Au début, je pensais que ça se passerait bien.

Mes dernières apparitions dans des soirées mondaines avaient été remarquées. Quand on se met à dos le principal instigateur d’une de ces soirées tout en kidnappant sa fille ou quand on disparaît dans un salon privative en compagnie d’une fort jolie demoiselle et ceci avec la bénédiction de la maitresse des lieux, ça finit par se faire savoir. Plus ou moins rapidement. Et heureusement que pour le kidnapping, personne n’est au courant. Sinon, ça aurait fait longtemps que j’aurais fait un passage en cellule, qui doit être une expérience à vivre une fois dans sa vie ; mes meilleurs amis l’ont fait après tout ; mais dont l’occasion ne m’a pas encore été présentée. Bref, ça jase. On parle de moi. Et plus on parle de moi, plus on m’invite, histoire de voir la prochaine gaffe du nouveau conseiller de la Guilde des Aventuriers, ce sympathique moustachu qui n’y connaît pas grand-chose à l’étiquette de la noblesse. Du coup, je refuse des invitations et à trop refuser, ça passe mal. Et du coup, ça fait jaser. Encore. On en parle davantage et ça met davantage la pression sur moi. Et la guilde. Et donc encore plus sur moi.

J’ai bien eu quelques aides de personnes de la noblesse pour mieux me comporter dans cette société mystérieuse et pourtant à la vue de tout le monde, mais je n’ai pas toutes les armes pour affronter les requins qui y baignent depuis leur plus tendre enfance. Un champ de bataille constant où l’information est la clé des réputations et des scandales. Ou un instant d’égarement et c’est la mort, crucifié par la honte et le déshonneur. Clairement pas un endroit pour moi, mais un endroit où je dois être. Du coup, il faut bien sélectionner quelques noms et accepter les invitations aussi diverses que variés. Il n’y a qu’une infime partie des invitations qui sont vraiment voulu, parait-il. Le reste, c’est de la convenance où chacun choisit le champ de bataille qui sera sa soirée. Pour le plaisir ou pour le pire. Rarement pour le pire. Les nobles ne se poignardent jamais vraiment entre eux. C’est plus subtil que ça. Parait-il encore une fois. Mais je ne suis pas noble, alors, je ne suis probablement pas soumis aux mêmes règles.

-Alkh'eir ?
-Oui. Famille très riche. Très influente. Probablement une mauvaise idée d’y aller.
-Ce nom me dit quelque chose…
-Pas étonnant vu ce qu’ils possèdent.
-Nan mais je crois que je les connais…
-Tu connais des nobles ? Toi ?
-Attends… mais oui ! Calixte !
-Qui ?
-Calixte Alkh’eir ! J’ai travaillé avec lui !
-Ah bon ?
-Sur la prévoyance. Pour la guilde. Un truc qui traine et qui doit être validé, faudrait que je m’en occupe, mais c’est tellement simple que ça devient compliqué. Drôle, hein ?
-Et donc, tu connais cet Alkh’eir.
-Oui ! Allez, j’y vais ! C’est vraiment un plan en or d’aller chez des gens qu’on connaît, on ne risque pas de faire de bêtises !
-Si tu le dis.

Ce fut mon erreur.
Même si on a bossé ensemble, il s’était produit quelques quiproquos gênants à l’époque. On en rigolerait maintenant, mais le passif veut qu’on ait la capacité de faire quelques bourdes. Rien de grave si c’est dans une bonne ambiance. J’ai tout de suite senti que ça n’allait pas se passer comme je le voulais lorsque j’ai demandé si « Sir Callixte » était présent. On m’a répondu d’un haussement de sourcil. Pas des plus engageants. Et j’ai à peine eu le temps de jeter un regard à la ronde qu’on est venu m’aborder. Des nobles avides de tourmenter une pauvre âme en détresse. Moi. Entrant très rapidement dans le vif du sujet.

-Monsieur le Conseiller, vous n’êtes pas en compagnie de la jeune demoiselle de l’autre soir, chez les Priam ? Qui était-elle déjà ?
-Votre tenue est assez conventionnelle, Sir Callahan. J’aurais pensé que votre entrevue avec la Grande Couturière Royale vous aurait ouvert les portes d’une mode un peu plus provocante.
-C’est tout de même peu habile de votre part d’avoir courroucé le patriarche de la famille Whytlys, monsieur Callahan. C’est une inimitié qui pourrait vous couter votre place. Sauf si vous savez reconnaître les mains qui peuvent vous sauver.

Tout ce qui peut être su par tout le monde se sait. Le coup des Whytlys et des Priam, je m’en étonne plus. On me le raconte si souvent. Si même mon entrevue avec Lady Olenna est connue, c’est que le concept de vie privé n’existe plus dans cet univers. Des espions partout. De l’intimité nulle part. Je tente bien de répondre aussi habilement que possible, mais les allusions se font davantage sournoises et les provocations de plus en plus évidentes. Pour me conduire à la faute. A lâcher une information qui me jouera bien des tours. Et j’en ai, c’est bien ça le problème. Je cherche volontiers une aide ailleurs, mais existe-t-elle ? L’Alkh’eir prévu pour m’aider n’est pas là. Et je vais le payer cher.

L’arrivée salvateur du bellâtre aux cheveux argentés, je dois vous le dire, ne m’inspire rien de bon. Comme un male dominant au milieu de sa meute, il disperse les loups d’un rang inférieur en quelques mots et ils s’écartent avec une once de respect mêlé à de la peur dans le regard. Si j’avais clairement des nobles de moindre influence autour de moi, à la recherche justement de s’adjuger davantage d’influence, le nouvel arrivant était clairement d’un cran au-dessus. Par le respect qu’il inspire auprès des autres, je ne peux qu’accepter son invitation. De toute façon, quand c’est aimablement proposé, même s’il s’agissait de l’individu le plus retors que je connaisse, il aurait été difficile de refuser. Les conventions, tout ça. Je le suis donc, le détaillant du coin de l’œil avec autant de discrétion que possible. Avec quelques secondes d’attention, je n’aurais pas eu besoin à me fier aux réactions des autres gus pour comprendre qu’il a de l’influence. Séduisant, il porte une certaine forme de sérénité pleine de confiance sur le visage, se mouvant avec les manières qui sied à une personne de rang, avec ce qu’il faut de grâce et de soucis du détail pour être irréprochable. Et le tout parait tout à fait naturel, traduisant une habitude certaine dans ce genre de comportement. Bref, vraiment pas n’importe qui.

Et des propos aux premiers abords qui pourraient passer pour un conseil un peu menaçant. Car derrière les plus beaux masques peuvent se cacher les esprits les plus retors et les volontés les plus impitoyables. L’impression d’avoir été pris dans un filet aux mailles bien trop resserré commence à se faire beaucoup trop sentir et je cherche ailleurs une possible échappatoire, mais personne ne se soucie vraiment de nous. Enfin, on nous regarde, mais pas un semble avoir l’intention d’interrompre mon mystérieux interlocuteur, rehaussant le sentiment d’impunité émanant du bel homme. Puis le doute, les peurs et l’appréhension laisse place à la libération. Alkh’eir. Vraiment ? Comme la valeur étalon de la famille Alkh’eir à mes yeux, c’est Calixte, je peux partir du principe que c’est plutôt bon signe. En espérant qu’il n’y ait pas d’inimitié chronique entre eux.

-Oh non, pas du tout. Surtout quand les gens vous posent des questions sur des sujets que vous n’avez pas forcément envie de répondre.

Il tend son verre, on trinque. Le vint est exquis, évidemment.

-Mais je m’oublie, je suis Whiskeyjack Callahan, Con…
-Tout le monde ici sait qui vous êtes.
-Ah.

C’est tout de même un peu bizarre de ne pas être de ce monde et pourtant d’être connu de tous. Il faut voir ça en mal. Comme l’attraction. Le petit animal tout mignon qui épate la galerie et qu’on oubliera dans quelques semaines quand tout le jus des ragots en aura été extrait.

-J’espère que vous n’êtes pas du genre à n’écouter que les ragots, monsieur Alkh’eir. C’est que c’est quand même beaucoup de choses pour pas grand-chose et ça empoisonne un peu le tout.

Oui, je sais, je suis plutôt franc. Bon, faudrait vérifier un point, tout de même.

-Excusez-moi, mais, si je vous dis Calixte… ? C’est parce que j’ai déjà eu à rencontrer un Alkh’eir par le passé. Je ne voudrais pas éveiller une quelconque… truc… de famille. Hein. Evidemment.

Les propos du noble ont le don de sacrément me conforter. Même si on peut toujours se méfier des propos des uns cachant leur véritable intention dans leur but de faire dire des choses que l’on aurait pas dû pour mieux nous piéger, je sens que le bonhomme m’a l’air sympa et que les sentiments positifs à l’égard de Calixte ne sont pas feint. Cousin, donc. Une famille au demeurant très sympathique. Ça donnerait presque envie de rencontrer tous les autres s’ils sont à l’image de Calixte et de Liory.

-Ah bah figurez vous que je l’ai rencontré pour devenir conseiller. Enfin, pour le devenir, il a fallu candidater. J’avais des concurrents et on a été choisi sur la base de plusieurs données. La popularité, par exemple. Parce que c’est mieux d’avoir un nouveau conseiller qui est apprécié des aventuriers que l’inverse. Et donc, il fallait aussi proposer un projet qui pourrait être mis en place à la Guilde et qui serait bénéfique. J’ai rencontré plusieurs personnes qui proposaient des choses, dont votre cousin. Qui m’a parlé de la Prévoyance. Un système très intéressant pour prendre en charge financièrement les aventuriers blessés en quête ; ce qui arrive, évidemment ; modulo une taxe sur les charges fixes des récompenses de quêtes. Une sorte de loterie gagnant-perdant fonction du nombre d’investissement et du parti, mais qui a l’avantage de toujours offrir une couverture médicale à nos membres. Ça m’a paru intéressant. On a travaillé ensemble dessus. On l’a présenté. Je crois que le projet traîne quelque part en commission. La lourdeur administrative, hein, c’est partout pareil, mais c’est ce qui fait tourner le monde. Bref, on a noué des relations amicales et professionnelles. Très sympathique, votre cousin.

Et puis je bois. Puis je me rends compte que j’ai beaucoup parlé. Mais vous savez, c’est quand on est en confiance. Il m’aurait fallu dix fois plus de temps pour en dire autant si la présence de Liory n’était pas aussi réconfortante. Clairement, on n’a pas l’impression de faire face à un noble qui va soudainement vous jeter en pâture à ses amis. Enfin, il pourrait être fait de ce bois. Ça serait triste pour Calixte. Et ça serait triste pour moi. Mais à partir d’un moment, il faut bien faire un peu confiance, non ? Surtout que bon, je n’ai rien dit de particulièrement dangereux pour la réputation de la guilde, donc je suis plutôt tranquille malgré la prise de conscience.

-Et du coup, bah, je suis devenu conseiller. C’est quand même représenter la guilde. Donc, il est important de la représenter dans les cercles d’influence du royaume. Surtout que, par exemple, les nobles de la Capitale font partie des principaux pourvoyeurs de quêtes de la guilde. Ce qui fait vivre la guilde et les aventuriers, c’est le travail proposé par certains de vos homologues. Sans parler de la famille royale qui passent de gros contrats avec la guilde aussi. Ce qui permet de ne jamais manquer de boulot pour les aventuriers. La guilde recrute sans cesse. Il y a toujours un flux constant d’arrivée et de départ. Et je ne crois pas avoir déjà assisté, par exemple, à une rupture de stock de quêtes à réaliser. Le royaume est plutôt bien doté en boulot divers.

Je me rapproche un peu, pour éviter que ça s’entende trop. Pour le coup, même si tout le monde est courant, je préfère éviter de l’évoquer en public. Je ne sais pas comment on interpréterait.

-Et parce que je participe donc à des soirées de la noblesse et que je ne connais pas forcément l’étiquette, j’ai dû faire quelques erreurs malheureuses qui me valent une attention particulière de certains nobles avides d’être le témoin de mon prochain… faux-pas.

En le mettant ainsi dans la confidence, je teste une dernière fois sa sympathie manifeste, voir comment il va réagir. Voir s’il va en rire. Je retourne à l’état précédent comme si aucune confidence n’avait été faite.

-Peut-être déléguez-vous déjà des missions à la guilde ? C’est toujours un plaisir de rencontrer l’un de nos clients.

Se faire entraîner par un noble de l’importance de Liory dans tout ce qui concerne l’étiquette, le paraître et comment circuler dans le milieu très codifié de la noblesse, c’est une idée très intéressante, mais je méfie toujours un peu. A ce niveau là, rien n’est jamais gratuit. Pour avoir les contacts de personnes pouvant m’offrir ce genre de service, j’ai dû conclure un marché avec la grande couturière royale et donner de l’information. J’imagine mal, aussi sympathique qu’il puisse être, Liory prendre des après-midi de son temps précieux à l’utiliser pour me transformer en courtisan affûté sans demander quelque chose en retour. Le prix peut être terrible. Je préfère ne pas trop embrayer dans cette brèche. En négociation, si on montre un trop entrain à quelque chose, ça fait grimper le prix. Et puis, à moins d’une négociation à mon avantage, on n’en fera rien. Comme je l’ai dit, j’ai des contacts pour m’enseigner, je ne les ai pas eus pour jeter leur référence à la première soirée venue.

-Vous êtes bien aimable, Monsieur Alkh’eir. Votre connaissance du milieu serait un gros plus pour moi. Ce souci des détails. Même si je me doute que vous ne devez pas manquer de travail et d’activité.

En soi, les soirées, c’est comme du travail. On fait du lien. La discussion entraîne des accords. Des alliances. Des unions. Chaque action a un poids dans la stratégie d’une famille de la noblesse et généralement, rien ne semble laissé au hasard. C’est un monde qui paraît extrêmement rigide où la liberté se traduit aux yeux des autres par de l’excentricité qui, j’ai bien l’impression, est l’objectif recherché. Être unique dans son excentricité, ça passe. Si quelqu’un copie, bah, il sera un copieur et n’aura pas d’existence dans le milieu. Et on fait l’excentrique parce que ça permet d’avoir de l’influence. Tout ceci est bien compliqué par rapport à la vie si simple que j’ai mené jusqu’à ce jour. Et j'espère qu’elle ne deviendra pas plus compliquée avec le temps.

-La vie d’aventurier, c’est quand même plus simple. Parfois, je me dis que j’ai fait une erreur de devenir conseiller. Je ne pensais pas que ça impliquait de se frotter aux puissants. Je voyais plus comme une façon d’aider les aventuriers. C’est comme une grande famille, vous savez. Mais où tout le monde est un peu libre. Libre de faire des quêtes, faciles ou complexes. Libre d’aller traquer des créatures dans des milieux inhospitaliers. Libre d’aller chercher des plantes dans les montagnes. Libre de livrer un colis d’un envoyeur à un destinataire. Une diversité dans le travail comme dans les profils de nos membres. Jeunes ou vieux. Hommes ou femmes. Il y a parfois quelques… brebis galeuses, mais c’est un peu le rôle des Conseillers tels que moi de les remettre sur le droit chemin.

Ou de les virer. A défaut d’en venir à des solutions plus extrêmes, mais qui aurait le déplaisir de passer pour un infanticide dans la comparaison que j’aime faire et que je pense réellement, par de nombreux côtés. A chaque fois que je pense aux problèmes soulevés récemment par la couronne au sein de la guilde, ça me rend maussade. Là encore, devenir conseiller, ça vous fait changer de point de vue. Je n’aurais pas cru qu’il y avait autant de problèmes importants. Des choses mises sous le tapis et dont la totalité de la guilde est ignorante. Pour le mieux. Même si à l’opposé, même les plus influents membres de la cour sont au courant. Pour le pire.

-Après, c’est une vie simple que l’on saisit parce qu’ils ne peuvent avoir mieux. Parce qu’il faut bien vivre. Vous devez bien voir cette liberté comme étant quelque chose de bien faible comparé à la votre. Qu’est ce que la liberté, finalement, quand on n’a pas les fonds, l’influence et le pouvoir d’être celui que l’on veut être ? Si je voulais être noble, je ne le pourrais pas. Je ne suis pas libre de l’être. On s’y fait. On vit tout simplement.

Un brin peut-être un peu trop philosophique. Est-ce qu’il serait pas temps de rentrer dans le registre des allusions graveleuses dignes d’une conversation d’aventuriers à la buvette de la guilde pour redescendre un peu le niveau de la conversation ? Pas sûr que ça soit le genre du noble.

C’est en parlant que l’on se rend compte de choses qui nous paraissent évidentes et qui ne sont pas toujours pour tout le monde. Finalement, il n’y a pas à opposer richesse et pauvreté car dans les propos de Liory, on comprend rapidement que c’est ce qui nous est inconnu, voire privé, qui nous attire. Pour nous, gens du peuple, vivant dans les quartiers populaires, la vie n’est pas opulente, mais c’est notre vie. C’est ainsi. Et on se prend à imaginer, à l’occasion, de ce qu’on pourrait faire si l’on était l’un de ces nobles dans ces belles demeures avec une richesse et un pouvoir que l’on comprend à peine. A s’imaginer des vies fantasques à réaliser tous nos rêves. Puis les rêves font place à la réalité. A nos limites. Mais c’est notre vie. Et nous l’aimons car nous profitons de cette liberté d’être qui l’on veut, ce que la noblesse n’a pas. La réputation familiale passe avant tout. La déshonorer est pire que la mort. Et même si on ne conçois pas les riches nobles s’imaginer à être des gens du peuple, sain, pour toucher du doigt cette liberté, on comprend bien que cette liberté que l’on vit sans cesse est un cadeau, une bouffée d’air dans un monde sans pitié et asphyxiant. Aussi riche et influent que l’on aurait pu rêver d’être durant nos jeunes années d’enfants turbulents, Liory n’en est pas moins prisonnier des conventions. Ses traits reflètent une certaine tristesse teintée de résignation. Comme si la poigne de la famille, du nom et de la réputation ne peut être brisée par la détermination d’un seul. Au milieu de cette assemblée de convives venus en son honneur, le noble semble être l’individu le plus seul au monde. Une pâle image de ce qu’il pourrait être. De ce qu’il voudrait être.

-Veuillez m’excuser. Ne pas expérimenter certaines situations ne vous laisse qu’avoir certaines idées préconçues sur celles-ci.

Et dans un sens, je ne souhaite jamais expérimenter cette situation. On peut envier la situation du noble, mais sacrifier autant en échange, on pourrait croire que ce n’est rien, alors que ça fait tout. Enfin, un mariage arrangé ne serait presque même pas une mauvaise chose dans mon cas vu mon absence de progression dans ce domaine pour en faire un par amour. Et c’est en pensant à ça que le choix dans l’exemple utilisé en dit plus. Si c’est l’idée qui lui est venu à l’idée, c’est qu’il l’expérimente. Quand on le regarde, on pourrait se dire qu’il peut avoir n’importe qui. Mais que ce ne soit pas possible, il faut qu’il y ait une sacrée anguille sous roche. Mais cela relève d’une sphère privée dans laquelle il ne faut pas trop s’immiscer. Comme je n’apprécierais pas que l’on vienne me parler de mes déboires sentimentaux.

-Est-ce qui vous empêche d’être un aventurier ? Il est vrai que les nobles embrassant une carrière dans la guilde des aventuriers ne sont pas légions, mais il y en a. Et même pas que aventurier s’il le faut. Vous pourriez être n’importe qui. Quel est le prix à payer pour obtenir cette liberté ?

Parce qu'on revient bien vite au poids de la famille sur sa vie. C’est presque une question rhétorique, finalement. S’il n’a pas loisir à marier celle qu’il veut, a-t-il loisir à faire ce qu’il veut ? ça me parait difficile. Ça doit être un choix difficile qui doit couter beaucoup, mais ce n’est peut-être qu’à mes yeux. Comme je vous l’ai dit, on ne peut pas comprendre ce que l’on ne vit pas.

Pour un peu, ça pourrait presque passer pour une demande voilée d’intervenir, si le bonhomme n’avait pas l’air sérieusement peiné de la situation et si notre rencontre n’avait pas été le fruit du hasard. Ce qu’il me raconte là me paraît plutôt cohérent avec ce que je pouvais m’imaginer. Et clairement, la voix officielle est bouchée. Ce genre de réflexion conduit à se demander si on peut rejoindre la guilde sous un faux nom. Pour tout vous dire, je ne suis pas fan. Déjà, parce que le principe de mettre des fausses informations sur des listings et des rapports, ça éveille une petite pointe de répulsion intolérable. C’est contre nature. Et puis, dans une certaine mesure, les gens qui ne disent pas leur nom ont des choses à cacher. Et cacher des choses, c’est potentiellement des trucs qui causeront des problèmes à l’avenir, éclaboussant peut-être la guilde. La protection des intérêts de la guilde et de sa réputation sont mes priorités, en tant que conseiller, et c’est tout naturel que j’y sois particulièrement attentif.

-Je suis en train de me demander. Vous disposez donc de beaucoup de temps à disposer comme vous le souhaitez, non ? Quand vous disiez que vous aviez peu d'occasions de travailler grâce à un personnel compétent. Ça veut dire que vous pouvez, éventuellement, partir en vadrouille plusieurs jours sans qu’on vous en tienne rigueur ?

Avoir un personnel compétent qui vous prend votre boulot, je dois avouer que c’est un concept plus que intrigant. Si j’avais ça, et bah, je pourrais clairement me pencher sur bien des affaires qui me tiennent à cœur et desquels je me tiens éloigner à causes des cadavres que je découvre chaque semaine dans l’arrière cour de la guilde, quand ce n’est pas les nobles qui cherchent à me faire trébucher à la moindre occasion. Même si j’ai des gars compétents, on est encore loin du moment où je pourrais buller comme Liory. Quoiqu’il en soit, bénéficier d’une certaine liberté de mouvement et d’un soutien financier important, c’est quand même là deux sérieux arguments pour mener une double vie trépidante. Quand on s’imagine que la plupart des nobles dans ce cas vont probablement préférer des activités excentriques et peut-être moralement inacceptables, on se doute moins qu’il pourrait parcourir les routes au service des autres.

-Qu’est ce qui vous empêche de battre la campagne et d’offrir vos services aux autres ? Quelques par ci par là. Sous prétexte d’une de vos activités professionnelles. Traverser le pays. Assurer votre anonymat auprès des gens. Ce n’est pas bien difficile avec les moyens que vous avez. Des gens qui mènent des doubles vies, il y’en a plein. Pour de bonnes ou de mauvaises raisons. Et c’est une chose dont il faut savoir assumer les conséquences. Car le jour où ça se sait. Ça se paie cash.

Il pourrait être aventurier, ainsi. C’est ce que vous vous dites, hein ? Mais ce n’est même pas obligé. Le principe de la guilde des aventuriers, c’est tout de même de pouvoir faciliter la vie des aventuriers en concentrant les quêtes à réaliser, en leur garantissant d’être payé lorsque la tâche sera effectué et de les encadrer et protéger dans les démarches administratives qu’ils devront rencontrer. C’est parfait pour quelqu’un qui n’a pas le pouvoir et les fonds derrière Liory. Et dans le cas du noble, du coup, il n’a clairement pas besoin d’être payé. On peut rendre service pour le plaisir d’offrir. Et puis, faire partie de la guilde, c’est côtoyer potentiellement du monde qui peut éventuellement vous reconnaître. Pas forcément le meilleur plan.

-Si demain, vous arrivez avec un faux nom, un moyen de ne pas être reconnu, le personnel fera de vous un aventurier. Ça tombe, il y’en a plein qui ont des faux noms et des fausses identités, mais on ne peut pas tout vérifier.

Ce n'est pas un service d’espionnage. Si les examinateurs vérifient la respectabilité des clients régulièrement, elle le fait plus épisodiquement avec ces aventuriers, principalement quand il y a un signalement négatif. Pas de fumée sans feu, comme on dirait. Bien sûr, vous allez me dire, à cause de tout ça, je dois bien me douter qu’il peut prendre l’idée au pied de la lettre et s’inscrire le lendemain. Mais vaut mieux, peut-être, que j’en sache le moins possible. Ça reste son choix. Et j’ai pas forcément envie que la famille Alkh’eir me tombe dessus si j’en sais trop. J’ai déjà assez de familles nobles à dos.

J’aurais pas forcément cru que le titre de Saphir avait un tel poids dans l’esprit des gens, et encore moins dans celui de la noblesse. C’est prestige au sein de la guilde. L’élite de l’élite. Même si on n’a pas d’élite, en soi. Faudrait avoir un rang intermédiaire, je proposerais l’idée au conseil. Bref, est-ce que j’aurais plus de respect de la part de la noblesse si j’étais un ex-saphir ? Je connais Carciphona en saphir. Je sais un peu comment elle est. Je l’imagine pas devoir jouer les jeux de la politique et du double jeu en la présence de noble et ne pas commettre de gaffes. Clairement pas. Alors, c’est sûr, si c’est un gars comme Liory qui l’est, les gens ne vont pas lui chercher des noises sur l’étiquette. Il y a sûrement d’autres possibilités pour le noble. Genre, un capitaine. Prestige, non ? Le défenseur du pays contre la menace. Voire même mieux, capitaine de la garde royale. Ya pas plus prestigieux. Faudrait détrôner le capitaine Arthorias, mais ce Liory m’a l’air suffisamment sympathique pour y parvenir. Alors c’est sûr, c’est un peu compliqué d’être discret, mais en même temps, ça serait quand même mal vu que sa famille ait à redire d’une volonté de servir la royauté, non ? Dans le genre « vous n’avez pas envie de protéger la couronne, c’est ça ? ». Ça se pose. Mais c’est probablement un succès plus long à obtenir. Saphir, il s’agit d’être très actif et efficace pour obtenir le titre rapidement. C’est l’avantage par rapport à la garde, ou même à des postes influents dans le gouvernement.

Bref. Tout cela relève des motivations privées du noble et elles paraissent suffisamment louables pour ne pas être un problème futur. On en vient aux conditions pratiques. Et autant, si on part du principe qu’il y a déjà des gens sous des faux noms dans la guilde, un de plus ou de moins, est-ce si important ? Trovnik me tuerait pour avoir dit ça, très clairement. Heureusement, il n’est pas là et ne lie pas les pensées. J’expose la suite avec une extrême prudence. Je sens bien que Liory est sur le point de céder à inspiration de motivation soudaine. Du genre à tout envoyer en l’air pour s’inscrire dans la demi-heure. C’est une chose qui ne doit pas être faite à la légère, sinon, les conséquences arriveront bien vite.

-Comme je vous l’ai dit. Vous venez à la guilde. Quand vous le souhaitez. Vous allez au comptoir des hôtes. Et vous demandez à vous inscrire. Sous un faux nom. Il n’est même pas nécessaire que je le connaisse. Vous serez aventurier et vous aurez, comme tous les autres, la capacité de pouvoir prendre des quêtes et d’agir pour le bien et les intérêts d’autrui, au nom de la guilde. Jusqu’à devenir un saphir quand vous aurez prouvé que vous méritez ce titre et de faire partie de l'Élite des aventuriers. Evidemment, tout ceci est indépendant de votre vrai nom et de votre rang. Le mérite ne se discute pas. Et puis, si les gens savent qui vous êtes, ce n’est pas ce que vous voulez.

Ça, c’est la base. Ce que n’importe qui pourrait faire. Ce que n’importe qui est entrain de faire. La suite est propre à Liory et doit être minutieusement envisagée. C’est peut-être mon regard de bureaucrate qui fait que je n’oublie pas ce genre de détail.

-Par contre, vous devrez faire en sorte de préserver votre anonymat. Vous n’êtes pas forcément une personne reconnue dans le milieu de la guilde, mais des gens pourraient vous reconnaître et rendre caduque votre petit manège. Vous ne devez pas être reconnu. Il faudra savoir cloisonner votre vie publique de cette vie… privée. Dirait-on. Il suffit d’une coïncidence pour projeter le doute dans l’esprit de quelqu’un qui pourra faire le lien entre vous et votre alter-ego de la guilde. Même à travers votre pouvoir. Même s’ils ne sont pas uniques, c’est un signe particulier qui peut interpeller l’esprit des gens.

J’ai presque l’impression de préciser les circonstances de la vie d’un criminel. Ce qui en soit est un peu le cas aux yeux de sa famille. Et j’en viens au dernier point qui me concerne davantage.

-Et vous ne pourrez pas me remercier, même si de base, je ne désire rien. Là aussi, que nous ayons une relation privilégiée au sein de la guilde, voire même en dehors, ne peut être que l’occasion de trahir votre couverture.

C’est vrai qu’en soit, une petite bourse de cristaux pour les bonnes œuvres de la guilde, ça ne ferait pas de mal. Mais faudra bien tracer tout ça dans le budget annuel. Et on se poserait la question d’où ça vient. Et ça posera d’autres questions qui seront dangereuses. Même si Liory se présente comme un aventurier aisé, les gens se poseraient des questions. Donc non, ce n’est pas une bonne chose. Et puis foncièrement, je n’ai rien de fait qui mérite une récompense. Il aurait fallu l’aider directement au sein de la guilde. Et en ces temps où je cherche à nettoyer la guilde de ces traitres, de ces corrompus et de ces brebis galeuses, il serait malavisé de me comporter comme ceux que je chasse, à cacher des choses à la guilde que je défends chaque jour.

Bon. C’est fait. Même s’il ne se sépare pas de ce petit air détaché qui sied bien à la noblesse qui ne montre jamais ses sentiments, je sens que j’ai planté une graine dans son esprit dont il prendra grand soin et je ne serais pas surpris de le croiser au détour d’un couloir et qu’à travers les moyens qu’il aura pris pour préserver son anonymat, je saurais dans le regard qu’il m’enverra que c’est lui que c’est grâce, ou à cause, de moi qu’il est là, maintenant, et qu’il fait des choses qu’il n’aurait pas su faire jusque là. Si ma présence dans ce genre de soirée est avant tout là pour soigner les relations publiques de la guilde avec ses clients et au sein de la grande cour des puissants et des influents du royaume, on pourra pas dire que la soirée n’a pas été fructueuse. Si Liory n’est pas un client, il sera au moins un membre qui a de la suite dans les idées et qui se donnera les moyens de faire briller la guilde. Tout le monde ne cherche pas à devenir Saphir. Lui le veut. Et s’il cherche à avoir une certaine réputation auprès de sa famille, clairement, il ne gâchera pas son occasion en traînant la réputation de la guilde dans la boue par des erreurs malheureuses. C’est toujours ça de pris.

-Il vaut mieux la faire parvenir discrètement, oui. Déjà que certains vont peut-être jaser que je vous ai tant monopolisé. Et merci encore. J’en garderais une pour le jour où vous serez saphir.

Plus une formule de politesse, puisque je me doute que le noble a probablement d’autres breuvages plus rares et goutus pour de telles occasions plutôt qu’un vin dont il doit connaître toutes les particularités. Ce qui est particulier pour l’un est anodin pour l’autre. Et puis, c’est une image amusante. Que cela commence avec une caisse de vin, autant prévoir de finir l’histoire avec une bouteille de cette caisse. Il y a une vague idée de cycle accompli dans le geste, j’aime bien.

Par la suite de cette entrevue surprenante, le noble me présente à quelques nobles, faisant probablement partie de son cercle d’influence, histoire de réduire le risque de commérages à mon encontre. Si certains nobles avec l’évidente volonté de prendre en vol quelques bribes de conversations sont passés près de nos groupes, le maître des lieux a fait en sorte d’éloigner les impertinents avec cette capacité à être toujours aimable et respectueux de l’étiquette tout en forçant la main à ces interlocuteurs de manière très subtile. Grâce à ça, j’imagine qu’on préserve une certaine discrétion à mon égard. On peut toujours s’imaginer que le noble, ravi de se trouver une source d’amusement pour la soirée, me promène à ses amis pour mieux en rire. Vu comment certains m’interpellent dans ce genre de soirée, me voyant plus comme un paysan incapable de comprendre les subtilités de leur jeu, ça ne m’étonnerait pas. Évidemment, ce n’est pas le cas, et les invités choisis par Liory auront bien à cœur de répandre les rumeurs d’une version différente de ce que les autres peuvent penser. S’attirer les foudres du noble n’est probablement pas le meilleur choix à faire surtout quand le gain en influence est incertain. Voire temporaire.

Peut-être grâce à la présence et l’introduction de Liory, certains de ses invités se sont laissés tenter à proposer davantage de contrat à la guilde pour bien des tâches dans leur affaires respectives. Toujours un bon point. Puis j’ai pris congé, toujours un peu inquiet de paraître trop en vue aux yeux de ceux qui ne m’aimeront pas, même avec le soutien du maître des lieux. La soirée est réussie de mon point de vue. En faisant mes adieux à Liory, je ne peux m'empêcher d’avoir un petit sourire, sous-entendant que je devrais le voir plus vite qu’on le dirait, au croisement de ce fameux couloir de la guilde. Puis je me dis en rentrant chez moi qu’il faudra éviter l’entrée de la guilde quelques temps. Histoire de ne pas griller la couverture du noble trop vite. Puisque c’est un fait qui se produira, autant ne pas entraver sa bonne marche, hein.