Après un voyage jusqu'au Village Perché qu'il avait effectué pour un obscur motif, à savoir assassiner deux innocents Belluaires uniquement pour faire parvenir un message de menace au Lieutenant Anggun, le mort-vivant s'était ensuite remis en route pour s'attaquer à la Capitale, un point de ralliement important pour la Cabale du fait de la somme astronomique d'informations ainsi que de contacts que ladite Capitale comptait.
Durant ce voyage, Khepra n'avait mis la main sur aucune enveloppe d'emprunt afin de remplacer celle dont il avait usé lors des deux meurtres commis au sein de la Grande Forêt. Du fait des intempéries ainsi que des aléas du trajet, il ne restait donc de son actuel vaisseau que la moelle, au sens littéral. C'était donc un squelette orné de miettes de chair noircie et assailli par une horde d'insectes affamés qui se mouvait au beau milieu des routes sinueuses menant à la Capitale. Le maquillage de sa condition était pour l'heure loin d'être optimal et seules une poignée de bandelettes ainsi qu'une capuche de toile lui permettaient de masquer bien médiocrement son apparence cadavérique.
Si son accoutrement ainsi que sa démarche claudicante avaient tout pour éveiller la crainte dans l'esprit d'un quelconque passant, il semblait que certains usagers de ces grands chemins n'avaient pas cette élémentaire jugeotte. Ce fut le son d'une glissade dans la boue qui vint sortir la créature de ses pensées. Le cou usé de Khepra pivota dans une série de craquements osseux et il découvrit non sans une certaine surprise qu'il était la cible d'une embuscade un peu pataude orchestrée par de jeunes brigands désireux de délester les malheureux vagabonds du coin de leurs richesses.
Les orbites de Khepra s'illuminèrent furtivement et le faible halo bleuté sembla aller et venir d'une cible à l'autre. Il compta cinq voyous au total mais le plus proche bloquait son champ de vision, masquant potentiellement la présence d'un sixième acolyte. Avec un geste traduisant son manque d'expérience, le meneur vint pointer une dague de mauvaise facture vers la gorge décrépie du mort-vivant, ignorant évidemment que ce dernier ne craignait nullement d'être égorgé. Un sourire vicieux aux lèvres, le gamin s'empressa de délivrer son discours de petite frappe d'une voix nasillarde.
"Dites voir messire, quand on vous a vu passer de loin on vous a pris pour un mendiant et on comptait vous laisser tranquille mais y'a mon copain Griff là, il a l'œil pour les belles choses. Il a pas pu s'empêcher de zieuter à votre ceinture et il a remarqué la jolie p'tite lame que vous trimballez."
Le mort-vivant ainsi que son agresseur vinrent simultanément jeter un coup d'oeil à l'objet en question, qui n'était autre que la dague dorée sertie de pierres précieuses que le zombie portait depuis désormais des décennies. Sous le tissu sali et rapiécé, une voix grave aux échos rauques s'éleva alors.
"Oh, elle vous fait de l'œil ? Pour combien m'en donnez-vous, mon jeune ami ?"
En entendant ces mots, la crapule parut vaguement décontenancée mais sa surprise laissa vite place à une expression hilare. Le voleur se tourna un bref instant vers ses camarades qui partageaient désormais tous son sourire idiot. Certains s'autorisèrent même à glousser tout en portant précautionneusement leurs mains à leurs arcs, que deux d'entre eux avaient déjà préalablement armés. Leur chef reprit la parole, visiblement confiant :
"Elle doit valoir son pesant de cristaux, pour sûr. J'vous propose un marché honnête mon brave monsieur, la dague ainsi que tous vos objets de valeur, en échange de quoi on vous laisse la vie sauve. Ca vous va ?"
Les rires fusèrent à nouveau mais, curieusement, Khepra vint cette fois-ci se joindre à eux. Les malfrats se turent, déboussolés par le comportement de leur proie qui ne semblait, de toute évidence, pas prendre au sérieux leurs menaces. Le meneur tenta de rapprocher sa lame afin de remédier à cela mais découvrit avec stupeur qu'il ne rencontrait aucune résistance. Il plissa les yeux afin de détailler avec plus de précision l'apparence de son vis-à-vis et discerna sous l'attirail des traits curieusement marqués. L'odeur lui parvint enfin et il comprit instinctivement que les remugles de charogne qui émanaient de sa supposée victime étaient pour le moins étranges. Il leva sa main libre, ayant dans l'idée de démasquer sa proie afin d'y voir plus clair mais fut pris de vitesse par la créature qui extirpa de l'une de ses sacoches ce qui avait tout l'air d'être un minuscule scarabée d'or. Le monstre dissimulé fit jouer le minuscule artefact entre ses doigts squelettiques avant de reprendre la parole :
"La vie sauve, tu dis ? Si tu pouvais me l'accorder, je te donnerais bien tout ce que je possède et bien plus encore, mon jeune ami."
L'incompréhension totale paralysa brièvement son interlocuteur et cet instant de flou suffit à Khepra pour bondir hors de la trajectoire de l'arme du voleur. Trois flèches filèrent immédiatement en sa direction et vinrent se planter dans sa carcasse, ne suscitant chez le monstre aucun signe de blessure quelconque. Khepra dévisagea son adversaire principal puis vint arracher les bandelettes qui ornaient son faciès, révélant toute l'horreur de sa condition avant d'enfoncer prestement le scarabée dans son propre front. l'insecte s'y attacha directement et la magie de Khepra ainsi que celle de l'objet mystérieux se mirent aussitôt à entrer en résonnance. Effrayé tant par cette manifestation que par le physique déroutant de l'ennemi, le meneur hurla à ses hommes :
"Les gars, abattez-moi ce truc ! Dépêchez-vous !"
Les malfrats se saisirent de leurs carquois afin d'armer un second tir mais leur crainte les rendaient bien moins précis dans leurs mouvements, laissant à leur ennemi terrifiant le temps de préparer son assaut. Le monstre éclata d'un rire tonitruant qui, très vite, vint se muer en un rugissement guttural dont les échos magiques devenaient profondément inhumains. Sa carcasse décharnée vint se tordre dans des angles impossibles, gesticulant en décrivant des arcs tandis que ses membres semblaient presque s'allonger dans cette abjecte danse macabre. Une brume bleutée s'échappa de tout son être puis, dans un ultime et terrible grognement, il fondit sur ses proies apeurées, déversant sur eux sa haine dans une symphonie de hurlements et de sanglots.
Le lendemain, une patrouille en provenance de la Capitale découvrit par hasard l'étendue du carnage causé. L'officier en charge fut le premier sur les lieux et ce fut avec un dégoût non dissimulé qu'il aperçut ce qui n'était autre qu'un monticule de cadavres lacérés. Malheureusement, il reconnaissait certains de ces malheureux pour les avoir croisés plus d'une fois au sein des locaux de la Garde : des jeunes de la Capitale, miséreux et désœuvrés, qui jouaient depuis toujours des sales coups afin de subsister ainsi qu'un autre corps dont le crâne avait été brisé en mille morceaux. Ils avaient apparemment fini par aller trop loin dans leurs manigances et avaient récolté ce qu'ils avaient semé. La dépouille inconnue était en revanche bien mystérieuse, car son état de décomposition paraissait extrêmement avancé en comparaison des autres. Fort heureusement, il existait au sein de la Capitale certains individus capables d'y voir plus clair.
Sans plus de cérémonie, les Gardes chargèrent l'ensemble des corps sans vie sur une charrette qu'ils vinrent ensuite recouvrir d'une grande toile épaisse afin d'épargner aux habitants de la Capitale la vue de ce massacre. Secoués par cette découverte morbide, les militaires échangèrent peu et retournèrent en ville en tâchant de ne pas manipuler plus que nécessaire les dépouilles entassées.
Caché dans le corps égorgé de l'un des jeunes brigands, Khepra patientait, inerte. Il avait eu besoin de quelques heures pour prendre pleinement possession de sa nouvelle enveloppe mais n'avait pas prévu d'être ainsi déplacé durant l'opération. Peu lui importait, ce n'était certainement pas la première morgue par laquelle il passait. Il finirait tôt ou tard enterré ou jeté dans une fosse commune et en profiterait ainsi pour s'évader.
Les gardes furent accueillis par le responsable des admissions qui entra en grande conversation avec leur chef. Soudain, il se tourna vers la fenêtre par laquelle Aord espionnait la situation. En croisant son regard, le thanatopracteur soupira et referma son ouvrage de nécromancie qu’il étudiait depuis une bonne heure maintenant. La futilité de l’existence se rappelait de nouveau à lui et il allait devoir aider de pauvres âmes à passer dans l’au-delà avec honneur. Il rangea le précieux ouvrage dans son coffret fermé à double tour et descendit à la rencontre des nouveaux arrivants qui commençaient déjà à décharger les corps. Il donna des précisions sur l’endroit où ils devaient être déposés. Le défilé arracha une mine affreuse aux soldats alors qu’Aord restait totalement de marbre. Il savait ce qu’ils pouvaient ressentir en ce moment, mais lui n’avait pas le droit de se laisser gagner par ces émotions. Il était un professionnel et ne s’autorisait qu’à ressentir la fierté d’avoir accompli son travail. Cela ne l’empêcha pas de poser des questions sur les défunts, pour en savoir plus sur eux, il pensait ainsi se rapprocher un peu de leur existence avant de les guider vers la prochaine.
C’est ainsi qu’il se retrouva seul avec 6 corps sur les bras. Les employés de la morgue savaient qu’il préférait travailler seul et personne ne lui fit remarquer que c’était beaucoup trop de travail pour un seul homme. Le frère Svenn était connu pour ça, on lui donnait un tas de cadavres et il les transformait en être humain. Un jour peut-être, il partagerait son savoir avec d’autres, si on ne le jugeait pas.
Aord commença par inspecter les blessures qui couvraient les différents corps pour apprécier la quantité de travail qui l’attendait. Coupures, déchirures, les signes d’une attaque au couteau violente, mais rapide. Ils étaient tombés sur un ou plusieurs experts dans le maniement des armes. Les coups avaient été précis et meurtrier, loin d’une altercation de bar. Cela facilitait son travail s’il n’avait que quelques blessures à recoudre. Aord choisit qu’il s’occupe du jeune homme à la gorge tranchée personnellement. Son regard bleuté lui rappelait des souvenirs enfouis. Sa gorge avait été tranchée d’un geste vif et calculé, il n’avait pas dû souffrir. Le frère se pencha au-dessus de lui et le regarda avec tristesse.
Qu’est-ce qui a pu t’arriver pour que tu meures si jeune ?
Il était rare qu’il s’adresse aux morts, tout simplement parce que c’était inutile, mais parler à voix haute lui permettait de mettre de l’ordre dans ses pensées désordonnées. Se sentant ridicule, il stoppa là sa contemplation et se tourna vers les deux corps les plus imposants du lot.
Aller au travail !
Le frère prit une grande inspiration en tenant la tête des deux défunts puis il expira par deux fois un souffle bleuté, teinté de turquoise. La brume enveloppa les deux cadavres avant de s’infiltrer en eux. Les deux morts-vivants se relevèrent pendant que leurs blessures se refermaient, il allait encore falloir qu’il les couse, mais pour l’instant cela ferait bien l’affaire. Sans dire un mot, il les envoya s’occuper des trois autres cadavres à sa place. Grâce à son livre et à ses recherches, il était maintenant capable de les faire travailler comme lui sans avoir besoin de les guider. Voilà son secret, plus la morgue était remplie et plus vite il travaillait. Il se retourna vers le corps du jeune homme et approcha un tabouret de la table pour s’installer plus confortablement, il n’était pas infatigable lui !
Le frère réfléchit un instant à la façon dont il allait procéder. Il pouvait utiliser son pouvoir tout de suite pour refermer la plaie et comme ça ce corps lui servirait aussi pour s’occuper des autres. Aord se pencha donc pour souffler une troisième fois sur la dépouille.
Khepra fut surpris de découvrir du coin de l'œil que les jeunes brigands qu'il avait massacré plus tôt n'allaient pas simplement subir le traitement usuel que l'on réservait aux défunts qu'on ne parvenait pas à identifier. Si le monstre n'apercevait l'étranger que de façon très momentanée, il était néanmoins à même d'entendre des bruits de pas, ce qui semblait indiquer la présence de multiples individus. Le mort-vivant était fort surpris, étant persuadé que l'ensemble des gardes avaient déjà quitté les lieux, mais son oreille ne le trompait pas. Il maintint donc son immobilité, car il aurait été bien imprudent de se relever en présence de multiples individus, sans compter que les représentants de l'ordre devaient encore patrouiller dans la zone. Quelque peu perturbé par l'étrangeté de la situation, Khepra décida néanmoins de rassembler davantage d'informations sur son environnement avant d'entreprendre quoi que ce soit. Tôt ou tard, il finirait probablement par atteindre les fosses communes de la Cité.
Il découvrit bien vite qu'il n'en était rien car, sans crier gare, le responsable se dirigea vers lui et déversa un véritable flot de brume bleutée sur son visage d'emprunt. La rarissime magie vint alors emplir ses poumons normalement inactifs et les plaies du cadavres se refermèrent petit à petit tandis que l'esprit du zombie, quant à lui, s'embrumait. Khepra voulut se mouvoir et résister à cet assaut inattendu mais il commença alors à perdre pied avec la réalité. Ses pensées semblèrent se geler et quelques instants plus tard, il sombra dans une torpeur mystique si puissante qu'elle fut totalement irrésistible.
Le corps se redressa, avec bien moins d'agilité cependant que ce dont ses confrères réanimés faisaient preuve. Sans recevoir de commande, il vint s'assoir sur le bord de la table et se mit à observer l'environnement avec intérêt et curiosité. Affichant une expression parfaitement neutre, il porta son regard sur le responsable de son état et le dévisagea longuement dans un silence absolu. Puis, toujours sans mot dire, il se leva et parut analyser le comportement de ses pairs, qu'il décida curieusement d'imiter sans y être invité. Il préleva quelques outils, qu'il détaillait un par un avant de les reposer, le tout sous les yeux du thanatopracteur. Il s'immobilisa un instant puis se retourna abruptement vers le seul être bien vivant. Sa bouche s'ouvrit lentement et il prononça alors quelques mots d'une manière bien atypique.
"J'en... étais où ? Je suis... moi ? Je suis mort ?"
"Il... en était où ? Qui est-ce ? C'est mon corps ?"
De façon tout à fait incohérente, le zombie doué de libre arbitre venait de s'exprimer en usant simultanément de deux voix. L'une semblait appartenir au propriétaire original de la dépouille et la seconde, moins puissante, n'était autre que celle de Khepra lui-même. Les deux magies de possession entraient en conflit, créant ainsi chez le mort-vivant un état second qu'il ne parvenait apparemment pas à stabiliser. Intérieurement, l'âme de l'assassin tâchait de reprendre le dessus sur le contrôle de son vaisseau mais ses pensées lui paraissaient toujours engluées et le corps ne lui répondait que fugacement. Il se sentit de nouveau chassé de la réalité et tenta de s'exprimer une seconde fois, mais le résultat ne fut pas celui escompté :
"Il veut... le récupérer. Il pense qu'il rêve. Il n'est pas vraiment là."
"Rend-le moi. Je ne rêve pas. Je sais que je suis ici."
La bataille intérieure se fit plus violente et la séparation entre les deux entités plus distincte. Khepra n'ayant jamais combattu une intrusion dans son propre corps ne parvenait pas à trouver de parade face à cette attaque d'un nouveau genre et la panique sembla le submerger. La dépouille fut agitée de secousses et ses pupilles s'illuminèrent brièvement. Les bras du cadavre se mirent à décrire de grands cercles dans les airs et ses jambes tremblantes semblaient peiner à le porter. Il trébucha et renversa nombre de fioles mais parvint à se rattraper de justesse. Dans ce chaos psychique, l'une de ses mains vint empoigner un ustensile coupant mais la seconde semblait désormais avoir sa volonté propre et s'accrocha solidement au pied d'une table, empêchant le monstre de s'attaquer à qui que ce soit. Il s'immobilisa enfin puis, dans un craquement abject, ses traits se durcirent soudain et il orienta son visage blême de façon à faire face à son interlocuteur :
"Il veut vous faire du mal. Il veut que vous arrêtiez."
"C'est toi le responsable ? Arrête ça immédiatement."
Le faciès du mort s'apaisa à nouveau et son regard se perdit dans le vide tandis que Khepra s'endormait, luttant malgré tout pour maintenir son existence dans ce corps dont on tentait peut être de le chasser.
Il vit son mort-vivant se diriger vers les outils posés sur une table pour jouer avec. Le frère tenait à peine à quatre pattes sur le sol et l’observait du coin de l’œil. Il était difficile pour lui de le suivre alors que la terre entière dansait devant ses yeux. S’il avait su, il se serait retenu d’utiliser encore son pouvoir. C’était si désagréable de ne plus tenir sur ses jambes ! Le pauvre praticien ne comprenait rien à ce qu’il se passait, mais heureusement pour lui, sa création semblait plus perdue qu’agressive. Il eut donc le temps de reprendre son souffle et en s’aidant de l’autel de pierre, il parvint à se remettre debout. Ses yeux étaient écarquillés quand il vit pour la première fois un de ses morts-vivants se mettre à parler. Cette capacité humaine qui leur avait manqué pour paraître … vivants. Aord s’interrogea sur l’origine de cette nouvelle capacité. Était-il capable de ressusciter les morts maintenant ? La déesse avait-elle répondu à sa prière 11 ans plus tard ? Le résultat était … confus et le frère avait du mal à déterminer si la créature était douée d’une conscience ou si elle n’était que l’écho d’un esprit parti depuis longtemps.
Soudain, le défunt s’empara d’une lame et Aord comprit immédiatement qu’il était en danger. Il se concentra au maximum sur l’être d’outre-tombe et lui intima l’ordre de s’arrêter, mais cela échoua. Comment était-ce possible ? Il sentait comme une présence, un autre marionnettiste aux commandes qui contrecarrait son emprise. Aord cracha au sol avant de revenir à la charge. Il étendit son pouvoir jusqu’à sa création et cette fois mima l’ordre en même temps qu’il le transmettait à la dépouille. Il eut plus de succès avec cette méthode, car elle s’accrocha à une table, l’empêchant de lui sauter dessus. Satisfait, le nécromancien regarda les autres zombies qui travaillaient tranquillement à l’autre bout de la pièce. Il leur ordonna d’immobiliser immédiatement leur frère tant qu’il restait immobile, accroché à sa table. Les serviteurs se précipitèrent comme un seul homme pour s’emparer des bras du récalcitrant et l’immobiliser au sol, face contre terre.
Dans un craquement sinistre, la dépouille tourna son visage vers lui et s’adressa cette fois directement à son créateur. Aord eut un frisson en voyant son zombie s’adresser à lui comme s’il était un être conscient. Il était trop habitué aux regards froids et sans vie de ses créatures, imaginer que l’une d’entre elles puisse penser le terrifiait. Prudemment, le frère s’agenouilla auprès du prisonnier pour l’inspecter. Avec une inspection plus poussée, il perçut un éclat différent dans ses yeux. La couleur bleutée de sa magie se mêlait à quelque chose d’autre. Une autre lueur mourante dansait dans son regard et Aord fut convaincu qu’une autre magie était à l’œuvre.
Qu’est-ce que tu es ?
Ses yeux se plissèrent. Il en avait lu suffisamment sur la nécromancie pour savoir qu’il n’avait pas été le seul à pouvoir jouer avec la mort au cours de l’histoire d’Aryon. Les pouvoirs mortuaires étaient variés et peut-être en avait-il un exemple sous les yeux en ce moment. Aord se concentra de nouveau sur le mort pour essayer de trouver ce qui clochait chez lui. Maintenant que ses vertiges étaient passés, il arrivait à ressentir son pouvoir qui coulait à travers la chair du zombie. Il le ressentait partout sauf au niveau du crâne. Il y avait … quelque chose d’autre. Une présence qu’il ne pouvait contrôler et qui résistait à ses assauts.
Le frère se leva précipitamment et courut chercher son épée dans son sac avant de revenir, il la brandit en direction de l’anomalie et s’adressa à elle.
Je vais te libérer, mais si tu fais le moindre geste d’agression à mon encontre, je te jure que je te tranche la tête.
Une nouvelle fois le frère plongea dans sa magie et fit doucement reculer son emprise sur le corps, laissant le champ libre au parasite qui l’habitait. Ses acolytes restèrent tout de même en position, immobilisant le jeune bandit possédé sous leur poids.
Maintenant, parle ! Qu’est-ce que tu es au juste ?
Aord était tendu et prêt à passer à l’attaque. La peur se lisait dans ses yeux et dans son attitude. Il serait capable de réagir au quart de tour tellement il était nerveux.
Il tenta de résister fébrilement à l'emprise de ses deux bourreaux mais ces derniers tenaient bon et verrouillaient fermement les articulations de son vaisseau d'emprunt. Le monstre infiltré jeta alors des regards affolés aux quatre coins de la pièce à la recherche d'un échappatoire mais se rendit bien vite à l'évidence : il était fait comme un rat. Il y avait bon nombre de stratagèmes qui lui aurait permis d'échapper fugacement à ses poursuivants, mais nul doute qu'il finirait par se faire capturer tôt ou tard en vue du nombre colossal d'adversaires potentiels qui l'attendaient derrière les portes de la morgue. L'inconnu lui demanda de définir ce qu'il était mais dans la confusion, Khepra ne parvint pas à trouver de réponse. Même en temps normal, décrire sa nature était une tâche infiniment complexe. En guise d'explication, le concerné n'obtint donc qu'une œillade appuyée de la part de la créature.
Khepra ressentit alors un froid mordant s'emparer de lui pour ensuite s'aventurer telle une main glaciale le long de son échine. Si cette sensation était en elle-même terrifiante, elle l'était d'autant plus lorsque l'on ne l'avait pas ressentie depuis près d'un siècle. Le monstre se figea et comprit bien vite que le nécromancien était à l'origine de cette manifestation. Ce dernier était en train de l'analyser, il usait de sa magie afin de le traquer jusque dans les moindres recoins de l'organisme décrépi où il avait élu domicile. Contre toute attente, il finit par le trouver et pour la première fois depuis des lustres, le mort-vivant se sentit réellement menacé. Sa situation l'angoissait au plus haut point mais elle avait le mérite d'être vivifiante. Tâchant de ne pas paniquer, Khepra envisagea alors une stratégie qu'il avait tendance à trop souvent délaisser depuis qu'il avait touché du doigt l'immortalité : la coopération. L'étrange maître des morts offrit à Khepra de relâcher son emprise en échange de réponses, chose que le mort-vivant ne souhait certainement pas communiquer. Il allait donc être nécessaire d'effectuer quelques concessions et de se montrer subtil afin de sortir indemne de ce guêpier.
Soudain, la pression magique qu'exerçait le nécromancien sembla s'amenuiser, permettant à Khepra de rassembler ses esprits et d'y voir plus clairement, lui permettant enfin de discerner avec clarté les lieux ainsi que de comprendre les mots de son interlocuteur. Sonné, mais bel et bien présent, le Non-Mort tenta de se relever mais réalisa bien vite que les poupées de chair n'étaient pas décidées à le laisser se redresser. A cela s'était désormais ajoutée une épée, visiblement déjà en position et parée à faire office de guillotine en cas de mauvais tour. La situation se corsait décidément à chaque seconde qui s'écoulait, au grand dam de la créature malfaisante. Le monstre tenta de se souvenir de l'emplacement de sa Relique du Sépulcre, mais ne parvenait pas tout à fait à se remémorer quelle poche de sa veste abritait l'artefact. De toute manière, user de violence semblait être l'alternative la moins viable parmi toutes les options. La tête du jeune bandit possédée se redressa et un sourire froid se dessina sur ses lèvres sèches.
"Veuillez m'excuser pour mon comportement pour le moins inconvenant. Je crois que vos petits tours de passe-passe m'ont tant estomaqué que je me suis montré un peu trop émotif. Si vous acceptiez de me laisser me relever, je pourrais répondre à toutes vos questions sans plus attendre."
Percevant évidemment que son comportement plus qu'agressif n'encourageait pas les compromis, le mort-vivant tâcha donc de se montrer aussi complaisant que possible afin d'éviter une décapitation qui se serait avérée bien embêtante, à défaut d'être immédiatement mortelle. S'il voulait fuir, il avait tout intérêt à conserver un corps entier et fonctionnel. Cependant, pour ne serait-ce que caresser l'espoir d'une escapade, il allait en premier lieu falloir s'attirer les faveurs du gardien et à cette fin, il était nécessaire de découvrir ce qui pouvait faire pencher la balance en son sens.
"Votre confusion est tout à fait compréhensible. Je vous assure néanmoins que tout ceci n'est qu'un simple malentendu que nous allons résoudre dans les plus brefs délais. Je suis désarmé et désorienté, vous n'avez rien à craindre de moi. Je vais répondre à votre première question en gage de bonne foi : je suis le propriétaire de ce corps que vous avez cru mort et je tiens d'ailleurs à vous remercier pour le rapiéçage que vous souhaitiez entreprendre sur ma modeste personne."
Un nouveau sourire apparut, certes moins sombre mais pas plus honnête que le précédent néanmoins.
Le non-mort releva la tête, de nouveau maître de « son » corps. Il lui sourit pour détendre l’atmosphère, mais cela n’eut pour effet que d’inquiéter le frère encore davantage. Il aurait préféré faire face à une créature sans intelligence ; or celle-ci s’exprimait très clairement et cela le terrifiait. Trop habitué à fréquenter des morts-vivants sans âmes, il ressentait pour la première fois la terreur si particulière que les autres ressentaient quand ils voyaient ce que pouvait faire sa magie. Il regardait la mort et elle lui souriait, n’y avait-il rien de plus effrayant ? Aord raffermit sa prise sur la garde de son épée. Ce n’était pas cela qui allait le faire flancher.
Pour l’instant je vous préfère maîtrisé au sol, pas besoin de vous tenir debout pour répondre à mes questions, hum ?
Le frère le dominait de toute sa taille et se voulait volontairement provocant. Être agressif était un moyen pour lui de se rassurer un peu pendant cette rencontre macabre. On avait suffisamment essayé de le tuer et de le torturer pour qu’il se méfie d’un cadavre qui parle. Son lien avec la mort le rendait encore plus suspect à ses yeux. Était-il là pour le livre ? Il comptait s’infiltrer discrètement pour le récupérer ? Trop de questions se bousculaient dans sa tête et Aord n’arrivait pas à remettre de l’ordre.
Cru mort ?
Aord s’était arrêté sur ces mots en arquant un sourcil inquisiteur. Il n’y avait aucun doute que le jeune homme était décédé quand il l’avait pris en charge. Il avait eu la gorge tranchée par Lucy ! Pendant un bref instant, le frère sembla douter de sa propre expertise, mais il parvint aisément à repousser les idées que l’intrus essayait de planter dans sa tête.
Ce corps est mort je m’en suis assuré et le simple fait que ma magie ait encore un effet sur lui prouve qu’il l’est toujours !
Aord s’accroupit, l’épée posée sur le genou, pour plonger son regard dans celui de la mort. Il semblait être désolé pour le garçon qui ne réalisait pas qu’il était bel et bien mort.
Je suis désolé pour vous, mais je vous assure que vous êtes bel et bien mort. Sans ma magie, vous seriez en train de pourrir dans une fausse commune à l’heure qu’il est.
Aord lui jeta un regard désolé avant de redresser et d’ordonner à ses créatures de faire de même avec le prisonnier. Elles le soulevèrent par les aisselles tout en maintenant ses bras derrière son dos. Le frère le regarda des pieds à la tête. Il s’arrêta sur la cicatrice bleutée qui restait fermée uniquement grâce à son pouvoir. Aucun doute, il était bien mort.
Fascinant …
Le frère pensait à voix haute toute en triturant sa barbe avec sa main libre. Le phénomène auquel il assistait était absolument inédit. Aord ne savait pas si c’était le fait de son pouvoir, de celui du jeune homme ou d’une intervention extérieure. Ses yeux brillaient d’une intense curiosité tandis qu’il dévisageait le non-mort.
Je me demande … vous … vous étiez conscient depuis combien de temps ? C’est moi qui vous ai … ressuscité ? Normalement, mon pouvoir ne ramène pas les gens à la vie, il se contente d’animer des cadavres et de les réparer …
Il désigna les deux gardes du menton. Voilà ce qu’il était capable de faire en temps normal. Aord recula pour tirer un tabouret jusqu’à lui et s’assit devant le ressuscité.
Avant de vous relâcher, je veux savoir ce dont vous vous souvenez. Qui vous a tranché la gorge et quand est-ce que vous vous êtes « éveillé » ? Vous arrivez encore à ressentir le monde même avec un corps dans cet état ? Vous pouvez bouger sans l’aide de ma magie ?
Le frère le bombardait de questions et finit par s’en rendre compte. Il se racla la gorge bruyamment pour interrompre son interrogatoire.
Pardon, je m’emporte. Vous devez sûrement être perdu vous aussi. Ce n’est pas tous les jours qu’on revient à la vie ! Reprenons depuis le début. Comment vous appelez vous et de quoi vous vous souvenez ?
"Je ne vous jette pas la pierre, vous êtes inquiet et nous sommes tous deux confus. Prenez le temps qu'il vous faut."
Le ton se voulait doux mais ce fut avec une certaine fermeté que le mort-vivant prononça ces quelques mots. Le problème n'était pas réellement ce refus immédiat de le libérer, mais plutôt la méfiance du thanatopracteur qui ne se montrait pas à tout à fait coopératif. Un malin, vraisemblablement, chose qui risquait fort de complexifier l'escapade du zombie.
Un espoir lui vint néanmoins lorsque le ton presque agressif de son vis-à-vis fut abandonné pour ce que Khepra perçut comme une véritable compassion. Le monstre entrevit alors une lueur d'espoir, voilà enfin un terrain sur lequel il pouvait danser afin d'obtenir ce qu'il désirait de la part de cet adversaire qui n'en était peut être pas un, finalement. L'homme tâcha de faire comprendre à la créature qu'elle était bel et bien décédée et Khepra décida d'en jouer, feignant la surprise avec adresse. Ses yeux allèrent de gauche à droite avec nervosité et son expression se fit confuse, comme s'il peinait à comprendre la réalité de sa situation. Avec anxiété, il reprit :
"Que dites-vous ? Je... ne suis pas mort. J'ai été blessé certes, mais je suis en vie..."
Il fut relevé brusquement par les marionnettes qui le tenaient toujours aussi fermement mais on ne lui rendit pas sa liberté de mouvement pour autant. Toujours plongé dans son rôle, il tâcha de se montrer aussi anxieux et désorienté que possible, cherchant mentalement un moyen d'étoffer son mensonge afin de s'éviter d'autres tracas. Son interlocuteur vint alors le bombarder de questions et Khepra tenta alors de continua à se jouer de lui aussi adroitement que possible, ce qui se faisait très difficile en vue de la précision des questions qui lui étaient posées :
"Je... On a été attaqués, mes amis et moi. Par une bête, je crois. Je me souviens pas bien... C'est flou. Je crois que j'étais inconscient et que vous m'avez réveillé. Pourquoi dites-vous que je suis mort ? Ca n'a pas de sens, je me tiens devant vous."
Croyant lire une réelle confusion chez son vis-à-vis, le thanatopracteur décida de se centrer sur des questions personnelles, chose qui ne facilitait pas le travail de la créature. Dépendamment de l'évolution de cette conversation, le monstre risquait fort de devoir faire confirmer ces informations par d'éventuels proches de sa victime ou pire encore, de se justifier face aux gardes. Il décida de revoir sa stratégie mais pour ce faire, il devait mettre à tout prix mettre la main sur sa Relique. Après une brève réflexion, il parvint enfin à se remémorer l'emplacement de l'artefact, qui se trouvait donc probablement dans une sacoche de sa ceinture, à moins qu'on l'en ait déjà délesté. Une vérification s'imposait mais ses mains étant toujours inutilisables, le scarabée doré demeurait pour le moment inaccessible.
Afin de parvenir à récupérer l'objet tant convoité, il allait donc s'avérer nécessaire d'apaiser la tension suffisamment pour que son interlocuteur abaisse enfin sa garde et libère son captif de l'emprise de ses golems de chairs. Par ailleurs, un autre problème venait s'ajouter à cette question déjà épineuse de fuite, car Khepra n'oubliait pas sa quête et justement, cette rencontre tout à fait fortuite s'avérait également être une source d'intérêt pour la créature maudite qu'il était. Lorsque l'on s'évertuait à retrouver la vie par tous les moyens, un nécromancien avait bien évidemment de quoi susciter la curiosité. Il était donc nécessaire pour le monstre de reprendre le contrôle de la situation en premier lieu mais également de faire passer un interrogatoire à son vis-à-vis, avec ou sans le consentement de l'intéressé.
« Je suis navré, mais vous n’êtes pas tombé sur une bête l’autre jour. Quelqu’un vous a assassiné, j’en ai bien peur. »
D’un mouvement du regard, il ordonna à ses créations de relever l’infortuné et de l’asseoir sur une chaise face à lui. Il leur intima ensuite l’ordre de le relâcher, mais les garda bien entre lui et la chose pour s’assurer d’une protection au cas où son invité indésirable se remette à délirer.
« Vous ne vous rendez pas compte que vous ne respirez pas ? Que votre gorge est ouverte ? Ou qu’il y a deux morts-vivants qui se tiennent à côté de moi ? Ça ne vous choque pas ? Normalement, les vivants haussent au moins un sourcil … »
Aord parut réfléchir un instant avant d’attraper son grimoire de nécromancie pour en feuilleter les pages à la recherche d’un chapitre en particulier. Il finit par mettre la main dessus et parcourut les lignes avec avidité. Le code du grimoire était complexe, mais il avait maintenant l’habitude de le lire, lui permettant de jongler entre les paragraphes avec plus de facilité.
« Hum, peut-être que l’arrêt de vos fonctions vitales perturbent vos émotions … Normalement, une émotion est accompagnée d’une réaction du corps, mais dans votre cas, celui-ci ne répond plus … C’est toujours le problème quand on réanime un corps … C’est fascinant … »
Le frère était totalement absorbé par sa lecture comme le serait un enfant qui découvrait quelque chose de nouveau. Il avait passé tellement de temps à étudier ces magies mortuaires, mais il s’étonnait encore de ce qu’il découvrait. D’après ce qu’il savait, il y avait plus de chance que le « miracle » qu’il avait devant lui soit le résultat d’un pouvoir que d’une intervention magique. Il n’avait pas retrouvé de runes, ni d’objets magiques sur le cadavre à part un étrange scarabée doré qui était tombé d’une sacoche au moment où on avait dépouillé les corps, mais impossible de savoir s ‘il venait du corps avec lequel il discutait en ce moment. Le nécromancien le gardait pour l’étudier plus tard.
Aord leva les yeux de son livre pour regarder l’intéressé.
« Je n’au pas la moindre idée de ce qu’il vous arrive. Connaissiez-vous la nature de votre pouvoir de votre vivant ? »
Le regard du frère était curieux et bienveillant, mais une ombre passa derrière ses yeux.
« Hum pardon je vous harcèle de questions depuis le début, mais à aucun moment je ne vous laisse en placer une. J’imagine que vous devez avoir bien plus de questions que moi à l’heure actuelle. Ce n’est pas tous les jours que la déesse nous amène à se réveiller dans une morgue. Je m’appelle Aord et vous ? »
Se présenter était déjà un moyen de détendre l’atmosphère. Aord avait perdu son côté belliqueux maintenant que le mort-vivant avait prouvé qu’il avait un esprit raisonné. Il avait simplement eu peur de sa première réaction, lorsqu’il s’était mis à brailler des phrases sans aucun sens. La confusion passée, Aord se sentait plus détendu en sa présence d’où la liberté qu’il lui avait rendue.
« Vous vous souvenez de votre nom ? Sinon je dispose peut-être d’un moyen de retrouvez vos souvenirs, mais je ne sais pas s’il marcherait avec votre … condition. »
Il balaya son corps de la main. Oui, le grimoire pouvait absorber la mémoire des morts et stocker celle des vivants, mais qu’en était-il pour un mort-vivant avec une âme ? Impossible de la savoir, mais la curiosité d’Aord se faisait plus intense à l’idée de le tester. Toutefois, il était un religieux avant tout et guider cette pauvre âme pour la rassurer restait sa priorité. Il se fit donc violence pour réprimer sa curiosité morbide et s’intéresser vraiment à la personne qui se tenait devant lui.
Son vis-à-vis enchaîna ensuite par une salve de questions quant à la condition de Khepra, qui le dévisagea avec un faux air d'incompréhension. Toutes ces interrogations étaient tout à fait légitimes et les réponses totalement introuvables, aussi Khepra continua de jouer la carte de la confusion, qui risquait pourtant d'éveiller les soupçons à force d'abus. Il cessa de fixer le religieux pour se lancer dans une observation qui se voulait très attentive du sol sous ses pieds. Avec agacement, il bafouilla :
"Je... Je ne comprends pas bien ce que vous me dites. Je me sens bizarre c'est certain, mais pas mort pour autant."
Suite à cette réponse floue, Khepra entreprit de masser lentement ses cuisses, cherchant un instant d'inattention de la part de son interlocuteur afin de porter la main aux poches de son pantalon en quête du scarabée. Lorsque le frère se plongea dans l'un de ses ouvrages, le Non-Mort saisit cette occasion et fouilla nerveusement ses vêtements, sans succès. Il mit alors le doigt sur l'évidence, le thanatopracteur l'avait privé de son bien lors de sa fouille. Voilà qui compliquait bien les choses et contraignait Khepra à davantage de coopération que ce qu'il aurait souhaité offrir à cet inconnu. Il replaça calmement ses mains sur ses cuisses, peinant à dissimuler sa frustration malgré tout. La suite fit appel à sa créativité et lorsque l'étranger lui demanda de quel pouvoir il était doté, il répondit sans hésitation :
"Faire raccourcir les cheveux et les ongles."
Un mensonge parmi tant d'autres, inintéressant et probablement compliqué à vérifier ou à démentir dans l'instant. Il était risqué de donner des informations sur son corps d'emprunt dont il ne connaissait rien, mis à part bien sûr les mauvaises habitudes telles que le détroussage ou les larcins. C'était cependant un risque nécessaire afin de ne pas éveiller trop de soupçons durant cette confrontation, qui prenait une tournure de plus en plus complexe à chaque fausse information transmise. Pour enchaîner sur le questionnaire, l'homme de foi se présenta sous le nom d'Aord et invita le mort-vivant à s'introduire à son tour. Cette question, d'apparence toute simple, suscita chez Khepra une profonde réflexion, qui ne découvrait que maintenant que cela le mettait encore davantage au pied du mur. Pourquoi avait-il fallu qu'il tombe sur un foutu nécromancien en s'infiltrant dans une morgue ?
"Je... J'ai du mal à m'en souvenir. Tout est toujours très flou dans mon esprit."
C'est alors que, contre toute attente, Aord fit une suggestion qui sonnait presque comme un piège tendu, tant elle risquait de faire capoter toute l'opération. Il proposait sans nulle doute de faire appel à sa curieuse magie une fois encore afin de stimuler la mémoire du zombie, chose qui risquait fort de ne pas fonctionner comme le thanatopracteur l'entendait étant donné la nature très atypique du mort qui lui faisait face. Si un nouvel élan délirant survenait, un risque non-négligeable que Khepra puisse dévoiler des informations confidentielles apparaissait. Par ailleurs, l'assassin ne souhait pas voir son passé exploré par un inconnu. En désespoir de cause, il joua une nouvelle carte :
"Attendez... Je crois que je me souviens de quelque chose. Un insecte doré... un scarabée je crois. Il représente quelque chose. Peut-être qu'il m'aiderait à me souvenir. L'avez-vous vu ? Si vous utilisez vos pouvoirs sur moi, j'ai peur de perdre à nouveau le contrôle et de vous blesser malgré moi."
Cela valait toujours la peine d'être tenté, le nombre d'issues potentielles se faisant plus maigre à chaque instant. La peur de perdre le contrôle lui paraissait être un mensonge convaincant.
Aord se ressaisit et se pinça les lèvres tout en notant quelque chose sur un bout de papier.
« Si votre pouvoir s’est manifesté, on peut donc écarter d’office cette piste. On peut alors supposer que votre état est le résultat d’une intervention extérieure. »
Aord se mit à réfléchir. Il tenait sur ses genoux un livre de nécromancie totalement dédié aux méthodes pour réanimer des cadavres. Il n’était donc pas impossible que l’une d’elles marche vraiment et ait pu donner le mort-vivant qu’il avait devant lui. Toutefois, il n’avait pas connaissance d’une technique permettant de créer un mort-vivant conscient. Fallait-il greffer une âme à la carcasse pour arriver à ce résultat ? La simple idée qu’on puisse jouer avec l’âme des gens faisait froid dans le dos. Et tout d’un coup, Aord réalisa que l’amnésie de son invité pouvait avoir une cause bien sombre …
« Essayez de vous concentrer, vous venez de vous souvenir de votre pouvoir, votre nom ne devrait pas tarder à revenir. »
L’espoir naissait dans ses yeux, mais ceux du macchabée restaient ternes et vides. Rien ne lui revenait, pas la moindre once de souvenir. C’était quand même assez étrange qu’il ait assez de souvenirs pour se rappeler son pouvoir, mais pas son nom. C’est alors qu’Aord se rappela comment ce corps était arrivé dans sa morgue. Toute cette discussion lui avait fait oublier ce que la garde lui avait déclaré. En effet, ce groupe était connu comme un regroupement de bandit de grand chemin. Si son invité semblait croire qu’il était encore en vie, il devait aussi croire qu’il était encore recherché. Et qu’il devait donc taire son nom. Le regard d’Aord se fit plus perçant. Si sa supposition était vraie, il pouvait donc considérer qu’il se souvenait aussi de son nom. Parfait, un mort-vivant totalement amnésique aurait ralenti ses découvertes.
« Bon, laissez tomber, je n’ai pas besoin de votre nom, il me suffit juste d’utiliser mon livre et nous … »
Soudain, la créature le coupa pour lui expliquer qu’elle se souvenait de quelque chose. Un scarabée ? Le sourcil d’Aord s’éleva devant sa description. Oui, il avait bien trouvé un tel objet. Il avait d’ailleurs la preuve qu’il était magique au vu des réactions de son sceau magique quand il l’approchait de l’objet. Soudain, les yeux d’Aord pétillèrent de curiosité et il se mit à marmonner pour lui seul.
« Mais oui, ça peut le faire … »
Se rendant compte qu’il complotait quand un scientifique fou sans en tenir informé son invité, Aord releva immédiatement les yeux et lui adressa un sourire bienveillant.
« Et bien voilà, on tient quelque chose … C’est peut-être la clé de toute cette histoire. De quoi vous vous souvenez par rapport à ce scarabée ? »
Aord l’encourageait du regard à lui en dire plus. Plus il ferait l’effort de se souvenir et plus il y avait de chances qu’il se souvient d’un détail important, à commencer par la provenance de cet objet magique qui l’avait probablement sorti de la tombe.
Le frère écouta sa réponse avant de se lever pour faire les cent pas dans la pièce, digérant les quelques informations qu’il avait pu avoir. Machinalement, ses doigts se glissèrent dans sa poche pour jouer avec l’objet magique. Il finit par le sortir de sa poche, l’exposant devant son visage à la lumière du jour pour mieux en inspecter les contours. Il tournait le dos au cadavre pour essayer de lui cacher ce qu’il faisait, mais les deux morts-vivants qu’il avait créés se tenaient entre lui et le non-mort, prêt à l’attaquer comme le lui avait ordonné le nécromancien.
« C’est fascinant, murmura-t-il. »
Malheureusement, plutôt que de tomber dans le panneau et lui remettre immédiatement l'objet tant convoité, le nécromancien vint faire des manières, œuvrant à la manière d'un hypnotiseur cherchant à sonder les méandres de la mémoire d'un amnésique. Khepra parvenait déjà bien mal à tenir le rôle qu'il s'était attribué, et les questions incessantes de l'homme de foi n'allaient pas tarder à susciter plus que des interrogations, mais bel et bien de véritables soupçons. A chaque seconde qui s'écoulait, tout devenait de plus en plus problématique.
Trépignant nerveusement sur sa chaise, le mort-vivant se prit la tête à deux mains et fixa intensément le sol, mimant grossièrement un effort mental de recherches de souvenirs. C'était un mensonge qu'il cherchait avec tant de concentration, quelque chose d'assez gros pour convaincre l'homme de lui remettre l'artefact, si bien sûr ce dernier était bien en possession de son interlocuteur. Avec un agacement presque audible, la créature finit par bafouiller :
"Je crois qu'il appartient à ma famille... ou à celle d'un ami. C'est un trésor. Si seulement je pouvais le voir, je pourrais peut être..."
Il releva la tête et découvrit qu'Aord lui tournait désormais le dos et, bien qu'il soit caché derrière ses deux colosses de viande morte, il était clair qu'il inspectait quelque chose avec attention. Avec furtivité, Khepra leva prestement la tête et tenta de découvrir ce que pouvait bien trifouiller son vis-à-vis, mais sans succès. Il entendit cependant le nécromancien marmonner qu'il trouvait sa trouvaille fascinante et son expression de confusion changea sans qu'il ne réalise réellement lorsqu'il prit la parole.
"Vous l'avez retrouvé, non ?"
Le ton était trop dur et, même si le changement était subtil, trop grave et rocailleux. C'était sa voix d'origine qui avait failli reprendre le dessus sur celle de son pantin de chair, du fait de son énervement. Khepra reprit immédiatement le contrôle des cordes vocales de son vaisseau et ce fut avec les artifices précédemment utilisés qu'il se reprit :
"Enfin je veux dire... Si vous l'avez trouvé, je pense que pouvoir le manipuler m'aiderait beaucoup à me souvenir de mon identité. Je ne sais pas à quoi il sert, mais je suis sûr qu'il est lié à moi d'une manière ou d'une autre."
A vrai dire, le nécromancien lui-même était tout aussi important que de mettre la main sur l'objet magique, mais établir un dialogue sans son moyen de défense premier le laissait trop exposé pour pouvoir échanger librement avec son vis-à-vis. Il fallait qu'il tombe dans le panneau.
« En résumé vous ne vous souvenez de rien du tout si je comprends bien ? dit le frère sur un ton grave. »
Il se retourna tout en cachant l’objet dans sa main pour ne pas que le zombie puisse le voir. Vu son comportement agressif de tout à l’heure et son incapacité à se contrôler, le religieux avait peur que la vue de l’objet de ses obsessions ne lui fasse de nouveau perdre la raison. Il fallait qu’il soit prudent dans la manière dont il allait aborder ce sujet avec l’étrange personnage.
« Vous vous rendez compte à quel point un simple objet semble vous attirer ? Vous ne me parlez plus que de lui depuis tout à l’heure. C’est assez étrange quand on voit votre condition actuelle, vous devriez avoir bien d’autres questions à poser. Pourquoi vouloir à tout prix un objet dont vous ne vous souvenez de rien ? C’est vraiment étrange …»
Aord revint à sa chaise et s’assit prestement avant de poser ses coudes sur ses genoux et de se pencher légèrement vers le cadavre. Ses yeux se plissèrent comme s’il essayait de lire dans les orbites vides de la créature la vérité sur ce qu’il se passait.
« Il vous obsède tellement que vous venez d’en perdre votre voix. En revenant à la voix étrange que vous aviez tout à l’heure, raconta Aord sans quitter la dépouille des yeux. Je crois que je commence à voir clair dans toute cette histoire … »
Aord laissa un long silence s’installer rythmer uniquement par le bruit de sa respiration. Une sorte de tension commençait à se faire sentir. De plus en plus inquisiteur, le regard d’Aord essayait de percer les secrets de son vis-à-vis. Il allait bien finir par comprendre que …
« Je crois que je sais maintenant. Vous étiez un bandit avouez le ? Et vous avez volé un objet bien trop puissant pour vous et maintenant vous voilà maudit. Faites un effort, je connais ces objets. J’ai lu là-dessus. Ils permettent de relever des corps et les lient à l’artéfact. De cette manière, bien que doté d’une certaine conscience, le mort-vivant ne peut échapper à son emprise. »
Aord sortit le scarabée de sa poche et l’exposa à bonne distance des mains du cadavre. Sa réaction ne lui échappa pas.
« Vous ne cessez d’y penser, il semble être la seule chose qui reste dans votre esprit et probablement la seule chose qui vous maintient en vie. C’est dommage. J’avais cru qu’il vous restait un peu d’humanité, mais je me suis trompé. »
Son visage était grave, un peu comme s’il ressentait une profonde tristesse pour le malheureux. En tant que frère, il avait un devoir. Un sourire lumineux éclaira son visage.
« Qui que vous étiez, je transmettrai votre mémoire et je vous accompagnerai aux côtés de Lucy. »
Il hocha la tête et se leva pour prendre un petit marteau qui était accroché au mur. Il posa le scarabée sur la table et leva le marteau en l’air.
« Puissiez-vous trouver le repos, même si votre âme est probablement déjà partie. »
Khepra, les mains serrées autour de ses genoux d'emprunt, tâchait tant bien que mal de garder son calme face aux élucubrations du chercheur qui avait bel et bien mis le doigt sur quelque chose, mais s'était visiblement perdu sur une fausse piste lors de ses découvertes. Aord exhiba l'objet devant le mort-vivant qui considéra un instant de lui subtiliser par la force. La créature se ravisa, souhaitant à tout prix éviter de semer le chaos et de susciter l'attention des Gardes qui patrouillaient sans doute dans la zone. Néanmoins, son anxiété sembla se lire jusque dans ses yeux, puisque le religieux décida de reprendre le scarabée tout en s'éloignant de son vis-à-vis.
Les conclusions d'Aord au sujet de l'objet mystique ne se firent pas attendre, car voilà qu'il était persuadé que le scarabée retenait prisonnier l'âme de Khepra. Par conséquent, il comptait le libérer de l'emprise de cette malédiction par la destruction de l'objet en question. S'il ne faisait pas entièrement fausse route sur la magie à l'origine de la conception de l'artefact, il se trompait totalement sur le rôle que jouait ce dernier. Khepra réfléchit un bref instant lorsque le frère leva son marteau pour éclater le scarabée mais, juste avant que l'outil ne vienne s'abattre sur sa précieuse acquisition, il se dressa abruptement sur sa chaise et hurla :
"Non non non non non ! Je mens ! Je mens ! Moi, je mens depuis le début mais toi t'as rien pigé ! Lâche-moi donc ce foutu marteau, espèce de barbare !"
La voix du corps était totalement éteinte, laissant place à un timbre profond et terrifiant qui semblait presque résonner dans la pièce, lui donnant aussitôt une atmosphère de tombeau lorsque le monstre à langue de serpent s'exprima, enfin, avec une honnêteté qui ne lui ressemblait que très peu. Son expression changea également et ses traits tirés par la sécheresse de sa chair se firent soudain plus durs. Tout en lui avait changé et ses efforts pour paraître humain s'étaient eux aussi estompé. En alerte, il tendit un doigt inquisiteur en direction du scarabée :
"Mon âme n'est absolument pas prisonnière de ce truc, par contre il m'a coûté la peau du cul, au sens très littéral du terme. Je te prierais de ne pas broyer ma propriété, c'est de la technologie de pointe que tu es en train de manipuler là."
Il jeta un coup d'œil aux quatre coins de la pièce, cherchant à vérifier qu'ils n'étaient pas surveillés, puis reprit la parole tout en posant une main contre son torse, mais fit bien attention cette fois-ci à ne pas laisser un éclat de voix lui échapper par mégarde :
"Je dois avouer que tu me mets dans l'embarras en te mêlant de mes affaires mais je ne peux décemment pas te laisser bousiller mon matériel alors je vais faire des concessions. Je répondrai à toutes tes questions, pour de vrai cette fois-ci. Mais par pitié, laisse mon scarabée tranquille et viens t'asseoir, tu m'as foutu les jetons sur ce coup."
Cela dit, il demeura immobile pour ne pas inquiéter davantage le thanatopracteur, espérant le convaincre bien maladroitement de rentrer dans son jeu. S'il refusait, cette affaire risquait malheureusement se terminer dans le sang et les larmes, issue qui n'arrangeait personne mais à laquelle Khepra s'était déjà préparé depuis le début de cette conversation.
Il ne revint pas s’asseoir, mais posa le marteau sur la table et fixa l’intrus. Ce changement dans sa voix ne lui avait pas échappé. C’était autre chose qui parlait, une créature qui n’était pas l’humain qu’il croyait avoir devant lui. Un parasite qui utilisait ce corps pour le tromper … C’était peut-être ça qu’il avait senti quand son pouvoir s’était propagé dans ce corps. D’un simple froncement de sourcil, Aord laissa sa magie se propager dans les jambes de l’intrus, combattant son emprise sur celle-ci. C’était un moyen de lui rappeler que son propre pouvoir était encore en lui et que le nécromancien était prêt à le faire jaillir pour l’handicaper significativement. Il n’essaya pas de reprendre le contrôle de la dépouille comme tout à l’heure, il se contenta de le menacer silencieusement.
« J’avais raison alors … c’était bien un pouvoir ? Et certainement pas celui du pauvre bandit que j’ai cru discerner au début n’est-ce pas ? »
Aord était inquisiteur, tendu, mais sa curiosité était toujours là. Il ne s’était pas arrêté pour autant de vouloir comprendre cet être unique. Toutefois, il envisageait sérieusement de le démembrer pour s’assurer qu’il soit en sécurité pendant son étude. Il commencerait peut-être par la tête. D’un mouvement brusque, il exposa le scarabée.
« Qu’est-ce qu’il fait exactement ? questionna-t-il sur un ton sec. »
La réponse à cette question était primordiale. Si ses mensonges n’avaient été qu’un leurre pour le récupérer, Aord se doutait bien que cet objet avait beaucoup d’importance pour lui et que cela allait au-delà de son prix exorbitant.
Les morts-vivants d’Aord agrippèrent le non-mort et leur créateur daigna enfin se rapprocher. Il se posta devant lui, debout tout en l’obligeant à s’asseoir. Le pouvoir d’Aord s’affaiblissait. Le non-mort était le troisième cadavre qu’il avait essayé de relever et sa magie commençait à s’étioler. Il devait lui rester quelques minutes de contrôle avant que le non-mort puisse totalement reprendre le cadavre à sa magie. Utiliser à nouveau son pouvoir lui causerait un contrecoup trop important. Alors il préférait faire vite tant que l’intrus pensait qu’il pouvait l’immobiliser à tout moment avec son pouvoir.
« Je veux savoir qui vous êtes, ce que vous faites ici. Et le plus important, qu’est-ce qui m’empêche de vous broyer le crâne ici et maintenant. Car croyez-moi, je sais très bien créer des morts-vivants, mais je sais aussi comment les mettre hors d’état de nuire … »
Il attrapa son épée qu’il avait laissée en pensant que la créature était sans défense. Ils étaient retournés à la situation initiale. Aord menaçait le cadavre de son épée tandis que la créature était immobilisée par les deux morts-vivants. La seule différence était que le pouvoir d’Aord s’amenuisait lentement, mais il prendrait la décision d’en finir bien avant qu’il ne se tarisse, si on ne l’en dissuadait pas.
Il tâcha tant bien que mal de ne pas rendre son regard plus dur qu'il ne l'était déjà. Se montrer menaçant envers Aord était la pire position à adopter pour l'heure, même Khepra était à même de s'en rendre compte. La seule route viable semblait toujours être celle de la négociation mais, sur cette piste, Aord ne faisait que gratter du terrain tandis que le mort-vivant se laissait avoir. Si cela mettait le monstre hors de lui, il se savait piégé et ne rechignait pas.
"Ouais mon grand, t'as vu juste. C'est mon pouvoir, ou plutôt ma malédiction."
Le scarabée fut à nouveau amené sur le tapis et ce fut avec une fermeté totale qu'Aord ordonna à la créature de lui avouer ce dont était capable le petit artefact. Khepra envisagea une fois encore de lui subtiliser, mais dés lors qu'il se montrait belliqueux à l'égard du thanatopracteur, tout était fini. Après tout, il ne fallait pas perdre de vue que l'objectif premier de l'interaction restait d'exploiter les facultés surnaturelles de l'homme de foi. Cela semblait presque impossible désormais, mais le Non-Mort tentait encore le coup. Il voulait de l'honnêteté, Khepra essaya donc de découvrir ce que cela pouvait donner :
"C'est moi qui l'ai fait fabriquer. Comme tu as pu le deviner, je ne suis que locataire dans les corps que j'utilise. Pour parfaire mon contrôle, j'ai besoin d'un peu de temps. Cet outil me permet de diffuser ma magie dans mon enveloppe d'emprunt avec bien plus d'efficacité. Ca me donne un contrôle total sur l'organisme, ce qui m'évite par exemple de me faire clouer à une chaise par deux golems. Tu vois le topo ?"
Le bellicisme ne vint pas de la créature, pour une fois, mais bel et bien d'Aord lui-même. Sans doute très angoissé par cette intrusion fortuite dans ses locaux et certainement pas rassuré par les justifications qu'apportaient le monstre qui lui faisait face, Aord se saisit d'une épée et menaça comme il se devait son interlocuteur. "Lui briser le crâne", disait-il ? C'était une solution. Un sourire macabre se dessina sur le faciès décrépi du zombie, qui savait pertinemment ce qui arriverait si le religieux en venait à de telles extrémités. S'il était désavantagé par la situation, il n'en demeurait pas moins entouré de cadavres. Son opposant n'était pas idiot, il n'allait pas tarder à faire le rapprochement et à comprendre le fonctionnement réel du pouvoir de Khepra.
Mais, décidé à faire fonctionner cet échange sans effusion de sang, le mort-vivant reprit la parole d'un ton goguenard et même teinté d'une certaine fierté. Cela faisait près d'une trentaine d'années qu'il attendait de se faire tomber dessus et ne se serait pas attendu à une telle conclusion, néanmoins il l'accueillait comme elle venait :
"Bien joué, tu vas avoir droit à une révélation des plus croustillantes. Je suis Khepra, alias le Non-Mort. Tu m'as l'air instruit, tu connais peut être les légendes qui me concernent ? Elles ne datent pas d'hier, mais elles sont bien réelles. Je suis un fantôme qui passe de corps en corps pour subsister dans votre monde, ce depuis plus d'un siècle. Ce que je recherche, c'est justement un retour en arrière, ni plus ni moins."
Le sourire mauvais de la créature s'effaça pour céder sa place à une expression bien plus morne. Etrangement, ce fut avec un timbre teinté de lassitude qu'il conclut son explication :
"J'ai été attaqué par cette petite troupe de bandits et, puisque ma précédente enveloppe commençait à se faire vieille, j'ai décidé d'en changer. Ce n'est pas la première fois, j'ai déjà tué à de nombreuses reprises, je te l'avoue. Je le fais parce que j'y suis contraint, je le fais pour mener ma quête de résurrection à son terme."
Il accorda un regard en biais à l'un des mannequins de chair qui le maintenait en place avant de recentrer son attention sur Aord, qu'il fixait avec toujours plus d'intensité.
"Je ne suis pas si différent d'eux, tu sais ? J'ai certes une âme et une volonté propre, mais mes ressemblances avec toi s'arrêtent là. Je ne bois pas, je ne mange pas. Je ne sens rien, ni plaisir ni douleur. Je suis une coquille vide mais je suis convaincu que quelque part dans le monde, quelqu'un peut m'aider. Quelqu'un peut me rendre les sensations de la vie."
Et est-ce toi, ce quelqu'un ?
« Ouai j’ai bien compris que je ne devais pas te le donner sinon, on sera à armes égales, merci pour l’info, grinça Aord quand Kephra lui confia l’effet de l’objet doré. »
Pourtant, Aord ne pouvait s’empêcher de penser à cette magie. Qui avait bien pu enchanter un tel objet ? Depuis qu’il étudiait les arts nécromantiques, Aord n’avait jamais réussi à créer d’enchantements. Il arrivait tout au plus à tracer une carte auquel un enchanteur professionnel pouvait donner vie. Il n’avait qu’une formation de frère, de lettré et des connaissances pratiques sur la mort, mais il était le seul à savoir lire le grimoire.
« Une âme vagabonde … Je croyais que c’était une légende … murmura-t-il avant de se rendre compte que son attention s’était détournée trop longtemps du vrai danger. Oui, j’ai déjà entendu ce nom et je sais ce qu’il y a derrière. »
Les sourcils du frère se froncèrent, c’était un assassin, un meurtrier. Il empilait les cadavres, du moins, c’est ce que disaient les rumeurs. Disait-il la vérité ? Était-ce pour trouver de nouvelles enveloppes ? Ou était-ce simplement pour son bon plaisir, un plaisir malsain pour celui qui ne pouvait mourir ?
« Tu dis tuer pour vivre, mais de quel droit tu … »
Aord s’interrompit. Il allait lui faire la morale pour avoir tué des gens afin de prolonger sa vie. Il avait connu la mort et il aurait dû l’accepter. C’était une certitude, mais quelque part Aord n’arrivait pas le croire. Quelques mois plus tôt, il lui aurait brisé le crâne et aurait mis fin à cette légende meurtrière pour de bon, mais il n’était plus le même homme. Comment pouvait-il lui reprocher de tuer pour survivre, alors qu’il avait fait la même chose il y a peu pour sauver la sienne.
Le frère fixait le non-mort avec insistance. Il le mettait devant un dilemme insoluble. Devait-il le tuer et être le plus grand hypocrite de cette terre ? Ou l’aider car il avait peut-être ce qu’il fallait pour le sortir de son tourment éternel ? Pourquoi Lucy le mettait toujours devant des choix cornéliens ?
« Je pourrais peut-être … »
Non il ne devait pas, il ne méritait pas qu’on l’aide. Il avait tué des dizaines de personnes dans sa vie. Pourquoi est-ce qu’il mériterait autre chose que la mort ? Parce que tout le monde avait le droit de vivre ? De respirer, de sentir le monde ? Aord secoua la tête. Encore une fois il était face à un choix et il n’y avait pas de bonne réponse. Encore une fois il devrait vivre avec les conséquences de sa décision. Encore une fois, il allait souffrir, terriblement, inexorablement.
La pointe de l’épée se fit plus hésitante et le regard d’Aord prit une nouvelle teinte. Celle d’un espoir.
« Si par hasard, vous acheviez votre quête. Est-ce que vous continueriez de tuer ? »
Il avait posé la question, mais peut-importe la réponse, il ne saurait pas si c’était sincère. À vrai dire, rien ne lui permettrait de juger cet homme ou cette femme, allez savoir son sexe de naissance maintenant. Mais le frère avait besoin de quelque chose pour se décider. Lentement, sa main glissa vers son grimoire, tandis que ces morts-vivants resserraient leur emprise sur l’intrus pour l’immobiliser.
« Je pourrais vous aider, je sais des choses ou tout du moins je sais où trouver des réponses, mais je ne pourrais jamais te faire confiance. Alors je vais te laisser une seule et unique chance. Comme je te l’ai dit, ce livre permet de visionner les souvenirs des morts, mais aussi des vivants. Je veux que tu poses ta main dessus et que tu choisisses un souvenir, un seul et unique souvenir qui devrait me convaincre que cela vaut la peine de t’aider. Peu importe ce que tu auras fait avant, peu importe ce que tu auras fait après. Je ne te jugerai que sur ce que je verrai. Un seul souvenir pour me faire changer d’avis, ou j’écraserai le crâne de chaque cadavre de la morgue pour m’assurer que tu quittes ce monde pour de bon. »
Il ouvrit le grimoire sur une page représentant une âme vagabonde comme le décrivait Khepra. Le texte était codé et donc illisible, mais les illustrations parlaient d’elles-mêmes. L’un des morts-vivants desserra son étreinte, laissant juste assez de mou à l’assassin pour poser sa main sur l’ouvrage.
Pour ce qui était de son scarabée en revanche, la réunion n'allait pas se faire dans l'immédiat. C'était gênant, car cela compliquait l'éventuelle prise d'ascendant du mort-vivant en cas de pépin, sans compter que l'emprise qu'exerçait Aord sur les carcasses pouvait probablement prévenir tout assaut de la part du zombie. Peu lui importait pour l'instant, il allait tout faire pour ne pas avoir recours à la violence et surtout pour apaiser les tensions avec son vis-à-vis. Il n'était plus question de le rendre docile pour prendre la poudre d'escampette, le nécromancien dont l'importance ne faisait que croître à chaque devait devenir un véritable allié.
Mais que pouvait bien offrir un éternel aussi corrompu à un homme de lettre ? Au delà des maigres connaissances que Khepra détenait déjà sur sa propre condition, il ne possédait finalement que peu d'éléments pour satisfaire la curiosité scientifique de son interlocuteur. Alors quoi, des cristaux ? Ce n'était probablement pas la richesse qui faisait vibrer le cœur d'un individu tel que lui. Alors qu'Aord s'apprêtait à lui faire des remontrances quant à son mode de "vie", il s'arrêta brusquement en plein milieu de sa phrase.
Ah ? Etait-ce là une faille que discernait le mort-vivant dans les yeux de cette noble âme qui lui faisait face ? L'espace d'un instant, Khepra crut lire une profonde confusion dans l'esprit d'Aord. Avait-il déjà commis l'irréparable, lui aussi ? Le Non-Mort n'était donc pas le seul damné de la pièce. Le frère compléta enfin son discours mais sur un ton plus hésitant et surtout moins agressif. Le rictus malfaisant de la créature s'agrandit encore car il était satisfait de découvrir un angle qu'il pouvait exploiter pour rendre le nécromancien moins hostile.
Après avoir laissé plané le doute un instant en fixant Aord avec une froide neutralité, le monstre reprit la parole :
"Je te l'ai dit : je tue par nécessité, soit pour subsister soit pour me défendre. Une fois la malédiction levée, je ne serai plus contraint à toutes ces bassesses."
A mi-chemin entre la vérité et le mensonge, Khepra tâchait de faire preuve d'un minimum de sincérité néanmoins. Tuer était certes son fond de commerce aujourd'hui, mais rien ne le forçait à exercer cette activité à jamais. Ayant perdu pied tant avec sa propre histoire qu'avec la réalité elle-même, le monstre qu'il était devenu peinait toutefois à conceptualiser une existence plus sereine que celle qu'il menait actuellement. A vrai dire, il avait déjà songé à de nombreuses reprises à ce qu'il allait bien pouvoir faire, une fois son humanité retrouvée, mais n'était jamais parvenu à se fixer sur un projet unique. D'une certaine manière, son objectif avait semblé inatteignable pendant si longtemps qu'il n'avait pas établi avec beaucoup de précision ce que serait son futur, une fois ressuscité.
Aord ne lui laissa de toute manière pas l'opportunité d'expliquer la nature de ses projets car une idée plus qu'atypique venait de lui venir. Le thanatopracteur disposait d'un artefact d'une rare complexité : un ouvrage magique permettant de stocker et de consulter à volonté les mémoires d'autrui. Il confia au mort-vivant qu'il acceptait de lui venir en aide à une seule condition, celle de toucher le livre en question et d'y insérer un souvenir, qu'Aord viendrait ensuite consulter pour estimer, sans doute, si l'abomination qui lui faisait face méritait encore d'être considérée comme humaine. Khepra aurait trouvé le concept particulièrement amusant, s'il n'avait pas été en danger. Le nécromancien, pas idiot du tout, avait décelé sans mal comment annihiler son interlocuteur fantomatique, rendant les enjeux de cette expérience d'autant plus sérieux.
Khepra laissa son regard osciller entre Aord et l'ouvrage, cherchant intérieurement la meilleure réponse à apporter à ce problème. L'ennui principal se situait dans sa condition elle-même, car son siècle d'aliénante solitude avait petit à petit verrouillé l'accès à ses souvenirs les plus anciens, le condamnant à ne pouvoir exposer que les éléments suivant sa renaissance. Hors, lui seul savait à quel point l'ensemble des souvenirs qu'il possédait étaient pour le moins sordides, voir sincèrement traumatisants dans de nombreux cas.
"J'ai l'embarras du choix, tu t'en doutes."
Il hésita un long moment puis un éclair de génie traversa son esprit dément et il posa prestement sa paume décrépie sur la surface du livre ensorcelé. La sensation fut étrange, en premier lieu parce qu'elle ne pouvait pas tout à fait être qualifiée en tant que tel. Plus comme une impression qu'autre chose, elle se manifestait chez Khepra par un sentiment de perte de soi. Il n'en laissait presque rien paraître, mais cette expérience nouvelle le terrifiait. Il se sentit s'éteindre, peu à peu, jusqu'à sombrer dans une léthargie partielle tandis que ses iris luminescents s'éteignaient. Son corps resta inerte, telle une coquille vide, rendant à son enveloppe l'aspect de ce qu'elle était réellement : un simple cadavre manipulé comme une poupée.
"Hahaha, vous plaisantez ? Nan, vous vous payez ma tête."
"Je suis très sérieux Cyd, et je vois pas pourquoi ça te fait marrer."
Les pieds sur un somptueux bureau dont les angles étaient ornés de dorures, le mort-vivant se tenait bien au fond de son fauteuil et raclait inlassablement les extrémités de ses doigts osseux à l'aide de l'une de ses dagues. Dans cette pièce richement décorée, les rayons de lune s'infiltraient par les fenêtres immenses, dévoilant partiellement les traits endurcis des deux criminels qui discutaient posément. De l'autre côte de la salle, l'interlocuteur de Khepra fumait la pipe et fixait son cadavérique patron avec insistance, espérant discerner via son abjecte trogne s'il disait vrai.
"Je vous juge pas mais c'eeest... inattendu, disons ?"
Le fameux Cyd, hybride d'héritage vraisemblablement reptilien, était miraculeusement parvenu à gagner la confiance de son employeur temporaire au fil de leurs échanges, à tel point que Khepra le voyait désormais comme une sorte de confident, du moins pour le moment. Il n'était pas rare qu'ils profitent des longues nuits d'insomnie du goliath crocodilien pour échanger sur leurs aspirations, leurs idées ainsi que leurs projets.
Khepra se surprenait d'ailleurs à apprécier ces moments passés en bonne compagnie, chose qui était pour lui particulièrement rare. Son éloignement avec la Cabale semblait l'avoir partiellement transformé, et pas nécessairement pour le pire. Parfois, il lui arrivait de se pencher davantage sur l'avenir que sur le présent et ses conversations avaient une certaine tendance à le mener à des réflexions plus humaines qu'à l'accoutumée. Son esprit était toujours embrumé par sa folie, néanmoins son équilibre psychiatrique paraissait en voie d'amélioration, depuis peu.
Toujours très concentré sur les gravures qu'il réalisait sur son propre squelette, le monstre reprit :
"Donc j'disais que je veux des mômes. Mieux que ça, je veux fonder un orphelinat ou en financer un, je sais pas encore."
Incrédule, Cyd s'esclaffa furtivement entre deux bouffées sur sa pipe. Son sourire de prédateur si caractéristique luisait dans le noir, mais Khepra n'y voyait curieusement aucune injure. Il avait pour ainsi dire besoin de vider son sac de temps en temps. Le public importait peu, en général, mais Cyd avait le mérite de ne pas être terrifié par la présence de son patron. C'était un bon point, pour discuter honnêtement des choses de la vie et de la mort.
"Et ca vous est venu comme ça ? 'Fin j'veux dire... c'est un projet de longue date ou...?"
Le Non-Mort marqua une pause, puis reprit sur le même ton monotone. Il semblait réfléchir à son propos pendant qu'il prononçait ses mots, comme s'il n'avait jamais pris le temps de se pencher réellement sur ce qui animait ce curieux projet. Quel vide espérait-il combler ? Quel était sa réelle volonté derrière cette excentricité ?
"Tu sais, j'me souviens pas de ma vie. Il y a des détails qui me reviennent par ci par là, de temps en temps. En tout cas, je suis sûr d'une chose : j'ai pas eu de parents. Je sais pas comment j'ai été élevé, mais je sais que c'est justement ce faux départ qui m'a mené où j'en suis, du moins en partie."
Eprouvant quelques difficultés à se concentrer, il jeta la dague sur le bureau avec désinvolture et fit lentement balancer son fauteuil d'avant en arrière en s'aidant de son pied. Cyd l'observait en coin avec une rare intensité. Khepra doutait de lui-même, ainsi que de la véracité de son propos, mais choisit néanmoins de conclure sur cette même lancée :
"Y'a rien de plus moche qu'un gosse qui se fait détruire comme je l'ai été. Alors si je décide de faire quelque chose de bien un de ces jours, ce sera ça."
Cyd opina du chef respectueusement et laissa un généreux nuage de fumée opaque quitter sa gueule ornée de crocs. Le souvenir s'effaça peu à peu dans les volutes mystérieuses et Khepra revint à lui, pour ensuite retirer sa dextre de l'ouvrage qui contenait désormais l'un de ses nombreux secrets.
Accordant un regard à Aord en affichant une mine étrangement sérieuse, il vint s'enfoncer à nouveau sur le dossier de sa chaise, avant de prononcer quelques mots :
"Tu commences à savoir beaucoup de trucs. N'en abuse pas, s'il-te-plait."
Cet échange pouvait sembler bien anodin mais pour un être tel que Khepra, il s'agissait de bien plus que d'un simple souvenir. Ce qu'il venait de partager n'était autre que l'un des tous derniers fils qui le reliaient encore à la toile de sa propre humanité. Le mort-vivant pointa le livre d'un geste de menton, invitant son interlocuteur à découvrir ce qu'il venait de recevoir. Cela fait, il se mit à fixer le mur d'un air grave et pensif.
« Alors choisi bien …, dit-il sans réelle assurance. »
Tout d’un coup les yeux de la créature s’éteignirent, comme si elle avait quitté son corps. Aord dressa son épée dont la pointe s’était abaissée sans qu’il ne le remarque. Il s’approcha doucement du cadavre que ses morts-vivants tenaient fermement. Est-ce que le livre venait de l’absorber ? Il n’était qu’une âme après tout, un souvenir d’une existence perdue et le livre absorbait ce genre de choses. Venait-il de trouver l’arme parfaite pour détruire Khepra sans le savoir ? Le frère se pencha et donna une pichenette au corps immobile, mais n’obtint aucune réaction.
« Merde, il est mort ? »
Il ne fallait pas crier victoire trop vite, il pouvait très bien s’être échappé dans un cadavre de la morgue. Aord s’approcha de son visage pour essayer de repérer une trace de la magie qui animait le monstre il y a quelques secondes. Soudain, la lumière bleutée revint, plus forte que jamais, et Aord sursauta en reculant précipitamment. Il trébucha sur le pied d’un tabouret et lâcha son épée. La surprise passée, il la récupéra très rapidement avant de se relever d’un bond pour se remettre en garde. Le non-mort lui avait fait une peur bleue et il entendait son sang battre à ses tempes alors que sa respiration essayait de retrouver un cycle normal.
« Putain c’était quoi ça ? jura-t-il en menaçant le cadavre de sa lame. »
Il lui fallut quelques secondes pour se calmer et se rendre compte que ce n’était pas une ruse de Khepra pour lui planter une dague dans le ventre. Aord se ressaisit et attrapa le livre sur les genoux du mort en lui décochant un regard plein de reproches. Il s’éloigna tandis que ses sbires plaquaient Khepra contre son siège. Aord savait qu’il allait avoir une absence pendant un instant et ne voulait pas qu’il en profite pour s’échapper. Il posa la main sur les pages et ses yeux devinrent blancs, perdus dans le vide.
Cela ne dura que quelques secondes avant qu’il revienne à la réalité, tournant son regard vers Khepra. Les morts-vivants le lâchèrent immédiatement, lui rendant sa liberté. L’expression sur le visage d’Aord était indéchiffrable à mi-chemin entre la colère et une forme de sérénité.
« Un orphelinat sérieusement ? Tu crois vraiment que je vais gober ça ? »
Le frère se planta devant le cadavre en le dévisageant de toute sa hauteur. Il avait abaissé son épée, mais sa poigne était toujours bien fermée sur sa poignée. Il fit rouler le scarabée doré entre ses doigts, hésitant sur ce qu’il allait en faire.
« Désolé, je ne crois une seconde que tu comptes vraiment te dévouer à la cause des enfants, dit-il avec un sourire acide. »
Il arrêta subitement de jouer avec l’objet magique et planta son regard dans les orbites bleutées de Khepra.
« Toutefois … J’ai vu beaucoup de souvenirs avec ce livre. J’ai ressenti la mort de beaucoup de gens, la douleur, leur peine, leur joie … et tes souvenirs étaient incroyablement ternes, vides … »
Aord porta le scarabée au niveau de son visage avant de se résigner. Il jeta l’objet à Khepra d’un simple mouvement du poignet. Il se doutait que le monstre le faisait marcher, que chaque mot qui sortait de sa bouche n’était probablement que mensonge, sauf un …
« Tu ne ressens vraiment rien … et je peux comprendre pourquoi tu cherches à annuler ta malédiction. Ça au moins je sais que c’est vrai maintenant. »
Aord s’assit sur le tabouret qui l’avait fait trébucher auparavant, visiblement très fatigué maintenant qu’il relâchait la tension. Aord ne savait pas si l’aider le changerait, il ne savait pas si ses sensations perdues le rendaient plus avide de sang, mais s’il y avait une chance qu’il l’aide à aller sur un autre chemin …
« On peut essayer de trouver quelque chose qui te rendrait certaines sensations et peut-être toutes, mais il n’est pas exclu que je change d’avis et que j’opte pour l’écrasement de ta cervelle. »
Le regard d’Aord se fit plus sombre et menaçant. Hors de question qu’il aide un meurtrier aussi maudit soit-il, s’il devait pour cela voir s’empiler les cadavres innocents dans sa morgue.
Aord s'empara brusquement du livre contenant ses souvenirs et les consulta silencieusement, sombrant lui aussi dans un état second pendant qu'il revivait le fameux souvenir de l'éternel. La réaction qu'il obtint de la part du thanatopracteur n'avait rien de surprenant, mais Khepra ressentit toutefois une réelle déception ainsi qu'un certain embarras. Frustré et agacé d'avoir été contraint de partager une affaire si personnelle et de s'en tirer avec de telles remarques, il maugréa :
"Quel intérêt de poser la question, si tu ne crois pas à la réponse ?"
Ce qu'impliquait son incrédulité était en revanche très sérieux, car en l'absence totale de foi en les mots de Khepra, Aord risquait bien d'essayer de venir à bout du zombie. Fronçant les sourcils, Khepra se préparait déjà mentalement à envahir le crâne de l'un des cadavres qui le maintenaient actuellement en place. La tournure des évènements fut plus que surprenante car malgré le peu de conviction qu'il semblait avoir, Aord se décida finalement à rendre le scarabée doré à son monstrueux propriétaire.
Très interloqué par ce geste de pacifisme, Khepra lança un regard interloqué à son interlocuteur et choisit de ranger l'artefact dans l'une de ses poches, plutôt que de l'insérer dans son enveloppe. Il aurait certes été sage de bénéficier d'une protection supplémentaire, mais Khepra ressentait qu'il était désormais préférable d'encourager la coopération par une attitude plus positive. Le zombie se pencha donc légèrement en avant et croisa ses doigts, concentré sur les propos de l'étrange personnage qui lui faisait face.
Aord expliqua tout d'abord que, grâce à l'ouvrage magique, il comprenait désormais le tourment de son vis-à-vis, sans pour autant accepter les atrocités dont il s'était rendu responsable. De toute évidence, une alliance à proprement parler était et restait toujours parfaitement inenvisageable. La surprise fut donc d'autant plus immense lorsque le thanatopracteur effectua une proposition des plus extraordinaires. Khepra qui avait toujours eu la plaisanterie facile ne parvint à trouver aucune remarque cinglante à réaliser, ni même une boutade à lancer.
Il resta là, immobile et choqué par cette annonce, à fixer Aord de ses iris luminescents. Venait-il réellement de lui révéler qu'il était capable de l'aider à retrouver le chemin de la vie ? Effaré, Khepra trouvait ses mots difficilement mais tentait de réagir aux propos du thanatopracteur :
"Me rendre mes sensations...? Tu... Tu en es capable ?"
Après tout, rien n'était impossible. Doté de capacités hors-norme et clairement formé aux arts occultes, Aord avait tout l'air de correspondre à ce que Khepra avait toujours recherché. Lui qui pensait devoir se rendre au delà même la frontière du royaume venait donc de trouver le premier grand indice de sa quête au beau milieu de la Capitale, son point de départ ? L'ironie de la situation l'aurait sans doute fait hurler de rire s'il n'avait pas été si stupéfait de découvrir qu'enfin, il venait de faire un pas en avant dans ses interminables recherches.
"Qu'est-ce que tu veux en échange ?"
Ayant passablement repris ses moyens, Khepra tâcha de se recentrer sur l'essentiel. Après tout, on ne proposait pas une telle offre sans y trouver de contrepartie, homme d'église ou non.
« On se calme, j’ai dit que j’allais essayer de t’aider. Je n’ai pas la moindre idée de si on peut réellement faire quelque chose pour ta condition. Je ne sais même pas encore comment ton pouvoir pourrait réagir avec de l’énergie nécromantique. Ne place pas trop d’espoirs en moi. »
Mais le ton qu’il employait lui révélait qu’il y croyait quand même. Aord soupira. Il venait de lui faire une promesse terriblement complexe. Il espérait pour lui que son grimoire lui révèle quelque chose d’utile, car il y avait de grandes chances qu’il ne trouve rien qui puisse l’aider.
« Ce que je veux en échange ? dit Aord en fronçant les sourcils. Mais rien du tout … Juste … Que tu sois moins … »
Il désigna l’ensemble du corps du mort-vivant.
« Moins un meurtrier, mais j’en demande surement trop. »
Il semblait se méfier de lui. Aord le sentait d’une manière qu’il n’arrivait pas à comprendre. Peut-être lui demander quelque chose en échange le rassurerait ? Il ne devait pas avoir l’habitude de la compassion. Il posa la main sur son livre.
« Je suis à la recherche d’artéfacts ancien de magie mortuaire. Aide-moi à les récupérer et je t’aiderai en retour. Ça te convient ? »
Aord lui tendit la main, observant la réaction du cadavre. Ce dernier tandis la sienne pour sceller leur accord.
« Parfait, mais je réitère ma menace. Suivant ton comportement je pourrais me raviser … »
Un son vint du couloir, plusieurs pas retentissaient entre les murs de la morgue. Aord balaya la pièce du regard et ses cadavres coururent s’allonger sur les tables d’opérations. Le frère courut à la porte pour empêcher ses collègues d’entrer et se tourna vers Khepra pour lui intimer de se cacher, mais il ne le trouva pas. Il n’y avait plus personne, si ce n’est la fenêtre de la pièce qui grinçait dans son ouverture, laissant entrer le froid de l’extérieur. Aord était convaincu qu’il le reverrait bientôt. Il espérait simplement qu’il n’allait pas perdre la vie après cette rencontre. Le religieux déverrouilla la porte et sourit à ses collègues qui le dévisageaient avec un regard plein de reproches.
« Désolé les gars la serrure déconne un peu ! »