Le timbre bienveillant de la voix de Yuduar résonnait dans l’esprit d’Arban. Il se retrouvait là, attablé à un bureau de piètre facture, dans une pièce sombre au plafond pentu. Il avait regagné sa mandarde — son habitat inofficiel qu’il préférait à ses appartements luxueux – dont seule une poignée d’hommes de confiance connaissaient l’existence.
Il semblait attardé sur l’ajustement de quelque mécanisme complexe ; sans doute un modèle d’arbalète sur lequel il avait jugé bon de faire des révisions. Yuduar était dans le vrai : Arban n’était somme toute pas aussi athlétique que le temps où il était maître espion. Et s’il fallait compenser, un jour, des incapacités physiques quelconques, elles devraient se faire par l’intermédiaire de quelque artéfact technomagique, sinon par celle de ces acolytes.
Il entendit un bonk suivi d’un long crachat, se répercutant en ondes rougeâtres.
« JE ME FÂCHE ?! avait-il tonitrué en se retournant, fusillant du regard Mistigri qui feignait l’innocence, prit sur le fait à chercher des noises à sa gestatrice. »
Il resta quelques secondes interdit, fixant d’un regard sévère la boule de poil châtain qui ne se laissait pas décontenancer. Marquisette, elle, semblait déjà avoir oublié cette bravade, préoccupée à faire sa propre toilette.
« Con de chat… conclut-il en se retournant, réprimant un sourire tordu. »
Mistigri était, pour reprendre l’expression de ceux qui jouissaient d’avoir une vraie descendance, « pire qu’un gosse ». Mais il avait, à maintes occasions, le don d’arracher un sourire bienveillant à son propriétaire bourru qui, satisfait de son entreprise, reposait l’artéfact, quoique encore inachevé.
« Et puis, je pense que je n’en aurai pas besoin pour cette fois. Mistigri, t’arrêtes d’embêter ta mère, sinon, privé de croquettes “Kitty Blinders” pendant une semaine. »
Un miaulement plaintif, jaunâtre, retentit en guise de réponse. Un dernier sourire de la part du Commandant, et puis il quitta ses lieux.
Ce soir-là, le crépuscule embrasait la toiture de la capitale d’une douce lumière orangée. Arban avait revêtit un accoutrement tout ce qu’il y avait de plus banal : ample manteau brun, pantalon sombre, bottes légèrement usagées, de quoi ressembler davantage à un vulgum pecus qu’à un Commandant. Il pouvait attirer l’attention sur lui de part son mètre quatre-vingt-dix et son air bourru, mais pas en tant que Commandant déguisé. Se fendre d’une escapade nocturne sous un capuchon d’infortune n’aurait pas été judicieux. Ce soir-là, il désirait montrer patte blanche à la personne qu’il recherchait.
« Aord Svenn… Murmura-t-il. Un frère de Lucy qui a approché Klarion. Si la Garde t’a interrogé par des méthodes conventionnelles et honorables, peut-être que moi, je trouverai d’autres choses. »
Il avait traversé une partie de la capitale jusqu’à se retrouver en face d’un bâtiment qui ne payait pas de mine. Une aura pesante et mortifère régnait aux alentours. Il croisa le regard d’une femme endeuillée, dont le bras gauche enroulait le corps d’un garçon encore innocent.
La Mort avait ce don de rendre tout le monde égal. Et tout le monde un peu triste, aussi.
Il haussa les épaules, et pénétra dans l’enceinte du bâtiment. Là aussi, les intérieurs sobres semblaient inviter au calme, au sérieux voire à un semblant de désespoir.
« En fait, je préfère le bureau et la paperasse, pensa-t-il. »
Il chercha du regard un hôte ; n’importe qui. Il pensait qu’il n’arrivait pas trop tard, et pourtant un individu s’approcha prestement de lui, pas intimidé le moins du monde par l’apparence rustique d’Arban.
« Monsieur, je dois vous demander de quitter les lieux, les visites ne sont plus autorisées à cette heure-ci…
— Je suis venu pour discuter avec le frère Svenn, de répondre Höls. Je me suis dit qu’il était plus intéressant de venir en fin de service. Pouvez-vous me conduire à lui ? »
Il avait reçu ce matin pas moins de 3 corps. Un garde qui ‘était fait embrocher pendant une patrouille, ne femme morte en couche, et une autre dont la dépouille avait été malmenée par un animal sauvage. Le travail était conséquent et le frère s’était attelé à la tâche dès le milieu de l’après-midi si bien qu’il était encore en train de travailler au crépuscule. Sa récente découverte dans le livre de nécromancie lui avait permis d’enchanter une boucle d’oreille afin de donner une intelligence semblable à la sienne à ses créations. Cela lui était d’un grand secours, car les deux premiers corps avaient pu se recoudre d’eux-mêmes sous l’action de son pouvoir sans qu’il ait eu besoin de lever le petit doigt. Il procédait comme cela désormais, il prenait plusieurs corps, réanimait les moins abîmés, les laissaient se rafistoler en autonomie avant de les utiliser pour s’occuper de ceux qui demandaient plus de soin. Bien sûr, il préférait faire cela cacher à la vue de tous. Alors il avait pris grand soin de fermer la porte à double tour, hors de question que quelqu’un débarque encore à l’improviste pour tomber sur des morts-vivants qui couraient partout.
Le frère s’appliquait à recoudre une griffure faite sur le bras de la pauvre femme quand il entendit quelqu’un frapper à la porte. L’individu tenta de l’ouvrir en s‘acharnant sur la poignée, mais n’y parvint pas. Aord leva les yeux, passablement énervé contre cette interruption. Pourquoi tout le monde semblait vouloir venir le déranger quand il voulait être seul ?
Aord ? Il y a un homme qui veut te voir ?
J’ai dit que je ne voulais pas être dérangé !
Son ton était sec et il put entendre l’homme faire demi-tour. Satisfait, le frère replaça son médaill’ond’air sous ses vêtements puisqu’il le gênait à pendouiller dans le vide. Cet objet était une vraie providence dans son travail. Il annulait toutes les mauvaises odeurs autour de lui et Lucy sait à quel point l’odeur de la morgue était atroce, surtout au niveau du cabinet de thanatopraxie. Il se concentra de nouveau pour terminer sa couture quand on frappa de nouveau à la porte avec force. Aord soupira d’énervement en reposant ses outils. Il n’allait pas lâcher l’affaire, c’était certain. Le frère restait méfiant, après son enlèvement, il était plus prudent. D’un ordre mental, Aord fit s’allonger ses deux assistants morts-vivants pour les faire passer pour deux cadavres tout à fait normaux. S’il se faisait attaquer, il aurait cette fois du renfort.
Une fois les corps remis à leur place, il les recouvrit d’un drap par respect pour les défunts avant d’aller se laver les gants avec une solution très alcoolisée déposée dans une écuelle à proximité. On frappa de nouveau à la porte.
J’ARRIVE BON SANG !
Ses gants propres, il se dirigea vers la porte qu’il déverrouilla sans l’ouvrir. Le son de la serrure suffirait à lui signifier qu’il pourrait entrer de lui-même maintenant, mais au cas ou, Aord fit une invitation verbale.
Allez-y, entrez ! J’espère que c’est important, j’ai du travail !
Il retourna à sa tâche ne voulant pas y passer la nuit à cause de cette interruption. Le corps sur lequel il travaillait était bien en face de la porte, directement visible quand on l’ouvrait. Le frère se plaça de façon à mettre la table et la dépouille entre lui et l’intrus. On ne sait jamais, il pourrait avoir besoin de se protéger…
Alors qu’est-ce que vous me voulez ?
Le ton de l’employé de la morgue était, pour le moins, hésitant. Il se confondait en vagues jaunâtres, très vite dissipées. Arban avait une bonne mémoire visuelle de cette synesthésie et elle était typique de personnes qui n’étaient pas à leur aise. Il suivit l’homme. Ce dernier, peu rassuré, jetait des coups d’œil derrière son épaule. Était-ce l’apparence bourrue d’Arban qui le mettait dans un tel état ? Lui-même ne le savait guère, mais à y voir sa réaction, quelque chose clochait. Les sons de ses pas étaient désagréables, les couleurs n’étaient pas belles, c’était clairement différent de ce que Yuduar par exemple pouvait dégager.
Ainsi le Commandant, revêtu en on ne sait quel roturier, attendit derrière, bras croisés, observant l’individu toquer de manière hasardeuse, puis s’acharner sur la poignée. Un comportement anormal pour des sons anormaux. Höls, lui, demeurait calme, essayant d’observer autour de lui s’il n’y avait pas un guet-apens ou autre chose.
« Vous, vous n’êtes pas normal, se permit de faire remarquer Arban. »
À en voir l’employé, c’était somme toute un individu frêle, de taille moyenne, plutôt jeune mais dont le sommet crânien était gagné par une calvitie naissante. Un pauvre individu qui se retrouvait un peu là par hasard, déjà marqué par les épreuves de la vie ; une autre forme de stress chronique qui s’en était pris à son cuir cheveulu. Il aurait été sans doute plus épanoui à la Garde, pensa-t-il.
Il fit demi-tour, baissant le regard, ignorant même la remarque qui lui eût été adressée. Entre l’agacement de l’homme derrière la porte – qui ne devait être autre que le frère Svenn – et la bravade d’Höls, il ne pouvait que se sentir confus et faire demi-tour pour vaquer à l’on ne sait quelle occupation. Ce qu’il fit. Höls le suivit un instant du regard et, convaincu que l’accueil laissait à désirer, il se dit qu’il était assez grand pour faire son chemin tout seul dans cet établissement.
Il se mit face à la porte et frappa cinq grand coups.
« J’ARRIVE BON SANG ! »
Le vieil homme arqua un sourcil, feignant un rictus cynique. C’était à se demander si l’ambiance des lieux était aussi macabare non pas à cause de ce qu’il était, mais plutôt de ceux qui y travaillaient.
Le verrou fit un demi-tour, jouant un son sec, harmonieux, gris. Tout ce qu’il y avait de plus beau pour le commandant. Il ouvrit la porte sans se faire prier et, comme il avait pu s’y attendre, un cadavre, plutôt mieux présenté que ce à quoi il s’attendait, s’interposait entre lui et cet homme qui ressemblait à n’en pas douter au portrait du frère Svenn qu’il avait balayé des yeux dans ses documents.
Höls, visible depuis l’ouverture de la porte, portait ses yeux sur le corps sans vie allongé sur la table de travail, et l’homme en retrait. Il semblait acculé et s’exprimer d’une voix agacée. En même temps, un pareil labeur ne pouvait autoriser autant d’interruptions.
« Je passe au mauvais moment, je dirais. La bonne nouvelle, c’est que je vous ai trouvé. Vous avez l’air occupé et apeuré, alors… »
Il referma la porte derrière lui et la verrouilla, tout en y restant collé. Arban n’avait aucune difficulté à voir que son hôte était un homme aculé par on ne savait quel danger, mais pour sûr, il avait la trouille. Restait à savoir pourquoi.
« … Vous allez me dire tout ce que vous savez sur Klarion Brando et je vous laisse tranquille. Mon temps aussi est précieux et j’ai autrement mieux à faire que de passer du temps dans cette pièce. »
Sa peur devait se lire sur son visage, car l’inconnu le remarqua presque immédiatement. Cela n’aidait pas le frère à être en confiance avec lui, au contraire cela le stressait encore plus. Il plissa les yeux tandis que son rythme cardiaque s’accélérait. Il était prêt pour ce qui allait venir, peu importe l’objectif du géant. Quelle ne fut pas sa surprise lorsqu’il évoqua le nom de Klarion. Aord resta un instant déconcerté, la bouche entrouverte et les sourcils froncés face à cette demande soudaine. Il s’attendait à tout sauf à ce qu’on vienne lui parler du criminel qu’il avait rencontré il y a bien un mois de cela par le plus grand des hasards. Aord se souvenait très clairement de cette nuit-là, où il s’était retrouvé acculé de la même façon qu’aujourd’hui. Cependant, la personne qui lui bloquait la route était bien différente. Klarion était terrifiant à sa manière, lui était simplement bestial, une force brute.
Pour l’instant, il ne faisait et rien et Aord se détendit légèrement. Sa peur se calmait, lui laissant tout le loisir de détester l’homme pour lui avoir rappelé une rencontre qu’il préférait oublier et il lui fit bien comprendre.
Non.
Un seul mot était sorti de sa bouche et Aord sentait déjà qu’il allait le regretter, mais il ne pouvait s’empêcher de détester l’intrus. Sa vie était éreintante en ce moment et il avait de plus en plus de mal pour rester patient et à l’écoute, un comble pour un frère de Lucy.
Je n’ai aucune envie de vous parler de ce fils de … ce criminel.
Ses traits s’étaient déformés sous l’effet d’une émotion ancienne qui était remontée d’un coup, mais qu’il avait réussi à retenir. Il avait laissé sa chance à Klarion, mais se souvenait très clairement du reflet de sa dague quand il avait essayé de le poignarder ce soir-là. Cette affaire était derrière lui et il ne voulait plus en entendre parler. D’autres problèmes le tourmentaient en ce moment à commencer par l’état déplorable du corps devant lui. Aord tira un tabouret jusqu’à lui pour s’asseoir et utilisa son pouvoir sur la dépouille qui gisait devant lui. Une brume bleutée s’échappa de ses lèvres et s’insinua dans le corps de la défunte refermant ses plaies. Il ne restait plus qu’à les recoudre. Le frère fit en sorte qu’on ne puisse pas voir qu’il avait créé un mort-vivant, l’obligeant à rester complètement immobile comme les deux autres. Il se sentait en danger, alors mieux valait augmenter le nombre de ses alliés dans la salle.
Pris d’un terrible vertige pour avoir utilisé son pouvoir pour la troisième fois de la journée, Aord du s’appuyer à la table pour ne pas tomber. Il se savait vulnérable à cet instant, mais ses créations pouvaient le protéger au cas où l’homme aurait un geste malheureux.
Vous avez essayé avec la garde ? Cela fait un sacré paquet de temps qu’ils lui courent après, ils en sauront certainement plus qu’un frère de Lucy au fond d’une morgue vous ne pensez pas ?
Il releva la tête en fronçant les sourcils.
Et puis vous êtes qui d’abord ?
L’autre information capitale ne tarda pas à être dévoilée. Le frère Svenn avait laissé parler ses émotions. Et si le vieux Höls ne disposait pas des talents innés de la Reine pour détecter un mensonge, les ondes étaient trop belles pour mentir ; leur couleur était si monochromatique, dorée, passionnée, qu’il eût été difficile de laisser place au mensonge. Tant d’émotions qu’il pouvait interpréter de la part d’une personne à bout de nerfs. Il finit par s’adosser à la porte, les bras croisés et l’air un peu plus décontracté, essayant d’improviser un personnage sur l’instant qu’il pourrait utiliser afin de soutirer les informations qu’il était venu chercher. Alors comme ça, Klarion était qualifiable d’un fils de femme de petite vertu ? Un criminel au bas mot.
Il tenta le tout pour le tout et, voyant que le frère Svenn était davantage préoccupé par sa sécurité que par des réponses à ses questions, il tenta le tout pour le coup et ignora dûment les deux interrogations, essayant une approche plus posée, ajustant son timbre pour qu’il soit plus rassurant, plus caverneux.
« Tout le monde en a après ce criminel et il a su passer à travers les mailles du filet de la garde… Mais qu’est-ce qu’il a bien pu vous faire pour que vous en vouliez à sa génitrice ? Ça a dû être assez exceptionnel, je me trompe ? »
Sur ces mots, il décroisa les bras, balayant la pièce d’un regard curieux et interrogateur, feignant l’intérêt aussi bien qu’il pût. Si Arban n’était naturellement pas doué pour se faire des amis, il était doué pour feindre quelques personnalités, certaines plus facilement que d’autres, mais la fin justifiait les moyens.
« Ça doit être épuisant de travailler dans ces conditions. Je n’ose pas imaginer votre état après une dure journée de travail. Moi qui pensais vous attraper à la sortie pour vous inviter à décompresser autour d’une bière… J’ai vraiment mal calculé mon coup. »
Ce faisant, il déverrouilla le verrou, qui émit ce même son sonore, dansant, grisâtre qui fusait cà et là dans les recoins les plus sombres. Il le reverrouilla, puis le déverrouilla. Il aimait ce son. Il leva la main vers comme pour intimer au frère Svenn de ne rien dire, de ne rien interrompre, jouant avec le verrou.
Après l’avoir tourné une dizaine de fois, au point de ne plus savoir si la porte était verrouillée ou déverrouillée, le vieil homme se reprit, un sourire presque narquois.
« Mh, pardon. Nous en étions où, déjà ? Klarion Brando, ce méchant criminel ! Qu’est-ce qu’il a bien pu vous faire ? »
Oui vous tombez très mal en effet. Arriver directement avec la bière vous aurait sûrement fait gagner des points.
Sur ces belles paroles, Aord se repencha sur la défunte, convaincu qu’il ne courait aucun danger. Il s’apprêtait à percer sa peau pour refermer une autre blessure quand le son de la serrure retentit de nouveau. Exaspéré, le frère leva lentement les yeux vers l’homme qui en profita pour tourner à nouveau la clé dans la serrure. Aord lui jeta un regard par en dessous comme pour lui dire : sérieusement ?
L’intrus continua à s’amuser avec la porte, jouant par la même occasion avec le cœur du frère qui ne savait plus s’il devait être calme ou apeuré. Les nerfs d’Aord commençaient à lâcher, mais il resta silencieux, ne voulant pas entrer dans le jeu puéril du colosse. Ainsi, il voulait le faire craquer … et bien il allait réussir. N’ayant plus aucune patience le frère se prépara à ouvrir la bouche quand il le coupa pour reposer sa question. Aord le regarda vaincu et se remit à sa tâche.
Vous voulez que je me jette par la fenêtre, c’est ça ?
Il leva les yeux implorants vers lui, avant de se mettre à recoudre une longue incision sur le bras gauche de la femme. Ses gestes étaient moins précis à cause de la fatigue et de l’énervement, mais il était encore efficace.
Par où commencer hum … Je dirais peut-être parce qu’il a essayé de me tuer alors que j’ai passé pas mal de temps à l’écouter et à faire l’effort de le comprendre.
Aord se tut pour finaliser sa couture avant de soulever le bras pour vérifier qu’il n’y avait pas d’autres blessures à refermer. La pauvre femme avait vraiment été maltraitée par cette bête, ce devait être la vingtième ouverture qu’il refermait depuis qu’il avait commencé à s’occuper de sa dépouille. Il lui restait encore 5 ou 6 autres et il pourrait passer à l’embaumement. Dans l’état où il était, Aord avait l’impression de ne pas avancer et les questions de ce type ne l’aidaient vraiment pas à se vider la tête.
Ah ! Il y a aussi le fait qu’il a voulu m’utiliser pour tester ses produits. J’avais vraiment l’impression d’être … un tas de chair … non … Comment disait-il ? … Un sac de chair humaine ! Je crois que c’était ça son expression. Autant vous dire que je ne le porte pas dans mon cœur c’est certain.
Il mit finalement ses mains derrière le dos, en signe de non agression, et commençait à progresser le pas lent dans la pièce, un semblant inquisiteur, davantage pour feindre la curiosité et l’inattention que pour représenter une menace. Mais c’était presque peine perdue. L’endroit morbide n’avait absolument rien de passionnant, ou du moins, l’intérêt sur le moment était limité comparé au gros poisson que chassait le vieux Höls.
Son regard avait dévié sur une vitre crasseuse et condamnée à l’extérieur par des barreaux rongés par la rouille.
« Cela aurait été difficile de vous jeter par la fenêtre, fit-il remarquer. »
Le reste de la conversation s’avéra un peu plus intéressant. Arban prit place sur un tabouret, se mettant à ses aises, s’étirant tout en se fendant d’un soupir de satisfaction, dardant un regard moins sévère sur le pauvre homme. Il se détendit un peu plus.
« C’est pour ça que je suis venu vous voir, frère Svenn. Pour la Garde, Brando n’est autre qu’une cible à abattre, un criminel en cavale qui a su déjouer en plein jour l’attention de plusieurs gardes surentraînés… Mais pour vous, il a sans doute représenté plus que ça. »
Il finit par se relever, adoptant une posture un peu plus droite, plus digne d’un homme d’urgence, d’un individu rompu aux tactiques militaires. Il prit un air bourru et plus sérieux, tandis que l’intonation de sa voix se fit plus grave.
« Écoutez, ce n’est pas avec vous que j’ai envie de feindre quelque identité décousue. Vous êtes manifestement le seul à pouvoir m’aider à mettre la main sur ce psychopathe qui vous en a fait voir des vertes et des pas mûres et j’ai besoin que vous me disiez tout, absolument tout ce que vous savez de lui. Si vous pouvez également m’assurer que nous ne serons pas entendus, je pourrais à mon tour lâcher du lest. Mais pour l’heure, c’est vous, la menace, et c’est moi qui ai besoin de me protéger de vous. On dirait que vous allez me sauter à la gorge. »
On n’était jamais trop sur ses gardes, et sans nul doute que le dévot de Lucy l’avait appris à ses dépens. Mais Arban savait qu’il était ô combien stupide de baisser inutilement sa garde. Après tout, lui non plus n’était pas en bonne posture. Un commandant en plein air à une heure si tardive, ça aurait pu en intéresser plus d’un.
« Je sens également que quelque chose d’autre que ma simple présence vous tracasse. Je vous fais la promesse d’au moins écouter ces tourments si vous pouvez m’aider sur le cas de Brando. Qu’à cela ne tienne, frère Svenn, j’ai besoin de votre aide et je compte bien l’obtenir. Dites-moi ce qu’il vous faut en échange. »
Aord l’écouta patiemment, tiquant quand il lui fit remarquer son attitude agressive. Oui, il était tendu sans trop savoir pourquoi. Il avait été du genre insouciant, mais se faire enlever et presque torturer pour un stupide livre l’avait changé. Il lui était impossible de ne pas se méfier de tous les étrangers un peu étranges qu’il rencontrait. C’était plus fort que lui, l’homme gris lui avait donné des sueurs froides dès son entrée. La vision du frère se trouble et il dut s’arrêter de coudre pour reprendre ses esprits. Qu’est-ce qui lui arrivait ? Du surmenage ? Un traumatisme ? Les deux ? Il ne comprenait pas pourquoi il était comme ça, mais le fait que l’intrus le lui fasse remarquer lui permettait de mieux contrôler son état émotionnel. C’est donc sur un ton plus apaisé et serein qu’il lui répondit.
Rien.
Plus détendu, il s’autorisa à baisser sa garde un instant et reprit son travail. Il se décala pour s’attaquer à la jambe de la femme où couraient les dernières griffures refermées par son pouvoir. Il ne restait plus qu’à les recoudre pour ne pas qu’elles lâchent une fois la magie dissipée. Elles luisaient légèrement de la même lueur bleutée que son souffle permettant de facilement les repérer. D’un geste habile, Aord enroula le fil petit à petit, maintenant la chair en place.
Je suis désolé, Klarion n’est pas le seul assassin que j’ai eu le déplaisir de croiser. Vous avez entendu parler du frère qu’on a retrouvé mort près de Manillam ? C’est moi qui l’ai retrouvé et j’ai failli connaître le même sort.
Il se garda bien de lui expliquer le comment du pourquoi. Il ne voyait pas trop l’intérêt de parler de nécromancie avec un étranger, il avait baissé sa garde, mais il n’allait pas se confesser comme ça !
Je ne sais pas trop quoi vous dire sur Klarion, nous avons longuement « discuté » avant qu’il essaye de me tuer, mais cela aurait sûrement l’air d’un charabia incompréhensible pour vous.
Aord fit un effort pour se rappeler sa conversation avec lui, s’obligeant à interrompre son travail dans le même temps. Des bribes de conversation lui revenaient par petit bout, l’image de son visage apparaissait prononçant des paroles indistinctes. Le bras de la nature, comme il aimait s’appeler, lui avait longuement parlé de ses projets.
Je me souviens qu’il m’avait parlé de ses idées. Il voulait … « redonner leur droit aux plantes ». Il était convaincu que les humains les utilisaient sans en avoir le droit. En soi, c’est une vision des choses intéressantes, mais cela demande un grand changement dans la société …
Le frère toussa un coup se rendant compte que ce qu’il disait pouvait être mal interprété.
N’allez pas croire que je cautionne ce qu’il fait, c’est simplement le frère de Lucy qui parle. Nous aimons philosopher et c’est d’ailleurs pour ça que j’ai préféré discuter avec lui ce soir-là.
Il acheva sa dernière couture et put reposer son fil et son aiguille sur le chariot d’outils à sa gauche. Il prit le temps de faire craquer ses doigts et de s’étirer. Il allait être temps de passer à l’embaumement.
Comme je critiquais un peu trop ses idées, comme tout bon philosophe qui se respecte, il a voulu me simplifier la tâche avec une image plus simple. Il m’a dit vouloir créer un équivalent du village perché partout en Aryon. Que chaque habitation soit construite autour de la nature et pas à la place de la nature. Il voulait aussi que les hommes arrêtent de tuer les plantes pour leur profit, notamment en médecine. J’imagine que les herboristes ont du souci à se faire avec ce psychopathe dans la nature.
Aord se leva pour nettoyer ses gants dans la cuvette de solution contenant la solution alcoolisée avant d’aller chercher une énorme cuve sur roulette rangée au fond de la salle. Il la tira jusqu’à la table et accrocha deux tuyaux souples aux robinets sur sa face avant. Il alla également chercher deux autres tuyaux et une grande bassine.
Je ne sais pas si ce que je vous dis vous aide, je ne suis pas garde. Quel genre d’informations vous serait utile ?
Tout en écoutant l’éventuelle réponse, il inséra l’embout pointu de chaque tuyau au niveau de chaque veine et artère autour du cœur. Deux servaient à injecter le liquide, et les deux autres, à évacuer les fluides corporels dans la bassine. Une fois le système en place, il utilisa sa magie pour faire battre le cœur de la défunte de manière erratique, l’utilisant comme une pompe naturelle. Le son était quasi imperceptible et le corps restait parfaitement immobile. Peut-être serait-il surpris de voir le liquide d’embaumement couler miraculeusement, mais il y avait bien des explications à cela. Aord se rassit devant l’homme en attendant que le processus d’embaumement soit fini. L’homme gris avait toute son attention pour les prochaines minutes.
Mais parmi tout ce signal bleuté, Arban cherchait comme une sorte d’aiguille comme dans une botte de foin. Il se leva lentement, fit les cents pas, à distance raisonnable de l’employé de crémation, fixant tantôt le sol, tantôt le plafond, commentant par à-coups les remarques de son interlocuteur.
« Je n’ai jamais rencontré Klarion Brando, mais il ne suffit pas d’une intelligence supérieure pour comprendre que cent gardes ne suffiraient pas à l’arrêter. Et ce que vous me dites a beaucoup de sens. Nous avons affaire à une personne redoutable mais qui possède ses faiblesses : un être pour le moins chauvin, qui doit souffrir d’une profonde blessure de jeunesse sur laquelle nous saurions appuyer pour le faire venir jusqu’à nous. La faim chasse le loup hors du bois… »
Il s’approcha du frère Svenn, le pas lourd, son regard portant sur le cadavre qu’il était entrain de manipuler.
« Pour ce qui est de votre collègue mort, je ne peux que vous présenter mes condoléances les plus sincères. J’ai eu vent de cette affaire mais j’ignorais que vous y aviez été lié. Ce que nous pourrions faire, c’est agir de concert pour traquer Klarion et ensuite le commanditaire du meurtre du frère. Visiblement il s’agit d’un autre cas où la garde devrait disposer d’un peu plus de moyens, n’est-ce pas ? »
Il haussa les épaules, son regard toujours rivé sur le corps sans vie du défunt que le frère Svenn était entrain de rafistoler. Mais Arban ne se laissa pas décontenancer par l’œuvre de Svenn, et ajouta, encore :
« Le genre d’information utile concerne tout ce qui est lié à Klarion Brando, de près comme de loin. Vous avez été plus proche de lui que je ne le pensais, et les rapports de la Garde sont suffisamment creux pour qu’on puisse en tirer quoi que ce soit. D’où ma présence ici. Et puis je vais vous confier un secret que vous pourrez crier sur tous les toits : ils sont mauvais, très mauvais en ortho… »
Il s’interrompit. Des sortes de pulsations harmoniques grisâtre émergeaient de la chair du cadavre. Il releva les yeux vers le frère Svenn, interdit.
« Votre cadavre, là, on dirait qu’il ressuscite, admit Arban dans un calme des plus déconcertants. Rassurez-moi, il ne va pas se jeter sur moi pour me mordre ? J’aime autant qu’on évite les incidents diplomatiques, nous étions bien partis tous les deux. »
Merci de votre sollicitude. Le meurtre d’un frère est un moment très difficile pour nous autres les membres du culte de Lucy.
Aord s’était longuement disputé avec lui, c’était d’ailleurs ce qui l’avait poussé à quitter le temple et à chercher un toit pour la nuit. Rechercher qui l’avait mené à Klarion, maintenant qu’il y repensait. Sans le frère Corvus, jamais il n’aurait rencontré le criminel. Malgré tout, il n’avait jamais souhaité qu’il lui arrive du mal. Tout cela allait bien trop loin pour un petit frère de Lucy qui voulait simplement laisser ces histoires derrière lui et reprendre sa vie paisible. Quand l’homme lui proposa de pourchasser le commanditaire, le regard d’Aord s’éclaira. Si la garde le retrouvait, il n’aurait plus à craindre une autre attaque et pourrait enfin dormir sur ses deux oreilles. Mais cela voulait-il dire qu’il travaillait pour la garde ?
Vous êtes avec la garde ? Ou un genre de détective privé ?
Il le laissa continuer lorsqu’il répondait à sa question sur les informations qu’il recherchait. Aord réfléchit à tout ce qu’il savait de Klarion cherchant le moindre indice qui pourrait aider l’enquêteur. Se faisant, il ne remarqua que trop tard qu’il observait le corps allongé avec beaucoup plus d’intérêt. Horrifié, le frère comprit qu’il arrivait à déceler les battements de cœur induit par son pouvoir. Mais qui était ce type ? Ils étaient quasi imperceptibles l’oreille et avec la conversation en fond, il ne devrait même pas l’entendre.
Comment vous …
Le visage d’Aord était pire qu’un aveu, tellement surpris qu’il laissait clairement paraître que le colosse avait vu juste. Le frère était un piètre menteur et il s'en rendait compte, vu qu’il cacha sa mâchoire béante avec sa main. IL sembla réfléchir à toute vitesse, devait-il lui dire la vérité sur son pouvoir ? Après tout, il avait le droit de l’utiliser dans son métier, mais il avait peur de sa réaction. Malheureusement, il voyait bien que cette découverte le stressait lui aussi et après avoir si bien calmé la tension, Aord préféra jouer franc jeu pour ne pas que la situation s’envenime.
D’un simple ordre mental, il ordonna au mort-vivant allongé sur la table d’ouvrir les yeux. Deux orbites chargées d’une énergie bleu turquoise apparurent et la femme tourna la tête vers l’homme grisonnant. Le frère s’empressa de s’expliquer.
Ce n’est que ma magie que vous voyez-là. Elle est toujours morte, pas de résurrection. J’utilise mon pouvoir pour reformer les chairs avant de les coudre et pour utiliser le cœur comme une pompe naturelle dans mes embaumements . Elle ne vous attaquera pas je vous le promets.
Il avait parlé avec empressement et avec un ton apeuré. Aord se maudissait d’avoir commis une telle erreur, lui qui avait tant de mal à parler de sa magie. Il aurait dû utiliser la pompe mécanique, même si elle faisait un boucan infernal. Maintenant, il craignait la réaction de l’enquêteur. Pour l’instant, il en avait presque oublié qu’il subissait un interrogatoire à propos de Klarion Brando.
Telle fut la réaction d’Arban, prompte, formelle, succincte, alors qu’il secouait la tête d’un air consterné mais aussi impressionné. Son regard semblait happé par le turquoise des yeux de la victime. Quelqu’un de normalement constitué, à défaut d’avoir rendu son quatre heures un peu plus tôt, aurait crié à l’indécence et prit ses jambes à son cou. Mais si le frère Svenn en avait vu des vertes et des pas mûres, Arban en avait vu de toutes les couleurs. Et ce spectacle fit davantage naître en lui une excitation inouïe plus qu’un rejet.
« Très impressionnant, votre approche. Mais ne nous éloignons pas du sujet. Je ne suis pas venu ici pour enquêter sur votre travail ni même pour vous déranger dans l’exercice de vos fonctions. C’est après Brando que j’en ai. Et je peux vous promettre bien plus que ce que vous imaginez si vous m’aidez activement à le capturer. J’ai des informations précieuses qui me permettent de savoir comment il fonctionne, mais ce qu’il me faudrait par-dessus tout, c’est de pouvoir resserrer l’étau. Vous n’êtes pas sans savoir qu’il s’en est tout de même pris à Son Altesse Royale… »
Il tourna les talons, regagnant le tabouret sur lequel il s’était posé plus tôt, croisant les bras et perdant son regard sur le sol. Il songeait. Les escapades nocturnes avaient parfois cette extraordinaire sérendipité ; d’une façon ou d’une autre, il avait provoqué sa chance pour faire la rencontre d’un dévot qui semblait cultiver un pouvoir dont l’étendue semblait inestimable. Il imaginait déjà des possibilités sans frontières au service de la Garde.
« Est-ce que Brando est au courant de ce que vous êtes capable de faire ? Mieux : est-ce que vous auriez un moyen quelconque de le contacter ? Ou a-t-il simplement coupé les ponts ? À première vue, je ne pense pas qu’il se méfie de vous ; ce serait plutôt l’inverse. Vous avez parlé de botanistes plus tôt, ou encore du village perché. Non seulement le périmètre est beaucoup trop grand, mais de surcroit il s’attendrait à ce qu’on vienne le cueillir – sans mauvais jeu de mots – en de pareilles circonstances. Réfléchissez avec moi, je gage que vous avez l’élément qui le trahira et qui me permettra de lui mettre la main dessus pour qu’il réponde de ses actes. Bon sang, c’est qu’on se sent vraiment étriqué ici… »
Il se leva, encore, s’étirant de toute sa silhouette sèche et nerveuse, dardant un regard serein sur le frère encore affairé à rafistoler l’enveloppe mortifère bleuâtre. Il souriait presque d’amusement, se prenant à son personnage bricolé sur le tas. Ah, la douce époque où il était Maître-Espion…
« Et vous avez raison, c’est peu urbain d’aborder des inconnus sans se présenter. Appelez-moi Ahlan. Je travaille avec la garde sur le cas de Brando. Vous comprenez, ils ont été capables de laisser la Reine se faire kidnapper en plein jour, alors ils ont jugé bon de faire appel à des consultants avec un peu plus de plomb dans la tête pour pister Brando. Promis, je ne leur dirai pas que vous vous amusez de la pareille sorte avec les morts. Vous avez déjà assez d’ennuis comme ça, visiblement. »
Je ne joue pas …
Aord avait voulu protester en l’entendit dire qu’il s’amusait avec son pouvoir. C’était totalement faux, il l’utilisait de manière purement utilitaire, puis il se rappela qu’il pourrait très bien aller en parler à la garde et qu’évoquer ce sujet le mettait en danger. Parler de Klarion était soudain devenu beaucoup plus intéressant pour le religieux. Il essayait tant bien que mal de se remémorer chaque mot que Klarion avait prononcé. Dans l’ensemble, il avait surtout disserté sur ses idées et insulté le frère, il n’y avait pas grand-chose qui pourrait permettre de le retrouver.
Il m’a déjà vu souffler comme vous quand vous êtes entré, mais je lui ai fait croire que c’était un nuage somnifère. Il a dû se rendre compte que c’était du bluff. Il ne sait donc pas ce dont je suis réellement capable.
Il avait bien ri en l’entendant le menacer, mais Aord avait simplement menti pour ne pas qu’il lui coure après quand il s’était enfui. Peut-être que ça avait été totalement inutile ou peut-être que ça l’avait sauvé, seule Lucy le sait.
Je n’ai aucun contact avec lui, notre rencontre était entièrement due au hasard et par pitié épargnez-moi les blagues sur le fait que je prie la déesse de la chance, j’ai eu mon compte à la caserne lors de ma déposition.
Les gardes l’avaient tous fait au moins une fois, les uns après les autres, à tel point qu’Aord avait regretté de se réfugier auprès de la garde. Pas étonnant qu’ils piétinaient dans la recherche du criminel, ils auraient dû faire l’école du rire à la place …
Au moment où il m’a attaqué, j’ai renversé une de ses plantes dans un pot et je l’ai cassé. C’est à ce moment que j’ai pu prendre le dessus, car voir sa plante mourir sur le sol a suffi à lui faire oublier tout le reste. Je vous jure, j’avais l’impression que c’était un être humain tellement il s’inquiétait pour elle. Il était tellement occupé à essayer de la remettre en pot que j’ai pu passer à côté de lui sans problème pour reprendre mes affaires et m’enfuir.
Aord se souvient de ce qu’il lui avait dit.
Il m’a dit que son lien avec les plantes était aussi fort que celui qui lie deux amants. Je ne veux pas vous souffler des idées, mais si je voulais le débusquer je pense que s’attaquer à ses plantes adorées serait un bon moyen. Malheureusement, je pense que ça le pousserait aussi à tuer des innocents sans aucune distinction. J’ai eu une conversation avec lui à ce sujet. Je ne comprenais pas pourquoi il ne tuait que quelques humains sans essayer de convaincre les autres. Au final, son plan n’avancerait jamais. Soit il se mêlait complètement à la société humaine pour la faire changer de l’intérieur, soit il tuait tous les humains et le problème était réglé.
Aord marqua une pause avant de reprendre.
Il ne semblait pas emballer par l’idée d’un massacre de masse, même s’il déteste les humains de tout son être. Ils lui auraient craché dans la main quand il avait proposé de considérer les plantes différemment et cela daterait d’avant sa rencontre avec la reine. Si vous vous en prenez à ses plantes, il se pourrait qu’il passe le cap des petits meurtres pour sombrer dans du terrorisme de masse. Croyez-moi, il en a les moyens. Il m’a avoué développer divers produits qui sont, j’imagine, à base de plantes. L’affronter, c’est affronter des poisons, des somnifères, il m’a même parlé d’un parfum hypnotique …
Aord frissonna à l’idée qu’il aurait pu l’utiliser sur lui. Clairement, la garde était peu armée pour combattre cet homme. Son pouvoir et ses connaissances lui donnaient un avantage certain.
Je l'ai vu faire pousser une plante sur une poutre en la touchant avec sa main, je ne sais pas quelles sont ses limites, mais j’imagine qu’il peut faire pousser n’importe quoi. Avant de lui courir après vous devriez préparer des parades. Un herboriste vous renseignera bien mieux que moi, essayer à l’Astre de l’Aube, ils ont les meilleurs médecins du royaume.
Le frère s’arrêta enfin de parler pour regarder ou en était son travail. Le liquide d’embaumement s’était enfin répandu dans tout le corps en évacuant le sang coagulé et d’autres fluides peu ragoûtants. Il se leva pour débrancher les tuyaux et vider la bassine dans un récipient plus grand pour qu’il soit incinéré plus tard. Le frère travaillait mécaniquement perdu dans ses pensées. D’un coup d’œil, il ordonna au cadavre fin prêt de se lever et de s’approcher d’une bassine d’eau froide pour laver toute trace de produit sur sa peau. Après cela, il n’aurait plus qu’à s’habiller avec des vêtements blancs en lin que le frère avait préparé dans un coin de la pièce. Par respect pour la défunte, il l’avait préalablement habillée avec un pagne et un ruban de tissu autour de la poitrine. Il laissa la morte-vivante en autonomie, confiant dans ses capacités maintenant qu’il avait pu améliorer ses facultés avec un enchantement.
Il s’assit de nouveau face à Ahlan en se désintéressant de la femme qui faisait sa toilette derrière lui.
Vous pensez que vous allez le trouver ? Je vous avoue que je suis très inquiet. Avant que je ne m’enfuie, il m’a juré qu’il me retrouverait pour me faire la peau et j’ai l’impression qu’il était sincère. Surtout que j’ai appris l’autre jour qu’il avait attaqué le directeur du Jardin botanique. Je ne suis qu’un frère de Lucy, je suis une cible facile pour lui …
Les informations étaient de plus en plus croustillantes, et certaines des craintes d’Arban se révélaient être fondées. Les pouvoirs de Klarion étaient tels qu’il n’avait très certainement pas besoin de sbires à sa solde.
« Un être aussi décousu que lui ne peut qu’agir seul, se dit-il à haute voix. Les plantes sont à Klarion ce que les cadavres sont à vous : quand on est doté de dons pareils, pourquoi s’en remettre aux autres ? C’est plus facile de se masturber la tête, de haïr son prochain et qu’en sais-je encore. Ah, le toupet ! Il ne perd rien pour attendre ! »
Son énervement était audible, mais la soupe redescendit aussi vite qu’elle était montée. Arban avait toujours plus d’informations et, cerise sur le gâteau, une à deux pistes à creuser.
« J’ai vraiment tout ce qu’il faut, et vous avez confirmé tous mes soupçons. Votre aide a été plus précieuse que je n’ai pu l’espérer ce soir, frère Svenn. Pour ce qui est de le trouver, je ne le pense pas, j’en suis sûr. C’est quelqu’un de plus intelligent que le commun des mortels, sans doute avec des pouvoirs redoutables, mais nul n’est exempt de faiblesse ; peut-être à part Lucy, que vous vénérez à juste titre, et que vous faites bon de louer quelles qu’en soient les épreuves. »
Il se surprit, tant dans l’excès de sympathie naissante qu’il vouait à Svenn que dans le rôle de son personnage, à gratifier son interlocuteur d’une grosse palme rassérénante sur son épaule.
« Je ne pense pas que je trouverai Klarion. J’en suis sûr. Ou c’est peut-être lui qui me trouvera à ses dépens. Et s’il compte vous retrouver, je ferai tout pour l’attendre avec vous. Enfin, pas d’inquiétude, vous avez l’air en sécurité avec vos espèces de… De sbires. »
Il loucha un instant sur le cadavre animé affairé à faire sa toilette, ôtant sa grosse main cornue qu’il fourra sous sa veste pour poser une feuille de papier pliée en quatre sur la table la plus proche.
« Vous aurez des instructions ici pour me contacter s’il y a quoi que ce soit. Pour l’heure, j’ai eu ce que j’étais venu chercher et il semble que vous avez encore du pain sur la planche. Tâchez quand même d’y aller un peu moins fort sur vos capacités. J’ai déjà vu des gens à la Garde tomber pour moins que ça. »
La dernière phrase anodine, révélatrice à l’envi, eut été prononcée sur un ton décisif. Était-ce en rapport avec le personnage fictif d’Ahlan qui travaillait de concert ou, pis encore, un semblant d’indice sur la véritable identité d’Arban ? Question restée en suspend ; le vieil homme bourru tournait les talons en direction de la sortie de la pièce, face à la porte. Il ne put s’empêcher cette dernière remarque.
« Une chose est sûre : sans mauvais jeu de mot, face à Klarion, on n’a pas intérêt à se planter… Ah… Se planter… Elle est pas mal… »
Et puis il disparut.
Aord ne savait pas pourquoi, mais il croyait en ce qu’Ahlan lui disait. L’homme voulait retrouver le criminel et peut-être tiendrait-il sa promesse de l’aider à retrouver le commanditaire de son enlèvement. Un sourire fatigué se dessina lentement sur son visage. Il prierait pour qu’il arrive à mettre la main sur Klarion et qu’il l’arrête avant que d’autres personnes ne soient tuées. Étrangement l’élan de sympathie d’Ahlan avait touché le frère. C’était peut-être que dans toutes ces épreuves, il avait juste besoin de chaleur humaine. S’il s’était introduit de la même façon tout à l’heure, la discussion n’aurait pas tourné en rond pendant si longtemps. Bien qu’il commençait à apprécier son interlocuteur, Aord ne put s’empêcher de le rectifier.
Ce sont des gens, pas des sbires. Ce n’est pas parce qu’ils sont morts qu’on doit leur retirer le droit au respect.
Il n’avait pas tort non plus, Aord les utilisait également comme des outils avant de les confier au repos éternel. Ce qu’il faisait ici était à la limite de la morale, mais il était convaincu que c’était la seule façon de leur offrir un départ convenable.
Le frère prit son papier le glissant dans sa poche. Cela le rassurait de savoir qu’il pourrait le contacter en cas de problème, l’ombre de Klarion était encore trop présente dans son esprit. Il lui fit un signe de tête entendu avant qu’il ne se dirige vers la porte. Le frère pouffa de rire quand il fit sa blague, premier signe de joie qu’il montrait depuis le début de la soirée. Il le regarda partir, puis se retourna vers ses cadavres. Il y avait encore beaucoup de travail qui l’attendait.
Il se mit à la tâche récupérant le corps de la femme qui s’était séché tout seul et qui était maintenant habillé. Il releva les deux autres qu’il avait cachés aux yeux inquisiteurs d’Ahlan et les fit tous se maquiller les uns les autres tandis qu’il rangeait son matériel et lavait les tables d’opérations. Encore quelques retouches et ils seraient prêts à prendre place dans leur cercueil. Cette soirée avait été riche en émotion et un repos bien mérité l’attendait au temple. Il dormirait un peu mieux en sachant qu’un homme pourchassait les criminels ce soir.