Si la cinglante sentence avait été loin de le laisser de marbre, c’était surtout la question de son avenir – de cette graine – qui l’avait plus travaillé. Interrogé. Tourmenté jusqu’à, sur un quiproquo, se mettre en quête de faiseurs d’anges au cœur des ténèbres glacées de montagnes endormies. Mais peut-être parfois était-il nécessaire de se brûler un peu les ailes, pour mieux trouver les mains capables de les soigner. Et si l’espion ne savait ce que cette route lui réserverait, toute accidentée entre les aiguilles coupantes de ses vies officielle et officieuse, il était certain de pouvoir la parcourir tant que les doigts de Solveig trouveraient leur place contre les siens. Et c’était la raison pour laquelle, bien que son amie ne fût disponible pour le suivre dans cette aventure-ci, il s’était pointé le matin même pour sa consultation obstétrique. Où, au milieu des futurs parents en tout genre et presque de tout âge, il avait été, par erreur, dirigé dans le groupe des pères. Néanmoins, comme le médecin bedonnant s’occupant des femmes en cloque semblait d’humeur massacrante, il avait suivi sans se plaindre la jeune novice qui était censée répondre à ses questions sur l’affaire. Observant avec intérêt son brassard de l’Astre piqué de rubans de couleur, Calixte l’avait sagement accompagnée dans un petit bureau où elle lui avait demandé, un peu nerveusement, d’exprimer ses interrogations. Lorsqu’elle avait finalement pris la mesure de celles-ci, différant bien de celles auxquelles elle s’était attendue, la consultation avait pris une drôle de tournure.
Dans la diligence de sa jeunesse et de sa panique, l’apprentie maïeuticienne l’avait fait se dévêtir intégralement pour l’examiner ; et si Calixte s’était imaginé que sa forme féminine ne revêtirait uniquement que sa nudité face aux soignants quelque part dans le processus, il n’avait pas songé qu’il bénéficierait à l’occasion d’une palpation de ses bijoux de famille. Ses réserves d’incrédulité particulièrement sollicitées ces derniers temps, il avait surtout été amusé par la maladresse, inexpérimentée et affolée, de la jeune fille. Et puis, retrouvant une once de maîtrise sur sa consultation, elle lui avait demandé d’utiliser son SAPIC. L’entretien avait, à nouveau, pris une nouvelle direction. Plus sereine, plus appropriée en terrain connu. Ou presque connu. Le matériel et les techniques utilisés par la novice avaient été bien plus évolués que ceux que le coursier avait pu voir dans le bureau de Wendy à la Forteresse, et il s’était demandé si c’était le lieu qui voulait cela, ou simplement son propre timing. Lorsqu’il avait rendu visite à son amie médecin, au milieu de la nuit puisque que Solveig avait repéré des battements de cœur au niveau de son abdomen stoppant net leurs jeux d’adultes, le moment n’avait pas été à la finesse.
Au bout d’une heure généreuse de consultation – d’interrogatoire, d’examens et de prélèvements – où l’espion avait été certain qu’aucune de ses deux formes n’avait plus eu de secrets pour l’étudiante, cette dernière avait tamponné son poignet de l’emblème de l’Astre surplombé du mot « OBSTETRIQUE ». Lui présentant l’objet à encre magique, elle lui avait expliqué que celle-ci, d’un temps de vie choisi sur le tampon avant l’application, ne disparaitrait que le soir même. D’ici là, elle l’avait invité à explorer les lieux – et notamment l’espace de documentation écrite pour les patients – et profiter du réfectoire. Le motif censé rougeoyer lorsqu’elle le rappellerait pour des examens supplémentaires – puisque son temps sur place devait surtout servir d’opportunité d’observation pour les cliniciens. Visiblement, elle avait été pressée de discuter de son cas avec quelques soignants confirmés, et Calixte avait docilement suivi ses instructions pour la laisser vaquer à ses propres occupations.
C’était ainsi qu’iel avait fini par trouver place à une table esseulée du réfectoire, profitant d’un déjeuner peut-être un peu précoce. Son repas était simple mais exquis, et surtout sans… tout un tas d’aliments, et selon une cuisson bien particulière, que lui avait expliqué la serveuse lorsqu’iel lui avait montré l’estampille sur son bras. Explications qu’iel avait déjà oubliées. Et si iel avait initialement doucement paniqué à l’idée qu’iel n’avait pas du tout fait attention à ce genre de détail jusque-là, iel s’était aussi rassuré-e en se rappelant qu’iel n’avait pas non plus passé tant de temps que cela sous sa forme féminine, et que son régime globalement végétarien limitait déjà certains risques. Heureusement, la novice avait été de bon conseil concernant la documentation qui pouvait l’intéresser, et à côté de sa petite miche qu’iel déchiquetait présentement pour saucer son bol de soupe, entre les divers documents sur la grossesse qu’iel avait récupérés, trainait celui présentant les directives de son nouveau régime de personne enceinte. Ce n’était, cependant, pas ce qui intéressait actuellement l’espion-ne. Non. Mâchonnant une boulette de mie de pain imbibée de potimarron, iel étudiait le papier présentant les cours de préparation à l’accouchement. Distraitement, se demandant si iel pourrait trouver pareille organisation sur le Grand Port afin d’y aller plus facilement avec Solveig – encore une situation qui risquait d’être riche en quiproquos – iel hésitait surtout sur ses prochaines actions. Dans un futur assez immédiat. Dans les minutes et heures à venir.
Depuis qu’iel avait arrêté son choix sur la poursuite de cette grossesse et la parentalité qui en découlerait, iel s’était résolu-e à en parler le plus rapidement possible avec Naëry et Luz. Parce qu’il n’y avait pas à tortiller du séant, à moins d’une divine intervention qu’iel aurait oubliée, le géniteur était l’aventurier. Ce qui, de fait, lui semblait impliquer de droit sa douce. Ironiquement présente le soir – et la nuit – de la conception. L’univers avait un étrange de sens de l’humour. Complètement ignorant-e de l’étiquette dans ce genre de configuration – en même temps peu avait dû y avoir été confronté – iel avait passé ses journées sur la Capitale à ne savoir qui aborder en premier. Quelque part, le destin lui avait jusque-là réglé la question en l’absence répétitive des deux concernés lors de ses passages au studio de l’aventurier comme à la Volière. Raison pour laquelle il était peut-être temps de profiter de ce jour, combinant repos et bilan de santé, pour se mettre en quête de la médecin sur son lieu de souveraineté. Surtout qu’à y réfléchir, il était sans doute plus sensible de commencer ainsi. Mordant vivement dans l’une des madeleines lui servant de dessert, Calixte se dit que l’affaire pouvait néanmoins attendre qu’iel eut fini son repas. Son thé. L’étude du planning des cours de préparation à l’accouchement. La lecture d’un livre ou cinq sur la parentalité. Et peut-être quelques séances d’examen de contrôle avec l’étudiante en maïeutique. Si Luz ne devait plus être sur place lorsqu’iel irait la chercher sur les coups de dix-huit, vingt, vingt-trois heures, était-ce si grave ?
Gobant le reste de sa madeleine, l’espion-ne se dit qu’iel n’avait pas encore tout à fait réglé ses lâches problèmes de fuite en avant lorsqu’un aléa se présentait à iel.
Durant de précieuses secondes en suspens, nul ne remarqua leur manège. Il avait posé un genou à terre, déjà, et elle l’observait toujours de ce léger sourcil froncé qui peinait à saisir la signification de ce mouvement incongru et inhabituel chez son compagnon. En cinq ans de vie commune il n’avait jamais fait montre d’un comportement incongru et poussait même l’élégance à un art de vivre travaillé dont il fallait peaufiner les angles à tout instant en public. Se pencher pour ramasser un détritus sur le sol ? Jamais. Lacer le nœud malencontreusement défait de ses chausses directement sur le pavé ? Jamais. Il attendait patiemment de passer l’angle d’une rue pour se masquer à la vue d’éventuels spectateurs puis entreprenait de se tortiller nerveusement pour rapidement réaliser la tâche nécessaire à la poursuite de sa promenade. Alors, lorsqu’il reposa doucement ses couverts sur le plateau puis qu’il se dégagea de leur banc pour faire un pas en arrière et poser un genou à terre, elle songea qu’il était tout bonnement devenu fou et que son beau pantalon allait vraisemblablement finir tâché. Et puis, la réalisation. Celle d’un autre patient, attablé à sa gauche, bien plus vif d’esprit qu’elle puisque son âme demeurait libre des chaines piégeuses des habitudes et du familier. Sa bouche s’ouvrit en un O stupéfait, immanquablement suivi de l’onomatopée verbale correspondante.
Dans ce marasme d’incompréhensions mutuelles, la foule alentour qui animait quotidiennement le réfectoire commença à comprendre qu’une scène hors du commun se produisait. La pièce fut saisie de ce mystérieux frémissement singulier qui anime parfois une masse humaine, tout à coup moins divisée et singulière qu’unie dans une même interrogation suspendue, animal entier réagissant d’une semblable curiosité. La moitié des personnes présentes se tourna vers le couple pour ne pas risquer de rater une miette de leur bonheur, ou plus délicieux encore du futur fiasco de l’amoureux transi. Et puisqu’il était difficile de ne pas comprendre ce subtil changement d’atmosphère, et parce que son patient avait cessé de la regarder pour s’absorber dans la contemplation de ce spectacle plus loin alors qu’elle lui parlait pourtant des périls qu’encourrait sa santé, elle laissa mourir le milieu de sa phrase sur ses lèvres et tourna à son tour le regard vers le couple central. A ce moment de la pièce, la jeune étourdie avait enfin pleinement appréhendée ce que l’on attendait d’elle. Elle avait recouvert sa bouche d’une main gracile et paraissait prête de défaillir. De joie ? De peur ? De dégoût ?
Ah, raté. De joie donc. Il y eut un délicat soupir de la foule parmi les déçus d’une telle tournure, aussitôt recouvert par une vague d’applaudissements. Luz qui ne s’était pas aperçue de la tournure désabusée de son observation, laissa glisser ses prunelles sur l’environnement proche du couple au même rythme que son esprit fatigué filtrait ses pensées. Il ne lui en fallut guère plus pour longer une silhouette Ô combien familière dans ce zoo de couleurs et de formes, ainsi que pour rester définitivement amarrée à cette présence. Rien de plus facile, après tout, car Calixte avait eu l’heur de s’asseoir dans la proximité presque immédiate des deux nouveaux fiancés, pris dans les rets de l’attention générale aussi bien que s’il se fut retrouvé par hasard au centre d’une scène de théâtre.
Il n’allait de toute façon pas la retenir, peu désireux qu’elle poursuive son savon depuis qu’une infirmière l’avait surpris en train de fumer en douce sur le toit du bâtiment.
Elle tapota délicatement son épaule pour compléter son approche et attirer totalement son attention, soucieuse de ne pas le surprendre. Elle nota qu’il mangeait petites portions après petites portions un plat préparé par les services de l’hôpital, mais omis d’apercevoir tout à fait son poignet, le bracelet fatal à demi caché par la manière dont ils étaient positionnés l’un par rapport à l’autre. Elle s’était de toute façon fendue d’un sourire inébranlable, un vieux souvenir remontant subrepticement des brumes de son esprit :
Elle sortit les mains de ses poches et dut farfouiller sous sa blouse blanche pour extraire de son petit sac sans fond un paquet soigneusement emballé.
Elle se racla la gorge, évita de préciser qu’il dévorait avec soin tous les ouvrages érotiques qu’une grande amie de Calixte jetait sur le marché.
Il était évident que la trousse bavarde n’était pas présente, sans quoi ses hurlements gênants se seraient déjà répandus à des mètres à la ronde au sein du réfectoire. En guise de présentation, Luz ouvrit de ce fait les pans du papier mâché pour dévoiler le contenu du paquet, un petit objet longiligne et incurvé d’une drôle de manière. Là, la praticienne commença à rire tout à fait.
L’os était décoré de multiples teintes et de gravures très fines. Un poinçon dans son armature permettait d’y passer un fil pour mieux l’arborer en collier. Et puis, soudain, Luz parut se rappeler la nature du lieu dans lequel ils se trouvaient présentement. Ses sourcils se froncèrent et sa voix se mua en une interrogation un tantinet inquiète :
Elle faillit défaillir, elle répondit finalement « oui », et lo coursier-e se dit qu’ils avaient été fort braves de persister dans leur relation avec des noms pareils, et surtout bien doués de ne pas les écorcher sous l’émotion. Ou, peut-être justement, étaient-ce là leurs noms abimés par l’émoi. Gobant sa boulette imbibée de fond de soupe, iel applaudit mollement avec le reste des spectateurs puis retourna à ce qu’il restait de son repas. De son second repas, et des desserts et friandises à volonté. Peut-être repartirait-iel sans avoir pu trouver Luz, mais son estomac, lui, n’aurait pas perdu son temps. Et sans doute n’était-ce pas très intelligent de sa part, de se gaver de sucre dans son état actuel, mais il y avait là un réconfort tout particulier qu’iel n’avait pas le courage de s’interdire. Aussi, bien décidé-e à entamer sa deuxième part de gâteau au chocolat, iel attrapa sa petite cuillère. Qui lui sauta des doigts pour atterrir sur la table voisine, déclenchant l’hilarité de son voisin, apparemment tout heureux de sa blague. Levant les yeux au plafond tout en saisissant cette fois-ci sa cuillère à soupe qu’iel savait non enchantée, iel accusa un temps de confusion, puis de stupeur, lorsque le timbre d’une voix familière arriva à sa hauteur. Se tournant légèrement alors qu’une main joviale tapotait son épaule, Calixte regarda d’un air hébété Luz – celle-ci même qu’iel cherchait et évitait – s’installer à côté d’iel. Heureusement, la loquacité joyeuse de la médecin remplit son silence médusé, et l’espion-ne fixa d’un œil abasourdi le morceau d’os que son amie tenait à lui présenter.
- … je… oh… hum… un pubis ? murmura-t-iel faiblement en essayant de mettre du sens derrière les propos de la rousse, alors que son esprit semblait décidé à calculer le pourcentage de réussite d’une fuite à corps perdu s’iel devait s’y tenter. … force et vitalité masculine… ? blêmit-iel davantage en se disant qu’iel n’avait vraiment pas besoin d’aide – de soucis – supplémentaire de ce côté-ci.
Il eut un temps – relativement court, car l’on peut être certain que Luz aurait trouvé le moyen de le combler s’il avait dû trainer en longueur – où son cerveau pataugeant dans une mélasse, au moins aussi épaisse que la couche de neige en cette saison dans les montagnes, eut du mal à comprendre les interrogations qui lui étaient posées, avant que Calixte ne se secouât finalement, fatigué-e de tant d’indécision. Peut-être la grossesse exacerbait-elle sa versatilité, ses doutes et ses émois, mais s’iel ne pouvait fuir, alors rien ne servait de tortiller du séant pour déféquer de manière rectiligne.
- Est-ce que tu as goûté la cuisine de ton réfectoire ? Elle est délicieuse ! répondit-iel en déplaçant un petit tas de dragées vers son amie. Les douceurs sont un peu piégées, mais elles sont amusantes.
Et sans doute avait-il moins abscond comme manière d’aborder le sujet qu’iel voulait réellement lui soumettre, mais si Kajes… Cajyec… Kcagiek… si l’homme qui avait, un peu plus tôt, demandé la main de sa compagne avait bien mis le doigts sur quelque chose d’important, c’était que la nourriture favorisait généralement le terrain des discussions. Bon, peut-être aurait-il été plus délicat de proposer à la jeune femme autre chose que des sucreries potentiellement au goût de rat géant mort ayant perdu son pubis, mais iel faisait avec les moyens du bord.
- En réalité je, hum, suis là pour moi, poursuivit-iel tout en essayant de ranger discrètement l’armada de documentation qu’iel avait récupérée.
Dans la besace posée à ses côtés, iel fourra sans précaution la liasse de papiers en tout genre et secoua celle-ci afin de tenter d’égaliser les coins rebelles dépassant par l’ouverture. Le geste brusque renversa un petit pot à l’intérieur du sac dont l’opercule mal vissé laissa s’échapper une poudre grossière, et Calixte y plongea la main en soupirant pour tenter de limiter les pertes. Un peu trop tard, iel se rappela qu’il s’agissait là du poil à gratter qu’iel avait préparé quelques lunes plus tôt avec Xylia, et qu’iel avait pensé amener plus tard à la Caserne afin de se venger – une histoire de plan fesses, infiltration ratée, et combat illégal dans des sous-sols avec Kat – de Réno qui était actuellement de passage sur la Capitale. Refermant aussi rapidement que possible le petit récipient, abandonnant l’idée d’en ramasser présentement le contenu éparpillé, lo coursier-e se tourna à nouveau vers son amie. Se grattant distraitement les mains.
- Et je te sais gré de proposer pour moi, pour nous, tes remèdes, Luz. Mais hum… y a-t-il peut-être un endroit plus tranquille, discret, où nous pourrions discuter tous les deux ? demanda-t-iel, bien incapable de soutenir le féminin, malgré ses formes actuelles, en la compagnie de cette médecin qui lo connaissait beaucoup trop intimement pour qu’iel lui opposa un masque.
Et puis, comme l’instinct premier de fuite n’était jamais loin, iel ajouta :
- Mais je comprendrais que tu aies d’autres obligations bien plus pressantes. On peut se voir plus tard à la Volière. Ou ailleurs.
Ou dans neuf mois passés sous visage de femme, pour une surprise. Double. Secouant la tête pour chasser cette solution ridicule, iel précisa :
- Dans tous les cas, il faut qu’on parle. Et que je te raconte quelque chose. D’important.
Il fallait qu’ils… Parlent ? Luz qui avait enfourné les mains dans les poches de sa blouse dévisagea son vis-à-vis quelques longs instants. Une subtile surprise se lisait sur son visage, vague comme un brouillard environnant, car la praticienne commençait malgré tout à s’habituer aux aléas de la vie quotidienne des espions. Et puisque cette pensée la traversait soudainement, une autre ne put qu’abonder à sa suite, envers naturel de la pièce : Calixte était-il venu pour Zahria ? La pointe en métal douloureuse qui s’était enferrée depuis plusieurs mois dans son cœur se tortilla. Un remous d’anciennes souffrances infectées, une aigreur indélébile qui ne manquait jamais de s’agiter à l’évocation d’éléments familiers. D’ordinaire, Luz parvenait à étouffer ce feu et à en endormir les cendres sous le drapé de ses préoccupations quotidiennes. Surtout parce qu’elle avait brisé ce dernier fil magique qui la retenait à sa colocataire disparue, et ce geste symbolique avait arraché dans le même temps sa volonté de la retrouver. Contrainte à présent d’accepter sa fuite, Luz n’avait eu d’autre choix que d’enterrer sciemment son inquiétude, ses doutes et sa colère, guère plus réveillés que par de fortes émotions. Mais que dire de Calixte ? Avait-il lui aussi mené ce processus interne ? Elle n’ignorait pas que le lien relationnel qui le liait à Zahria n’était pas des plus minces et fragiles. Un amour dont les crocs suppurants étaient capables de se transformer en haine, une infection latente à l’irrémédiable fin. Elle n’avait néanmoins pas le courage ni l’entrain de faire barrière à ce phénomène, n’ayant déjà qu’une énergie toute relative pour annihiler ses propres émotions négatives.
Ses prunelles glissèrent du regard de l’espion à l’armature fine de ses épaules, juste avant qu’elle ne contourne l’étonnante courbe de sa poitrine. Dotée de cette fidélité aveugle semblable à celle des mères et des chiens, Luz peinait à percevoir les détails esthétiques de l’enveloppe physique des êtres aimés. Oh, certes, elle n’avait pas son pareil pour déceler les heurts et les meurtrissures dans l’ombre d’un sourire ou le poids d’un seul pas, et guettait à tout instant les appels émotionnels des précieux membres de sa meute… Un épis dans une ample chevelure ou une différence de forme physique, l’étui dans laquelle se lovait l’âme qu’elle chérissait, lui étaient en revanche parfaitement invisibles, à moins d’un effort conséquent de prise de conscience. Ce qu’elle venait de faire en cet instant, réalisant dans le même temps que Calixte s’était mué dans sa forme féminine. Bien, mais pourquoi faire usage du SAPIC ? N’ayant d’autres éléments d’indice sous la main et puisque la réalité était inconcevable, Luz rapprocha tout naturellement la potentielle raison de sa visite aux bribes de savoirs dont elle disposait sur l’actuel quotidien de Calixte. Il était en mission. Peut-être ? Certainement. Quasiment sûr ! Venait-elle de faire sauter l’ensemble de sa couverture par une malencontreuse apparition, vautour porteur de malheurs et responsable de la fuite d’elle-ne-savait quel criminel ? Elle faillit reculer d’un pas contrit et réalisa heureusement qu’elle ne pouvait défaire ce qu’elle avait entériné en interpelant son cher ami.
Prétendre ne pas le connaître ? Impossible. Malgré la distraction proposée par le jeune couple un peu plus tôt, peu de patients ici présents ignoraient qui Luz était. Cela dit, elle pouvait tout à fait laisser penser que Calixte n’était autre que sa patiente, certaines consultations donnant lieu à des relations bien plus profondes qu’un simple recours professionnel. L’esprit en ébullition, elle attendit que son jeune ami ait déposé son plateau et réunit ses affaires pour s’engager dans un long couloir. Elle bifurqua cependant avant son terme et poussa une large porte de sortie pour mieux pénétrer dans la cour intérieure de l’hôpital. Les pavés étaient baignés de soleil à cette heure, et elle dut papillonner des cils pour récupérer une once de sa vue après l’obscurité plus tamisée des locaux. L’aile administrative était de toute façon juste au bout de cette allée, accessible par un pont en pierre taillée qui permettait de contourner les eaux scintillantes de l’étang artificiel. Les températures locales n’étaient pour autant guère avenantes en pleine saison froide et Luz se surprit à presser subtilement le pas pour leur épargner une pneumonie. Un empressement qui avait sans doute également une valeur psychologique, le cœur étreint par un pressentiment désagréable.
Une once d’affliction contenue, le regret amer d’une mère oubliée. Bien entendu, les enfants n’avaient pas à revenir régulièrement à la demeure familiale. Mais le fantasme éveillé de celle qui restait derrière perdurait et n’en démordait pas face à la réalité. Cela lui avait échappé, une sorte d’aveu dans la froidure de l’air qui laissa sur ses lèvres une marque immédiate de culpabilité. Oh, elle les regrettait tous, à chaque instant. Elle ne pouvait néanmoins pas dérouler son existence dans les regrets permanents. Elle lui coula un regard brièvement désolé, signe équivoque que Calixte ne devait pas se sentir obligé de se justifier. Il ne lui devait rien. C’était elle et elle seule, qui s’appesantissait d’étroites émotions. Ils savaient qui plus est tous deux pourquoi ce conte de fée ne pouvait perdurer… Le pilier central s’était effondré le jour où Zahria s’était évaporée dans la nuit. La Volière ne pouvait que s’être transformée depuis en un sac d’aiguilles et de ronces pour le cœur de Calixte. Et il n’était pas le seul. Là où il fuyait cependant, Luz ne se jetait que plus avant contre sa douleur, mue par une obstination bourrue et inébranlable de continuer à engouffrer son corps tout entier dans l’incendie.
Et elle s’écarta pour le laisser entrer dans son bureau, la secrétaire ne leur accordant qu’un mince coup d’œil circonspect : elle n’était pas payée pour faire preuve de curiosité à l’égard des affaires personnelles de la praticienne.
Une pointe de bonne humeur si ce n’est feinte du moins un tantinet forcée heh ? La pièce avait le mérite d’être vaste, peuplée de fauteuils moelleux qui encadraient un immense bureau en bois laqué. Les étagères étaient nombreuses, les papiers et dossiers éparpillés plus encore.
Elle se mordit la lèvre inférieure, tandis qu’elle s’affairait sur le réchaud. Dans un coin de la pièce à gauche, Irokoy son jeune messagerbou pépia d’un gazouillement interrogatif. En-dessous du perchoir sur lequel il était installé, Nakai dormait encore d’une profonde sieste, indifférente à son monde.
La voix de Luz chassa soudainement la rumeur des conversations environnantes, portant sa remarque – son reproche – contre sa chair aussi fraichement que la brise s’enroulant contre les pavés de la cour glaçait sa peau à nue. Le regard qu’elle lui coula en réchauffa les angles, mais Calixte ne put s’empêcher de se sentir tout à fait coupable, et grandement idiot-e. Iel qui s’était abimée dans l’appréhension fébrile de faire face à son amie, pensant lui accorder toute son attention, prenait la mesure de son erreur à travers le prisme de cet instant. Iel s’était tellement concentrée sur iel-même qu’iel n’avait même pas saisi la peine de la médecin, le trouble de son pas empressé, la raideur de sa silhouette gracile. Iel n’avait même pas imaginé la déception de son amie à ses passages rapides, furtifs, à la Volière ces derniers temps. A ses nuitées de plus en plus fréquentes au studio de Naëry. Grattant avec un regain de ferveur ses mains comme s’iel pouvait ainsi expier ses fautes, Calixte se demanda par quoi iel pouvait débuter dans ses explications. Dans ses excuses. Comme un enfant pris à fouiller dans les placards à la recherche d’une plaquette de chocolat bien dissimulée, iel avait l’impression que rien ne pouvait décemment justifier son absence délibérée. Embarrassé-e, iel suivit donc dans un silence méditatif Luz jusqu’à son bureau. Où iel l’y précéda.
Appréciant d’un regard analytique la vaste pièce qui s’offrait à iel, l’espion-ne s’aventura distraitement près des larges étagères généreusement chargées, avant de bifurquer vers les fauteuils dont l’assise moelleuse amollissait déjà l’esprit rien qu’à la regarder. Contournant ce fabuleux piège de douceur, iel s’avança vers le perchoir d’un très jeune messagerbou, et avança un doigt bienveillant vers le plumage de celui-ci. S’il parut intéressé par des activités plus fortes en sensations, l’animal ne lui refusa cependant pas cette brève marque d’affection.
- Je veux bien une tasse de thé, oui, s’il-te-plait, répondit-iel songeusement alors que ses yeux évaluaient la petite forme endormie sous celle du messagerbou. Tu ne m’as pas du tout dérangé. Je ne suis pas en mission, et quand bien même…
Il s’agissait visiblement d’un shupon, et Calixte eut une pensée mélancolique pour ses propres familiers restés au domicile de Naëry ou à sa chambre au Bastion. Peut-être aurait-iel pu embarquer pour la journée Ashae et Vreneli, mais lo coursier-e avait craint que la première ne l’usât de ses exigences au cours de cette journée particulière, et que le second n’électrisât le premier soignant qui lui aurait demandé de se déshabiller. Se détournant des deux jeunes créatures, iel réavisa la silhouette déconfite de Luz. Et si iel ne savait pas encore par quel bout aborder le fenrir dans la pièce, iel s’autorisa à céder à ses impulsions sentimentales. En un bond – peut-être favorisé par les bottes à propulsion qui quittaient rarement ses pieds – iel fut aux côtés de la médecin, et sans prêter attention à la soucoupe qui partait explorer d’autres horizons sous la brusquerie de son action, passa ses bras autours de ceux de son amie. L’écrasant effectivement contre iel, bousculant son menton contre son épaule – comme il semblait qu’iel était encore un peu plus grand-e sous ces traits-ci. Peut-être le couinement lui appartint-il, peut-être pas, peut-être exprima-t-il la surprise, l’inconfort, le désespoir, la joie ou l’amusement, mais ce furent bientôt les paroles du-de la coursier-e qui emplirent la pièce :
- Merci pour le thé. Pardon pour l’absence, souffla-t-iel dans une expiration sonore concurrençant le gargouillis de l’eau se mettant à bouillir.
Et certainement Luz pouvait-elle battre des ailes de part et d’autre de son étreinte maladroite, mais celles de Calixte étaient déterminées à la couvrir pleinement, dans l’espoir de lui propager, des racines jusqu’au bout de chaque plume, cette tendresse bien réelle et persistante qu’iel avait échoué à lui transmettre les lunes passées. A trop prendre pour acquise la lueur vaillante du phare inébranlable qu’elle représentait au cœur des tourments de ses vies officieuse et officielle, iel en avait oublié que le plus formidable des brasiers ne pouvait éternellement survivre sans entretien. Et pourtant, comme l’oisillon quittant le nid familial, pour tout son amour, l’espion-ne savait qu’iel ne pouvait tenir à son amie la promesse creuse d’y revenir régulièrement. Ses bras appartenaient à présent au Bastion du sud, son cœur à une Valkyrie à la même affectation méridionale. Ses passages sur la Capitale tenaient du coup de vent, ceux à la Volière du miracle. Surtout depuis la dissonance.
Eloignant son nez des mèches vermeilles, s’arrachant à leur parfum pour relâcher enfin la pression aimante de ses bras, et levant doucement ceux-ci pour venir embrasser de ses mains le visage de son amie, iel observa un temps les étendues émeraudes lui faisant face. Avant de déposer un chaste baiser sur une pommette volontaire, et s’éloigner quelque peu. Suffisamment pour laisser Luz regagner sa bulle d’intimité, pas assez pour lui éviter tout nouveau câlin compulsif.
- J’avouerai que lors de mes derniers passages dans le coin, j’ai principalement passé mes nuitées au studio de Naëry, fit-iel en se grattant à nouveau distraitement les doigts, sans songer qu’il était peut-être indélicat d’indiquer qu’iel avait passé plus de temps chez l’amant de la médecin, que chez elle. Sans Naëry.
Sa chaussure crissa contre un morceau de faïence, et l’ambre apprécia avec surprise les éclats de vaisselle jonchant le sol. Avant de se rappeler qu’iel avait été un peu maladroit-e dans son approche. Grimaçant, iel récupéra un petit récipient et, s’accroupissant, entreprit de ramasser délicatement les débris. S’aidant de sa télékinésie minimaliste pour en saisir les bouts les plus coupants.
- Passe-t-il plus de temps à la Volière actuellement ? A chaque fois que j’essaie de le joindre par cristal, soit mon esprit rencontre le néant, soit il est perdu quelque part dans les tréfonds d’Aryon pour une quête quelconque.
Lorsqu’il lui sembla avoir entièrement débarrassé le parterre du fracas de la soucoupe, iel se releva. Le mouvement, pourtant moins vif que celui l’ayant baissé-e, lui fit voir l’Ankaa et entraina ses entrailles dans un furieux concours de claquettes. Sa senestre trouva instinctivement le bras solide de Luz pour se stabiliser. Peut-être n’aurait-iel pas autant dû profiter de l’excellente nourriture du réfectoire.
Emprisonnée –volontaire- dans ce carcan de tendresse, Luz ne put empêcher un léger rire de fuser hors de sa gorge. Un rire de soulagement peut-être, un rire de joie sans aucun doute, une pointe de sonorité qui lui fut bien pratique pour dénier à ces canaux lacrymaux les élancements auxquels ils menaçaient de s’adonner. Elle demeurait du moins entièrement relâchée contre Calixte, pressée contre lui dans l’espoir de lui soutirer toute son incroyable chaleur pour mieux s’en nourrir et recharger cette inaliénable énergie qui la menait d’année en année. Et nul ne lui prodiguait autant de tendresse que sa chère famille artificielle ! Ah, digne fils prodige momentanément rentré au bercail, comment pourrait-elle rester fâchée contre lui ? La culpabilité, la colère, la frustration et la jalousie ne pouvaient garder prises face à de tels assauts, et Luz sentit son cœur brutalement soupirer d’une rigidité trop longtemps contenue. Tout à coup, ce fut comme si ses membres se liquéfiaient et qu’une force supérieure aspirait ses doutes et ses peurs hors de sa maudite cervelle, un reflux de marée aussi libérateur qu’éreintant. Mue par quelques instincts de défense psychologique, et parce qu’elle ne désirait pas inquiéter plus avant son tendre ami, Luz avait donc opté pour un rire de grelot rassurant. Il n’y avait pas meilleur signe universel pour témoigner de l’absence présente de danger. Danger pour sa gorge qui s’était subtilement resserrée et pour ses yeux dont les coins sculptés de pattes d’oies picotaient de manière inquiétante. Lorsque Calixte la relâcha, elle profita derechef de cette accalmie pour passer le plat de son pouce sur le contour de ses prunelles, non sans un reniflement équivoque sur son état émotionnel débordant.
C’était peu, et cela en disait tout à la fois bien assez. Il n’avait pas de comptes à lui rendre, pas plus qu’une visite contrainte n’aurait d’intérêt. Il avait ses propres préoccupations et responsabilités, et sa vie personnelle ne saurait être mise à mal par des chaines supplémentaires. Il n’était pas là pour le travail toutefois, et elle ne put empêcher l’un de ses sourcils de se hausser lorsqu’elle se saisit pleinement de cette révélation. A nouveau, son imagination folle fut mise à profit tandis qu’elle le dévisageait de la tête au pied, ne voyant comme élément commun que ces attributs féminins qu’il brandissait fièrement. Avait-il rencontré une difficulté dans l’utilisation du SAPIC ? S’agissait-il d’un contrecoup hasardeux que son enchanteur n’avait pas eu l’heur d’anticiper ? Etait-il bloqué dans cette forme, atteint d’une manière ou d’une autre, malade… ? D’ordinaire, les enchanteurs sélectionnés par les espions étaient de qualité – il ne s’agissait pas exactement du premier artisan venu, les conséquences d’un défaut étant susceptibles d’entrainer de graves répercussions en mission. Calixte était cependant… D’une certaine maladresse. Elle songea qu’il ne serait guère étonnant d’apprendre qu’une chute malencontreuse ou qu’un manque de concentration avaient provoqué une malformation du SAPIC.
Elle n’eut guère le temps de faire part de ses interrogations à son interlocuteur, car celui-ci entreprit aussitôt de rajouter de pesantes lignes de craie à son tableau noir tout juste lavé. Le visage de la praticienne se ferma à l’évocation du nom coupable, porte immédiatement close sur un univers d’émotions contradictoires et douloureuses. Elle s’astreignit à conserver une neutralité d’apparence, feinte qui n’avait pour objectif que de se leurrer elle-même. Il était plus simple de nier qu’il existait toujours quelque part là-dehors que d’accepter la réalité de leur relation déclinante. Elle fut néanmoins soulagée d’entendre que Naëry n’était pas présent chaque fois que Calixte se rendait chez lui : au moins ne lui faisait-il pas l’affront de lui privilégier autrui. Et puis soudain, la question problématique. Cette fois, un plissement se saisit tout d’abord de ses lèvres, un coin carmin qui s’étira vers sa mâchoire en un croissant inversé, suivi d’une grimace plus appuyée et involontairement gênée. Ah, ces foutus muscles qui refusaient d’écouter ses consignes… Devait-elle saboter ses terminaisons nerveuses ?
Sentant Calixte chavirer sur ses appuis, elle s’empressa d’ajouter la poigne de ses doigts sur sa main déjà posée contre son bras, soucieuse de lui prodiguer toute la stabilité possible. Elle n’en doutait plus, quelque chose se produisait assurément avec le SAPIC ! Cette courte distraction fut cependant bienvenue puisqu’elle chassa brièvement les nuages noirs de ses pensées. La porte close laissa donc place à une fatigue évidente, un trouble qu’elle ne chercha plus à dérober au regard de son ami. Comment expliquait-on à sa famille que Papa et Maman allaient peut-être divorcer… ?
Certains feux s’éteignaient ainsi d’eux-mêmes. Parfois oubliés trop longtemps des Hommes, parfois par manque d’entretien. Les cendres étaient douloureuses et vous picotaient la main, mais elles étaient vectrices de meilleurs renouveaux pour peu qu’on leur en laisse le temps. Persuadée que cette conversation prendrait fin ici et n’aurait pas d’autres tenants et aboutissants – Ô comme elle se trompait -, Luz se para d’un visage plus concerné :
Elle s’assura d’un coup d’œil que Calixte posait bien ses fesses sur la chaise susnommée et elle partit récupérer d’un geste adroit deux autres tasses pour mieux servir leur thé. Probablement réveillée par la tension croissante qui régnait dans la pièce, Nakai sortait progressivement de sa sieste, encouragée par les pépiements enthousiastes d’Irokoy.
Détournant son regard de la médecin comme si cela pouvait suffire à effacer le doute qu’elle avait instillé dans son esprit, comme le déni qui se déployait joyeusement en ombre de ses craintes, Calixte se concentra sur les propos suivants de son amie, certain-e de pouvoir y trouvez-là une quelconque échappatoire. Iel dût cependant bientôt se défaire de cet espoir, et se résigner à l’idée que Lucy ne l’avait présentement pas en grâce, et que si iel ne s’asseyait pas rapidement, iel s’évanouirait promptement aux pieds de Luz. Ce qui, en soit, était une échappatoire somme toute de plus en plus attrayante. Et si l’inconscience devait l’éluder, poussant le vice de sa médiocrité jusqu’à l’échec de son malaise, fusionner avec le sol paraissait soudainement être une possibilité tout à fait viable. Se laissant docilement guider jusqu’à une chaise, lo coursier-e s’y glissa maladroitement. L’armature robuste sous le capitonnage lui donna une impression d’ancrage, qui lui parut bien futile lorsque la chaleur de Luz lo quitta tout à fait. Arrimant instinctivement l’ambre de ses yeux à la silhouette de la jeune femme, suivant ses mouvements à travers le bureau, iel fut obligé-e de faire face à la lâcheté qui, une nouvelle fois, s’était faite solution de son inconfort. De ses doutes. De sa peine. Mais si iel soulevait le voile de préoccupations égocentriques pour s’intéresser à celles courageusement dissimulées par son amie, iel se trouvait bien incapable, et bien coupable, de tenter de s’en détourner.
Elle avait ri, Luz, à son embrassade. De cette mélodie rassurante, trébuchant pourtant contre le renflement d’émois mal dissimulés. Ses traits s’étaient figés à la mention de Naëry, dans ce masque que les espions apprenaient si bien à employer, mais qui n’était guère leur apanage. La flamme de son âme semblant s’amenuiser à l’image de cette relation qui paraissait s’essouffler petit à petit. Et sans doute s’était-elle faite à l’idée d’un jour, plus ou moins proche, n’en contempler plus que l’âtre éteint ; cela n’enlevait pas la froideur qui avait dû la saisir à cette constatation, l’affliction à cette résignation. Certainement ferait-il le lit de feux nouveaux, autrement remarquables, mais en attendant, où – comment – puisait-elle la chaleur réconfortante pour entretenir les braises de son âme ? A nouveau, le besoin viscéral de toucher son amie – de la soutenir, de la choyer, de la noyer de tendresse – s’imposa à Calixte, et iel attrapa la tasse fumante qui lui était tendue pour éviter de plaquer Luz d’un câlin surprise supplémentaire. Distraitement, iel se demanda si une part de ces émotions étaient dues aux soi-disantes « humeurs de la grossesse », ou si son cœur se chargeait très bien tout seul de ce maelstrom de sentiments. Iel porta le thé sous son nez, et les arômes fleuris de la boisson apaisèrent quelque peu son tumulte intérieur, remettant un peu d’ordre dans ses pensées désarçonnées.
- Initialement, je pensais mal tolérer le SAPIC, choisit-iel de commencer, répondant à l’interrogation de son amie. Au moment de son utilisation j’avais – j’ai – fréquemment des vertiges, et des nausées.
Epousant presque parfaitement les contours de la tasse de ses doigts abimés de ses séances de grattages, iel savoura la sensation de chaleur diffusant de ses phalanges pour remonter le long de ses poignets. Semblant chasser de la même manière ses démangeaisons, et faire refluer une partie de la brume inquiète qui engourdissait son esprit d’une bruine d’interrogations et de doutes.
- Je n’ai jamais pris le temps de m’attarder sur ces désagréments, et puis… Et un soir, où j’étais sous forme féminine, Soly… Sol… Solveig qui est…
C’était étrange cette sensation d’être à la fois ami-e, amant-e d’une nuit, et aimé-e jusqu’au sentiment de filiation l’amenant parfois à hisser la jeune femme lui faisant face au statut tout à fait inapproprié de mère. Il y avait certainement là matière à alimenter longuement le commerce d’un spécialiste de la psyché, mais Calixte s’était depuis longtemps résigné-e aux caprices en touche d’immoralité de son être. Présentement, donc, iel se sentait quelque peu comme l’adolescent-e embarrassé-e avouant sa relation sentimentale – et plus si affinité, et affinité il y avait bien – au regard parental. Si iel n’était pas passé-e entre les mains de Vesper Devern, qui avait effacé d’un violent coup d’éponge son affection pour Zahria, troublant ainsi en écho ses souvenirs en discordance qui la contenaient, iel aurait certainement pu s’éviter ce nouvel épisode incommodant. Car iel avait déjà parlé de Solveig à l’Ombre, longuement, fébrilement, sur toile de fond d’une Volière remplie d’âmes chères à l’occasion de l’anniversaire de la Maître-Espion, avant que cette dernière ne disparût.
- … mi-chiraki, et remarquable, en tous points de vue, même si Apolline dit surtout par sa devanture, et que c’est presqu’un miracle – pas la devanture, mais que nos chemins se soient emmêlés – et je t’ai dit qu’elle est hybride chiraki ?
D’ailleurs, où était-elle l’âme artificielle au franc parler ? Iel aurait presque souhaité son intervention pour éclater cette bulle de tension qui ne cessait de s’appesantir entre les murs du bureau, mais évidemment celle-ci semblait décidée à jouer les abonnés absents.
- Solveigquejaimebeaucoup et donc ce soir-là, ses oreilles de mi-chiraki ont perçu des battements de cœur supplémentaires au mien, poursuivit-iel, le souvenir chassant finalement son embarras pour une lucidité d’une fraicheur presqu’inconfortable.
Ses pupilles, qui jusque-là avaient effeuillé la pièce à la recherche d’une échappatoire pour son esprit gêné, s’accrochèrent à nouveau à Luz, à l’affût de la moindre de ses réactions. De sa reconstruction des briques du puzzle. De son appréhension de celui-ci.
- De deux cœurs supplémentaires, ici, fit-iel encore d’une voix presque devenue murmure, en indiquant de sa dextre l’arrondit, presqu’insignifiant, de son ventre. Comme nous étions alors à la Forteresse, nous sommes allés voir Wendy, qui est médecin à la Caserne, et qui a confirmé nos soupçons par l’usage d’une sevragea laiteuse.
Iel hésita brièvement à poursuivre d’emblée, mais il n’y avait pas de bel emballage disponible pour décorer l’affligeante vérité qu’iel se devait de dévoiler à son amie.
- Luz… appela-t-iel dans un souffle relevant presque de la prière. Depuis cette soirée – cette nuit – passée tous les trois à la Volière, je n’ai pas eu d’autres rapports sous forme féminine, déclara-t-iel finalement, pour le moment incapable d’être plus direct-e, plus franc-he, que cet aveu à mi-mot.
Si rien ne l’avait préparée à devenir grand-mère – car c’était ainsi qu’elle se voyait subitement à travers le prisme de son affection -, rien non plus ne l’avait préparée à devenir mère. Fut-ce par procuration. Subitement plongée dans les profondeurs obscures et inexplorées d’un lac, Luz avait lutté pour nager à contre-sens de ses préjugés et des réalités qu’elle considérait acquises. Calixte était enceinte. Enceinte. Bien, très bien. Pas un cœur, mais deux, avait-elle dit. Deux cœurs, deux âmes semblables, deux êtres humains pleins et entiers portés par ce ventre dont la courbure n’était guère encore perceptible au point que même la praticienne s’était faite avoir. Du gâteau ? Quelle idiote. Voilà qui devait constituer beaucoup de gâteau, Calixte n’avait tout simplement pas abusé de la nourriture avant de fouler le sol de l’hôpital. Luz s’esclaffa. Une pointe de rire aux accents sensiblement hystériques, certainement d’une nervosité rentrée tandis qu’elle se moquait de ses propres œillères. Rire qui cessa tout aussitôt pour ne plus laisser qu’un fin liserai d’un rouge sanglant, les lèvres serrées au point d’en blanchir aux entournures. Oh, Lucy, à quel point n’était-elle pas prête pour cette conversation ! Et la joie qui avait tout d’abord amorcé une sortie du bout des griffes fuyait à présent à toutes jambes, les oreilles plaquées et les babines retroussées. Il n’était pas simple d’absorber la première information, alors les deux suivantes ?!
Tenir debout lui apparut soudainement comme un effort surhumain. Une position civilisée qui ne la concernait plus à présent qu’elle se retrouvait déjetée au bord de la route du sens commun et de la normalité. Elle s’accroupit promptement, et ses mains jaillirent jusqu’à son visage pour en recouvrir une partie, écraser ces traits qu’elle ne savait plus comment tordre ni où orienter. A l’autre bout de la pièce, Nakai perçut sa détresse : l’adorable shupon bondit agilement de son piédestal pour voleter jusqu’à sa maîtresse. Elle la sentit s’enfouir dans son cou, chercher à recouvrir chaque millimètre carré de sa peau glacée pour mieux tâcher de lui procurer sa propre chaleur, un ronronnement diffus enamouré. Elle n’eut cependant pas la force de lui rendre son attention, figée dans une mélasse improbable qui lui engloutissait les poumons et dérobait le sol sous ses pieds… Calixte était enceinte. De Naëry. Ô combien lui paraissait-il difficile d’accepter cette assertion, de la manipuler, de la comprendre. Au creux de ses entrailles demeurait l’empreinte brûlée et cuisante des enfants qu’elle n’aurait jamais, de cet avenir qui n’avait plus de sens pour elle, qu’un autre s’était chargé d’arracher à l’aune de son existence. Et ce rêve, cette pensée futile de créer l’amour et la descendance, était désormais celui de Calixte. Lui qui était un homme, et qu’un objet de pouvoir avait momentanément rendu femme. Il avait donc suffi d’une seule et unique fois pour planter les graines de ce fantasme entre ses hanches, lorsqu’une vie d’efforts ne suffirait pas pour la praticienne…
Et le père était Naëry.
Naëry.
Elle bondit sur ses jambes, piquée tout à coup par une trop grande souffrance pour amorcer cette réflexion-là, nauséeuse au possible. Déchirée. Ecartelée. Un hurlement était bloqué dans sa gorge, une fébrilité croissante qui rendait ses membres gourds et tiraillait ses traits encore trop choqués pour réagir. Penser. La Luz maternelle et aimante, la Luz qui souhaitait protéger Calixte de son égoïsme était aux prises avec la férocité d’un typhon. Celui façonné par la Luz enfant, la Luz abandonnée il y avait de cela des années. La Luz qui aimait Naëry, encore, malgré tout, au-delà du possible, qui exigeait ses bras chauds et l’oubli comateux procuré par un autre adulte responsable. Qui le voulait à elle seule, entier, ancré et non uniquement les restes d’un fantôme accaparé par une autre famille. Celle que Calixte aura créée pour eux. Comment lui dire ? Comment lui dire en cet instant qu’elle le haïssait ? Qu’elle l’aimait tout à la fois d’un amour inconditionnel ? Qu’elle lui pardonnait ? Qu’elle lui en voudrait à tout jamais ? Qu’il n’y avait pas d’avenir, pas de seconde chance, qu’il était tout pour elle, qu’elle le soutiendrait jusqu’à la fin de ses jours ? Elle manqua chanceler. Attrapa d’une main tremblante la tasse de thé chaud qui patientait toujours sur la table et la porta à ses lèvres à la manière d’un robot, inexistante dans son propre corps. Un geste machinal, rassurant, extérieur à elle-même. Elle ne sentit pas la brûlure du liquide contre son palais et demeura totalement inerte à la douleur physique. Alors, enfin, des mots traversèrent sa bouche, prirent forme dans une voix trop criarde, trop incrédule, déniant jusqu’aux faits même :
Elle fit une erreur. Releva vers lui des prunelles atteintes d’une très légère pointe d’espoir, comme un reflet candide. Celui d’une personne qui attendait qu’on lui dise qu’elle s’était trompée, qu’elle avait mal compris, que tout allait bien et que tout ceci n’était qu’un quiproquo malheureux – Ah oui, je me souviens à présent, il y avait eu cet autre homme un soir de bruine, il est assurément le père de ces deux enfants ! … Non ? Rien ne vint pourtant. Et cette lueur, blessante, aiguisée comme la lame d’un rasoir sanglant retourna les chairs de Calixte tandis qu’elle laissait son regard glisser jusqu’au ventre arrondi. Ainsi s’était-elle trahie, elle qui n’avait pas souhaité montrer son trouble à Calixte, lui laisser entrevoir à quel point cet aveu lui était douloureux en cet instant. Incapable d’assumer son rôle de personne de confiance, de mère responsable.
Déjà, une fièvre brûlante la gagnait, et elle s’était élancée en allers retours erratiques sur la longueur de la pièce malgré la plainte outrée de Nakai : le shupon manqua dévisser face à ce mouvement imprévu, entrecoupé de grands gestes nerveux et frénétiques.
Un sourire satisfait gagna ses lèvres. Un sourire fou, plein de refus. Elle s’était à nouveau figée dans la pièce.
Et puis, l’empreinte d’une cassure, le reflet d’une voix blanche, entrecoupée de souffles brisés.
Un silence. Presque un sanglot.
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Mais si iel était lâche, iel était encore plus viscéralement loyal-e. Aux deux enfants, tout d’abord, que Lucy avait décidé d’implanter sous forme de graine dans son corps de femme, alors qu’iel était homme par nature. Qu’iel avait initialement pensé, s’estimant seul-e face à ce lourd tribut d’une nuit d’insouciance, remettre entre les mains d’un faiseur d’anges quelque part dans la poudreuse des terres glaciales des montagnes septentrionales. Et puis que, sous l’impétuosité de la tendresse effrayée de Solveig, dans l’embrasse de ses bras volontaires et protecteurs, contre la chaleur aimante et attentive de son être, iel avait décidé de garder. De porter, de découvrir, d’élever, de chérir. Car finalement, il y avait peut-être là une possibilité, un cadeau, inespéré. Et pour Calixte, qui au fil des années avait construit sa famille par le cœur bien davantage que par le sang, rien ne faisait plus sens que cette parentalité providentielle. Offerte à la Valkyrie et iel-même, au détour improbable du chemin de cette vie qu’iels entendaient tracer main dans la main. Il était étrange, et étonnant, de constater comme cette idée, née d’une erreur, murie de maladresses, avait conquis de ses pétales parfumés d’espoir interdit l’âme de l’espion-ne. Mais à présent installé-e dans cette conviction qu’iel était mère, et serait père, c’était comme si rien n’était plus réel, ni fondamental, que cette vérité-ci. Et pour toute son obligeance naturelle, Calixte ne permettrait à personne de lo faire revenir sur cette décision. Ce qui ne l’empêchait guère d’accuser la bêtise de ce nouvel égoïsme.
Car Luz, aussi, faisait partie de cette famille de cœur qu’iel avait trouvée, construite. Qu’iel affectionnait au plus profond de sa chair, rendant instinctivement viscérales ses réactions en miroir aux leurs. Et rien ne lo blessait plus que de savoir que c’était iel qui l’avait ainsi écorchée, son amie – amante, sœur, et mère – la laissant se répandre d’effrois en dénis, de tourments en peines, en lambeaux d’elle-même le long de ses allers-retours erratiques dans ce bureau où elle aurait dû être souveraine. Le regard toujours accroché à la silhouette follement, désespérément, éparpillée de la flamme, lo soldat-e posa sa tasse à peine entamée sur le premier relief à sa portée avant de se lever. Alors que ses pas empruntaient ceux de Luz, essayant de ne pas fouler les morceaux d’elle-même qu’elle avait égrainés sous le vent des émois, le heurt de la faïence contre le sol claqua comme une détonation dans leur bulle de tensions. Faisant sursauter l’espion-ne, mais n’écartant pas son attention obstinément accrochée à son amie. Car si iel devait se détourner de son objectif présent, nul doute que ce serait pour fuir tout à fait. La seule échappatoire qu’iel se permettait d’accepter pour l’heure, résidait dans la morsure aiguë des plaies n’en finissant pas de s’ouvrir sous le massacre distrait de ses ongles, laissant suinter le long de ses mains les bribes de son propre supplice intérieur.
De ses doigts rougis de culpabilité, Calixte saisit doucement ceux de Luz. Craignant de réduire complètement en poussière les bris d’elle, tentant d’embrasser sa corolle éparpillée sans la bouleverser davantage, avec la délicatesse que l’on réserve aux plus précieux des trésors, iel les mena contre ses flancs. Pas tout à fait contre la discrète rondeur de sa terrible vérité, mais dangereusement proche tout de même. Sans donner à la médecin le temps de trop y réfléchir, ses mains abîmées d’égoïsme trouvèrent la coupe de son visage torturé, et son regard l’étendue des prairies dévastées. A quel point était-elle présentement l’ombre d’elle-même, rongée de souffrances à moitié tues ? Pour qu’elle doutât de son sens médical, scientifique. Pour qu’elle remît en cause sa parole. Pour qu’elle s’enfonçât profondément sous le duvet faussement confortable du déni. Et comme il n’y avait rien d’autre à dire – à répéter – que les monstruosités qu’iel lui avait déjà soumises, iel laissa ses doigts glisser de part et d’autre de son amie, prenant garde à ne pas déloger le shupon, pour la serrer fermement contre son cœur. Pour soutenir ce corps tressautant de désolation.
- Non, répondit-iel tout de même dans un souffle, sa joue glacée de détermination coupable contre celle humide de Luz. Je ne l’ai pas vu, ni eu par cristal, depuis la révélation. Il est absent.
Une assertion dont l’écho silencieux lui avait paru inconfortable, mais qui devenait de plus en plus insupportable tandis qu’iel prenait la mesure de son pénible impact sur son amie. Et qui, réaffirmant la négligence avec laquelle iel l’avait jusque-là considérée, ne faisait que renforcer sa honte. Resserrant encore un peu son embrasse en espérant naïvement pouvoir communiquer là tout ce que les mots, alourdis de tristesse, peinaient à dire, iel murmura encore :
- Pardon.
Pour la vacuité toujours plus prégnante de la Volière. Pour la disparition de Naëry ; l’absence de recherche active, l’absence de soutien, l’absence de compréhension. Pour cette opportunité volée, gardée, jalousement contrôlée. Pour tous les pris pour acquis, sans considération plus attentive que celle d’un-e enfant crédulement persuadé-e de la constance réconfortante, inaltérable, de sa peluche préférée. Réalisant bêtement qu’à force de ne la voir que pour la rudoyer de ses propres misères, de ne la choyer que sur un temps qu’iel ne prenait jamais, il suffisait d’un fil malmené pour la défaire complètement. Peut-être était-il temps de prendre soin de celle qui veillait sur eux ? Car il y avait une injustice toute amère, à ce que la journée fût aussi belle mais qu’il plût ici-bas. Le menton posé contre la courbure non occupée du cou de Luz, Calixte se résolut à rester là tant que cela serait nécessaire. Tant que son amie le lui permettrait.
- Dé animation:
- Défi RP : Au moins trois actions de votre RP doivent être décidées aux des.
1. La tasse est mal posée et tombe : oui/non -> oui
2. Calixte se blesse en continuant à se gratter les mains : oui/non -> oui
3. Calixte prend Luz dans ses bras : 1d6 : pair = debout, impair = après l’avoir fait s’assoir -> 4
Ainsi donc, Naëry n’était pas au courant. Absent, avait dit Calixte de sa voix si dangereusement féminine, si adorablement douce qu’il devenait difficile de lui résister. Résister pour quoi ? Pour les bribes d’elle-même qu’elle ne cessait de dépiauter volontairement ? Pour refuser de lâcher prise sur une relation d’ores et déjà mourante, absente ? Prendre conscience, tardivement, qu’elle ne pourrait avoir d’enfants ? Quel conte de fée absurde vivait-elle là ? Elle méritait mieux que de s’accrocher à l’ombre de vérités mortes nées, de même que ces mensonges n’étaient pas supposés posséder encore un sens pour l’étau étroit qui enserrait son cœur… L’envie et la jalousie ne comportaient de véracité que dans les profondeurs d’un déni – ce qu’elle ne pouvait accepter envers elle-même. Ces enfants qui ne naitraient pas, elle y avait renoncé ce lointain jour auparavant où ses bras avaient bercé le cadavre de son assassin. Jamais la possibilité de ce futur n’avait été évoquée entre Naëry et elle, encore moins envisagée ou acceptée… Quel avenir donneraient-ils à leur progéniture lorsqu’ils lui préféreraient sans cesse les étendues sauvages et la dangerosité de leurs responsabilités d’adultes ? Ni l’un, ni l’autre ne renoncerait à leur carrière, ne fut-ce pas même pour la bouille attendrissante de leur propre descendance. Il était hypocrite de sa part de verser des larmes sur cet enfant qui ne viendrait jamais, lui qui ne possédait aucune place dans son existence.
Et pourtant, elle les versait ces larmes. Un chuintement douloureux qui baignait ses joues d’une trace profonde, une échancrure indélébile dans son âme. Que pleurait-elle vraiment ? Le terme de son adolescence, l’effondrement de ses premiers rêves ? Elle n’apprenait rien de nouveau aujourd’hui dans cette pièce, hormis la présence de deux nouveaux cœurs derrière la fine enveloppe féminine de Calixte. Cette annonce sonnait simplement le glas de cette vérité acquise inconsciemment et qu’elle devait désormais mâcher pesamment, réfléchir et conceptualiser. C’en était fini des ensoleillements et de la passion qui l’agitait naguère dans les prémices de sa relation avec Naëry. C’en était fini. Une volée de bois morts qu’elle se mangeait de plein fouet, ayant vu de longue date son agresseur venir, ayant attendu patiemment de se faire heurter pour, enfin, accepter ce qu’elle savait initialement. L’absence était un mal irréparable, une perte de temps pour eux qui n’en avaient point, mortels éphémères dont les années s’égrenaient comme autant d’étourneaux s’envolant en tous sens. Voilà en réalité à quoi ressemblait sa plaie suppurante, l’estafilade enflammée dans laquelle Calixte avait planté son piolet, agrandissant la faille pour qu’à jamais ce passage demeure infranchissable.
Les braises se muèrent en cendre, soulagée bien malgré elle par la réponse de son cher espion. Naëry n’avait pas connaissance de sa grossesse. Et cette phrase, cet humble enchainement de mots, jeta de l’eau froide sur ses démangeaisons intérieures, apaisa ses blessures du baume de l’égoïsme satisfait. Calixte l’avait privilégiée, elle, et ce faisant, avait préservé ce qu’il subsistait d’amour replié dans ses entrailles. Il lui devenait également plus libre de s’irriter contre l’Aventurier, d’aiguiser ses griffes sur la pensée qu’il était peut-être alors irresponsable, en fuite inadmissible du rôle qu’il devrait assumer. Qu’importait s’il refusait de la contacter, elle ? Il devait du moins impérativement une réponse à Calixte, une oreille attentive, la prise de conscience des gênes qu’il avait transmis à ces deux individus en devenir. Elle sut qu’elle ne lui pardonnerait jamais s’il demeurait sourd à cet appel.
Elle resserra l’étreinte offerte par Calixte, pressa l’espion contre son cœur, contre sa chaleur, toute cette enveloppe tangible qu’elle refusait de couvrir de cicatrices supplémentaires.
Elle n’avait après tout aucun impact dans la confection mystérieuse de ces enfants et rien ne contraignait Calixte à l’informer de cette situation. Elle n’était pas suffisamment aveugle non plus pour ne pas comprendre qu’elle assistait là à une exemplaire preuve d’amour et de respect, un acte si gigantesque de saut dans le vide qu’elle ne pouvait qu’en apprécier les échos étouffés.
Elle s’était légèrement reculée pour mieux saisir les doigts gourds de Calixte, le visage dévasté, un sourire pourtant vaillant en contrepoint sur ses lèvres. Ses mains s’étaient entourées d’un fluide halo doré et une douce chaleur était venue lécher la peau blessée de son ami, raccommoder les chairs malmenées, refermer cette maltraitance injuste dont elle était en partie responsable. Vol vie puisait dans sa propre énergie, et elle espérait par ce geste empli de sens partager à Calixte l’ensemble de ses doutes, de ses meurtrissures et de ses égarements malhabiles…
Elle soupira, ses doigts jusqu’alors entrelacés à ceux de Calixte se dégageant pour venir subrepticement grattouiller la moue inquiète de Nakai. Son bureau s’était transformé en champ de ruine. Plutôt une inondation de théine, constata-t-elle. Etait-ce une intempérie comprise dans son contrat d’assurance ?
Elle était lessivée. L’impression vague d’être passée sous un troupeau d’Yirmak. Quatre fois. Elle poussa de côté d’un geste négligeant de la semelle un morceau de faïence un peu trop proéminent et traversa la pièce pour mieux ouvrir un imposant buffet : elle y trouva le reflet ambré d’un délicieux cru de whisky qu’elle conservait pour les grandes occasions et les journées exténuantes.
Et c’était une journée exténuante.
Elle but cul sec un premier fond de verre, savourant la chaleur rassérénante de l’alcool dans sa gorge et le feu vivant qui gagnait ses veines. Elle ne comptait nullement se souler, mais appréciait le réconfort procuré par la liqueur. Cela lui donnait la force d’affronter ses inquiétudes, tandis qu’elle ramassait ses ressources intérieures dans l’optique toute maternelle de protéger Calixte. Le protéger de son avenir. De ses risques personnels.
Elle ne prononça pas le nom qui les hantait tant. Aucun de ces futurs bambins ne méritait de devenir la prochaine Ruth… Et que dire de la possibilité d’une fausse couche due à une vie trop animée sur le terrain ? A un combat ? Un coup de couteau mal placé ?
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- Ne doute pas de ton soutien ; tes mots sont un apaisement que tu aurais été en droit de ne pas m’accorder, souffla-t-iel d’une pression reconnaissante contre les mains de la médecin.
Le halo de vol vie entoura leurs doigts liés, et iel fut touché-e de constater qu’elle ne cherchait pas d’autre support qu’elle-même pour réparer ses chairs abimées. Le temps du soin, iel posa doucement son front contre celui de Luz.
- Je suis désolé que tous ces tourments se soient imposés à toi, et qu’ils t’aient peinée. Mais je suis soulagé que tu aies pu l’exprimer en ma présence. Et je serais heureux d’être là, encore, si tu as besoin. Tu mérites que l’on prenne soin de toi.
Iels se dégagèrent lentement l’un-e de l’autre, et Calixte contempla avec affection ses mains à nouveau lisses, apaisées à l’image de son âme.
- Merci, fit-iel avec émotion, s’écartant un peu plus de Luz qui réconfortait le shupon toujours enroulé autour d’elle.
Suivant le regard de son amie qui reprenait la mesure de son bureau jonché de débris et à présent fourni d’une marre de thé, iel grimaça. Amorçant un mouvement pour s’atteler au nettoyage des éclats de sa maladresse, iel s’arrêta néanmoins en chemin lorsque la médecin déclara qu’elle s’en occuperait plus tard. Posant sur elle ses ambres interrogatrices, iel la regarda se détourner pour aviser un imposant buffet de l’autre côté de la pièce. Ses sourcils s’arquèrent haut sur son front lorsqu’iel considéra la bouteille joliment ouvragée contenant un breuvage aux belles couleurs chatoyantes. Un peu inquiet-e, iel observa Luz se servir un premier verre, et lorsqu’il parut évident qu’elle ne chercherait pas présentement le confortable coma éthylique, Calixte soupira de soulagement avant de se remettre en mouvement. Son intention première avait été de rassembler, malgré tout, les débris de faïence, puis de retrouver le moelleux des fauteuils. Mais la voix de moins en moins vacillante de son amie rappela son attention, et iel abandonna son plan initial pour rester debout et retourner auprès de sa besace.
- Je ne sais pas exactement, avoua-t-iel en fouillant parmi les documents qu’iel avait récupérés.
Mettant la main sur ce qu’iel cherchait, l’espion-ne pivota un peu brusquement et un vertige lui fit lâcher les papiers. Par chance, ces derniers évitèrent la flaque de thé, et lorsque les quelques secondes de tournis furent passées, iel ramassa les feuilles en fuite. D’un pas oscillant entre une maladresse exacerbée et un sautillement enjoué de soulagement, iel s’avança vers Luz.
- L’idée directrice est la suivante : je garde et porte ces enfants, et nous les élèverons dans cette famille décomposée recomposée que nous souhaitons partager avec Solveig. Mais en pratique, il faut que je me renseigne auprès de ma hiérarchie. Rien que le côté officiel risque d’être un peu alambiqué ; de ce que Sol m’a raconté pour une parentalité standard, il n’y a pas tellement de projet social défini, aidant, pour les familles militaires.
D’un mouvement de poignet, iel montra le tatouage magique, éphémère, le rattachant au pôle obstétrical de l’hôpital.
- C’est pour ça que je suis ici aujourd’hui, pour essayer de faire la lumière sur cette grossesse atypique. Avec Wendy – une des médecins de la Caserne de la Forteresse – on avait l’impression que la gestation ne se poursuit que lorsque je suis sous forme féminine, mais de là à dire qu’aucune de mes actions d’homme n’impacte mon corps de femme… aucune idée. L’étudiante en maïeutique que j’ai vue ce matin – Hélène, je crois ? – m’a longuement examiné, et doit me reconvoquer dans la journée pour poursuivre les tests afin de mieux déterminer les conditions de cette grossesse.
Iel leva devant son amie les divers papiers qu’iel avait glanés à la salle de documentation pour les patients, et indiqua d’un doigt enthousiaste les diverses lignes tracées à la scribouilleuse qui avaient retenu son attention.
- Je n’avais pas eu l’occasion de vraiment m’intéresser à l’hôpital, en dehors de l’épisode avec monsieur Djéser, commenta-t-iel songeusement. Mais j’ai l’impression que tu as réussi là à recueillir, et développer, le fleuron du domaine médical. Je ne savais pas qu’il fallait faire attention à tout ça, lorsqu’on est enceinte. Je ne savais pas qu’il pouvait y avoir autant de prises en charges différentes, de cours proposés aux parents en pré et post natal. D’incidences administratives à gérer, selon le statut social. Penses-tu que je pourrais trouver tout ça sur le Grand Port ? Quoi qu’Hélène ne me lâchera peut-être pas comme ça… et puis, ça ne me dérangerait pas.
Son regard glissa à la rencontre de celui de jade, et ses doigts vinrent le temps d’une caresse tester la tangibilité de ceux de Luz. Non, ça ne lo dérangerait guère de devoir repasser régulièrement sur la Capitale.
- C’est certainement l’une des raisons pour laquelle j’ai aussi du mal à me projeter complètement sur l’après, avoua-t-iel en détournant finalement les yeux pour les poser sur les mots enthousiastes de ses brochures. Cette situation – cette grossesse – est si particulière… rien concernant celle-ci ne sera jamais certain, je pense. Serais-je seulement capable de tenir le temps nécessaire pour l’accouchement ? Même si la gestation semble bien se dérouler, les enfants seront-il viables ? Leurs capacités, leurs ressources, ne seront-elles pas impactées par leur croissance fœtale si particulière ? En auront-ils des séquelles ? Pourrons-nous les nourrir convenablement sur les premiers mois de vie ? Pourraient-ils, de ce point de vue-là, se contenter d’une nourrice ?
C’étaient des interrogations qui n’avaient, initialement, pas effleuré Calixte. Mais à mesure que la réalité de cette grossesse prenait racine dans sa vie, sa curiosité ne cessait de lui en rajouter toujours plus. Rendant ses nuits, généralement passées sous forme féminine, passablement agitées. Rares étaient les pensées véritablement angoissantes, car l’espion-ne avait toujours été plus résigné-e que prône à la panique. Mais l’effervescence de ses doutes empiétait tout de même sur son sommeil.
- Et puis tu as raison, reste la question de l’espionnage, soupira-t-iel en rassemblant ses documents pour les caler contre sa poitrine. Solveig n’est pas courant ; ou tout du moins pas clairement. Elle sait… je lui ai dit qu’il avait d’autres missions, plus obscures, moins officielles, que l’on pouvait attendre de moi à la Garde. Plus dangereuses, aussi. C’était une situation acceptable pour nous deux, tant qu’on n’était que tous les deux. Maintenant…
Iel tourna un sourire presque nostalgique vers son amie.
- J’aime mon travail, mais j’aime encore plus la perspective de cette opportunité. De cette vie familiale. Je ne suis pas certain de vouloir menacer celle-ci par le premier.
- Dé animation:
- Défi RP : Au moins trois actions de votre RP doivent être décidées aux des.
1. Calixte commence à ramasser les débris : oui/non -> non
2. Calixte s’assied : oui/non -> non
3. Calixte fait tomber ses documents dans la mare de thé : oui/non -> non
Luz prit un moment pour appréhender pleinement la portée de ce dernier aveu. Une constatation qui avait tous les attraits d’une explosion, un renversement d’univers inédit et plus imprévisible qu’une chute de météorites. Elle n’était pas certaine qu’il faille lire entre les lignes de cette conclusion -restait tout de même qu’elle était incapable de ne pas le faire. Calixte ? Quitter le cercle restreint des espions pour s’adonner à sa vie familiale, reprendre les couleurs et les responsabilités d’un simple Garde ? Loin du danger ? Voilà qui n’était pas pour lui déplaire. Et pourtant, pourtant… ! Elle s’interrogeait. Qu’adviendrait-il de leurs souvenirs, de leur passé, de ces années vécues à la Volière aux Dragons lorsque Zahria s’était étiolée de l’autre côté de la frontière morale et que Calixte songeait à prendre une retraite fort méritée ? Qu’adviendrait-il de la tempétueuse, compétente Xylia ? Et de… Elle fronça les sourcils, mystérieusement embêtée par ce souvenir qui ne revenait pas et sur lequel elle ne pouvait mettre de visage ou de nom, hormis la sensation qu’il existait et qu’il lui était familier. Elle se fendit d’un sourire. Déposa son deuxième verre à demi plein sur le bois imbibé de son bureau et vint y poser les fesses en guise de simple appui. De là où elle se trouvait, il lui était aisé d’effleurer Calixte, de savourer les embruns de sa chaleur lorsqu’il triturait les nombreux documents que déglutissait sa sacoche.
Et pourtant, malgré la tangibilité de ces souvenirs, tout cela n’avait aucune importance. Aucune importance parce qu’ils étaient tous deux ici dans ce bureau, vivants et plus précieux qu’un mur de brume écorné par le temps, plus précieux que la nostalgie trompeuse qui empêchait bien souvent tout pas en avant. Ils étaient unis, grandioses. Absolus.
Ils étaient l’éternité.
La pulpe de son index passa sur le rebord en cristal de son verre, et le liquide qu’il contenait s’agita d’un léger remous mordoré dans son contenant. Le soleil qui perçait par les fenêtres du bureau en traversait la matière en autant d’étincelles mouchetées sur le bois âgé. Elle releva les yeux, deux prunelles d’un vert d’eau clair comme un matin pailleté d’or qui cherchèrent spontanément l’ambre tant aimé dans le regard miroir de Calixte.
Elle rit doucement, un son de grelot plus léger que le battement d’une aile dans le petit jour.
La magie était aussi redoutable qu’incroyablement productive. Des situations inexpliquées par la science prenaient racines dans cette plus ancienne capacité humaine qu’était la reproduction… L’être humain ne cessait de surprendre la praticienne par son aptitude à s’adapter. Ils étaient tels une éponge continuellement aspergée de magie, s’imprégnant de ces courants invisibles aux résultats souvent étranges, parfois dangereux, s’abreuvant à la source même de cette grande loterie proposée par Lucy. Et ils y survivaient. Mieux encore, ils en faisaient leur propre force, s’accaparaient avec jalousie tous les aspects inconditionnels de la magie. Bien sûr, des accidents se produisaient… Luz retint un lointain réflexe qui la poussa en cet instant à passer une main pensive sur son ventre vide. Ce n’était ni l’heure ni le moment d’en parler à Calixte. Ils savaient tous deux qu’une fausse-couche était possible, qu’un poison aurait vite fait de s’attaquer à la fragilité de fœtus endormis. Ce n’était néanmoins pas l’objectif de cette conversation. Calixte avait qui plus est frayé toute sa vie avec la possibilité d’un assassinat, il n’en serait pas autrement à l’avenir…
Soudainement, son sourire s’élargit. Une ligne rouge mutine et lumineuse, une pointe de taquinerie tendre au coin des yeux.
Nakai releva une moue pleine de perplexité confuse vers sa maîtresse et Calixte.
Elle se mordit la lèvre inférieure pour ne pas rire, espérant savourer la mine déconfite de Calixte et saisir dans les ombres et lueurs de son visage tous ces émois vécus loin d’elle. Ah, le terrible fardeau de la parentalité ! Vous vous tourniez cinq minutes, et votre fils revenait marié avec cinq enfants.
Quel plaisir que de devenir grand-mère finalement !
Le bonheur simple qui échauffait sa chair et attendrissait son regard changea soudainement de visage lorsqu’iel saisit tout à fait les dernières remarques et interrogations de son amie, et il lui sembla qu’une véritable fournaise s’était brutalement installée dans sa poitrine et sur ses joues. Ses paupières papillonnèrent d’embarras, et ses doigts se mirent à tapoter distraitement les documents qu’iel tenait encore contre son buste afin de laisser s’écouler une partie de son agitation interne. Si Calixte avait pensé qu’iel en avait terminé de ces situations gênantes où iel se sentait à la fois ami-e, amant-e, frère-soeur et fils-fille, iel s’était joliment fourvoyé-e ; en dehors de son soutien indéfectible et de sa force de caractère, il n’y avait rien de plus souverain que la curiosité de Luz. Et rien de plus certain que la maladresse de l’espion-ne.
- Hum… répondit-iel intelligemment en jetant un regard perdu vers Nakai qui le lui renvoya tout aussi perplexe, absolument pas aidant.
Par où commencer ; comment mettre en mots tout ce que Solveig représentait pour iel ? Peut-être en s’y prenant par le début, encore une fois.
- Elle est garde, oui. Valkyrie au Grand Port. Elle y est arrivée un peu après ma propre affectation au Bastion. On a peu d’assignations en commun, mais nos cercles d’amis se côtoient, et on a pas mal échangé par lettres durant… oh ! Peut-être l’ai-je là.
D’un pas sautillant iel retourna au niveau de sa sacoche, y glissa ses documents médicaux et fouilla quelques secondes pour remettre la main sur son cadre magique. Un sourire triomphant éclairant son visage, iel revint à la hauteur de Luz pour lui montrer les clichés.
- On l’a utilisé lors de notre correspondance, il y a des images de Sol, fit-iel avec un enthousiasme de plus en plus grand. Là ! Elle est mi-chiraki, ce qui explique les heu... oreilles plus développées. Et là c’est Sam – Samaël – son fils d’une autre liaison, ancienne. Si j’ai le temps j’essaierai de lui trouver un nouveau casse-tête avant de retourner sur le Grand Port ; regarde comme il est concentré sur le rubik’s cube ! rigola-t-iel doucement en faisant défiler les photographies. Ah heu, et là tu connais, éluda-t-iel alors que les clichés montraient notamment la médecin, Naëry, Apolline et la Maître-Espion.
Laissant le cadre entre les mains de son amie pour qu’elle puisse l’observer à loisir, Calixte imita celle-ci et prit appui hanche contre le bois du bureau. Ses doigts tapotant une mélodie enjouée, songeuse, contre celui-ci alors que ses pieds répugnaient à arrêter leurs pas de danse amoureuse.
- On est ensemble, ensemble, reprit-iel selon la formulation de Luz. Depuis… quelques lunes ?
Son épaule trouva le soutien et la chaleur de celle de la médecin, et iel savoura un temps ceux-ci avant de se jeter dans le grande bain. Au-delà de l’embarras premier, rien n’était finalement plus appréciable que de libérer le flot des secrets – des omissions, des petites informations qui font la vie mais méritent plus qu’un coup de vent pour être exprimées – dans cet écrin de douceur, d’entente amical voire filial.
- Et aussi cliché que cela puisse être, je lui ai demandé si elle voulait bien être la mère de mes enfants, poursuivit-iel avec un petit rire de dérision à l’improbabilité de la situation. Elle a dit oui, continua-t-iel en rivant un regard plus déterminé dans celui attentif d’émeraude.
Solveig lui avait murmuré bien d’autres trésors, qui avaient fait rugir ses sentiments naissants, prenant toujours plus d’aisance, et tapissé de molletonneux air-coussins cette route escarpée, s’enroulant dangereusement entre les arrêtes acérées de malchances et maladresses, qu’iels avaient décidé d’emprunter main dans la main. Et plus Calixte mesurait la richesse de cette faveur inespérée, plus iel culpabilisait d’étaler ce bonheur indécent devant les ruines en reconstruction de son amie. A l’orée d’une quête, Lightning lui avait demandé qui était l’amour de sa vie, le maintenant dans le droit chemin ; l’espion-ne n’avait jamais considéré que la félicité ne pouvait s’obtenir que par une tierce personne, tout comme iel ne croyait pas davantage à la fameuse âme sœur, mais iel devait reconnaitre qu’iel se trouvait présentement presqu’incorrect-e d’évoquer à Luz cette relation amoureuse qui l’émerveillait toujours plus, alors qu’elle-même contemplait les cendres de la sienne.
Lo coursier-e détacha un temps son regard de celui de son amie, et ses dents vinrent trouver avec hésitation sa lippe. Ses yeux se posèrent presque par hasard sur l’encre rougeoyante de son poignet lui indiquant qu’iel allait devoir reprendre le chemin de l’aile obstétricale, et l’ambre se releva pour retrouver le jade avec plus de douceur.
- Il faut que je retourne entre les mains d’Hélène.
Instinctivement, comme iel récupérait le cadre magique de sa senestre, sa dextre se posa sur la courbe timide de son ventre.
- Mais je serai à la Volière ce soir, et demain selon le bon vouloir de tes collègues. Si cet état rend déraisonnable la consommation d’alcool, rien ne nous empêche de profiter d’un bon repas ensemble.
Voir de cuisiner – repeindre les murs de la cuisine – de concert, et de passer les heures vespérales à bavarder de tout comme de rien une tasse de thé à la main. En espérant que Calixte eût fini de les renverser à terre.
- Si jamais tu as, ou tu vois, Naëry, je veux bien que tu lui demandes de me contacter, ajouta-t-iel en retournant auprès de ses affaires gisant toujours contre l’un des confortables fauteuils. Cela ne me dérange pas que tu lui mentionnes le pourquoi du comment, mais j’aimerai tout de même pouvoir en discuter avec lui de vive voix.
Bandoulière sur l’épaule, l’espion-ne effectua un dernier aller vers son amie pour glisser ses doigts entre les siens, à l’image du filet de soutien qu’iel espérait pouvoir lui offrir, pour le meilleur comme pour le pire.
- Je t’attends ce soir, répéta-t-iel avant de déposer un nouveau baiser contre une pommette sur laquelle un rayon de soleil semblait avoir remplacé la pluie de plus tôt.
Assurément l’emploi du temps de la médecin commanderait bientôt son attention sur d’autres affaires plus pressantes, et peut-être même ne pourrait-elle satisfaire sa demande amicale – presqu’enfantine dans son entêtement naïf – mais après s’être honteusement rendu-e compte qu’iel l’avait si longtemps délaissée tout en attendant d’elle qu’elle restât ce phare immuable dans la nuit, oubliant puérilement que toute relation s’alimentait de l’énergie qu’on lui accordait, Calixte désirait à son tour lui offrir ce temps. Et s’offrir une chance de prendre soin de cet être qui lui était cher. Qui faisait partie intégrante de sa vie, comme de sa famille de cœur.
Sa main trouva la poignée de la porte du bureau de la médecin, et son regard accrocha une dernière fois la silhouette celle-ci. L’alcool, ou le cheminement plus serein de leur entretien, avait adouci la tension de ses épaules, réduit les ridules tourmentées de son visage, et égrainé de vifs éclats d’or dans son regard bienveillant. L’espion-ne ne savait pas quelle tournure prendrait la relation mourante de ses deux amis, mais iel ne se voyait pas – et ne les voyait pas, ses deux bourgeons et iel – appréhender cet avenir si particulier sans l’un ni l’autre. Calixte savait qu’iel exigeait beaucoup de Luz et Naëry, aussi égoïstement qu’iel avait décidé de l’avenir des deux âmes grandissant dans son giron, mais iel ne pouvait s’empêcher d’offrir – proposer, demander – ce rôle plus officiel qu’iel leur trouvait approprié :
- Et Luz, tu me diras si tu acceptes d’être marraine.
Avant de s’éclipser d’un pas fébrile, l’esprit soulagé des secrets partagés, le cœur rempli de cet amour qu’on lui avait accordé, la chair porteuse du bonheur imprévu mais fleurissant de valses passées.
Qu’il était stupéfiant de découvrir l’immensité du chemin parcouru par Calixte. Ce jeune espion qui s’était très vite heurté au tempérament de sa supérieure hiérarchique, en avait conçu une appréciation confinant à l’idolâtrie et qui s’était senti étreint d’une affection intime pour Naëry des mois auparavant… Qu’il avait changé, leur grand enfant de toujours ! Le maladroit, fébrile Calixte, peut-être fuyant par instant, peut-être trop rigoureux en d’autres, mais toujours entêté, aimant, sensible, force née aux jambes déliées qui n’avaient cessé d’avancer après tous ces kilomètres avalés. Après ces chocs, ces failles, ces chaos sur la route, malmené par ceux qui lui voulaient du mal, continuellement rabattu contre la paroi lisse et immuable de la réalité. Et il s’était relevé. Avait tranché une nouvelle haie sauvage, avait entamé sa propre allée sinueuse, loin de l’ombre du Maître espion et de toute autorité parentale. Libre. Fougueux. Il avait tracé sa route de la plus belle des manières, et elle le découvrait à présent grandi, épanoui, fier et empli de rêves contenus. Elle en demeurait époustouflée. Cela se lisait dans l’écrin du sourire de cette fille qui posait devant le cadre magique, ou encore ici dans le regard qu’elle adressait à son interlocuteur par-delà la distance. Elle voyait cette même allégresse en reflet dans le souffle entrecoupé de Cal’, dans le miroir de ses prunelles lorsqu’il s’enflammait, butait sur les mots et précipitait son récit pour mieux lui décrire Solveig, sa tangibilité, le quotidien qu’elle incarnait. Elle ne put retenir un sourire en contrepoint de cette agitation croissante, magnifiée par cette beauté qu’elle percevait en eux deux et par cet avenir qu’ils incarnaient. Calixte était entre de bonnes mains. Elle n’en doutait plus à présent. La chiraki avait chassé sa solitude comme l’on essuie la pluie d’un unique revers de main.
Elle acquiesça à sa proposition suivante, par trop ravie de pouvoir poursuivre ces retrouvailles le soir venu malgré la nécessité présente de mettre fin à leur entrevue.
Elle n’envisagea pas une seule seconde qu’il puisse penser le contraire et ne pas considérer la Volière aux Dragons comme son inébranlable demeure familiale. Il y avait donc une forme d’inutilité verbale dans une invitation plus marquée, lorsque la villa avait été justement conçue pour abriter leurs proches. Calixte en possédait de toute façon les clés et se passait depuis bien longtemps de toute permission – preuve en était de cette lointaine effraction par une certaine fenêtre du premier étage… Oui, elle espérait du moins que le jeune homme avait gagné en indépendance vis-à-vis de sa fameuse trousse machiavélique !
Oh, comme ce mot était savoureux dans sa bouche ! Elle prit le temps d’en contourner les angles, de le soulever contre son palais et de l’effleurer de sa langue, peut-être pour mieux l’ancrer dans sa chair, faire sienne cette nouvelle éventualité. Sa dextre vola jusqu’à sa poitrine en un geste empli de spontanéité, posée là droit sur son cœur sous la forme d’un serment inviolable.
Et sa voix ne fut qu’un souffle humble ourlé d’une profonde émotion, à demi stupéfaite de cette proposition inattendue. Ignorante du pacte qu’avait passé Calixte avec une psychologue compétente matinée d’obscurité, Luz songea à Zahria et à ce lien qui se délitait sans cesse sous ses pieds. J’espère que tu ne regretteras pas tes choix… adressa-t-elle en silence ses doutes à l’Ombre qui avait fui, au Damoiseau qui osait enfin vivre et aux Crocs de foudre qui tonnaient d’un dernier coup d’éclat.
Elle le poussa gentiment vers l’entrée, un léger rire sur les lèvres et l’observa longuement disparaitre dans les rets sinueux du couloir. Et puis…
Et puis.
Le cristal de communication ne produisit aucun bruit lorsqu’elle l’activa, un contact cent fois, mille fois répété que son esprit connaissait avec la familiarité d’une expiration naturelle. La magie tendue, la surface froide du cristal, la voix qui s’élève et le timbre qui résonne en aparté, s’étale dans la tête, sature les sens et résorbe les fourmillements extérieurs…
Une chaleur glacée enroulée autour de son cœur comme autant de barbelés fouissant la cendre.
Je crois que nous nous sommes tus tout au long de notre chemin. Je crois que nous sommes morts un peu plus chaque jour, que nos voix nous sont devenues étrangères par-delà la distance, que les lendemains se sont éteints. Je crois que je ne goûterai plus jamais ta chaleur. Que tu ne trouveras plus mes mains tard dans la nuit sous la couette lorsque nous dormions côte à côte et que nos rêves ne connaissaient aucun répit. Je crois qu’il faut parfois s’en aller pour mieux aimer, que nos silhouettes sombrent dans l'oubli, que nous ne pensons plus par deux mais par un…
Je crois que je t’aimais. Et que si cet amour refuse de s’en aller, il ne peut plus vivre de cette manière.
Je sais qui je suis. Et je sais qui nous sommes.
Voilà qu'une part de nous s'est brisée sans mot dire, sans prévenir ni avertir...
Et peut-être était-ce bien cela, mourir un peu. Chaque jour.
Et puis…
« Je suis là, ma Dame. »
Les jambes longilignes de son assistante se dessinèrent dans l’entrée, attentive présence aux lunettes profondément rehaussées sur son nez.
« ... Je vous apporte un autre verre de whisky. »
« Salem ? »
« Ma Dame ? »
« Merci. »