Aujourd’hui serait un jour bien particulier…

La matinée commençait à peine quand l’un des collègues d’Ayah vint la trouver. Apparemment, son affectation du jour consistait à l’assister sur une enquête de la garde régulière au sujet d’un récent incendie d’une ferme, qui aurait une cause criminelle.

L’homme, plutôt robuste, ne lui donna très peu d’informations quand il la rejoignit à proximité de la caserne principale. Il évoqua cependant que l’un des témoins clé de cette affaire serait une petite fille, et qu’il était essentiel de la faire parler pour avancer dans la résolution de l’enquête.

« Bon, je te fais le topo. Le type qui en a la responsabilité est une espèce de petit marquis arrogant, il me sort par les trous de nez si tu veux que je te dise. » Maugréa Jonas d’un ton bourru tandis qu’ils se mettaient en route, il n’était pas de très bonne humeur ce jour-là.

Ayah, qui marchait à ses côtés, l’étudia prudemment, ce n’était pas un homme habituellement violent, mais il pouvait avoir ses petites sautes d’humeurs plutôt spectaculaires :

« Et donc… Tu devais te rendre au manoir hier pour l’interroger… Elle n’a rien voulu te dire ? » Demanda-t-elle, perplexe face à cette situation quelque peu compliquée.

Son interlocuteur souffla bruyamment par le nez, il semblait passablement agacé par son échec de la veille.

« Elle est muette comme une foutue tombe, Ayah. C’est pour ça que j’ai demandé que tu m’accompagnes aujourd’hui. Tu auras peut-être plus de tact que moi avec les gosses. Faut qu’on ait l’fin mot de cette histoire. »

La guérisseuse haussa les épaules et se contenta de suivre le garde dans les quartiers les plus riches de la capitale. Il lui avait bien dit qu’ils se rendaient chez un noble, mais cela lui paraissait un peu étrange. Son partenaire sembla percevoir son trouble et reprit la parole :

« Ashley O’Callaigh. C’est l’héritier d’une riche famille, il est assis sur un sacré pactole il paraît. »

Ayah lui lança un regard interrogateur, l’invitant clairement à lui en dire plus, leurs yeux se croisèrent et il entreprit donc de tenter de satisfaire la curiosité de la jeune femme :

« Il a adopté la gamine. » Lâcha-t-il, l’idée semblait lui déplaire. « Mais j’ai comme l’impression qu’il ne souhaite pas particulièrement s’en occuper. Franchement, c’est à se demander si ce n’est pas une sorte de familier à ses yeux. Pfeuh. Ça m’énerve. »

« Au moins elle a un toit, un lit et de quoi manger… Je suppose qu’elle ne doit manquer de rien dans cette famille. »

« Tu dis ça maintenant… Mais t’as pas encore vu le bougre. Je lui ai collé un pain dans la figure hier tellement il m’insupporte, je n‘ai pas pu m’en empêcher. »

Elle le considéra avec effarement, la mine interdite. Jonas venait-il vraiment de lui annoncer tranquillement qu’il avait levé la main sur un noble comme s’il évoquait une bagarre dans une taverne ?

« Tu as quoi ? Jonas... Tu n'as pas réellement... »

« Ouais... T’as parfaitement entendu. J’ai merdé, c’était stupide… Il n’a pas relevé, mais je préfère encore me tenir à carreau. Je compte sur toi. »

La jeune femme était encore stupéfaite de cette annonce, et fut plus surprise encore d’apprendre que le noble n’avait pas porté plainte. Elle se demanda pourquoi d’ailleurs… Elle se demanda dans quel genre d’histoire improbable elle s’était encore fourrée.

Ils arrivèrent finalement devant la demeure des O’Callaigh et passèrent le premier portique, s’avançant maintenant vers la porte d’entrée d’un grand bâtiment.

Ayah fit mine de lever la main pour frapper à la porte mais son partenaire leva la sienne pour lui faire signe que ce n’était pas la peine. Avant même qu’elle ne puisse lui demander s’il y avait un problème, la porte s’ouvrit d’elle-même sur un homme d’un certain âge :

« Mon maître s’attendait à vous recevoir. » Dit-il d’un ton très calme. « Suivez-moi, je vous prie. »

Les deux gardes échangèrent un regard et s’exécutèrent, suivant docilement le majordome dans les diverses allées du manoir, jusqu’à une grande porte richement décorée.
Là, le serviteur s’arrêta et les gratifia d’une petite courbette avant d’ouvrir machinalement la grande porte, annonçant les visiteurs d’un air complètement serein, il était manifestement rompu à ce métier.

Ayah perçut un peu de mouvement à l’intérieur de la pièce à l’instant même où la porte commençait à s’entrebâiller lentement. Ils furent bientôt introduits dans un grand bureau, très chic. Elle remarqua diverses œuvres d’art, mises en évidence çà et là, avant que son regard ne tombe sur le maître des lieux.

Apparemment plutôt jeune, il se tenait debout, tenant tendrement dans ses bras une enfant d’une huitaine d’années qui semblait plutôt mal à l’aise face aux nouveaux arrivants. Sans lâcher la petite, qui semblait s’agripper à lui, il s’assit et invita ses visiteurs à faire de même.

Jonas ne se fit pas prier davantage. Il se laissa lourdement tomber sur une chaise, bras croisés, dévisageant leur hôte tandis qu’Ayah s’asseyait plus timidement et respectueusement à ses côtés. Elle remarqua l’attitude de son partenaire et lui balança discrètement son coude dans les côtes pour lui signifier que ce n’était pas ainsi qu’il allait redorer son image… Mais il se renfrogna et entreprit de l’ignorer soigneusement.

* Quelle tête de mule… * Pensa-t-elle.

Elle soupira, reportant son attention sur le fameux Ashley O’Callaigh.

Vu comme ça, il n’avait rien du « petit marquis arrogant » que décrivait Jonas. Et elle ne voyait pas particulièrement en quoi il faisait preuve de négligence envers la petite. Il avait l’air même plutôt aimant, et la gamine montrait des signes d’affection qui ne trompaient pas. Comment l’autre garde en était-il venu à cette conclusion ?

Il y avait deux possibilités. Soit Jonas était vraiment aveugle, soit ce noble cachait bien son jeu, mais cela n’expliquerait pas pourquoi l’enfant paraisse aussi attachée à lui.
Le jeune homme, au demeurant plutôt sculptural, irradiait cependant une sorte d’aura captivante. C’était le genre de personne qui attirait clairement les regards et ne devait pas passer inaperçu dans une assemblée.

En outre, ce regard bleu comme un ciel d’été qui perçait derrière des mèches de soleil crépusculaire avait quelque chose d’un peu dérangeant. C’était le genre de regard qui vous donnait l’impression d’avoir votre âme à nu face à un juge inquisiteur.

Il portait encore sur la joue un stigmate bien visible, que la jeune femme identifia comme la douce marque d’affection laissée par Jonas sur le délicat faciès du noble. Il n’y était pas allé de main morte au vu du gonflement de la joue du jeune homme…

Une nouvelle fois, elle s’étonna vraiment qu’il n’y ait eu aucune suite à cela et remercia Lucy… Le garde avait une sacrée veine, ou alors ça cachait quelque chose… Elle préféra penser qu’il s’agissait de la première option.

La majordome laissa les deux gardes avec leur illustre hôte et la fillette qui l’accompagnait le temps de préparer quelques amuse-bouche pour l’assemblée. Jonas semblait plutôt tendu en observant Ashley et la gamine qui enfouissait son visage dans le cou de ce dernier. Ayah jugea bon de briser la glace et entreprit donc de se présenter :

« Je m’appelle Ayah Stormsong. » Dit-elle calmement en inclinant respectueusement la tête en avant. « Nous vous remercions de bien vouloir nous recevoir dans de si bonnes grâces… »

Elle jeta un coup d’œil en biais à son collègue :

« Surtout après votre dernière rencontre avec la garde régulière… » Finit-elle, perplexe, tentant de présenter des excuses à la place de Jonas qui serait manifestement trop fier pour reconnaître son erreur.

Elle entendit son compagnon lâcher un petit « pfeuh » de protestation, mais il fut assez sage pour ne pas saboter ses efforts pour arrondir les angles.

Son attention se reporta vers la petite fille, qui ne semblait pas particulièrement ravie de la présence de deux inconnus chez elle :

« Est-ce que… C’est la petite fille qui a survécu à l’incendie ? A-t-elle été blessée ? » Demanda-t-elle avec douceur, se désintéressant totalement de l'attitude de son partenaire.

Il y avait quelque chose dans l’attitude du noble qui s’apparentait d’abord à une espèce de méfiance froide, en tout cas ses yeux azur exprimaient une froideur inquisitrice quand Ayah croisa son regard tandis qu’elle se présentait succinctement. C’était un peu comme s’il s’était muré dans une carapace de dédain froid.

La jeune femme ne releva pas et essaya de rester impassible. Après tout, sa défiance était plutôt compréhensible, il avait subi un acte de violence parfaitement injustifiée de la part d’un garde dans l’exercice de ses fonctions. Il fallait plutôt s’estimer heureux qu’il ne porte pas plainte.
En tout cas son attitude ne collait pas particulièrement avec les mots aimables qui sortaient de sa bouche. Ayah avait un peu de mal avec les masques et l’hypocrisie, mais s’adapterait fort bien au personnage s’il le fallait.

Malgré la réticence manifeste de la petite fille à le lâcher, Ashley la reposa à terre. Il dardait sur Jonas un regard fier, peut-être même un peu provocateur, remettant une nouvelle fois sur le tapis l’écart du soldat, comme une menace silencieuse.

Ayah sentit son collègue se tendre quelque peu, mais il se contenta de finalement de fulminer intérieurement. La jeune femme devina fort aisément qu’il avait en réalité une folle envie de rendre la face du noble plus symétrique en affublant son autre joue d’un traitement spécial.

Mais la jeune femme n’était pas venue pour assister à ce genre de jeu de pouvoir et son attention se porta bien vite sur la fillette. L’observant en faisant attention à ne pas être trop insistante et ne pas la mettre encore plus mal à l’aise.

C’était une petite fille blonde avec de grand yeux bleus et un visage plutôt angélique. Indépendamment de son traumatisme, la soldate sentit chez elle une sorte de douce discrétion que couvait un regard plutôt intelligent.

La seule interaction que la petite eut à leur encontre fut une timide révérence sous l’impulsion d’une légère invitation du O’Callaigh, mais elle se réfugia aussitôt après dans les bras protecteurs du noble.

* Il a rapidement su gagner sa confiance en tout cas. Il ne doit pas avoir si mauvais fond. * Songea Ayah en notant dans un coin de son esprit cette attitude de l’enfant envers celui qui lui tenait lieu de parent.

 Néanmoins, elle se demandait toujours ce qui avait pu le pousser à adopter une enfant aussi traumatisée que Mielle, car c’était son prénom.

Ashley semblait jeune et en bonne santé, elle douta donc que ce fut pour des questions d’héritage compromis… Elle douta aussi que ce soit par un fou désir de parenté, ça ne collait pas vraiment à ce qu’elle percevait du personnage, par ailleurs mystérieux…
Mais alors pourquoi ?

Quand le noble évoqua l’incident survenu à l’orphelinat de la capitale : un incendie qui avait détruit une partie du bâtiment sans faire de victime, la jeune femme se fit la réflexion que décidément Mielle n’avait pas eut de chance dans la vie. Toutefois, l’aristocrate jugea utile de préciser que l’enfant n’était pas sur les lieux à ce moment-là.
Plutôt tant mieux on dira…

Ayah supposa qu’il parlait de la destruction de l’orphelinat, il lui paraissait plutôt évident que Mielle devait être auprès de ses parents au moment où l’incendie avait dévasté son foyer et l’avait murée dans un triste mutisme.
Et puis… Qu’avait-elle vu exactement ? Quel genre de traumatisme portait-elle au plus profond d’elle-même ?

Le serviteur de la famille revint assez rapidement avec un plateau couvert de diverses douceurs, qu’il laissa à la disposition des participants de la rencontre. La guérisseuse hocha légèrement la tête pour le remercier de sa sollicitude, bien qu’il ne fasse que son devoir.

La petite fut congédiée pour retrouver une tutrice chargée de son éducation, les choses allaient peut-être commencer à devenir un petit peu plus sérieuses. Peut-être même un petit peu plus « électriques » entre le noble et le garde qui semblait plutôt réceptif à la provocation, aussi subtile fût-elle.

L’atmosphère changea quelque peu dans la pièce tandis qu’Ayah prenait poliment la tasse de thé qui lui était destinée pour honorer l’hospitalité de leur hôte. N’y tenant plus, Jonas lança acerbement les festivités, et la réaction du noble fut plutôt hostile, bien qu’il ne dérogeât jamais à son calme olympien.

« Nous avons effectivement connaissance de divers détails du dossier. » Intervint-elle, tentant d’apaiser la tension de son collègue et l’animosité qu’il nourrissait pour Ashley. « Je suis sûre qu’ensemble on trouvera une solution pour satisfaire tout un chacun. Nous parviendrons à faire parler Mielle sans aggraver son état. L’enquête est importante, mais elle ne doit pas se faire au prix du bien-être de cette enfant. »

L’affaire était entendue entre eux, et le jeune noble leur conta de nouveaux détails, s’attardant davantage sur Mielle, son comportement et les circonstances de l’accident.

En parlant de circonstances de l’accident… On ne savait même pas si les parents de la petite avaient succombé aux flammes. De ce qu’il semblait dire, l’autopsie n’avait même pas permis de le définir formellement, les corps étaient en trop mauvais état. Ashley leur laissa même entendre qu’il avait la conviction que les parents de Mielle connaissaient déjà le sort qui les attendait et auraient mis leur fille à l’abris avant le déferlement de violence.

Ayah ne savait pas vraiment quoi en penser, mais elle espérait de tout cœur que l’affaire ne soit pas aussi sordide qu’elle semblait l’être.

« Elle a environs huit ans, pas vrai ? Mielle semble plutôt attachée à vous… Et pourtant vous n’êtes pas entré dans sa vie depuis bien longtemps. Et elle paraît plutôt réceptive à votre autorité. En tout cas elle n’a pas fait d’histoire pour retrouver sa tutrice. Parvient-elle à s’intéresser à quelque chose ? Dans quelles circonstances l’avez-vous rencontrée au juste ? »

La soignante sirota distraitement le thé, encore brûlant, qui leur avait été servi :

« En tout cas je suis heureuse de voir que vous parvenez malgré tout à l’éduquer… Peut-être ne dit-elle rien, mais il semble évident qu’elle absorbe comme une éponge ce qu’il se passe autour d’elle, ça me semble plutôt encourageant. »

Pensive, elle marqua une courte pause, prenant le temps d’échanger un regard avec Jonas pour s’assurer qu’il n’avait rien à ajouter dans l’immédiat. Puis, constatant qu’il semblerait que non, elle reporta son attention sur le jeune noble.

« Vous avez laissé entendre que Mielle pourrait être plus à l’aise pour parler quand elle fait une activité qui la passionne. Pourriez-vous nous en dire plus ? Du dessin peut-être ? Ou créer de petits objets ? J’aimerais pouvoir passer un peu de temps avec elle dans ce sens, peut-être que ça lui permettra de se confier plus facilement. Ça pourrait bien être une piste de travail. »

Elle entendit son acolyte soupirer et elle lui jeta un regard interrogateur, perplexe.

« T’es bien gentille, mais t’es pas là pour jouer les babysitters, Ayah. » Intervint-il, fixant toujours sur regard sur le O’Callaigh.

« Non, en effet. En fait je suis là pour t’aider à résoudre une enquête, Jonas. On a bien vu que la première approche n’a pas fonctionné. Pas vrai ? » Lui répondit-elle avec patience et une douceur calme mais ferme.

Il ne releva pas et se contenta d’hausser vaguement les épaules en levant les yeux au ciel l’espace d’un instant. Elle entreprit donc de ne pas prêter plus d’attention que cela et essaya d’encourager l’héritier des O’Callaigh à leur fournir des informations qui ne figurait dans aucun dossier d’enquête : qui était Mielle ?

« Si ça ne vous dérange pas trop… Pourriez-vous nous parler un peu d’elle ? Comment elle a l’habitude de se comporter avec vous, si elle a des terreurs nocturnes, si elle parvient à manger suffisamment… Je sais que ça pourrait vous paraître déplacé. Je m’excuse sincèrement pour ces question indiscrètes… J’aimerais juste essayer de comprendre qui elle est avant d’être en contact avec elle. »

Sa mine s’assombrit légèrement tandis que ses pensées erraient dans des recoins plus sombres de cette affaire, son regard se perdit quelque instant dans les remous du thé dans sa tasse :

« Pour ce qui est de l’incendie en lui-même… Il est trop tôt pour tirer des conclusions et j’imagine qu’il est possible que l’on ne tire rien de Mielle. Mais il faut aider cette petite à ne plus se murer dans ce silence. »

Les fameuses visites d’orphelinat… Ayah savait que la bonne cause servait bien souvent à la noblesse de ce monde pour toutes sortes de jeux de pouvoir et d’influence. C’était à celui qui s’attirerait le plus les faveurs de l’opinion publique.

Néanmoins, cela présentait tout de même un intérêt financier pour ces établissements de charité, et c’est pourquoi la jeune femme voyait plutôt la chose d’un bon œil.

C’était donc lors dans ce genre de visite qu’un représentant de la noblesse comme Ashley O’Callaigh pouvait côtoyer un représentant de la misère comme Mielle ?
Ma foi, cela pouvait donner lieu à des situations des plus incongrues…

* Pourquoi pas après tout ? Tant que Mielle y trouve son compte. * Pensa-t-elle, haussa doucement les épaules.

Une faille apparut dans la façade du noble au moment où il évoqua les centres d’intérêt de Mielle. Une infime craquelure sur son masque de glace à travers laquelle elle put voir une sorte de… Tristesse ? Désolation ?

Eh bien soit. L’enfant essayait simplement de l’imiter en s’intéressant aux œuvres d’art. Et même si ce n’était pas vraiment un intérêt sincère, ça restait une façon pour elle de partager quelque chose avec lui. Il fallait bien reconnaître qu’Ashley ne semblait pas particulièrement accessible de prime alors… Alors imaginez bien pour une gamine comme Mielle.

Ayah ne comprit pas vraiment en quoi cela pouvait être de nature à éveiller une sorte de gêne pour le jeune homme.

Les enfants imitent ceux qui les inspirent, c’est comme ça… Mais Ashley ne semblait pas bien au fait de cette particularité des humains miniatures pour le moment. La soldate fut tentée de le rassurer sur ce point mais préféra ne pas le couper tandis qu’il précisait le fond de sa pensée.

En tous cas, il paraissait plutôt conscient de la situation, bien que dans l’esprit de la jeune femme il ne fallait pas nécessairement s’en désoler.
C’était en fait plutôt encourageant.
Mielle aurait aussi bien pu se désintéresser d’absolument tout.

Après un court moment d’égarement, pendant lequel Ayah et Jonas échangèrent un regard perplexe, le noble parut en mesure de reprendre le contrôle sur ses émotions et sa faiblesse disparut de nouveau sous un vernis d’amabilité tandis qu’il vantait les mérites de sa fille adoptive.

Mais le naturel revint vite au galop et le bourgeois se perdit dans un nouvel instant de ce qu’il devait considérer comme étant de la faiblesse émotionnelle, tandis qu’il évoquait le penchant de Mielle pour les sucreries.

Classique. Quel gamin ne serait pas réceptif aux douceurs sucrées ? Quoique… Il y en avait surement, mais ce n’était surement pas un trait particulièrement commun… C’était néanmoins une information intéressante sur Mielle, qui semblait avoir conservé son cœur d’enfant malgré les malheurs traversés.

D’autres informations vinrent bien vite compléter le tableau : la petite était tourmentée la nuit et dormait plutôt en journée, elle était plutôt réservée mais pas méchante… Elle avait aussi une tendance à ne pas vraiment savoir extérioriser ses émotions : ce serait potentiellement un point de blocage, il fallait trouver le moyen de percer sa carapace.

En définitive, c’était Ashley qui semblait détenir la clé de la cage dorée dans laquelle Mielle s’était elle-même enfermée pour se préserver du monde extérieur.

Sa présence serait donc primordiale, mais ainsi soit-il, Ayah n’y voyait pas vraiment d’objection et espéra simplement que Jonas reste tranquillement dans son coin.

Le noble semblait placer en elle un bon espoir qu’elle parvienne à défaire les liens entravant l’esprit de la petite et cela fit gonfler en elle une sorte d’appréhension.
Ce n’était pas tâchée aisée… Elle espéra se montrer à la hauteur sans toutefois être capable d’émettre la moindre garantie.

« Je vois, je ferai de mon… »

La jeune femme fut brusquement interrompue quand la porte derrière laquelle Mielle avait disparu quelques temps auparavant s’ouvrit brusquement, laissant passer une petite tornade blonde qui fondit comme un glorieux oiseau de proie sur son père adoptif.

Elle était revenue bien vite il faut dire…
Était-ce là ce que voulait dire Ashley quand il évoquait le fait que Mielle soit plutôt mal à l’aise quand il n’était pas dans son champ de vision ?

Au vu de son air absolument pas surpris Ayah se demanda s’il n’avait pas mis tout ceci en scène pour faire une démonstration du caractère de l’enfant. Non, ce serait vraiment chercher trop loin, il n’y avait vraiment aucun enjeu de ce type pour se donner tant de mal.
Toujours est-il, c’était un exemple de situation plutôt parlant.

Pensive, Ayah déposa sa tasse de thé encore pleine aux trois quarts sur la table basse qui trônait face à la banquette sur laquelle elle était assise avec Jonas. Puis, elle et étudia quelques instants les gâteaux et pâtisseries que Oscar avait mis à leur disposition.

Son camarade s’était déjà donné à cœur joie sur le plateau et semblait apprécier les douceurs proposées par le O’Callaigh malgré toute l’animosité qu’il pouvait lui vouer. La guérisseuse en choisit une qui lui parut alléchante et se leva tranquillement, s’approchant gentiment de Mielle et d’Ashley.

Une fois plus ou moins à leur portée, elle posa un genou au sol pour se mettre à la hauteur de Mielle quand elle daignerait relâcher l’emprise qu’elle maintenait sur le jeune homme, qui n’était manifestement pas des plus agréables à en juger par le visage très légèrement grimaçant de l’adulte.

« Mielle. » L’appela-t-elle doucement.

Quand elle obtint son attention et que les deux prunelles de la petite fille croisèrent son regard, la soldate lui offrit un sourire chaleureux :

« Je m’appelle Ayah… Tu veux bien passer un peu de temps avec moi ? »

La petite ne semblait pas avoir particulièrement peur d’elle au vu de l’intérêt qui siégeait dans ses yeux, donnant sur un grand ciel d’été. Néanmoins, elle paraissait légèrement intimidée et semblait quelque peu récalcitrante à l’idée de quitter les bras protecteurs du jeune homme aux cheveux de feu.

La jeune militaire échangea un rapide coup d’œil avec le noble, essayant de lui intimer de ne pas trop pousser Mielle à prendre son envol. Elle préfèrerait largement que cette initiative vienne de la petite fille avec ses encouragements à elle, ça permettrait peut-être de mieux casser la glace.

« Désolée de te demander ça… » Reprit affablement Ayah en reportant son attention sur l’enfant, accrochant à nouveau son regard. « Ton papa m’a dit que tu aimais les pâtisseries, tu coup j’ai apporté ceci pour toi. »

Elle tendit vers elle la petite pâtisserie qu’elle avait prélevé sur le plateau, mais si elle voulait la prendre elle devait quitter les bras protecteurs de leur hôte.

La jeune femme attendit patiemment que la petite cède à son péché mignon et relâche lentement le cou du O’Callaigh pour s’emparer de l’offrande. Grignotant son butin comme un petit écureuil, elle recula à nouveau pour sentir contre son dos le contact rassurant de sa figure paternelle.

Ayah l’étudia tranquillement, affichant un air serein, évitant de trop la brusquer. Elle sentit qu’elle éveillait doucement l’intérêt de la petite fille mais cette dernière se montrait encore plutôt farouche.

« Monsieur O’Callaigh prétend que tu es une courageuse petite fille, Mielle. Et je suis sûre que tu l’es ! »

Elle marqua une courte pause, se tenant le menton en faisant mine de réfléchir tandis qu’elle sentait une petite flamme de curiosité dans les yeux de sa jeune interlocutrice.

« Il paraît que tu aimes l’art, pas vrai ? » Le sourire d’Ayah s’élargit. « Est-ce que tu t’es déjà essayée au dessin ? Moi j’aimerais bien qu’on essaie. »

Elle leva les yeux vers le père adoptif de la petite fille, et son visage redevint un peu plus sérieux, elle réservait les légèretés joviales pour Mielle.

« Auriez-vous un peu de matériel pour dessiner, afin qu’on puisse s’installer, Mielle et moi ? » Une expression amusée passa sur son visage tandis qu’une idée lui traversait l’esprit. « Vous pourriez peut-être participer avec nous d’ailleurs ! »

Mielle était résolument une petite fille plutôt farouche et réservée, mais Ayah sentait qu’il y avait une infime ouverture vers le cœur de l’enfant dans laquelle elle pourrait s’engouffrer, pour peu qu’elle ne fasse pas de faux pas qui la braquerait.

C’était une fillette très touchante, qui faisait fondre les glaces les plus tenaces, y compris celles qui constituaient apparemment le cœur du noble.
La soldate fut quelque peu surprise quand il laissa échapper un petit rire : pas un rire de dédain doucereux, mais un authentique rire franc, bien que très bref.
C’était inattendu et surprenant, mais adoucissait l’image qu’il se donnait.

Mielle avait dévoré ce qu’Ayah lui avait offert en s’en mettant partout, forçant le noble à s’occuper de la débarbouiller, ce à quoi il s’adonna avec une sorte de tendresse qui ne lui était manifestement pas familière. À la suite de quoi, il fit mine de se diriger vers son bureau tandis qu’Ayah lui exprimait sa requête concernant le matériel avant de revenir presque machinalement à son point de départ : sa méridienne.

Il ne semblait pas particulièrement jouasse à l’idée de participer à l’activité… Ce qui était bien dommage parce que cela contribuerait pas mal à aider Mielle à s’ouvrir.
Mais qu’importe, peut-être se prendra-t-il de lui-même au jeu ?

Mais, tout comme son père adoptif, la fillette semblait être une négociatrice née. Et c’est en un regard redoutable de petite fille implorante que la volonté de fer d’Ashley ploya et se courba à sa guise.
Mielle était une machine de guerre en négociation…

C’est ainsi que le O’Callaigh, initialement peu enclin à les accompagner, leur ouvrait maintenant la voie vers un autre lieu pour s’adonner à leur nouvelle activité. Jonas fut prestement écarté des festivités et Ayah lui lança un regard désolé mais elle ne contesta pas la décision d’Ashley. Elle n’était pas sûre que le coté direct et impatient du garde soit d’une grande aide pour faire parler Mielle.

Certes, c’était un bon garde dans son domaine de prédilection. Mais dans ce contexte un peu particulier il n’était pas d’une grande aide… En fait il valait surement mieux qu’il attende patiemment dehors…

« Je m’occupe du reste. » Lui glissa-t-elle calmement tandis qu’il se faisait indiquer la sortie avec une sorte d’air de glooby surpris sur la face.

Ils sortirent donc de la pièce et le jeune noble reprit Mielle dans ses bras, bien que cette dernière semble tout à fait apte à marcher elle-même. Ayah les observa pensivement, Ashley pouvait être une personne extrêmement froide, mais il semblait porter à l’enfant une affection authentique. Elle comprit ce qu’avait pensé Jonas en le voyant.

Il faut dire qu’il soignait particulièrement son image de petit noble insupportable. Mais il y avait un cœur derrière ces faux-semblants et ces jeux de pouvoir, et la petite Mielle semblait en détenir la clé.

L’héritier des O’Callaigh commença à évoquer le sujet épineux, et la jeune femme le considéra avec perplexité, il voulait vraiment évoquer cela devant la fillette ? Elle écouta en silence les suppositions qu’il avançait, tout en observant les réactions de Mielle, qui ne semblait pas vraiment se passionner pour leurs échanges.

La guérisseuse finit par détourner les yeux de la fillette, son expression se faisait de plus en plus préoccupée tandis que le noble appuyait la thèse d’un règlement de compte. Néanmoins, c’était effectivement la piste qui semblait le plus retenir l’attention à la garde régulière, bien que pour certains il aurait été plus simple de classer l’affaire en décrétant un simple incendie domestique.

Peut-être ne manquait-il plus que l’échec de l’interrogatoire de Mielle pour en arriver à cette extrémité ? Non, la Garde mènerait de toutes façons une enquête approfondie… Mais le dossier était bien maigre en éléments d’enquête…

La théorie d’Ashley sur ce qui avait bien pu se passer était répugnante : pouvait-on réellement en arriver à assassiner pour une histoire de cristaux en laissant une gamine dans un sillage de mort ? Malheureusement oui, et Ayah en était bien conscience, bien que cela lui coûte de le reconnaître : le monde allait vraiment mal.

La soldate avait un air plutôt grave accroché à ses traits tandis qu’ils évoluaient maintenant dans un somptueux jardin, protégé par les hauts murs du manoir des O’Callaigh. Elle se tira de ses pensées sombres en admirant les lieux : forts bien entretenus par ailleurs, le noble engageait probablement divers jardiniers et semblait fort exigeant sur la qualité du travail à fournir.

Ce n’était manifestement pas la première fois que Mielle venait ici, au vu de l’enthousiasme qu’elle mettait à aller s’installer à la table qui trônait au centre d’une sorte de pavillon au centre du jardin. Elle semblait légère et un peu moins farouche…
Moins intimidée peut-être ?

Ayah acquiesça en prenant elle aussi place à la table, étudiant avec curiosité les mimiques de la petite fille, qui semblait comprendre qu’ils allaient faire une activité tous ensemble : et que son protecteur serait de la partie.

Un léger sourire amusé passa sur le visage de la jeune femme : cela ferait une petite distraction authentique dans la vie de ce noble si jeune et pourtant apparemment si renfermé.

« Je comprends tout à fait. » Répondit-elle affablement. « Nous tâcherons de ne pas trop abîmer le mobilier. Pas vrai, Mielle ? »

Elle adressa un nouveau sourire bienveillant à la fillette qui haussa les épaules en signe de… D’acceptation ? Oui, en signe d’acceptation ça sonne bien.

Accompagné de deux serviteurs, Ashley s’éloigna vers une petite remise située au bout du jardin sous le regard attentif de Mielle : cette dernière semblait suivre chaque fait et geste de son père avec une attention maladive.
Une peur d’être abandonnée ?

La soldate sentit chez la petite une sorte d’anxiété gonfler tandis que le noble disparaissait dans la remise avec ses deux suivants. Une tension était légèrement visible sur ses traits et elle semblait prête à sauter de sa chaise pour aller le rejoindre à toute jambe… Ayah souhaita lui apporter un peu de réconfort.

« Il va revenir. » Dit-elle avec douceur. « Montre lui que tu es une courageuse petite fille ! Oui ? »

Mielle leva les yeux vers elle et sembla hésiter quelques instants avant de se gonfler brièvement d’une sorte de fierté très mignonne qui amusa la soldate. Les joues de la petite se gonflaient légèrement comme celle d’un écureuil tandis qu’elle guettait l’endroit où était parti son bienfaiteur, mais elle ne s’élança guère à sa poursuite.

Quand Ashley revint accompagné de deux serviteurs qui tenaient tant bien que mal dans leur bras un certain nombre d’objets divers. D’un geste, leur maître les convia à disposer leur chargement sur la table et ils s’exécutèrent, disposant le matériel sur le meuble auquel étaient déjà attablées Ayah et Mielle.

La jeune femme observa l’attirail : il y avait divers pinceaux et peintures aux odeurs étranges, sans compter divers supports pour ou moins noble. Elle n’y connaissait absolument rien en la matière et elle prit tranquillement l’un des pinceaux pour l’observer avec curiosité tandis que le noble la questionnait sur son « plan ». Ce qu’elle avait en tête ?

Se détournant du pinceau qu’elle garda cependant entre ses doigts, le faisant tourner distraitement, elle regarda à nouveau le O’Callaigh, une mine sereine sur les traits.

« Un petit moment de complicité et de créativité ne fait jamais de mal, n’est-ce pas ? »

Elle adressa un grand sourire à Mielle :

« Ne prend pas ça pour un cours Mielle ! C'est juste pour s'amuser ensemble. » Elle se permit de laisser échanger un petit éclat de rire joyeux. « Je ne ferais pas un très bon professeur. En fait... Je découvre en même temps que toi, d’accord ? »

Ayah posa doucement le pinceau et pris l’un des supports pour le présenter à Mielle, une lueur joviale passa dans son regard, la guérisseuse était elle aussi très intriguée par cette nouvelle activité, elle aimait bien les activités artistiques.

« On pourrait dessiner des gloobies ! Tu veux ? Tu connais les gloobies ? Ce sont des animaux très mignons qui ressemble à… Hmm… Des nuages ! »

Elle leva ensuite les yeux vers le noble qui semblait de prime abord peu désireux de se mêler à l’activité… Mais elles avaient besoin d’une personne qui connaisse un peu le matériel et qui puisse leur montrer comment s’en servir…

Et puis… ça fera une excellente excuse pour le pousser à partager cette activité avec sa fille.

« Monsieur O’Callaigh, excusez-moi, mais la Garde ne nous forme guère à ce genre d’activité. Pourriez-vous nous montrer comment se servir correctement de tout ça ? Je ne voudrais pas abîmer quoi que ce soit. »

Ashley O’Callaigh n’était manifestement nullement disposé à leur montrer les rudiments du maniement de ce matériel d’artiste… Si étranger à la guérisseuse.
Il s’assit tranquillement à la même table qu’elles et en se contenta de leur suggérer de « laisser leurs mains s’exprimer ».

Fort bien, elle apprendrait donc par elle-même en compagnie de la petite Mielle ! Haussant tranquillement les épaules après ces quelques mots, Ayah étudia posément les divers équipements qu’on avait mis à leur entière disposition.

Elle remarqua qu’il manquait quelques teintes basiques, peut-être le noble n’avait-il pas à sa disposition une plus grande palette ? Où avait-il sélectionné certaines couleurs plutôt que d’autres ?
Une histoire d’argent ? Ce serait étonnant…

Une histoire de toxicité alors ?
Ce serait tout de même surprenant qu’il se préoccupe à ce point de la santé de la petite… Néanmoins n’était-ce pas l’explication la plus plausible ?

La jeune femme garda cette pensée dans un coin de son esprit tandis qu’elle observait la fillette avec bienveillance. Mielle avait bien tenté d’émouvoir son père adoptif, mais ce fut un échec, et cette fois il évita soigneusement de croiser son regard si ravageur, si charmeur.

La soldate réprima un sourire amusé, il y avait réellement quelque chose de très attendrissant dans la relation entre ces deux-là.
Qui l’aurait cru ? Il faut dire qu’Ashley n’avait pas l’air d’afficher usuellement la face la plus affable de sa personne en public.

Et le voilà, à nouveau plongé dans ses documents, maniant sa plume machinalement tandis qu’il rédigeait quelque chose. Cela n’intéressait pas vraiment Ayah, il devait avoir beaucoup de travail et c’était pour le moment son rôle à elle de s’occuper de la petite fille.

Petite fille qui n’aimait manifestement pas les gloobies selon son père.

* Ah ? Il commence tout de même à la connaître s’il est au courant de ce genre de détail. *
Mielle eut une réaction plutôt expressive pour une petite fille usuellement murée dans son silence : une sorte de nervosité timide très visible. Un léger souffle se fit entendre, laissant un léger aperçu de sa petite voix.

La surprise, puis un air affectueux, passa sur le visage de la jeune femme quand elle entendit ce simple mot. Elle avait daigné lui adresser la parole ! Même Ashley avait brièvement interrompu la lecture de son document pour observer l’enfant, un air sincère sur le visage.

* Elle… Se sent bien avec moi ? * Pensa Ayah, reprenant l’idée du noble.

La confiance que semblait lui accorder la petite la toucha en plein cœur. Plus que jamais, une sorte d’instinct protecteur la poussait à aider cette enfant qui n’avait pas vécu que des choses joyeuses au cours de sa courte existence.

D’humeur joviale par ce simple échange, Ayah rendit son sourire à Mielle et regarda attentivement ce qu’elle dessinait. La petite fille semblait plutôt se satisfaire de la proximité de la jeune garde : au moins elle n’était plus du tout mal à l’aise en sa présence, bien qu’elle restât probablement une inconnue à ses yeux. Toutefois, le courant semblait plutôt bien passer entre elles.

La petite dessinait avec de longs bâtons noirs, qui semblait carbonisés. En tous cas, ils marquaient pas mal et Ayah en prit un entre ses doigts, intriguée.
Elle était vraiment profane dans le domaine des arts et n’avait jamais eut l’occasion de manipuler ce genre de matériel. Elle fut surprise par la légèreté exceptionnelle de l’objet.

Curieuse, elle entreprit de griffonner les quelques idées qui lui passaient par la tête et constata que le tracé était assez approximatif, et les traits semblaient s’estomper quand elle passait le bras dessus. D’ailleurs, elle comprit bien vite que ce drôle de petit bâton noir ne marquait pas que la feuille !

Mielle était auprès d’elle mais Ayah avait été absorbée par ses propres découvertes et avait momentanément détourné son attention de la fillette.
Quelle erreur !

« Ah ! Mielle, attention ça… » Elle leva les yeux vers la petite fille avant de terminer sa phrase. « …Marque… »
Bien entendu, la gamine n’avait assurément pas manqué cette occasion ! Ses mains étaient toutes noires et elle les avait passées sur son beau visage à la peau laiteuse, elle avait dorénavant des marques comme si elle partait à la guerre.

Ayah ne s’empêcher de rire gentiment quand la fillette leva les yeux vers elle pour lui offrir un joli sourire teinté d’innocence. La guérisseuse se permit de passer l’une de ses manches sur le visage de Mielle pour tenter de limiter les dégâts : elle essuya la face de la fillette avec douceur avant que celle-ci ne parvienne à se dégager pour reporter son attention sur le dessin qu’elle travaillait depuis le début.

Elle parut très fière d’elle quand elle leva une feuille à la verticale pour montrer à la militaire ses exploits artistiques. Évidemment, ça n’avait rien d’une œuvre d’art : c’était un dessin d’enfant tout à fait normal, représentant ce qui ressemblait à une maison au milieu d’une… Forêt ?
Il y avait également trois personnages dont un plus petit que les deux autres…
Bon, la jeune femme avait l’esprit critique mais au fond d’elle-même elle savait qu’elle ne ferait guère mieux ! Pire encore ?

« C’est super ! » Fit-elle, l’air gai. « Tu vas ajouter des couleurs ? »

La petite avait hoché vivement la tête avant de se replonger dans son dessin, s’armant d’un pinceau et commençait à ajouter quelques touches de peintures sous le regard attentif de la soignante. Mais il y avait quelque chose qui devenait étrange dans l’attitude de l’enfant…

A plusieurs reprises elle fit mine d’arrêter ce qu’elle faisait, mais se ravisait et continuait…

Comme si ce qu’elle faisait était à la fois plaisant et douloureux pour elle. Un air affligé passa sur les traits d’Ayah tandis qu’elle observait en silence le dessin prendre forme.

* Est-ce que ce sont… Ses parents ? * Pensa-t-elle, soudainement désolée pour la petite.
La silhouette plus petite arborait une tignasse jaune tandis que deux points bleus représentaient ses yeux. Il ne faisait aucun doute pour la soldate que Mielle s’était elle-même représentée.
Et les deux autres personnages ne semblaient ni représenter Ashley, ni représenter Ayah.

L’un d’eux semblait avoir les cheveux blonds, une femme au vu de la robe que lui avait dessiné la petite. Et l’autre semblait être un homme aux cheveux bruns…

Le cœur de la jeune garde se serra tandis que Mielle continuait à s’appliquer sur son dessin, la mine indéchiffrable.

Même le jeune O’Callaigh sembla mal à l’aise quand la petite lâcha finalement son pinceau, contemplant son ouvre avec une mine sombre qui contrastait beaucoup avec celle qu’elle affichait il y a encore quelques minutes de cela.

Le jeune homme avait posé une main chaleureuse et sincère sur la tête de sa fille adoptive, tentant de lui apporter un peu de réconfort. Il était bel et bien réceptif à la douleur de cet enfant…

* Jonas s’est vraiment trompé à son sujet… *

« Tu as le droit d’être triste Mielle, être noble ne t’interdit pas d’avoir des émotions. »

Ayah voulut dire quelque chose pour la réconforter, se doutant bien qu’un film vraiment triste devait se jouer dans les coulisses de ces pupilles azures d’enfant. Mais, à sa grande frustration, elle ne trouvait pas les mots justes et ne put que regarder la petite avec impuissance.
Quand la blondinette sauta à terre, la militaire s’attendait vraiment à ce qu’elle aille réfugier dans les bras du jeune noble qu’elle adulait tant.

Quelle ne fut donc pas sa surprise quand la petite vint se blottir contre elle !

Prise de cours, la guérisseuse capta l’espace d’un instant l’air désolé du noble avant de reporter toute son attention sur l’enfant. Elle semblait vraiment en proie à un tourment douloureux, bien qu’elle ne pleurât pas…
C’était certainement sa façon à elle de se protéger et de continuer à vivre à peu près normalement malgré le fardeau qui pesait sur ses frêles épaules.
C’était si injuste…

Ayah referma ses bras sur elle et l’étreignit avec une tendresse maternelle. Face à la douleur de ce petit être, elle en oublia presque sa mission qui consistait sommairement à simplement la faire parler sur ce qu’elle avait pu voir, ou ce qu’elle pouvait savoir…
Mais… Il allait bien falloir y venir à un moment où à un autre.

Ne serait-ce que pour lui rendre justice, bien que cela ne ramènerait évidemment pas ses parents. La jeune femme ne connaissait que trop bien le vide laissé par l’absence d’une famille et elle ne pouvait que compatir.

Néanmoins… Il fallait aussi regarder l’avenir, et il n’était peut-être pas si triste que cela si le noble était véritablement prêt à donner une nouvelle chance à cette pauvre orpheline.

Après quelques moments de silence durant lesquels Ayah avait tenté de réconforter Mielle, elle la prit doucement par les épaules. Il allait être nécessaire de lui parler de cœur à cœur, et ça allait être douloureux… Mais la jeune femme pensait sincèrement que c’était une épine qui devait sortir une bonne fois pour toutes de l’âme de cette petite pour son propre bien.

« Mielle. » Commença-t-elle avec douceur. « Je sais que c’est difficile pour toi d’en parler… Mais sache qu’il y a ici des gens prêts à t’aimer et à te protéger… Et si quelqu’un a vraiment fait du mal à ta famille alors il faut que le méchant soit puni… Sinon il pourrait recommencer. »

Elle croisa le regard de la petite, qui semblait assez surprise qu’elle opte pour une approche si directe, une sorte de voile passa sur ses yeux :

« Recommencer… »

La soldate lança un regard désolé au jeune homme, peut-être était-elle trop entreprenante avec la petite, et son protecteur allait-il intervenir… Mais comme il n’avait encore rien dit la jeune femme se risqua à poursuivre timidement, essayant de trouver les mots justes.

« Mielle. Est-ce qu’il y avait… Quelqu’un d’autre que toi et tes parents cette nuit-là ? Je suis vraiment désolée de te demander ça… »

La petite semblait hésiter et commença à éviter le regard de la soldate, sans pour autant tenter de se soustraire à sa prise. Elle paraissait avoir envie de parler mais il y avait comme quelque chose qui la retenait : prenant son âme dans un étau d’acier.

« Un monsieur… Il était très en colère… » Fit-elle d’une toute petite voix quelque peu tremblante, le regard toujours très fuyant.

Ayah se mordit la lèvre pour tenter de réprimer l’espèce de pierre qui commençait à peser sur son estomac, une question brûlait de sortir, mais ça allait surement être celle de trop…

« Ton papa et ta maman… Étaient-il encore vivants quand tu es sortie de la maison ? »

Un grand silence prit place dans l’assemblée, voyant que Mielle ne réagissait pas à sa question elle s’en voulut instantanément de l’avoir posée aussi prématurément et reprit doucement la petite dans ses bras, caressant ses cheveux pour essayer de la réconforter. Son regard croisa celui du noble, mais elle ne pu déterminer ce qu’il pensait…

Était-il indifférent ? En colère ? Troublé ? Il était toujours un peu difficile de lire les émotions d’Ashley O’Callaigh.

« Il… Il… Y avait du… Du sang… Beaucoup de sang… »

Ayah resserra doucement son étreinte en entendant cette petite voix qui semblait commencer peu à peu à se fissurer…

« Raconte-moi... S'il te plaît... »

Même pour un adulte, le récit de Mielle faisait froid dans le dos…
Non pas qu’Ayah eut vécu des choses particulièrement horribles, mais avec l’âge on arrive à prendre du recul sur beaucoup de situations : celle-ci était juste inacceptable.

La mine de la soldate se teintait de tristesse, de surprise, de dégout… Et parfois même de colère tandis qu’elle gardait le silence pour ne pas perturber Mielle dans sa narration.
Elle lui posait néanmoins quelques questions simples quand elle abordait des détails qui pourraient faire avancer l’enquête.

L’enquête… Il ne fallait pas perdre de vue que c’était la raison principale de son intervention dans cette demeure.
Le côté humain passait normalement en second plan. Il fallait tirer des renseignements coûte que coûte.

Mais face à la détresse de la fillette, la militaire se dégonflait complètement...
Ayah tentait néanmoins de se souvenir de chaque détail du récit sordide de la pauvre enfant pour ne jamais avoir à le lui faire répéter.

Ashley s’approcha d’elles, il y avait quelque chose de changé dans son regard : il en devenait presque intimidant. Et ce, malgré le sourire aimable, mais teinté de tristesse, qui barrait son visage.

Il semblait sincèrement se préoccuper de l’état de la petite, mais les doutes d’Ayah s’étaient déjà envolés à ce sujet et elle continua de se concentrer sur Mielle. Le jeune homme paraissait réellement avoir un attachement pur pour sa protégée.

De ce que cette dernière en disait, sa mère avait comprit en avance qu’une scène ignoble allait se jouer et avait trouvé le moment de cacher sa fille avant que cela n’arrive. La guérisseuse sentit un frisson glacial lui parcourir l’échine tandis que sa jeune interlocutrice lui contait de nouveaux détails infâmes.

Des cris, des ténèbres, du sang… Mielle ne semblait pas comprendre de quoi retournaient les paroles de l’agresseur, mais elle avait pu ramener quelques bribes de ce qui s’était dit : il était question d’argent principalement, et de trafic d’être humain.

Ayah sentit une vague de dégoût la submerger.
Vraiment ? Envoyer une gamine vendre son corps pour des histoires de dettes ?

C’était très grave, et la Garde ne tolèrerait jamais de tels agissements : d’ailleurs il n’existait à leur connaissance aucun réseau bien établi de ce type. Il faut dire que c’était un sujet pris très au sérieux par les forces de l’ordre, et les malfrats s’adonnaient donc à des business moins risqués.

Cette enquête prenait décidément un tournant susceptible d’intéresser de hauts placés…
Le cœur de la soldate se serra douloureusement quand elle entendit Mielle appeler doucement sa mère et la jeune femme l’étreignit aussitôt avec tendresse. Toutefois, cela n’allait rien arranger pour cette enfant et elle en était bien consciente.

« Mielle… » Murmura-t-elle, la voix légèrement brisée par la peine qu’elle ressentait pour elle.

Elle voulait lui dire d’arrêter de se remémorer de tels souvenirs, mais elle passerait potentiellement à côté d’informations capitales pour retrouver la trace du fumier qui lui avait enlevé sa famille.

Elle ne portait pas beaucoup d’attention à l’héritier des O’Callaigh, mais celui-ci semblait très perturbé. Elle imagina qu’il ne devait pas être coutumier de perdre ainsi le contrôle de la situation…
Mais au moins il n’était pas de glace : comment pourrait-on l’être face à une telle histoire ?

La militaire comprit vaguement qu’il avait renvoyé ses serviteurs, laissant le jardin au trio.
Mielle avait assisté à la mort de ses deux parents et avait échappé de justesse à leurs assassins, qui n’étaient visiblement pas animés des meilleures attentions à son égard.

Ayah fronça légèrement les sourcils : DES assassins ? Ils étaient donc plusieurs impliqués dans cette affaire ? En tout cas il était dorénavant avéré que le feu avait débuté après que le couple eut été abattu.
 
La jeune garde fut presque reconnaissante que Ashley intervienne pour mettre un terme au calvaire de sa fille adoptive. Au moins la garde n’aurait pas à le faire elle-même, car elle avait de plus en plus de mal à torturer psychologiquement une âme si jeune et si fragile.

Mais il y eut quelque chose de très bizarre entre eux… La petite s’était retournée vers lui, toute sanglotante, avant de se calmer immédiatement. Comme hypnotisée. D’ailleurs, le regard du noble avait changé à ce moment-là.

Ayah le considéra avec surprise : venait-il d’utiliser un pouvoir ?

Elle ne pouvait pas s’expliquer autrement que Mielle se calme si promptement en pleine crise d’angoisse. La petite quitta ses bras pour retourner silencieusement dans l’étreinte réconfortante de son protecteur.

« Je suis navré d’interrompre ce témoignage, mais je ne pouvais pas la laisser continuer. »

Se tirant de ses pensées, la soldate détourna son attention de l'enfant pour la reporter sur le jeune homme, un peu perdue.

« Je pense que nous devrions nous arrêter ici. Je vous remercie de vous être déplacée pour cet incident. Mais je pense qu’il faut que ma fille se repose. Je vous recontacterai. »

Elle hocha la tête, ne pouvant qu’acquiescer face à une telle proposition.

« Oh… Oui. Nous avons pas mal d’éléments pour avancer dans l’enquête. Même si je ne vous cache pas qu’on aura peut-être besoin de plus… Je n’ai pas connaissance des détails du dossier, mais peut-être que mon rapport pourra ouvrir de nouvelles pistes pour les enquêteurs. »

Elle se leva de sa chaise et effectua le salut d’usage de la garde régulière, comprenant qu’il valait mieux prendre congé dès maintenant.
Le majordome venait déjà à sa rencontre pour l’escorter vers la sortie :

« Merci pour votre temps. Je jure que la Garde fera tout son possible pour faire payer les auteurs de ces crimes. » Fit-elle très sérieusement, avant de s’autoriser un rapide regard vers Mielle. « Prend soin de toi, Mielle, merci de tout cœur pour ton aide. »
La jeune femme était très perturbée et perdue dans ses pensées tandis qu’elle marchait dans la rue, aux côtés de son collègue de la garde. Ce dernier ne semblait pas mécontent de prendre congé du noble, un vrai rancunier.
Oubliait-il lequel des deux avait fait preuve de violence ?

« Ayah. T’as l’air toute chamboulée. Qu’est-ce qui s’est dit là-dedans ? »

Elle apprécia sa sollicitude. Ce n’était pas une mauvaise personne, même s’il avait des idées très arrêtées et qu’il ne réfléchissait pas toujours avant d’agir.

« Je comprends pourquoi la petite est murée dans le silence… Elle a vraiment vécu quelque chose d’horrible. » Murmura-t-elle, tâchant de se remémorer le moindre détail de l’échange.

« Tu m’en diras tant… Allez, crache le morceau, ça te fera du bien. »

Ayah soupira et haussa les épaules, laissant son regard errer quelques instants dans le vide avant de reporter son attention sur son camarade. Elle prit une grande inspiration, puis commença à lui raconter ce qui serait utile pour l’enquête et ne faisant pas mystère de sa conviction que Mielle était actuellement sous très bonne garde.

Elle garda néanmoins pour elle les détails qui ne seraient d’aucune utilité administrative ainsi que l’affection protectrice qu’elle éprouvait pour l’interrogée.

Ils cheminèrent ensemble jusqu’à la caserne, échangeant des réflexions sur ce qu’ils avaient appris. Jonas pouvait faire un très bon enquêteur, et il releva quelques points du dossier qui pourraient faire avancer l’enquête. Cela consola quelque peu la guérisseuse…

Qui que soient ces malfrats, la Justice ferait son œuvre.
Elle en avait la conviction profonde.
Néanmoins, cela ne réparerait certainement pas le cœur de Mielle…

Elle se nota de repasser la voir à l’occasion.