La saison douce est bien installée, mais les vêtements anti-climat, la panoplie du Solstice et mon pull en fourrure de Solnar sont loin d'être un luxe quand je sors de la salle des portails de téléportation de la Forteresse. J'ai beau avoir beaucoup traîné dans le coin, je me ferais jamais à ce froid de canard. Je ne suis clairement pas faite pour ces températures. Je presse le pas, pas que j'ai spécialement peur de me faire reconnaître, le médaillon d'Ovide m'ayant fourni les traits de Shaloy pour quelques heures encore, mais je suis juste pressée d'arriver chez maître Shirin. Et quelque peu en retard, je n'ai pas spécialement envie de me faire sermonner.
C'est étonnant, comme les choses peuvent changer en si peu de temps. Shirin qui il y a quelques temps encore était un ennemi, une cible que mes actions ont permis de mettre en prison une première fois avant qu'il ne soit miraculeusement relâché, est ce soir l'allié précieux que je me dois de protéger pour faire plaisir à mon père. En tout cas cette soirée est une aubaine pour moi. Shirin Liaren vient de récupérer son manoir qui lui avait été confisqué par la Garde suite à notre enquête avec Calixte, et il organise une petite sauterie pour annoncer son grand retour aux nobles de la Forteresse. Ainsi que celui de ses activités lucratives et complètement illégales. Et moi je suis censée assurer la sécurité et vérifier qu'aucun garde ne se balade parmi les convives comme on avait pu le faire à l'époque. L'occasion idéale pour laisser traîner mon oreille de partout et me tenir au courant de ces fameux plans qu'ont les Cabaleux pour la Forteresse, et dont mon père refuse de me parler.
Sur le chemin, j'essaye de ne pas dévier mon regard de ma trajectoire. Pour ne pas penser à Elina en voyant la Citadelle. Pour ne pas penser à Ruth et aux espions en voyant le manoir. Mais au détour d'une rue, alors que je vois ces deux jeunes gens courir, un panier dans les bras, je manque de souffle, et les souvenirs affluent, plus forts que moi.
« Ruth, attends moi !
- T'es pas assez rapide, Feri, dépêche toi ! On va être en retard pour le repas !
- Comment on peut être en retard si c'est nous qui le faisons !
- Mais l'Omb... Zahria va nous engueuler !
- Tu parles, elle doit encore être en train de roupiller.
- Détrompez-vous, jeunes gens. »
Ça fait son effet, c'est beau. Je les ai vu arriver en courant de l'autre bout de la rue, alors je les ai attendu devant la grille, les mains sur les hanches, un sourcil relevé. Je me rappelle quand Undril me faisait le même coup, quand j'avais leur âge. Leur regard est terrifié, ils commencent à s'excuser, mais j'éclate de rire et fourre ma main dans leurs tignasses pour les tirer à l'intérieur. Elina vient manger avec nous ce midi, ils vont encore la harceler de questions, il faut véritablement qu'on se dépêche de préparer le repas et mettre la table si on ne veut pas déranger la très occupée capitaine du Blizzard. C'est un plaisir de l'avoir retrouvée, ces derniers jours, et l'entraînement des recrues me donne une bonne excuse pour discuter avec mon amie d'enfance, alors j'en profite autant que possible.
Dhim, le Lumios qui est né pour moi il y a deux jours, est en train de faire quelques pas timides dans le hall du manoir quand nous entrons, refermant immédiatement la porte derrière nous pour ne pas laisser le froid s'engouffrer dans la bâtisse. Les enfants se précipitent vers la cuisine, et je ramasse mon petit familier pour le poser contre mon cou, où la chaleur de son petit coeur fragile vient me réchauffer après ces longues minutes dans le froid.
Une scène de tendresse. De normalité, de joie, de bonne humeur. Une scène bien loin de mes tourments actuels.
Je frappe à la porte de chez Shirin, et on m'amène rapidement vers les quartiers des domestiques. Voilà ce à quoi j'ai droit, maintenant. J'efface les souvenirs douloureux de mon esprit, et je me concentre sur ma mission du jour, alors qu'on nous présente des tenues de soirée adaptées à nos offices respectifs. Je dois rester classe même alors que je m'apprête à faire la garde du corps, il paraît, ne serait-ce que pour mieux m'intégrer à tous ces nobliaux qui viennent voir si Shirin est toujours aussi immensément riche. Je m'approche alors d'une jeune femme, qui a à peu près le même gabarit que moi, et qui hésite entre deux tenues. Je lui souris avant de glisser quelques mots à sa confidence.
« Vous semblez avoir bon goût, je prendrai celle que vous n'aurez pas choisi, ça m'évitera de trop chercher... »
La solitude m'est de toutes façons inaccessible, alors autant me faire une amie.
Comme si cela ne suffisait pas, l’air était glacial. La saison chaude avait beau approcher à grand pas le nord restait ce qu’il avait toujours été ; maussade et froid. Deux choses que Diane détestait tout particulièrement. Sous son masque doré, qu’elle ne pourrait quitter ce soir car Shirin, non content de lui imposer des tenues parfaitement inadéquates, avait invités de nombreux nobles de la région. Nobles qu’elle aurait tôt fait de recroiser au palais et vu le point auquel Lucy aimait se jouer d’elle, elle aurait pu parier que sans son masque même la reine aurait pu débarquer à cette sauterie pour la reconnaître. La danseuse ne pouvait se permettre aucun risque. Une grande partie des siens étaient au courant de ses différentes identités, surtout celle de Sakuna. Mais Kala devait demeuré une petite domestique du palais sans importance et afficher son visage ici au risque de la reconnaître… « Hors de question » songea-t-elle, éloignant Lucy de ses pensées pendant de courtes secondes. La jeune femme avait prit toutes les précautions possible. Son masque était posé sur ses yeux depuis qu’elle avait quitté l’auberge où elle était arrivé sous les traits de Cécil, sa dernière identité en date. Personne ne pourrait faire le lien. Du moins l’espéra-t-elle.
Enfin, une voix la tira de sa rêverie. C’était une femme dont les cheveux de jais étaient aussi noir que ses iris. Diane la dévisagea un moment avant de dévaler sa silhouette des yeux puis de s’en détourner pour les reposer sur les robes. Un silence inconfortable s’installa.
- Prenez la verte. Dit-elle en pointant du doigt celle couleur vert anis. Ça adoucira votre teint et mettra en valeur vos yeux et vos cheveux. Puis elle lui tourna le dos et franchit en quelques pas la distance qui la séparait de ses affaires. Une robe bleue et or surmontée d’une ceinture en soierie rouge écarlate. Diane se débarrassa de sa robe de voyage en laine et aussi sombre que le ciel de la forteresse, elle tomba sur le sol dans un bruit. Sans pouvoir s’en empêcher elle frissonna, il lui faudrait danser comme un beau diable si elle ne tenait pas à finir la soirée en statue de glace.
- Vous n’êtes pas une danseuse j’imagine ? Demanda-t-elle. C’était une question rhétorique. Aucune danseuse digne de ce nom n’aurait été en mesure de faire dignement son travail avec les robes mise à leur disposition. Mais quitte à être dans le même bateau, autant se faire la conversation. Ses doigts devenu tremblotants à cause du froid s’attachèrent à nouer le haut de sa tenue avant de se diriger vers son cou pour y attacher un large collier surmonté d’une petite topaze. Elle enfila ensuite sa jupe fendue jusqu’à la cuisse. « Maudite soit cette déesse de malheur... » De nouveau une colère froide s’était emparé d’elle. Le tissu était horriblement tendu, laissant juste assez de place à Diane pour se mouvoir correctement. Ses yeux se baissèrent sur son ventre. Parfaitement plat, joliment musclé, personne sans un œil avisé ne pourrait comprendre que la petite bosse qui était en train de se former n’était pas dû a un repas un peu trop copieux. Il y avait de cela seulement quelques semaines qu’elle s’en était aperçu. Aucun signe énonciateur, aucun symptômes si ce n’était son retard flagrant de menstruation. Un jour, deux jours, sept jours, dix jours… Et pour finir il y avait eut ça. Un ventre s’arrondissant tout en discrétion, resserrant ses jupes, agrandissant chaque jour sa fureur. Pour cette raison également, elle avait souhaité aller au nord. Si Ash se rendait compte de quoi que ce soit, elle ne donnait pas cher de sa peau. Une danseuse au corps déformé et qui ne peut plus danser... Un investisseur tel que lui l’aurait mise à la porte. Alors elle avait décidé, à la place, de s’occuper de ce problème elle-même. Lorsqu’elle rentrerait à la capitale, son utérus serait aussi vide que son prochain verre de vin.
- Je suis Sakuna. Quitte à nous cotoyer, autant apprendre à nous connaître. Faisant volte face elle lui sourit.
Je regarde les vêtements de la jeune femme tomber au sol d'un oeil appréciateur, avant de me concentrer sur la robe qu'elle a laissé pour moi. Elle est effectivement seyante, et irait autant à Shaloy dont j'ai l'apparence qu'à la Zahria d'origine, j'avais raison de penser qu'elle saurait mieux choisir que moi. Un petit merci est prononcé du bout des lèvres alors que je fixe la robe. Malgré mes années d'expérience et mon entraînement, il reste toujours une part de la gamine qui trainait dans les ruelles sales des quartiers pauvres de la Capitale avec ses copains, et qui n'aurait jamais imaginé porter ce genre de vêtement.
Je m'empresse de me déshabiller à mon tour en voyant l'heure qui tourne sur mon tempus. Je garde précieusement le médaillon d'Ovide à mon cou, et m'attache les cheveux dans un demi chignon à l'aide du Marchombre. Je galère un peu au niveau des hanches, mais la robe finit par rentrer. C'est serré. Pas très pratique. Shirin visiblement a surtout l'intention de nous vendre comme des gigots bien ficelés, plutôt de faire profiter de nos charmes aux convives... Je m'embrouille dans les lacets derrière la nuque, et jette un regard suppliant à la jeune femme qui vient de me donner son nom.
« Shaloy. Et non, je ne suis pas danseuse, je suis plutôt là pour la sécurité, même si je me demande comment je vais faire pour l'assurer dans cette tenue... Vous pourriez me filer un coup de main pour la nouer, d'ailleurs ? »
Elle a un charme évident, et une grâce folle. Je conclus à sa question qu'elle est danseuse, contrairement à moi. J'ai hâte de la voir à l'oeuvre. Je lui tourne le dos en relevant le reste de mes cheveux non pris dans le chignon afin d'offrir ma nuque dénudée à ses mains plus expertes en la matière que les miennes. Une fois les liens lacés, je me tourne à nouveau vers elle en lui souriant, enfile les chaussures qui vont avec la tenue, et me saisit d'une boîte de maquillage non loin pour me pomponner face à un miroir à côté d'elle.
« Vous... on peut se tutoyer, peut-être ? Ce sera plus sympathique. Tu fais souvent ce genre de soirées ? Je suis nouvelle dans le milieu, personnellement. »
En insistant très légèrement sur le mot milieu, j'espère obtenir un indice pour savoir si elle est arrivée ici par le même circuit que moi. Qu'elle soit Cabaleuse ou non, les informations qu'elle pourra me fournir seront toujours les bienvenues, mais autant savoir rapidement.
Nous sommes rapidement coupées dans notre conversation par l'arrivée d'un homme costumé et discrètement armé d'un poignard sous sa veste. Un garde, j'en conclus.
« Laquelle d'entre vous est là pour la sécu ?
- Ça doit être moi. »
Je lève doucement la main, et il me tend une petite dague dans un fourreau accroché à une lanière que j'accroche à ma cuisse. Nul besoin de lui dire qu'avec ma bague Tsépi j'étais déjà suffisamment armée, autant suivre les règles, et quelque part ça pose rapidement les règles pour la soirée. On a donc le droit de faire couler le sang pour assurer cette fameuse sécurité et sérénité souhaitée par Shirin. Il doit avoir peur de se faire choper à nouveau. Je me demande si Höls a envoyé des espions ici. Probablement. Après tout, c'est pour ça qu'on m'a ordonné de venir ce soir, pour les identifier et les extraire de là. Faire double jeu ne va pas être aisé pour moi. Je me tourne vers Sakuna, et efface mes doutes d'un sourire après avoir refait tomber ma robe sur la dague et m'être assurée qu'elle était bien cachée.
« Fais moi signe si tu te fais emmerder par un de ses gros lourdauds, je crois que je viens de recevoir l'autorisation de les planter ! »
Je lui sers un clin d'oeil complice, et puis on nous annonce qu'il faut entrer dans la pièce. Une douzaine d'autres femmes plutôt jolies et coquettes se joignent à nous pour passer la porte, et un murmure de contentement résonne dans la luxueuse salle de soirée de maître Shirin quand nous faisons notre entrée. Comme à la soirée où l'on s'était introduit avec Calixte, des tables de jeu ont été placées à divers endroits, mais il y en a moins qu'à cette occasion, une grande scène bardée de deux épais rideaux de velours rouge prenant une grande partie de la pièce. Des chaises, des fauteuils et des tables sont disposés un peu partout, et l'ambiance est lourde de fumée de cigares. Un quatuor joue un petit air détendu et lascif sur la scène, en attendant le gros des festivités.
Pour l'instant, l'on s'attend certainement à ce que l'on se mêle à la foule. Je saisis donc le bras de ma nouvelle amie, comme j'ai vu d'autres filles le faire pour se balader à deux. Mes yeux balayent l'assemblée, mais je ne reconnais personne, pour l'instant. Entre la fumée épaisse et la salle bondée, c'est difficile. Il faudrait avoir un meilleur spot pour observer les gens... Je me penche alors à l'oreille de la jolie Sakuna pour susurrer quelques mots en son creux.
« Une petite partie avant que tu ne doives monter danser ? »