C'est beau. Je n'ai plus l'habitude, de la beauté, ces derniers temps. Mais la lumière dans les sculptures de verre me sert un spectacle magnifique. Les couleurs, les ombres, le mouvement de la poussière alentour, tantôt grandi, tantôt diminué en fonction des courbes de l'objet. Ça me donnerait presque la chair de poule. Les objets dans la vitrine traduisent l'oeuvre d'un esprit créatif et sensible. Est-ce vraiment ce que je suis venue chercher ici ? Sous les traits de Shaloy, l'aventurière qui me sert régulièrement de couverture, j'entre dans la boutique, pour être inondée par des odeurs qui me donneraient presque faim, si je n'avais pas un but bien précis. Je cherche la chevelure dorée, et ne tarde pas à la trouver sous un sourire accueillant. Je la scrute, lui sourit en retour. Je cherche une ombre dans son regard. Il n'y en a pas. Un ange passe. Je ferai mieux de partir, je m'apprête à déguerpir, mais quelque chose me retient.
Quelques mois plus tôt...
« Je m'en fous, je rentre ! J'en ai marre d'attendre !
- Mais vous ne pouvez pas...
- Je vais me gêner ! »
D'un coup de pied dans la poignée, la porte s'ouvre en trombe, et je pénètre à l'intérieur du bureau vide de mon père. Le domestique me poursuit en essayant de m'arrêter, se lamentant de mon comportement, ramassant les objets et les feuilles qui tombent au sol. Il n'essaye même plus de me faire sortir, cette scène s'est produite trop souvent. Pourtant le vieux borgne a très à coeur que personne ne rentre dans cette pièce sans lui, il a trop peur pour ses secrets. Mais faut-il croire qu'il me fait confiance. Quel débile. Il voit vraiment en moi son héritière, ce con.
Je m'installe sur un fauteuil, mes jambes posées sur l'accoudoir, en regardant avec un air de défi le domestique qui continue à épousseter une babiole que j'ai fait tomber dans mon élan. C'est ridicule, j'ai l'impression de me comporter comme une gamine de quinze ans. Le Vieux me sermonnerait pour ce comportement puéril, s'il était là. Depuis que je suis au service de mon père, j'ai l'impression d'avoir fait un bond en arrière, et que toutes mes bonnes habitudes acquises depuis l'arrivée de Vrenn et mon accession surprise au poste de Maître-Espion sont envolées. Enfin, il faut ce qu'il faut, pour supporter cette mission suicide, après tout.
Je ramasse une feuille qui a dû dégringoler tout à l'heure. Il y a tout un tas de noms griffonnés dessus. Le domestique au regard d'aigle me scanne dès que je pose mes mains dessus. Il tolère ma présence, mais ne supportera pas que j'essaye de glaner des informations dans les documents secrets de son maître. Je hausse les épaules, et repose la feuille sur le bureau, comme si de rien n'était. Mais je n'ai pas rêvé. Il y avait mon nom, sur cette liste. A côté de celui d'un certain Nikolaos Lehnsherr.
Comment lui expliquer, à cette jolie demoiselle, que je connais son secret, que je sais que mon frère est quelque part à l'intérieur d'elle, mon frère que je n'ai jamais rencontré, mon frère recherché par mon père, qu'ils sont en danger tous les deux, le tout sans lui révéler qui je suis, comment je sais tout ça, qui est la Cabale et qui est notre père ? Je soupire. Une tasse de thé, ce serait pas mal, pour commencer. Et puis, ces sculptures sont magnifiques, après tout. Je ne fais vraiment pas semblant de m'y intéresser, même si ce n'est pas la raison de ma venue...
La toile de la tissenuit
Ivara
L’Atelier était calme aujourd’hui. Peut-être était-ce dû aux beaux jours, qui pointaient le bout de leur nez et qui entrainaient les passants vers des divertissements plus rafraîchissants. Son heure viendrait. Elle attendait les coups de trois heures de l’après-midi pour que les esprits réchauffés viennent se désaltérer entre ces quatre murs. Pour compenser sa baisse de revenus et rendre son activité plus lucrative, la sculptrice avait été obligée d’élaborer ce salon de thé dans sa boutique. Pas facile de prospérer lorsqu’on est présent qu’un jour sur deux.
Elle avait difficilement accepté de mettre ses rêves de grandeur au placard, puis s’y était résignée, non sans rancœur envers le fautif. Elle attendait patiemment son moment, celui où elle serait libérée de l’envahisseur et libre de retrouver une vie calme, paisible et loin de toutes ces histoires de meurtre, de vol, d’objets anciens et de reliques.
Tirée de ses pensées par le tintement de cloche de la porte d’entrée de la boutique, elle leva la tête et laissa quelques minutes à la nouvelle arrivante pour se familiariser avec l’endroit. Elle avait tout mis en œuvre pour émerveiller ceux qui passaient le pas de la porte et en était très fière. Elle aurait adoré pouvoir mettre son paternel au courant, le faire venir de son petit village à quelques jours à pied de la Capitale… Chose inconcevable à ses yeux. Elle ne voulait pas que ses parents puissent le rencontrer.
La dégaine de la brune laissait penser qu’elle avait l’habitude de sillonner les routes. Qu’importe, tout le monde était accepté dans ce lieu. Le sourire qu’elle lui adressa en retour illumina pendant quelques secondes son faciès, laissant à Ivara le loisir de contempler ses traits saillants et l’ombre teintée de nuances marrons de ses iris. Elle était plus petite mais coriace, un quelque chose dans son regard qui indiquait qu’il valait mieux ne pas lui chercher des noises. Le contraste était total avec la figure blanche, presque pâle et maladive, de la sculptrice. Elle le dissimulait pourtant habilement, sous quelques couches de poudre teintée et de rose qu’elle déposait sur ses joues. Son haut blanc et sa jupe aux motifs floraux dissimulaient ses bras et ses jambes, couverts de nombreuses ecchymoses. Ses longs cheveux blonds étaient détachés, descendant jusque dans le creux de ses reins. Elle savait qu’il utilisait souvent un peigne magique pour les raccourcir et elle avait l’impression d’en garder des séquelles, comme si sa chevelure d’or manquait de vitalité. Ou bien n’était-ce qu’une impression, dû à son état mental catastrophique.
Elle n’avait pourtant pas l’air de souffrir, sous son masque de gentillesse et son large sourire.
« Bonjour Madame. Je suis Ivara Streÿk, gérante et sculptrice de l’Atelier. Vous pouvez vous balader entre les sculptures comme bon vous semble. Je peux aussi vous proposer quelques rafraîchissements, si vous le désirez. »
Elle n’avait pas la moindre idée de ce que cette inconnue avait en tête. Elle agissait naturellement, désignant un plateau sur lequel étaient posés plusieurs gâteaux, moelleux et qui venaient juste d’être faits.
« N’hésitez pas, vous pouvez aussi en prendre quelques-uns. Chocolat, citron et framboise ! »
Les mains jointes devant elle, elle inclina ensuite sa tête poliment vers la demoiselle en attendant qu’elle précise la raison de sa venue, et ce même si c’était une simple curiosité qui l’avait poussée à rentrer.
Elle a vite compris comment me mettre à l'aise. Douce et agréable, elle a même touché l'un de mes points faibles sans le faire exprès. Oh oui, la ténébreuse, mystérieuse et torturée Zahria Ahlysh ne peut pas résister aux framboises. Je ne le cache pas véritablement, mais c'est sûr que ce n'est pas un argument que je mets souvent sur la table. Il serait trop facile d'obtenir mes faveurs, sinon. Ma main fonds sur l'un des gâteaux à la couleur délicatement rosée, et un soupir de contentement m'échappe dès la première bouchée.
« Ch'est cro bon ! »
Quelques miettes m'échappent alors que je m'exclame, et j'époussette maladroitement la statue sur laquelle je viens de postillonner, avant de m'abstenir quand je me rends compte de la fragilité de l'objet.
« Oh Lucy, je suis désolée, je ne touche plus à rien... Je vous l'achète, pour la peine. »
Je n'ai même pas pris le temps de regarder exactement ce que c'était, mais quand je jette un coup d'oeil plus intéressée à ma future nouvelle acquisition souillée par les miettes de gâteau à la framboise, je découvre un animal difforme, les mains croisées sur ce qui doit lui servir de ventre. Il a un regard plutôt vide, et une taille énorme - mais où donc vais-je bien pouvoir le mettre ?! Il est attendrissant, malgré tout, je trouve une certaine grâce dans ce Balthazar doux et patient. Même si je ne lui avais pas craché dessus, j'aurais peut-être eu envie de l'acheter malgré tout. Il se démarque des autres sculptures de la boutique, représentant des animaux ou des formes plus fines, délicatement travaillées. Mais la beauté de cette oeuvre est subtile. Il me fait sourire. J'oublie un instant où je suis, qui je suis, et je plonge au fond de mon sac sans fond pour récupérer dans ma trousse du parfait maladroit une fleur de Phiatri séchée, que je dépose au creux des mains nouées du Balthazar.
« Tiens, voilà qui est mieux mon vieux... »
Je me tourne vers la jolie blonde, lui sourit doucement.
« Il est touchant. Qu'est-ce qui vous a poussé à le sculpter ? »
Terrible entrée en la matière, Zahria. Mais bon, j'allais pas lui annoncer de but en blanc que j'étais la demie-soeur de son colocataire de corps, et qu'elle était en danger. Autant apprendre à la connaître un peu, avant de la brusquer, après tout. J'aimerais qu'elle me laisse au moins une occasion de le rencontrer, qui plus est. Je suis curieuse. Et puis ça m'a pris tellement longtemps de comprendre ce que mon père tramait, puis de remonter sa piste, à Nikolaos, de comprendre ce qui lui était arrivé, et de débarquer devant la pauvre Ivara, je ne vais pas tout gâcher pour une maladresse causée par mon stress et ma fatigue. Je vaux mieux que ça.
Alors je penche la tête vers le côté, et je l'écoute. J'ai terriblement envie d'être sincère avec elle. De faire tomber les barrières. De lui montrer qui je suis réellement, sous le masque de Shaloy que j'arbore actuellement. Pas à pas. Chaque chose en son temps. Je ne dois pas me montrer trop impatiente. Si ce n'est pas aujourd'hui, ce sera un autre jour. Qu'est-ce qu'elle risque, après tout, à part d'être retrouvée par notre taré de père ? ... Ouais. On va pas perdre trop de temps non plus, hein.
La toile de la tissenuit
Ivara
Au fur et à mesure de l’avancée de la discussion, Ivara devait retenir le sourire qui menaçait de monter jusqu’en haut de ses oreilles. La jeune femme qui lui faisait face était pleine de vie et d’entrain. La femme sculpteuse n’avait d’ailleurs pas le temps de dire quoique ce soit que sa représentation d’un Balthazar, une des créatures qu’elle trouvait les plus fascinantes en Aryon, se trouvait affublé d’une fleur. Joli petit clin d'œil sur ce qu’on disait sur ces bestioles. Elle avait en face d’elle une femme de goût ou qui était assez cultivée pour connaître les us et coutumes de certains animaux.
- Oh. Je ne cache donc pas bien mon jeu, vous avez aisément deviné que c’était moi qui avait tout fait ça. Je…
C’était une question qui la prenait un peu de court. Elle qui avait l’habitude de faire parler les autres se trouvait obligée de devoir parler de ce qui l’animait elle. La sculptrice laissa ses doigts pianoter la surface en verre de sa sculpture, son regard plongé dans celui de l’objet inanimé. Pourquoi l’avait-elle réalisé ?
- C’était un défi, commença-t-elle à expliquer. L’envie de me surpasser, de jouer avec les plis qui forment leur peau et qui sont éclairés différemment suivant le moment de la journée. Le soleil change de place au fur et à mesure de la journée, ce qui modifie la façon dont l’ombre et la lumière vont jouer l’une avec l’autre. Il y a aussi leur regard. Dans toutes les représentations que j’ai vu, ils semblent… Ils semblent bizarrement très intelligents. Je voulais essayer de reproduire ce sentiment.
Ses narines s’agitèrent et, finalement, elle ne put contenir son sourire. Elle était tellement plus heureuse lorsqu’elle parlait de sa passion, de son activité, de ce qui la maintenait en vie. Elle aimait jouer à faire semblant. Faire semblant que le mercenaire n’existait pas, qu’il n’était pas dans sa tête et, en cet instant, elle pensait réellement qu’elle ne se trompait pas en se disant qu’elle mènerait probablement une conversation passionnée et passionnante avec cette inconnue qui semblait adorer les framboises. Dans ses mimiques, dans son innocence, elle lui rappelait aussi la jeune enfant, Chloé, qui s’empiffrait toujours de plusieurs de ses créations sucrées lorsqu’elle venait ici.
- Et l’envie de créer. Je n’arrive pas à passer une seule journée sans avoir besoin de faire quelque chose de mes dix doigts. Lucy m’a dotée d’un incroyable don pour me permettre de tenir cet atelier.
Elle savait que c’était le moment où ses interlocuteurs étaient, en règle générale, suspendus à ses lèvres. Ils attendaient de savoir ce qu’elle entendait par là. De quel don parlait-elle ? Pour ceux qui ne la connaissaient pas, par des rumeurs ou de sa petite réputation, c’était toujours une petite pointe de surprise. Certes, les dons étaient omniprésents dans ce monde, mais c’était toujours un petit quelque chose d’en voir un en action.
Elle plongea une main dans la besace accrochée à sa taille pour en extirper une poignée de sable qu’elle transforma, presqu'instantanément, en verre sous les yeux de la jeune femme.
- Et, vous, dites-moi, qu’est ce qui vous a poussé à franchir le pas de cette porte ? Êtes-vous là par curiosité ? Voulez-vous en savoir plus ?
Oh, Ivara, si tu savais ce qui allait te tomber sur le bout du nez…
Elle est douce, elle est belle, elle est gentille. Je l'admire et je l'apprécie déjà. Je la plains, aussi, pour tout ce qui lui arrive, et tout ce qui est sur le point de lui arriver. Ça a été très compliqué pour moi de suivre la trace de mon frère. Il est extrêmement bien caché. Précautionneux. Et moi, je suis surveillée. J'ai fait jouer plusieurs réseaux d'informations, j'ai enquêté pendant plusieurs mois avant d'en arriver ici. J'ai dû démêler le faux du vrai, les rumeurs qu'il a fait courir pour se protéger des vraies informations, qui m'ont coûté une petite fortune. Mais quand on dispose des réseaux de la Cabale et des espions, d'un peu de cristaux de côté, et de temps, tout peut arriver. Ce qui m'inquiète maintenant, c'est que si j'y suis parvenue, notre père va le faire aussi. Et avec tout ce temps que j'ai passé à essayer de le trouver, avec les contraintes que j'avais, peut-être qu'il sait déjà où il est. Et que cette jeune et adorable femme est en danger.
Pourtant, je suis subjuguée par ses mots, par sa grâce, par sa passion. Je n'arrive pas à aligner deux syllabes qui me mèneraient là où je dois aller. Putain, Zahria, t'étais Maître-espion jusqu'à il n'y a pas si longtemps, tu ne veux pas te réveiller, un peu ? Je brise le charme que je me suis imposée à moi-même en rentrant dans cette boutique, autant par admiration de la beauté et anxiété par rapport à leur sort à tous les deux. Mon visage se ferme, et je me saisis des mains d'Ivara quand elle me demande ce qui m'a mené ici.
« Je voudrais passer des heures à vous entendre parler de votre ouvrage. Mais malheureusement, le temps court, et vous êtes en danger, tous les deux. »
J'ai fait éclater la bulle de savon, je m'en veux déjà.
« Ivara, il faut que nous parlions dans un endroit calme et à l'abri des oreilles. Je m'en veux de vous mêler à ça, mais je ne peux vous laisser ignorante de ce qui risque de se passer. Pouvez-vous fermer boutique maintenant ? Sinon j'attendrai, mais ce ne doit pas être trop long. Et puis... je tiens à vous mettre au courant avant lui. Vous êtes tous les deux concernés, mais vous... vous n'y êtes pour rien, Ivara, et c'est encore plus tragique. »
Autour de moi, le monde de grâce et de beauté s'effondre, et la noirceur revient. La chevelure blonde et lumineuse reste comme un phare au milieu de l'obscurité, mais tout est flou, et je me rends compte que mes yeux sont embués. Je les aime déjà, tous les deux. Ils font déjà partie de ma famille, même s'ils ne me connaissent pas. Et comme pour tous mes autres frères et soeurs de coeur, il est hors de question que je les laisse affronter un tel danger. Je les protégerai. C'est là tout le but de ma quête... de ma vie. Protéger ma famille. J'ai un vrai frère, maintenant, un frère de sang. Ça me touche plus que ça ne devrait. Peut-être est-ce dû au fait que Calixte a oublié ses sentiments pour moi. Que Xylia, Jin et Luz continuent à lutter pour croire en moi. Que Vrenn n'a pas abandonné ma traque. Qu'ils me manquent, tous, énormément. Mais je dois m'accrocher à cette lumière. A cet espoir que ce que je fais, même si mes méthodes ne sont pas les bonnes, je le fais de bonnes raisons.
La saison chaude est à nos portes. Ça fera six lunes que j'ai déserté. Je ne peux plus faire marche arrière maintenant, mon temps est compté. Tout ce qui me reste, c'est d'assurer à ma tribu un futur brillant. Et Ivara et Nikolaos, qu'ils le veuillent ou non, en font désormais partie. Je ne les lâcherai pas.
Le Balthazar délaissé, la boutique fermée à double tour et la mine déconfite, elle s’était décidée à n’en prendre aucune. Elle voulait agir comme elle le voulait. Que le fenrir emporte ce qu’il pouvait bien penser. Aujourd’hui, c’était elle qui menait leur barque où bon lui semblerait. Elles n’étaient plus que deux. Elle lui fit signe de la suivre jusqu’à son comptoir et elle prit place sur la première chaise haute, finement sculptée grâce à son don. Elle ne pouvait pas rester debout. Ses jambes tremblaient et elle retenait de force sa mâchoire de claquer depuis quelques minutes. L’effort fut considérable pour lui permettre de parler sans se mordre la langue ; sa voix restait fébrile.
« Je suis… Qui êtes-vous ? »
Brièvement, elle enfouit sa tête dans ses mains pour s’éviter de craquer et se donner du courage. Elle n’allait pas réussir à mener cette conversation. C’était dur, si dur, de se dire qu’elle était peut-être en train de foncer tête baissée dans un piège et qu’elle pouvait le payer de sa vie. C’était encore plus dur d’imaginer qu’elle était en danger, menacée, et pas à cause de cette inconnue.
« Qui êtes-vous et que se passe-t-il ? »
Sa voix avait résonné plus fort dans la pièce de verre, mais son ton était encore trop aigu et trahissait l’état émotionnel dans lequel elle se trouvait. Elle ne la quittait pas du regard. Elle se surprenait même à observer plus attentivement la tenue de cette baroudeuse. Cape, vêtements un peu usés, salis, par ce qu’elle imaginait être le voyage. Elle essaya de dénicher une lame, un objet de pouvoir, n’importe quoi qu’elle serait capable d’utiliser contre elle.
Son cœur tambourinait dans le creux de sa poitrine. Elle avait son estomac au bord des lèvres. Elle ne tenait plus en place. Elle se releva, incertaine. Ses jambes fléchirent. Elle se rattrapa au bras de l’inconnue. Elle paniquait.
« De qui parlez-vous ? Que me voulez-vous ? Je ne suis qu’une simple sculptrice de verre ! Je ne sais pas de quoi vous… De quoi vous… »
Le mot n’eut pas le temps de franchir la barrière de ses lèvres. Ses yeux se fermèrent et… Elle poussa un cri et se redressa dans un sursaut.
« Ré… Répondez-moi ! » S’exclama-t-elle en reculant de quelques pas.
Elle voulait mettre une distance de sécurité entre elle et cette femme. Elle voulait aussi comprendre, qu’on réponde à ses interrogations.
L'ambiance a drastiquement changé, en l'espace d'une seconde, et la jeune femme douce et accueillante a laissé la place à un animal fragile et paniqué. Quel fardeau pour elle. Je ne peux que la plaindre, sa situation est tout sauf agréable. Elle me pose des questions, mais je ne peux pas lui répondre trop vite, même si le temps presse, je dois choisir mes mots et lui laisser une chance de comprendre ce qui se passe. Je m'assure que la porte est bien fermée, qu'aucune ombre ne se cache derrière les rideaux, que nous ne sommes plus que nous deux, et je reviens m'installer en face d'elle.
« Je vous parle de Nikolaos, le jeune homme qui cohabite avec vous. Et d'un danger dont lui-même n'est pas conscient. »
Ce n'est pas vraiment avec ça qu'elle va me faire confiance, je crois. Mais je dois aller jusqu'au bout.
« Ivara, comprenez bien que je ne suis là que pour vous avertir, et vous protéger du mieux que je le peux. Je ne vous veux aucun mal, ni à vous ni à lui. Je tenais à ce que vous soyiez au courant avant lui, car vous subissez cette situation et vous êtes obligée de tout changer dans votre vie à cause de lui, même s'il n'a pas choisi non plus. Ça a été un calvaire pour moi de le retrouver, et pourtant j'ai des ressources et une volonté extraordinaire. Il cache extrêmement bien sa piste, et c'est une bonne chose. Mais si j'ai réussi, la personne grâce à laquelle j'ai appris l'existence de Nikolaos, et qui le cherche aussi, finira par le retrouver... »
Je soupire longuement. Je prends les mains de la jeune femme, et plante mon regard dans le sien. Et puis je lui déballe tout. Qui je suis. Mon histoire au complet, mon métier, ma formation, la Cabale, ma mission dûment choisie de me sacrifier pour la détruire, la découverte du nom de mon père, la liste de ses potentiels héritiers et le nom de Nikolaos en tête, les longs mois à traquer sa piste, mon arrivée jusqu'à elle, malgré les doutes que j'avais à bouleverser son quotidien. Je lui raconte la tendresse que j'ai déjà, pour elle, pour lui, ma loyauté à toute épreuve malgré mes choix discutables, ma volonté de les préserver d'un homme bien trop dangereux pour eux comme pour moi.
C'est la première fois de toute ma vie que je parle aussi librement. Que je raconte tout, que je dis que je suis le maître-espion sans sourciller. Ou que j'étais le maître-espion, en tout cas. Le fait de croire ma vie à son crépuscule, certainement, car je suis certaine que je ne sortirais pas vivante de cette mission, aide à braver cet interdit. Et puis je désire ardemment sa confiance, et je sais que je ne l'obtiendrais pas autrement qu'en étant sincère avec elle. Elle m'écoute en silence, pendant longtemps, ne m'interrompant que pour que je clarifie certains sujets sur lesquels je passe parfois un peu vite. Je ne suis pas certaine de la rassurer, mais en tout cas, maintenant, elle sait.
« Ivara... je ne sais combien de temps je pourrais vous protéger d'Hershell. Il faut redoubler de vigilance, et même si je vais tout faire pour brouiller les pistes que j'ai moi-même suivi, il trouvera peut-être un autre moyen. Mon but est de le faire arrêter avant qu'il ne puisse faire plus de mal, mais je ne sais pas quand cela sera possible. Je cours après le temps, malheureusement. »
Je suis épuisée, après tout ça. Je m'affaisse, laisse tomber ma tête entre mes mains, mon corps tremble. Quelques larmes m'échappent, autant de fatigue que de frustration. Est-ce qu'elle me croit, au moins ? Je sors mon globe de vérité, je le lui montre.
« Vous... tu sais ce que c'est ? Pose moi la moindre question, j'y répondrai. Je veux te prouver que je n'ai pas inventé tout ça. J'ai besoin que tu me fasses confiance, Ivara. Pour ton propre bien. »
Et dire que je vais devoir refaire tout ce cirque avec Nikolaos, quand il sera là... Rien que l'idée me donne envie de me pendre. Je ne suis pas au bout de mes peines, avec ces deux-là, j'en suis sûre. Mais que ne ferais-je pas, pour ma famille ?