contrairement à ce qu’on pourrait croire, n’est pas dégueu. Avoir l’air d’être truand ne vous oblige pas à vendre de la pisse. Je mets l’argent sur le comptoir et je me décale un peu. Je sens un peu l’atmosphère avant d’aller plus avant. Du coin de l’œil, je vois le tavernier faire un signe à un gars de la salle qui finit par se lever avec l’air de celui qui fait un truc parfaitement normal avant de se glisser derrière un rideau. Je bois.

-Sale temps, hein ?
-Oui.

Pas très causant.

Elle dénote complètement dans le paysage. Les embruns des vagues s’arrêtant sur les quais, les chemins boueux, les trafics en tout genre et le déchargement de tas de marchandises divers ne rendent pas l’endroit le plus propre possible. On sent plus facilement sous ses doigts la texture poisseuse de la crasse que la douceur d’un bois bien lustré et ciré. Les hommes et les femmes sont à l’image des lieux dans lesquels ils vivent. Pas crasseux, quand même. Mais pas du genre à se pomponner pour être le plus présentable et le plus avenant possible. Il suffit d’une flaque d’eau, d’une boue trop glissante ou d’un pigeon facétieux pour vous dégueulasser en moins de deux. Alors, on ne fait pas masse d’efforts. Et comme beaucoup n’en font pas, c’est un peu la normalité. Alors, il y a bien des lieux discrets avec un peu de beauté, de douceur et d’aromes parfumés, mais ils sont gardés jalousement pour des moments rares. A l’extérieur, le monde n’est pas très propre.

Sauf elle.

Je l’aurais croisé dans une soirée de la noblesse qu’elle serait passée inaperçue. Jeune, avec ça. Je saurais pas dire. Pas plus de vingt-cinq ans, mais avec l’assurance d’en avoir dix de plus. Bien sapé genre beauté fatale inspirant l’émoi au premier abord avant qu’elle ne se révèle intouchable sans y perdre un doigt. Une rose. Qui a du pouvoir. En trinquant, j’ai identifié une demi-douzaine au moins de gars qui sont dans son camp. Deux gars vu du coin de l’œil me dressent un portrait grossier de ces types, que je généralise à la bande. Si autant l’inconnue est élégante et énigmatique, ces hommes sont davantage abrupts et clair dans leurs choix de vie. Des mains capables de défigurer des gens. Des regards qui ne souffrent d’aucune pitié quand il s’agit de faire le boulot qui s’impose. Une assurance presque aveugle d’être le maitre de la situation. Ça ne laisse que peu de doutes, si le sang et la chute d’un corps en avait laissé. C’est le crime organisé. Les ombres de la Capitale. Là où la loi royale n’existe pas. Là où l’argent est roi. Là où le pouvoir s’obtient sur les cadavres de ces prédécesseurs. Rarement mort de causes naturelles.

Drôle de se dire que le barman qui a renvoyé mes gars dans la boue pourrait limite se faire lui-même jeter de son établissement tellement il n’a pas l’air serein. Moins drôle de se dire que je suis aussi dans l’établissement et j’ai attiré l’attention. Probablement mon charme naturel. Je peux vous dire que c’est pas souvent une bénédiction de taper dans l’œil des gens. Va falloir jouer bien. J’ai une grande expérience des gens. Quand même. Et le principal désamorceur de situation, c’est quand même le rire. Et un peu de bagou. J’en ai un peu, je crois. Je me tourne vers elle, je luis souris.

-Ca se voit bien que vous ne me connaissez pas. J’ai plutôt l’habitude des bars. Quelqu’un connaît « Le Carreleur » ? C’est à deux pâtés de maisons d’ici, rue des clés.
-Ouai, je connais. Un bar tranquille.
-En plus, Gary n’est pas avare sur les bières.
-Ah oui, c’est sûr.

Le gars confirme mes propos et échange un regard avec sa patronne, l’air de dire que je n’affabule pas. Je cause de deux autres rades comme ça, visant ceux qui pourraient coller aux profils des bonshommes. Il y a toujours des affaires pas très propres. Les gens ferment les yeux parce qu’on est pas là pour être des justiciers. Ils font leur truc. Tant qu’ils n’emmerdent personne, il n’y a pas de problème. Ça arrive souvent que dans un rade, un soir, on observe des gars autour d’une table, dans un coin, et qui si tu tendais l’oreille, t’entendrais des trucs qui intéresseraient bien la garde. Mais est-ce que la vaut le coup de se faire égorger dans une ruelle pour « l’exemple » à balancer ça aux autorités ? Pas vraiment. Alors, on évite.

-Les bars, c’est quand même un super lieu pour faire de belles rencontre, boire à n’en plus avoir soif et passer de bons moment, non ? Une partie pour se connaître. Une petite chanson pour la bonne ambiance, n’est-ce pas la raison même d’un bar. L’ambiance est pas très folle. Est-ce qu’on ferait pas quelque chose pour ça ?

Je lève mon verre, prêt à trinquer directement avec elle. M’attendant à tout moment à me faire suriner dans le dos.

-On pourra faire connaissance après, non ?

J’ai beau trinquer avec elle, je ne me sens pas du tout tirer d’affaire pour autant. Cette fâcheuse impression d’être dans le filet d’une créature capable de vous tuer pour un caprice ne me quitte pas d’un cheveu. Et évidemment qu’elle repart à la charge pour me tirer les vers du nez. L’objectif est de montré que ne suis pas un ennemi. Donc, un ami, me direz-vous. Mais mon honneur m’interdit de m’acoquiner avec des criminels. Détourner le regard, c’est une chose, car il y a toujours des criminels, quoi que l’on fasse, mais devenir leur complice, ce n’est pas Whiskeyjack. Ce n’est comme ça que mes parents m’ont élevé et je ne pourrais pas les regarder en face si je livre mon honneur à la criminalité pour sauver ma peau. Ce qui ne me laisse qu’une option : l’entre deux. C’est qui est clairement l’option la plus complexe, hein.

Donc, faut l’amadouer. La première idée, ça serait de la faire rire. Car femme qui rit, femme qui ne met pas fin à ta vie. Je crois que c’est un truc dans le genre. Enfin, je suis pas persuadé qu’on ait le même humour. Je pourrais me montrer utile. Genre parlé de mes petits potes. De mon réseau d’informations, tout ça. Je suis un gars utile, c’est vrai, mais ça irait à l’encontre du premier principe, parce qu’un réseau d’informations pour des criminels, c’est toujours bon à exploiter. Mauvaise idée, donc. Il reste plus que la curiosité. Intrigué. Rester insaisissable et en même temps suffisamment inoffensif pour ne pas être une menace. Chercher à déterminer de quoi elle a peur en priorité afin de ne pas tomber là-dedans. Et plus les minutes défileront, plus je sauverais ma peau.

-Je cherchais quelque chose d’authentique. Un endroit où les gens ne revêtent pas des masques en permanence. Loin des gens qui mettent leur nez dans vos affaires. De ceux qui vous disent que vous devez pas faire ca et ça parce que c’est pas bien. Loin des gens trop importants pour ne serait-ce que vous voir. Loin des grandes rues et de la lumière. On dit que c’est dans les endroits sombres que l’on est vraiment soi et qu’on vit la vraie vie.

Je bois une nouvelle gorgée. Je pense que j’ai ratissé large en prétextant que je veux fuir à peu près tout ce que produit le royaume de gens de lumières, mon interlocutrice étant clairement du côté ténébreux de la face du Royaume. Je pourrais même passer pour quelqu’un d’intéresser par l’attrait séduisant d’une expérience criminel même si, sans doute, je porte pas la délinquance sur le visage. Sur le coup, on peut pas m’incriminer du délit de sale gueule. Cette moustache est quand même fameuse, non ? Je me tourne dos au comptoir et je pose les coudes dessus comme si j’étais un peu chez moi, et je regarde les gars de la salle. Ces gars. Je me dis qu’il serait pas une mauvaise idée d’y aller un peu de front. A rester trop sur la défensive, je me risque à me perdre moi-même. Le crime, c’est de l’audace, non ? c’est ce saisir d’une occasion quand elle se présente à vous, mais c’est aussi de provoquer l’occasion.

-Si j’avais su, je serais venu une autre fois, je vous avouerais. Je ne voulais pas déranger aux milieux de vos affaires. C’est que ça doit demander du boulot et du temps. Et moi, j’arrive au milieu de tout ça. Surprise. La coïncidence peut prêter intriguer, c’est sûr. Mais la vie, c’est aussi une succession de hasard, non ?

Je vois des regards se tourner vers moi et des rictus déplaisants sur plusieurs visages. Que je cause ouvertement de ce qui la concerne, ça doit interpeller dans les rangs de ces portes-surins. Il y a un qui se lève, les deux pouces sous ces bretelles, prêt à répondre au moindre mouvement de sa patronne pour me faire oublier l’envie de parler de trucs qui ne me concerne pas. Mais j’y pense, c’est qu’on a pas vraiment fait les présentations. Je manque à tous mes devoirs et même si je risque ma vie, c’est une chose malheureuse que de ne pas se présenter. Je me tourne vers elle.

-Au fait. Moi, c’est Jack.

Je vous ai déjà dit de l’utilité d’avoir un pseudonyme. Regardez-moi. Ne pas donner le moindre indice sur son prénom et vous êtes comme anonyme. Les mauvaises langues diront que comme je me présente tout le temps comme Jack, personne ne me connaît sous Whiskeyjack, mais assurément, ils ont tort. Jusqu’à maintenant, ça ne m’a conduit à de fâcheuses situations. Pourquoi ça commencerait ? Je prends ma bière et je bois à nouveau.

-C’est donc une proposition, Masha ?

Je finis mon verre et je commande la même chose d’un geste au mec du comptoir qui s’exécute avec précision. Je ne dis jamais non à un jeu. Même s’il s’agit de parier de l’argent. Ça fait partie des activités dans ce genre d’établissement et ceci depuis que ce genre d’établissement a été créé par l’espèce humaine. L’un est même indissociable de l’autre. Vous imaginez jouer à des jeux d’argents dans une boutique de porcelaine ou dans un hall de la garde ? Evidemment que non. Ça, les chansons à boire et les rencontres de tous bords, c’est le crédo des bars et des auberges. Après, on peut se demander si c’est une bonne idée d’accepter. Si j’ai la main dans la gueule du monstre, je propose carrément d’y mettre la tête. Mais pour poursuivre la comparaison animalière, tenter de retirer la main et peut-être bien que le monstre se décidera à croquer plus vite que je ne peux la bouger. C'est-à-dire que ça pourrait paraître bizarre et malavisé. Puisqu’en apparence, on ne semble pas prêt à me suriner sauvagement. Ou alors, la demoiselle semble aussi dérangée qu’elle n’est puissante en ces lieux.

J’ouvre donc la marche, verre à la main, vers l’arrière salle comme si c’était tout naturel et qu’il y a même pas cinq minutes, j’avais peur pour ma vie. Tirant le rideau, je m’embarque vers l’arrière salle, suivi par la nouvelle propriétaire des lieux, probablement curieuse de savoir où va finir la petite souris Whiskeyjack dans la toile de son territoire. Derrière, c’est plutôt grand, pour sûr, mais c’est pas forcément extrêmement animé. Faut dire qu’a priori, le changement de propriétaire a été si récent que certains ont préféré prendre la tangente de crainte de ne plus faire partie de la clientèle tolérée en ces lieux. Beaucoup trop prudent, probablement, car un bon client est souvent un client qui a de l’argent à perdre. Le reste, les gens sont assez peu regardants dans ce genre d’endroit et ceux qui sont restés le savent. Tant qu’ils auront de la monnaie à perdre, ils seront les bienvenus. Je passe en revue les gars, vérifiant rapidement si je ne connais personne. Certaines têtes se retournent vers moi et je vois des regards briller d’une incompréhension soudaine, puis des sourires se dessiner comme s’ils semblaient reconnaître un vieux copain. Puis l’apparition de Masha derrière moi suffit à anéantir toutes velléités de faire la causette. Jouer de l’argent, oui. Jouer sa vie, peut-être moins.

J’avance parmi les tables, observant les différents jeux plutôt classiques. J’avise les différentes sorties. D’un côté, probablement un passage qui mène à un escalier et une partie peut-être plus administrative, mais peut-être aussi pas encore laver de l’ancien propriétaire. S’en approcher serait sûrement malvenu. D’autres passages mènent vers des pièces privatives où l’on peut causer sans être écouté. Ou miser des grosses sommes. Je vous avoue tout de suite que je n'ai pas pensé à venir avec mes économies, hein. Je prends l’initiative de descendre les deux marches menant à l’une de ces tables à l’écart. Probablement qu’on ne trouvera pas d’autres partenaires de jeux parmi les gens d’ici. Possible aussi que la patronne ait ses propres gars charger de plumet discrètement les pauvres gars à la recherche d’une fortune bien illusoire. Toute façon, c’est l’histoire de battre le carton pas longtemps pour l’exemple, non ? Je prends une chaise dans le coin, je pose mon verre. Elle pose son jeu de cartes. Je sors le mien.

-Alors, lequel prendre et à quoi joue-t-on ?

Son jeu n'est pas dégueu, même si le côté très rouge n’est guère rassurant. Pour un peu, on pourrait s’imaginer que c’est pas un jeu comme les autres, enchanté pour favoriser son propriétaire. Je ne sais pas, hein, je ne connais pas toutes les possibilités de l’enchantement. De mon côté, c’est un paquet tout neuf que j’ai récupéré pour pas grand-chose à un petit vendeur du côté du marché aux puces du quartier des œillets. Les dos des cartes représentent un entrelacs de plein de choses que je n’arriverais pas à vous décrire là, maintenant. Pratique, hein ? Mais à chaque fois que je les regarde, j’ai l’impression que l’image est différente, comme si je remarquais des détails une fois et d’autres détails une autre fois. Le tout est très joli. C’est pour ça que je l’ai récupéré. Et puis, j’avais plus de jeux de cartes. Et comme vous l’imaginez bien. Entrer dans un bar sans un jeu de cartes, c’est risquer de passer à côté de parties fabuleuses.

C’est vrai que pour faire quelque chose de plus officiel, les gens ont recours à du personnel. Des croupiers. J’aime pas trop ça, pour vous dire. J’aime bien le contact des cartes dans les doigts et j’avais déjà commencé à mélanger mon beau jeu de cartes quand le gars a tendu la main pour le récupérer, ce que j’ai fait non sans une pointe de réticence. Évidemment qu’il va en prendre soin, c’est son boulot, mais c’est mon nouveau jeu de cartes, alors il y a comme une sorte d’affection vis-à-vis du paquet. Comme si j’entendais l’âme des cartes battre d’impatience de jouer leur première partie avec leur nouveau maître. Ou alors, c’est juste l’alcool dans ma tête. Enfin, on ne saura pas. Le poker, c’est quelque chose d’assez courant dans les tavernes. Après, quand on ne mise rien, ça perd un peu de son charme et de son sens stratégique, notamment parce que vous pouvez partir jusqu’à la cinquième carte sans avoir peur de perdre quelque chose. Et puis, ça manque de stratégie, puisque vous n’avez rien à miser avant la révélation des trois premières cartes, de la quatrième et de la cinquième. Nombre de parties se gagnent avant que tout le jeu soit révélé, par le bluff et la peur de perdre trop pour un gain plus qu’hypothétique. Dans les bars, on parie des verres et des tournées. C’est bon enfant, c’est agréable et il y a quand même un intérêt pécuniaire. J’évite de proposer ça ici. Je ne suis pas sûr que ça soit bien reçu.

-On compte quand même les points, hein, sinon, c’est un peu triste.

C’est une façon de faire quand on n’a rien à gagner. Si tu gagnes avant les trois cartes, tu gagnes un point. Si tu gagnes après les trois cartes, la quatrième et la cinquième, tu gagnes quatre points. Un point après chaque révélation. Histoire d’éviter de partir avec rien et de donner de l’enjeu à aller jusqu’au bout. Une autre variante des tavernes consiste à parier des révélations. Le genre de petits secrets ou histoire à raconter aux potos, toujours pour donner de l’enjeu, mais qui importe peu au final. Là aussi, je ne m’avance pas du tout sur ce type de proposition. J’suis sûr que ça sera mal pris. On va quand même tenter de causer un peu, sinon, ça va être quand même triste.

On commence donc et ça permet de se dévisager en silence, genre on se jauge du regard pour savoir si on bluffe ou pas. Les premières mains sont assez lentes. Même s’il n’y a pas d’enjeu, il ne s’agit pas de perdre. C’est comme ça. La fierté du jeu l’interdit. On s’observe, on essaie de noter des habitudes de comportements qui se traduiront par un bon jeu ou non dans la main de l’adversaire. Je finis mon verre assez rapidement mais heureusement, l’établissement bénéficie d’un service à table plutôt rapide, ce qui n’est pas désagréable. Les premières mains sont à mon désavantage et Masha part avec une bonne avance dans les points. Je reçois un bon jeu, je trouve, mais c’est un peu ma façon de faire d’habitude. Quand on mise généralement, on ne balance pas trop de choses au début. L’alcool aidant, les mises suivantes deviennent intéressantes et en se couchant tôt sur les premières manches, on arrive à décrypter certaines informations et lire le jeu de ses adversaires. C’est ce que je fais. Et je brosse un peu aux compliments pour tenter de pousser Masha dans une zone de confort qui la rendra vulnérable à la suite de la partie.

-Et bien, vous avez beaucoup de chance. Ou alors, beaucoup de confiance.

Que ça pourrait être doublement interprété, pour sûr.

Bon. Faut avouer. Elle a le chic pour plomber l’ambiance toutes les cinq minutes, à sortir des phrases à vous faire croire que vous allez vous prendre un carreau d’arbalète dans la tête, tiré depuis un trou de souris dans la cloison par un tireur qui fait le pied de grue là depuis une heure, sur l’ordre de mademoiselle parce qu’elle l’aura décidé et puis c’est tout. J’pensais qu’on avait mis de côté les soupçons et les tensions pour apprécier une petite partie de cartes ? Comme si le plaisir simple du jeu, voire même le divertissement dans un sens plus général, ne semble pas trouver grâce à ces yeux. Une perte de temps. Triste vie. En attendant, c’est encore moi qui aurais la vie la plus triste si je commets un faux-pas. Je me couche malgré une bonne main pour m’octroyer un peu de temps avant d’organiser ma défense et faire genre que les menaces en petit caractères dans le texte ne m’inquiètent pas plus que ça dans l’immédiat.

Je pourrais monter un flan. Parler d’un quelconque boulot qui aurait une justification à venir ici. Je pourrais dire que je suis un aventurier en recherche de nouveaux lieux de débauche, puisque dans l’imaginaire collectif, c’est ce qu’on s’imagine de mes troupes. Mais c’est un coup à se mettre en danger. Qu’est ce qui vous dit qu’elle n’a pas un aventurier dans la poche qu’elle ferait venir pour demander son avis sur mes explications. Un aventurier qui pourrait me reconnaître. Et alors là, les flans tomberont salement à plat et les menacent ont toutes les chances de passer au stade suivant : l’exécution. Surtout que depuis que suis au conseil, des aventuriers ripoux, j’en découvre de plus en plus. Ça me choquerait à peine. Et alors qu’on distribue la main suivante, je sens qu’il est temps de répondre avant que ça ne devienne trop bizarre et que je n’ai pas vraiment de défense qui tienne. Au panache alors.

-Si vous voulez, Masha. Je peux être tout ce que vous voulez.

Clin d’œil. Petit sourire. De quoi laisser peu de possibilités aux interprétations. L’idée peut paraître malvenue, mais c’est tout ce que j’avais sous la main. Si t’es pas provocateur, t’es soumis à baisser les yeux tel le pauvre gars qu’elle doit mater à longueur de journée. Inconscient de mes chemins pour m’en sortir, je m’imagine que l’audace est une chance de survie. Ça fait de vous quelqu’un de spécial, peut-être, mais quelqu’un d’intéressant, entre autres. Coup d’œil à la main. Décidément, je suis assez en veine en ce moment. Peut-être le moment de prendre une sorte d’ascendant dans la partie. Puisque jouer le passif apeuré ne m’apporte rien de mieux, jouons la gagne.

-Je sais faire beaucoup de choses… Et j’aime me renseigner sur pleins de choses, des nouvelles têtes, des nouvelles pratiques. Toujours très excitant les relations sociales, non ? Savoir, c’est peu de choses, mais on ne s’en lasse pas.

Pourquoi faut-il toujours que les gens en aient après mes informations ? Il doit pas non plus avoir des milliers de réseaux d’informateurs dans le monde et je pense pas que ça soit inscrit sur mon visage que je file des informations. Si encore elle connaissait mon nom, j’aurais bien du mal à nier l’existence des petits potes, puisque c’est un fait avéré que je suis à leur tête. Clairement, me faire informateur pour la pègre, c’est de très loin la pire idée. Ça va même à l’encontre de mes principes moraux. Je vis et je bosse pour rendre service aux gens. Aux gens bien j’entends. Aux gens de tous les jours qui ne cherchent pas à faire le mal autour d’eux. Enfin, pas consciencieusement. Tout le contraire des gens comme Masha. Qu’importe ce que je lui donnerais comme information, elle l’utiliserait pour commettre des méfaits. Des crimes. Pour donner du malheur à des gens qui ne le méritent pas. Et ça, ça m’est insupportable. Ce n’est pas Whiskeyjack Callahan. Et je serais prêt à mettre ma vie en jeu.

Du coup, on va essayer de la garder sans rien promettre.

Surtout que je n’arrête pas de gagner là et vu qu'elle n’a pas l’air de porter la chance de Lucy dans son cœur, mon avis est qu’un moment, elle va s’énerver de toutes ces chances. Plutôt que de planter Lucy, pourquoi ne pas me planter moi ? Peut-être qu’il serait temps d’échapper à son emprise. Par je ne sais quel moyen. Il faudrait lui faire miroiter assez pour m’octroyer une occasion de sortir de son emprise. Je réponds donc avec une certaine lenteur.

-Moui. Je pense qu’il est peut-être possible de faire quelque chose dans ce genre là. C’est à réfléchir.

Sous entendu que j’aimerais bien réfléchir chez moi. Les cartes en mains, j’arrête soudainement de les battre et je les range dans leur paquet, signifiant que je mets fin à la partie. Un bon timing, disons-le, puisqu’on a fini par parler affaire, non ? En tout, c’est comme ça que je le verrais dans sa position. Je fais un mouvement comme si je comptais me barrer, puis je m’arrête soudainement dans mon élan. Quelque chose ne va pas. Mon cœur s’emballe soudainement. Je lorgne mon verre vide en me disant subitement qu’il y avait quelque chose dedans que je n'aurais pas dû boire. Du poison. Un truc magique. Bref, je sais pas. Je me sens sombré à la vitesse de l’éclair. Je suis pris d’un tremblement. Je ferme les yeux un instant, essayant de me concentrer sur le problème inconnu qui me perturbe.

-Excusez-moi, un vertige passager… sans doute.

Mais qui ne passe pas, évidemment. Je me sens partir. Ça va mal se passer.  S’évanouir dans l’antre d’une criminelle très porté sur l’éviscération, ce n’est pas la meilleure fin. Puis c’est l’écran noir.

Soudain.

Soudain.

Je prends conscience. J’ouvre les yeux. Mes yeux tournent un peu dans leur orbite avant de se fixer sur la gonzesse qui me regarde étrangement comme si elle hésitait à tuer, là, tout de suite, parce que quelque chose ne lui plait pas. Putain c’est qui la jeunette ? Masha. Le nom m’arrive en tête. Je cligne des yeux. Je vois la table. Les cartes. Le verre vide. Je resitue soudainement ce qu’il s’est passé. Comme si j’avais tout vécu à travers les yeux de quelqu’un d’autre. Puis je me souviens de qui je suis. Whiskeyjack Callahan. Et en même temps, c’est pas moi. C’est une sensation bizarre. J’ai un putain de mal de crâne qui me donne envie de me cogner la tête contre le mur pour retourner dans les vapes. Mais clairement, c’est pas le bon plan. Je me rappelle soudainement de la proposition de l’autre avec son regard jaune qui fait flipper. Filer de l’information ? Ouai. Pourquoi pas. Je suis un peu perdu là, mais si on me trouve suffisamment intéressant pour marchander de l’information, je suis pas contre. L’important, c’est ce qu’on me file en échange.

-Tout bien réfléchi. Je marche.

Des morceaux de conversation plus tôt me reviennent tout comme des morceaux de la vie de ce Whiskeyjack que je suis sans l’être vraiment. Je mets ça en corrélation et je lézarde un sourire entendu.

-Qu’est ce qu’on entend par « généreuse » ? Je connais bien des gars qui savent des trucs et qui m’en doivent quelques unes. Mais je vais pas faire ça pour quelques cristaux et une tape sur la joue.

Ça pourrait être dangereux comme négociation, mais je me sens un peu poussé des ailes. Je sais pas trop ce que je fais là, mes souvenirs et tout ce que je ressens, mais je suis là. Dans ce Jack. Et j’vais clairement pas me contenter d’être un pécore quand on peut avoir plus. Au pire, c’est Jack qui trinquera. Ça doit marcher comme ça. ‘fin, je sais pas, mais je m’en fous. Je me contente de lever le verre pour qu’un des gorilles vienne me resservir. C’est que le service laisse à désirer en plus.

Je fixe le cristal clair comme si le truc allait disparaître soudainement si je le quittais du regard. Putain. Jack s’est vraiment complètement fourvoyé en traînant ses basques ici. Si encore, le crétin avait compris que la gonzesse était dangereuse, jamais il aurait pu comprendre qu’elle était riche. Et quand on a l’oseille, on est généralement à un niveau ou cette thune est du pouvoir liquide qu’on distille aux bonnes âmes acceptant volontiers de se salir les mains. Ce qui tombe plutôt bien, c’est que je suis une âme aussi noir que la nuit, même si vous pourriez croire que j’ai que deux minutes d’existence dans ce monde. Faut regarder par delà les apparences. Mais je vous en dirais davantage un autre jour.

Je gamberge rapidement et d’autres bribes de la vie de Jack me reviennent en mémoire. Les petits potes, notamment. Un réseau d’informations qui bossent pour le bien commun. Quelle connerie. L’idéalisme de mon alter-ego me sort par les orbites à force que j’ai souvenir de ces bons gestes. Le type pourrait abuser de sa position, rassembler fortune, pouvoir, puis fortune à nouveau et pouvoir par-dessus, mais il le fait pas, se complaisant dans la fange comme si une bière entouré de deux ou trois piques assiettes débiles pouvaient être une vie méritant d’être vécu. Je tends la main pour me saisir de la boîte avec un sourire carnassier de celui qui ne sait pas trop ce qu’il va faire de cette petite fortune, mais sûrement se faire bien plaisir.

-Ca me parait plutôt intéressant dit comme ça.

Elle ferme la boite, mais ne me la laisse pas pour autant, me jugeant du regard. C’est que le revirement est peut-être un peu brutal, mais je vais pas tortiller du cul comme l’autre pignouf pour essayer de me préserver un honneur qui ne sert qu’à ralentir la destinée de ceux qui en veulent vraiment. Des gars comme moi. Et si autant le Jack ne voulait pas mêler ses copains à la discussion, moi, j’ai aucune honte à le faire.

-ça vous parle les petits potes ? Ceux qui disent qu’ils font ça pour le bien commun et toutes les conneries du genre. Je peux les ponctionner de l’intérieur. Intraçable. Ils ne sauront même pas qu’ils se font entuber à longueur de journée. C’est plutôt un bon plan, non ?

Normalement, difficile de vivre dans cette ville sans en avoir entendu parler. C’est même pas comme si les gars cherchaient à se dissimuler. Ils ont pignon sur rue avec des tavernes dans tous les quartiers, vous abreuvant avec les sourires et écoutant vos histoires pour mieux les retranscrire aux autres. En y pensant, c’est quand même un truc sacrément vicieux. Abuser de la confiance des gens pour mieux les trahir. A croire qu’il y a un terreau criminel au Jack et qu'il ne veut pas l’assumer. Tant pis pour lui, je prendrais le créneau à mon compte. Et quitte à vendre tout un réseau d’informations au compte d’une patronne de la criminalité, est-ce qu’on ne chercherait pas à se faire une petite place quelque part ? Pas être juste qu’un indic, mais quelqu’un. Quoi.

-Comme quoi, les autres qui en sauront rien, c’est moi qui offre. Mais peut-être que vous avez quelque chose à offrir en plus ? Quand une bonne proposition se présente, on dit pas non à rendre service et d’avoir un peu plus de pouvoir que celui d’être la balance, non ?

Que je lui fais avec mon plus gros sourire de criminel prêt à vendre sa grand-mère, poussant dans les yeux comme je peux. C’est qu’au milieu de toutes les conneries de la vie de Jack, il y a un truc que je sais, sans savoir pourquoi, et que Jack ne sait pas, c’est que je suis sympathique. Pas naturellement comme l’autre con l’aime l’entendre, mais magiquement. Un truc peut-être profondément enfoui dans son subconscient pour se croire aimé de tous, faut croire. Sauf que je suis peut-être un poil de ce subconscient et je le sais. Je sais ce que je peux faire avec, mais si je peux faire un truc, j’essaie. Un putain de pouvoir terrifiant, si vous voulez mon avis. Avec un peu d’effort, il pourrait plier n’importe qui à sa volonté et c’est bien ce que j’essaie de faire avec Masha. Essayer de tirer d’elle tout ce que je peux. J’suis sympathique, j’suis digne de confiance, quoi. Ça me parait cohérent.

C’est la croisée des chemins. Là où avant, le mot de travers et c’était finir au fond du fleuve, là, c’est le mot de trop et on passe à côté d’une position juteuse. Avoir les crocs et demander assez sans en demander trop. Avoir une vision et pas juste des désirs sans queue ni tête. Montrer qu’on sait réfléchir sans avoir l’idée derrière la tête de lui mettre à l’envers. Plutôt que d’être une balance et servir de second couteau, je pourrais me poser en quelqu’un de confiance qui peut lui apporter davantage tout en m’offrant un pouvoir qu’on voit souvent de loin, qu’on ose à peine toucher du doigt, alors qu’on peut y plonger tout entier. J’ai le cœur qui bat un peu plus vite. Pas trop la peur. L’excitation. De se tailler une part de lion quand on a la femelle Alpha en vis-à-vis. Ne pas faire les erreurs classiques. Croire qu’on peut faire le beau et le charmeur avec une jeune demoiselle que ça vous ouvre toutes les portes. Ça vous saute aux yeux et ça ne décolle pas de votre crâne : elle n’a d’yeux que pour le pouvoir et si elle peut m’en donner, c’est sûrement pas pour en perdre.

-Il me faudrait un repère. Les bons lieux, c’est difficile à avoir. Loin des regards. Discrets. Bien placé, mais pas excentré. Un endroit difficile à avoir, puisque tous les types ayant quelque chose à cacher ont déjà mis la main sur ce qui était disponible. Puis, il me faudrait quelques gars de confiance. Sur lesquels je peux me reposer et qui vous sont fidèles, de sorte que si vous avez vent d’un coup fourré, vous avez suffisamment de surin pour l'égorger comme il faut.

Je lui souris en mimant d’un geste du pouce l’action de trancher la gorge. Une pratique qui ne lui est sûrement pas méconnue et qu’elle a probablement déjà faite plusieurs fois. Efficace et assez démonstratif. Penser à sa place et offrir des garanties, c’est montrer qu’on a de la suite dans les idées. Dire qu’on pense jamais à la trahison, c’est hurler à quelqu’un qu’on ne pense qu’à ça. Les gens intelligents savent que c’est une option qui s’envisage toujours. Puisque si l’option est profitable, les gens intelligents doivent y penser. Le profit avant tout. D’où l’intérêt de mettre des portes-lames à proximité pour vous murmurer à l’oreille qu’une trahison peut être envisagée, mais elle n’est pas envisageable. C’est aussi plus pratique pour moi. J’ai le contrôle, là, mais je sais foutrement pas quand est-ce que je l’aurais plus. Y a besoin de gens de confiance d’un côté. On ne peut pas mélanger le Jack public et le Jack de l’ombre. C’est un coup se faire pincer et ça sera dur d’expliquer ça à la patronne, si ce n’est à discuter avec les poissons par la gorge. Enfin, il faut avoir quelque chose à faire.

-Renseigner sur ce qui passe dans le réseau des petits potes, c’est une chose, mais la vie manque de piquant quand on a pas les mains au labeur. Rester chez soi et attendre que la vie passe, très peu pour moi. Par contre, s’il vous faut quelqu’un dans mon genre pour gérer des affaires, récupérer des parts de marché ou encadrer des opérations, ça ne peut que mettre un peu de mordant à la vie.

Clairement, je sais pas quelle est son influence sur la ville. Ni même le royaume. Mais si elle a des concurrents, c’est toujours plaisir de leur pourrir la vie et de les écraser jusqu’à les soumettre. Les affaires classiques, c’est aussi agréable. Gérer les moindres détails, ça peut vous paraître être une besogne pour les petits bras, mais qu’est ce que c’est beau quand tout roule parfaitement et que c’est grâce à votre intellect supérieur. Quelqu’un qui ne fait pas d’erreur, c’est rare donc précieux. Pouvoir engueuler des gars, les menacer d’une punition légitime s’ils perdent, ça flatte l’égo. Et c’est clairement ce que je veux. Ça vous fait vivre. Pas être un chien à mordre sous les ordres de votre maître, être la main qui lance le bâton. Être le dominant.

-On peut même voir ça comme une mise à l’épreuve. Quelque chose que vous voulez obtenir. Un secteur d'activité qui a besoin d’attention, ou d’être consolider. Si les résultats sont bons, tout le monde est content. S’ils sont mauvais, il faudra me remplacer.

Nouveau mouvement de pouce sous la gorge. De comment monter soi-même la potence en cas d’échec. Mais on bosse mieux quand l'échec n’est pas permis. Et puis, est-ce que j’ai une gueule à vouloir échouer. L’autre gentillet de Jack, il vous lécherait le cul en disant que c’est pas grave d’échouer. Je serais pas de cette école. Tu échoues, tu le paies. Le royaume pourrait être une plus grosse chienlit qu’on pourrait baver que la vie est dure mais que c’est la vie. C’est pas pire, mais on fait comme, surtout quand on vit du mauvais côté de la loi. Et c’est clairement parce que c’est plus excitant, non ? Sauf pour ceux qui ont pas le choix, mais ceux-là, ils n'ont pas le droit de discuter, juste d’obéir.

Je prends sur moi-même pour ne pas avoir le sourire trop satisfait. C’est à peine si je laisse glisser un rictus quand je vois comment ça part. Mais au fond, c’est tout le contraire. J’exulte. On reconnait là la marque des puissants qui ont de la suite dans les idées, même si les dictateurs régnant par la terreur ne sont pas des gars qui ne savent pas ce qu’ils font. C’est même parfois plutôt efficace, mais ils se confrontent toujours à une fronde un jour ou l’autre, quand la base en a marre d’être traité comme de la merde. C’est là la clé d’un long règne : savoir ménager l’avidité de chacun et leur crainte du bâton. Et la patronne l’a bien compris. Vous imaginez ? Un lieu où je serais le boss et des sous-fifres pour exécuter mes ordres au moindre geste. J’en attendais pas tant. C’est que je dois lui avoir tapé dans l’œil, à croire qu’on scellerait ça par une petite sauterie qui doit pas être désagréable vu le morceau. Juste y croire. Tout ce que je gagnerais à baiser ses lèvres sera surement un avant-bras d’acier dans les tripes. Parfois, on préfèrerait avoir des bosses moches pour avoir l’esprit tranquille et les pulsions dans les poches.

Et puis, cette épreuve, que j’ai demandé comme pour préparer ma potence, elle est plutôt belle. A peine les mots dits, mon cerveau s’est mis à fonctionner à cent à l’heure. Il y a matière à faire tout en devant gérer de nombreux détails qui ne doivent pas être soupçonné. Gangréner tous le quartier de la guilde et les affaires juteuses qui vont avec tout en ayant la casquette du conseiller de la Guilde du côté de Jack pour faire passer inaperçu nombre de mouvements sans prendre de risques, toutefois de se faire griller. C’est presque plus excitant. Je me disais qu’il me faudra une solution pour qu’on m’anonymes le plus efficacement, mais il est même tout à fait envisageable que je ramène la belle gueule du Conseiller pour manipuler des gens et obtenir ce que je veux par la suite. C’est à creuser.

Je garde le silence un instant avant de lâcher.

-On a donc un accord. Patronne.

Il reste évidemment des tas de choses à régler, mais je courbe métaphoriquement l’échine pour embrasser mes nouvelles fonctions, poser le doigt sur mon objectif et accepter les conséquences de ma réussite ou de mon échec. Elle n’a pas donné de temps. C’est qu’il est surement préférable de prendre son temps et d’être efficace plutôt que de faire les choses vites et de se planter. Mais faut pas non plus trop tirer sur la corde. Il faudra rendre des comptes. Avant ça, j’aurais besoin de m’installer et de mettre en place mes ressources. Demander un lieu, c’est bien, encore faut-il savoir lequel. Et si j’ai une bonne connaissance des lieux à travers Jack, ils n’ont jamais été regardés au travers d’un criminel, même si j’ai quelques idées en tête. Ça ne devrait pas prendre longtemps pour lui communiquer ce dont j’ai besoin. Une fois le lieu en ma possession, elle y enverra les hommes qu’elle voudra bien m’octroyer. Faudra que je leur rappelle de faire une partie de cartes avec le bon Jack. Sinon, on risque d’aller au-devant de petits problèmes de compréhension et ça serait quand même sacrément con de se faire trucider par ses propres hommes parce qu’ils n’ont pas eu la présence d’esprit de faire sortir le bon esprit de la caboche de l’autre tocard. Con, mais drôle. Mais très con.

Il est temps de se bouger.
Parce que je ne sais vraiment pas combien de temps je vais rester aux manettes et si le Jack doit revenir à ce moment-là, ça serait problématique, à coup sûr. Je me lève pour de bon cette fois. Décidemment une soirée pleine de surprise.

-Je me permets de prendre congé. A moins que ma présence soit requise pour… autre chose.

Ne vous méprenez pas. Je pense surtout à tous ces préjugés de liens dans le sang et de cérémonie bizarres qu’on peut entendre dans les bars pour inspirer une certaine forme de peur ou de mysticisme autour de cette caste de puissant qui sont dans les pièces d’à côté, mais qu’on ne voit pourtant jamais. On n’est jamais à l’abri d’habitudes pas très saines, même chez les esprits les plus éclairés, hein.