Je lis le message qui est assez court. C'est un mot de la part de Java, une amie garde de Rid qui semble s'être prise d'affection pour nous deux. Ensemble ils ont pris le temps de nous apprendre les bases du combat et de la survie. Quand elle en a l'occasion, elle n'hésite pas à passer à la maison pour voir comme nous allons et cela finit souvent par un mini cours pour voir si nous continuons de nous entraîner et si nous avons toujours en tête ce que l'on a appris. Cette fois, Java ne viendra pas à la maison. Elle semble plutôt proposer une rencontre en pleine nature. Elle ne détaille pas plus que ça ses intentions, mais je crains un cours de survie en pleine nature. Pour l'instant, je n'ai accepté des petites quêtes dans la Capitale et ses alentours, mais rien qui consiste à dormir à la belle étoile.
Le rendez-vous est fixé une semaine plus tard. Je sais déjà que Sio ne sera pas présente, je rédige donc une réponse rapide pour dire que je serais présente, mais pas ma sœur. Je ne sais pas si ma réponse arrivera à temps, mais j'aurais au moins essayé de prévenir Java. Dans les jours qui suivent je me prépare pour cette fameuse rencontre. Le lieu de rendez-vous est fixé près du grand fleuve à environ une petite journée de trajet en bateau. Le jour J j'embarque donc sur le fleuve. J'arrive sur le lieu de rendez-vous en fin de journée.
Me voilà donc maintenant devant l'embarcadère, un petit papier en main où j'ai noté les informations laissées par la garde sur notre lieu de rendez-vous. Si je ne me trompe, je suis au bon endroit, mais connaissant Java, j'ai bien fait de ne pas essayer d'arriver en avance. Je vais donc me poser à l'ombre d'un arbre et vais l'attendre.
Elle avait enfin fini par trouver sa zone de confort entre toutes les responsabilités qu'elle s'était engagée à tenir – mais il faut dire que c'était plus facile en se multipliant. Quand le sergent le lui fait remarquer, elle éclate de rire et lui donne un bon coup de coude dans les côtes. Allez Michel, un peu d'optimisme ! Elle reviendra vite, promis.
Après avoir vérifié plusieurs fois qu'elle avait tout emmené, elle se met en route pour un nouveau voyage. Même si elle affiche un visage sérieux et honoré devant sa division alors qu'elle les quitte, elle ne peut s'empêcher d'être sincèrement enthousiaste à l'idée d'enfin partir « faire une vraie balade ». En approchant du grand fleuve, elle déploie sa mini-barque et s'y installe avant de commencer à ramer un peu, pour ensuite suivre le courant.
Assise dans sa barque, les yeux du lieutenant brillent en pensant aux jours prochains. Après tout, elle allait avoir la chance de croiser une de ses petites chouchoutes le long du fleuve, et de s'amuser à lui faire faire toutes sortes d'exercices. Elle avait juré croix de bois et croix de fer à Rid qu'elle ne ferait jamais le moindre mal à sa petite sœur, bien sûr ! Mais elle ne comptait pas la ménager pour autant.
Plusieurs heures plus tard, elle amarre sa barque près du point de rendez-vous qu'elle a donné à Sia, et attend qu'elle rétrécisse pour la ranger dans ses affaires. A quelques minutes - ou plutôt, quelques dizaines de minutes près, elle était à l'heure ! Java repère la délicate silhouette florale de sa disciple sous un arbre, et s'approche d'un pas enjoué.
▬ Salut Sia ! Tu vas bien ? Et la famille, la forge, la guilde, ça va ? Désolée pour l'attente, haha. Tu veux manger un bout avant qu'on commence ?
Elle affiche un grand sourire. Selon sa réponse, l'entraînement pouvait prendre plusieurs tournures... Et vous pouvez toujours compter sur Java pour avoir toutes sortes de surprises dans sa manche. Quoique, elle n'a pas de manches. Dans ses poches, alors ?
Je griffonne donc dans mon carnet en faisant des croquis du corps de ma sœur et de morceaux d'armure qui peuvent s'adapter à son corps si particulier. Rien ne me convainc vraiment alors je me retrouve à couvrir mes pages de noir assez vite. Je reste ainsi un long moment à réfléchir et imaginer des tenues pour ma sœur. Je m'apprête à passer aux armes quand une bonne odeur de nourriture vient chatouiller mon nez. Je hume l'odeur de viande et d'épices tout en imaginant le plat dont il peut s'agir. Tout ceci m'ouvre un peu l'appétit. Je n'ai presque rien mangé avant de partir pour éviter d'être malade avec le voyage en bateau.
C'est à ce moment que Java arrive. Je regarde la garde et me redresse en époussetant mes vêtements.
« Salut Java. Je vais bien. »
Je ne prends pas la peine de demander si elle va bien, si elle parle nourriture, c'est que visiblement elle est en forme. Il ne faut s'inquiéter que si elle n'a pas d'appétit. D'ailleurs, en parlant de nourriture, elle me propose de manger un bout. J'ai vraiment faim maintenant qu'on en parle. Je hoche donc la tête et lui pointe le bâtiment dont vient la bonne odeur que j'ai senti plus tôt.
« Ça sent bon et je n'ai presque pas mangé avant de venir. »
Je n'ai certes pas l'appétit de la garde ou de ma sœur, mais il nous ait arrivé une fois de manger les trois ensemble. Notre prestation avait quelque peu étonné les autres clients et le patron de la taverne qui nous avait servi. Au moins, nous avions fait la journée de cette taverne et nous avions montré que même des femmes peuvent manger autant que des hommes et de façon absolument pas féminine.
Je me dirige donc vers le bâtiment dont l'odeur venait. Il s'agit d'un petit stand de nourriture pour les personnes de passage. Idéal pour ceux qui n'ont pas le temps de s'arrêter dans une taverne. Il y a un peu de tout, des plats à manger sur place et plutôt consistants à la simple brochette à grignoter en marchant. Je me tourne alors vers la garde et m'apprête à poser une question un peu bête.
« Tu as beaucoup faim ? »
▬ Hm ? Ouais, ouais. J'vais sûrement me prendre un petit gueuleton, mais d'abord...
Elle pose la main contre un arbre, et prolonge sa pause de quelques secondes. Une dizaine, à peu près. Le temps qu'un clone apparaisse dans le dos de Sia pour lui voler sa nourriture et sa bourse, sans vraiment lui laisser le temps de répliquer. Pas besoin d'être discret quand on a l'avantage numérique, et celui de la force physique ! La deuxième Java, après avoir fourré tout son butin dans sa sacoche, s'enfuit en courant entre les arbres.
▬ Tu vas devoir bosser un peu. Faut bien mériter sa pitance, hein ? J'suis pas sûre que tu sois déjà assez solide pour te battre le ventre plein, et j'ai pas envie de m'faire gerber dessus parce que la jolie Sia voulait goûter aux brochettes du gentil marchand.
Elle éclate d'un rire gras, et tourne la tête dans la direction dans laquelle son double est parti.
▬ Commence par la traquer et la débusquer. C'est un exercice basique d'aventurier, mais ça te permettra aussi de préparer ton plan d'attaque. Quand tu te bats de près, 'faut déjà avoir en tête ce que tu veux faire, ce que tu peux utiliser à ton avantage, et comment approcher l'adversaire. C'est la moitié du boulot.
Java s'approche de la jeune femme et pose la main sur son épaule, des étoiles dans les yeux.
▬ L'autre moitié, c'est savoir improviser selon tes réflexes. Y a des coups que tu verras venir, d'autre pas. Si tu montres à l'autre Java que tu sais y faire et qu'elle est contente de toi, elle disparaîtra. Tu peux aussi essayer de la prendre par vitesse, mais elle fera tout pour t'empêcher de revenir tant qu'elle sera là... Mais j'suis sûre que tu vas bien t'en sortir, gamine !
Le topo est terminé. La lieutenant reporte son attention vers le stand de nourriture, et s'approche du marchand pour lui montrer sa médaille, lui expliquer rapidement la situation, et commander un peu de tout. Bien sûr, elle ne comptait pas rendre la vie facile à Sia non plus, et peut-être que cette dernière serait tentée de lui piquer sa propre nourriture aussi... Mais dans tous les cas, ça reviendrait à affronter une Java !
Bon, si je veux manger, il faut que j'arrive à convaincre le clone de Java que je sais me débrouiller un minimum. J'ai peu de chances contre elle, surtout que la garde a une condition physique bien meilleure que la mienne et bien plus d'expérience. Je pousse un soupir et me lance à la poursuite du clone tout en réfléchissant. Déjà, il ne faut pas que je la perde de vue. Elle a déjà pris une longueur d'avance. Je cours entre les arbres jusqu'à apercevoir sa silhouette qui se glisse derrière un arbre et disparais. Je me dirige de façon à contourner l'arbre en question de façon à la voir réapparaître ou au moins la rattraper un peu. Une fois arrivée, rien. Elle n'est déjà plus là. Et pas l'ombre de sa silhouette dans le coin.
Je pousse un nouveau soupir. Il va falloir que je m'y mette de façon plus sérieuse. Je réfléchis à ce que j'ai amené avec moi. Il me faut un plan pour attraper ou au moins rattraper cette Java. Je n'ai pas pris grand-chose pensant que je verrais sur le moment, mais c'était sans compter sur l'esprit un peu fourbe de la garde. Je me creuse les méninges à la recherche d'une bonne idée. Je ne suis pas une grande stratège, plutôt du genre à foncer sans réfléchir et voir le moment venu. Forger, c'est bien plus simple que tout ceci. Je critique Rid pour foncer tête baissée dans la mêlée, mais en vérité, c'est que je ne suis pas beaucoup mieux que lui là-dessus. Je réfléchis un peu plus que lui, mais c'est lui qui m'a le plus appris à me battre, j'ai forcément un peu de son style dans ma façon de faire. Cet exercice avec Java me change donc de ce que je fais habituellement avec mon frère.
Assez réfléchis. Il faut que je retrouve mes brochettes qui doivent maintenant être froides ! La faim me motive un peu, mais je n'ai toujours pas de bon plan pour récupérer mon repas. Je sors mon épée en la laissant dans son fourreau. Je vais simplement la courser et essayer de la frapper pour l'arrêter. Je ne vois pas de meilleur plan. Je regarde un peu les traces au sol pour voir où est parti le double. Je les suis discrètement. Je suis sûre qu'elle est cachée pas très loin et qu'elle attend juste le bon moment pour ensuite m'échapper à nouveau. Je continue de la pister jusqu'à ce que les traces s'arrêtent. Où est-elle passée ? Je regarde autour de moi à la recherche d'un indice que j'aurais pu louper. Rien.
Je réfléchis un peu tout en observant les traces. Elle s'arrête pile devant un arbre. De mon souvenir, Java ne peut pas traverser les arbres ou alors... Ne me dis pas que... Je lève le regard et vois le clone. J'en étais sûre ! Je peste intérieurement. Je ne sais pas grimper aux arbres et de toute façon, je serais bien trop lente. J'ai l'impression que le clone me regarde en se moquant de moi alors que je fulmine à l'intérieur. Et puis zut ! Ça ne sert à rien de trop réfléchir ! Je prends mon épée et tends mon bras en arrière. De toutes mes forces, je lance mon épée dans la direction du clone. Cela semble le surprendre un peu, mais il évite sans problème. L'épée rebondit sur le tronc et tombe en rebondissant sur les branches avant de finir au sol. Devoir en arriver à maltraiter l'une de mes créations chéries, voilà à quoi j'en suis réduite.
Ca ne tarde pas : même si elle est jeune, Sia est bien entraînée. Sûrement grâce à son frère ? L'autre Java la dévisage, le regard rieur, alors qu'elle s'apprête à lancer son épée. C'est presque mignon, quelque part, comme réaction. Mais inefficace. Elle saute au sol, et atterrit dans une roulade soignée, en faisant attention à garder les brochettes intactes entre ses doigts.
▬ Si tu jettes un truc sur l'ennemi, sois sûre de toucher.
Elle se baisse et ramasse l'épée.
▬ Sinon, tu lui donnes juste une arme supplémentaire sans le blesser. Pas bon pour toi. Oh, et en passant...
Le clone soupèse l'épée, puis siffle en faisant quelques gestes avec en direction de l'aventurière.
▬ Beau boulot. Jette pas des beautés pareilles sur n'importe qui. Trouve-toi une arbalète, un fouet, un boomerang... Les couteaux de lancer, ça marche bien aussi. Même si j'connais un forgeron qui ronchonne encore à cause d'une commande du genre, haha !
Elle rit à gorge déployée en repensant à Lyle et son fameux client noble malpoli, puis reprend un air sérieux. Elle n'a pas été invoquée pour rigoler. Avec toute sa force, elle plante l'épée de Sia dans la terre, et s'en sert comme appui pour se projeter plus loin, continuant d'agiter ces fameuses brochettes sous le nez de la demoiselle.
▬ J'te laisse une deuxième tentative, parce qu'on vient de commencer. Récupère ton épée, et essaie autre chose pour initier le combat. Sinon, je cours !
C'était une façon comme une autre de garder l'exercice accessible, tout en lui laissant une difficulté raisonnable. Comme elle l'avait fait il y a des lunes avec une jeune valkyrie, elle s'inspirait à nouveau des instructeurs de l'académie pour entraîner correctement cette jeune aventurière. Elle la garde à l’œil, prête à réagir au moindre de ses mouvements. Alors, quelle serait sa prochaine surprise ?
(Pendant ce temps, la Java originale engloutit un sandwich plus long que son bras.)
Elle ramasse mon épée en me faisant la morale, ou plutôt une petite leçon. Elle en profite aussi pour évaluer mon travail. Elle semble plutôt impressionnée par ma lame, ce qui a le don de me donner un petit sourire de fierté. Cette lame, c'est mon petit bijou, l'une de mes meilleures créations. Bien sûr, elle n'est pas parfaite, mais j'en suis plutôt satisfaite. Et puis elle me dit que je devrais me trouver d'autres armes à lancer... C'est vrai que je vais sortir une arbalète d'un chapeau magique ! Par contre, l'idée des couteaux à lancer me plait plus, il faudra que j'y réfléchisse. Attend une seconde, quelle est cette histoire avec un forgeron ? Ça m'intéresse ! En plus, l'histoire a l'air drôle au vu de son rire.
Malheureusement, je n'aurais pas le temps de lui en demander plus pour le moment. Elle plante mon épée dans le sol plutôt profondément et agite mes brochettes devant mon nez. Ça y est, elle me cherche à nouveau ! Il ne faut pas que je tombe dans son piège, elle ne cherche qu'à me provoquer. Je dois donc initier les choses. Très bien !
Je fonce vers mon épée et la sors de terre. Cependant, elle est enfoncée bien plus profond que je ne le pensais et elle me résiste un peu. Je finis par réussir à l'enlever, mais j'ai perdu de précieuses secondes. Pendant ce temps, le clone en a profité pour s'éloigner un peu et continue d'agiter mes brochettes avec un air provocateur. Mon arme en main, je ne réfléchis pas trop et décide de lui foncer dans le lard. Avec toute la vitesse et la force que je peux, je me rue sur ce clone de Java. Elle m'évite avec aisance, mais je ne m'arrête pas là. Je donne une série de coups d'épée en direction des parties vitales du clone, mais elle les évite de peu à chaque fois. Cela a le don de m'énerver de plus en plus, mais je résiste pour me concentrer et réfléchir à une ouverture, un moyen de la surprendre. Je vais récupérer ces satanées brochettes et je les mangerai, même froides !
Un coup sur le flanc droit, puis une petite feinte, un coup porté plus haut, à gauche, en bas. Les coups se suivent depuis un long moment. Je commence à fatiguer à force de manier ainsi mon arme dans le vide. J'ai frôlé de peu le clone à plusieurs reprises, mais jamais assez pour le toucher. Je ne dois pas lâcher. Je commence à m'habituer à son rythme et à anticiper sa façon d'éviter. Je cherche une ouverture ou un moyen de lui faire lâcher mes brochettes. Et puis je vois l'occasion parfaite. Sans réfléchir, ma lame fait un mouvement ascendant et vient frapper la main qui tient les fameuses brochettes. Le clone semble légèrement surpris que je vise soudainement cette main alors que je cherchais à toucher ses parties vitales plus tôt. Ce n'est pas assez pour la faire lâcher sa prise, mais son sourire me dit que j'ai plutôt bien tenté.
Leurs mouvements adoptent lentement un rythme complémentaire. Excellent travail. Elle sourit, cherchant un bon mot pour la complimenter sans en faire des caisses, quand un coups la prend à dépourvu. Sa main ? Mais enfin, elle aurait pu y perdre ses brochettes ! Elle inspire, les dents serrés, encaissant la douleur.
▬ Bien, bien, bien. Maintenant on arrive à la partie intéressante. La douleur, ça motive les gens à s'battre, comme tu l'auras sûrement vu avec ce bon vieux Rid. Bon, ça motive pour faire plein de conneries aussi, mais ça, on s'en fout. On passe à la vraie leçon ?
Java lance les brochettes en l'air, se propulse à leur suite pour les récupérer dans un salto arrière, et donner un coup de pied dans la lame de Sia en atterrissant. Pas besoin d'en dire plus : la vraie leçon, c'est l'affrontement en combat rapproché, où il n'est plus question de fuir. Elle place sa main gauche, qui tient les brochettes, dans son dos - signe silencieux qu'elle les garde en main pour se donner un handicap.
Sa main droite lui servira à détourner les prochains coups, mais également à habituer la jeune aventurière à combattre contre un adversaire fourbe. Lui attraper l'épaule pour s'en servir d'appui. Lui donner un coup de paume dans la gorge pour gêner sa respiration. Attraper une branche d'arbre pour chatouiller son petit bout de nez avec les feuilles. Et toutes sortes d'autres combines.
Après avoir encaissé quelques coups, toujours la main dans son dos, elle sort son sabre – qui, comme pour tous les entraînements, restera dans son fourreau en tant que bâton.
▬ T'as beaucoup progressé jolie fleur, c'est beau à voir. Je te laisse choisir ton dernier exercice. Soit on met nos armes à terre et on y va avec les mains et les pieds, soit on se bat à armes égales.
Ca lui semble à peu près juste comme proposition. Et si jamais sa disciple n'est pas contente, elle se fera un plaisir de lui voler le luxe du choix ! Après tout, la leçon n'est pas encore terminée.
Évidemment, la garde ne s'arrête pas là. La leçon ne fait que commencer. Elle repousse ma lame avec une certaine aisance dans son salto. Elle a un style bien à elle et très différent du mien, mais elle reste une excellente combattante à mes yeux. Ne jamais sous-estimer Java. C'est une des choses que j'ai appris en la rencontrant. Que ça soit au combat ou à table. Alors qu'elle se donne maintenant un handicap, la vraie leçon commence. Au moins mes brochettes sont maintenant en sécurité, mais je sais d'avance que je les mangerais complètement froides. J'ai presque envie de pleurer à l'idée de ne pas pouvoir savourer ces délicieuses brochettes, mais mon adversaire ne me laisse pas le loisir d'y penser.
La garde se met à enchainer plusieurs fourberies et tentatives de me déstabiliser. Quand il s'agit du combat rapproché, Java me surprend toujours et me force à rester parfaitement concentré au moindre de ses mouvements. Un style bien différent de celui de Rid. Avec mon frère les choses sont plus simples, il a tendance à utiliser la force brute avant tout et à foncer tête baissée. Ici j'ai affaire à une femme tout aussi impressionnante question force, mais bien plus fourbe. Elle sait toujours trouver le truc pour me surprendre ou faire baisser ma garde. J'arrive tout de même à répondre à ses coups et nous en échangeons plusieurs avant qu'elle arrête de nouveau les hostilités pour sortir son sabre.
J'ai le choix. Épée ou poings. Facilité ou difficulté. Je suis plutôt à l'aise avec ma lame et dans un duel pour les lames se croisent. En revanche, à mains nues je ne vaux vraiment rien. Je me suis beaucoup améliorée au maniement de mes lames et je ne pense pas un jour chasser une bête à mains nues, mais qu'en est-il des hommes ? Je sais que les aventuriers ne peuvent tuer comme ils le souhaitent et qu'ils doivent éviter les affrontements meurtriers avec d'autres citoyens quand ils le peuvent. Mais dans les faits il y a toujours un moment où il faut se battre pour sa propre sécurité ou sa vie. Et rien ne garantie que j'aurais toujours une épée sur moi à ce moment-là. J'hésite un petit moment, mais je finis par lâcher mon épée et la faire glisser un peu plus loin.
« Je suis ici pour apprendre. Je ne dois pas rester dans ma zone de confort. »
Je me mets donc en position, me rappelant les leçons pour apprendre à placer mes poings correctement et ajuster ma position pour ne pas finir au sol trop rapidement. Je ferme mes points et fait attention à la position de mes doigts comme m'a montré mon frère et me met en garde face à Java. Je suis prête à recevoir des coups et à répondre. Enfin cela, c’est ce que j'espère. Mais il ne faut pas très longtemps pour que je finisse au sol sans avoir donné un seul coup. Face au regard rieur du clone, je ne me laisse toutefois pas démontée. Je me relève, me remets en position et recommence. Je ne dois pas me laisser avoir deux fois par le même coup et apprendre.
« Encore. »
Bon, ça aboie fort mais ça mord pas grand chose. La gamine est déjà au sol comme une vieille crêpe mal rattrapée, et même si la Java qui joue les instructeurs a envie de se moquer, elle se contente de la regarder se relever. C'est la dernière épreuve : celle qui déterminera si le clone doit disparaître, ou non. Si Sia a progressé, ou non.
▬ Encore.
La demoiselle en redemande, alors c'est ce qu'elle recevra. Java répète la même suite de coups, de manière à laisser à Sia l'occasion de voir la feinte arriver pour la parer, cette fois. Satisfaite, elle continue dans sa lancée. Bondissant à sa droite, puis dans son dos, pour être sûre de solliciter tous ses angles morts. Comme toutes les fois où une Java se bat, chaque mouvement est calculé, mais pour cette fois – ou plutôt, pour cette demoiselle là – ils sont tous calculés pour être facile à observer.
Java avait pris l'habitude de tout lui montrer par la pratique. De lui montrer quand il vaut mieux parer qu'esquiver, et inversement. Les coups qui permettent d'attraper l'adversaire par le bras pour le faire tomber au sol, et comment ne pas perdre l'avantage lorsqu'on est celui qui se fait attraper. Comment gagner, comment perdre, et comment faire semblant de perdre pour mieux gagner.
Elle n'était pas du genre à prendre le temps d'entraîner n'importe qui. Même avec ses hommes, il fallait avoir le regard qui brille d'une certaine façon pour obtenir des cours particuliers avec le lieutenant et ses clones. Sia avait plus que mérité ses leçons remplies de pièges, et plus elles se battaient ensemble, plus elle savait que ce n'était pas une erreur de lui avoir tendu la main.
Arrive enfin le moment du combat que Java attendait. Celui où leurs mouvements entrent en symbiose, celui où elle n'a plus à y aller doucement pour être certaine que ses gestes sont correctement observés. Elle encaisse quelques coups, et en rend d'autres. Un coup de poing qu'elle ne voit pas venir finit par l'avoir en pleine mâchoire, et il lui faut quelques secondes pour se relever.
Parfait.
Elle se projette en avant avec toute la rapidité dont elle est capable, et le sourire d'un monstre repu. Alors qu'elle lui rentre dedans, elle glisse les brochettes froides dans une de ses mains, et se penche vers son oreille.
▬ Bien joué. J'en attendais pas moins d'toi.
Et elle disparaît, comme une ombre qui n'aurait jamais existé.
*
Pendant ce combat impressionnant, Java se dispute avec le marchand. Il essaie désespérément de lui expliquer que si elle n'aime pas le plat qu'elle a commandé, ce n'est pas de sa faute, mais elle continue de gueuler qu'il lui a servi un truc horrible et qu'elle veut être remboursée.
Pour remettre les choses en contexte : elle continuait de se remplir la panse joyeusement, quand elle a vu qu'il proposait du pinplume à la moutarde – une de ces viandes en sauce qu'elle voyait souvent au Village Perché, mais qu'elle avait rarement l'occasion de goûter. Toute heureuse à l'idée de pouvoir essayer cette nouveauté, elle lui en avait demandé deux portions, sauf que voilà : non seulement le goût de la viande ne lui plaisait pas, mais en plus elle avait vraiment l'impression d'avoir englouti du pinplume avarié.
Heureusement pour ce pauvre marchand, elle s'interrompt net dans ses revendications. Elle fixe le vide, afin d'être complètement concentrée alors qu'elle reçoit les souvenirs de son clone. Visiblement, Sia a passé sa petite épreuve. Java applaudit joyeusement, et fait mine d'avoir oublié cette vilaine petite altercation.
▬ Changement de plan, mon vieux ! Je veux un peu de tout – sauf ton pinplume dégueulasse, là – pour accueillir ma disciple en grande pompe !
Elle n'était pas du genre à payer les repas aux autres, mais visiblement, Sia l'avait plus que mérité.
Je me laisse tomber de fatigue d'un coup, en sueur et haletante. J'ai récupéré mes brochettes, maintenant froides, mais ce n'est pas vraiment ça qui me rend heureuse sur le moment. J'ai battu un des clones de Java ! Et dans un combat à mains nues ! Ce n'est qu'une petite victoire dans un combat d'entrainement, mais pour moi, c’est déjà beaucoup. Cette femme est un véritable monstre quand il s'agit de combat et d'entrainement, encore plus envers ses élèves. Alors avoir réussi à lui donner un tel coup et avoir réussi à la satisfaire, cela me donne un petit sentiment de fierté.
Après un moment à rester ainsi sans bouger et à juste profiter d'un rayon de soleil, je me redresse et regarde mes brochettes. Elles sont complètement froides, mais ont quand même l'air mangeable. C'est dommage, elles seront clairement moins bonnes. Je me relève et récupère mon épée ainsi que mes affaires qui ont fini au sol avant le petit combat. Une fois que j'ai tout récupéré, je me mets en marche sur le chemin du retour tout en grignotant mes brochettes froides.
Après un moment à zigzaguer entre les arbres, je retrouve la petite place où j'attendais Java plus tôt. Je retrouve aussi le stand de nourriture où ma professeure semble m'attendre. Ou plutôt, elle semble se remplir le bide. Devant elle, une table assez large pour quatre ou six personnes couverte de nombreux plats. On peut dire qu'elle ne se laisse pas abattre. Je viens m'asseoir sur une chaise à ses côtés dans un soupir fatigué. Toute cette nourriture, le fait que mes brochettes n'étaient pas si bonne et l'exercice physique m'ont clairement ouvert l'appétit. Certes, je ne mange pas autant que Java et Sio, mais on peut dire que j'ai un sacré appétit. Java à elle seule pourrait ruiner un restaurant qui propose des menus à volonté, alors si on rajoute les deux sœurs Zmeï... Je me demande ce que cela pourrait donner avec Rid en plus... Il n'a pas notre appétit, mais cela pourrait presque être amusant à essayer.
« Tu as décidé de vider les stocks de ce marchand ? »
Je regarde les plats qui ont tous l'air différents. Il y a vraiment de tout : des légumes, des bouillons, des pâtes, de la volaille, du gibier, du poisson, de l'épicé, de l'exotique, des plats froids, et même du sucré. Je pourrais presque baver devant tout ceci, mais la nourriture de Java est à Java. C'est sacré. Je n'y touche pas à moins d'y être invitée.
▬ T'en fais pas, on a bien parlé, il en aura pour sa bourse ! Ca donne faim, hein ?
C'est plus fort qu'elle, il faut bien qu'elle la taquine un peu.
▬ C'est pour toi ma belle. T'as bien progressé ! Tu mérites une récompense digne de c'nom.
Java ponctue sa remarque en agitant une cuisse de poulor, qu'elle ne tarde pas à croquer avec gourmandise. Certes, elle avait mangé pendant tout ce temps. Mais elle avait encore un peu de place, et puis, c'était malpoli d'inviter quelqu'un à festoyer sans participer, non ? La cuisse qui n'est maintenant qu'un os qu'elle suçote bruyamment est en tout cas témoin de sa bonne foi. Plus de farces, plus de retournements de situation, juste de la bonne nourriture à savourer en bonne compagnie.
Après avoir vidé son bol de riz, le lieutenant décide de revenir sur l'exercice du jour. Elle commente les erreurs de Sia, notamment certains gestes qu'elle a repris de son frère, et qu'elle ne devrait pas exécuter sans avoir au moins la moitié de son endurance. Elle fait le tour de ce qu'elle a apprécié dans sa façon de se battre, et des points sur lesquels l'aventurière devrait continuer de travailler. Le combat rapproché, avec des dagues qui pourraient aussi lui servir de couteaux de lancer, pourrait être intéressant, fait remarquer Java alors qu'elle mâche un bout de pain.
▬ En tout cas, vu tout c'que tu sais faire, j'ai pas besoin de m'inquiéter jusqu'à la prochaine fois. Je t'enverrai une lettre quand je serai rentrée, ça t'va ? Je serai pas vraiment joignable avant ça...
Comme elle ne sait pas trop jusqu'où elle peut aller dans les détails sur son expédition, Java se contente du minimum. De toute façon, y a pas de quoi emmerder Sia avec ce genre de choses. Et si ça l'intéresse tant que ça, elle lui racontera de belles histoires à son retour pour lui mettre des étoiles dans l’œil !
Rien que ça, c'est une motivation toute entière, franchement.