Décidément, il faisait bien trop chaud pour la saison. Luz jeta un bref coup d’œil au dossier de chaise qui portait déjà fièrement sa blouse, son gilet et le châle amenés le matin même et dont elle s’était séparée quelques minutes auparavant. Elle glissa un doigt malhabile dans le col de sa chemise dans l’espoir d’éloigner le tissu étouffant de sa peau bouillante. Allons, que racontait ce maudit document déjà… ? Voilà cinq fois qu’elle relisait la même ligne, incapable de dépasser le premier paragraphe administratif du dossier qu’elle était supposée traiter. Ce n’était pas sa faute : elle se trouvait présentement dans un étrange inconfort qui ne cessait de croitre subrepticement, inconsciente de ce qui agitait ses cellules avec tant d’ardeur. Si elle avait été en possession de l’entièreté de ses capacités intellectuelles en cet instant, sans doute aurait-elle pu faire le rapprochement avec les mélanges médicaux qu’elle avait effectués un peu plus tôt. Elle se serait alors rappelée qu’une jeune apprentie avait heurté son coude au moment fatidique et qu’elle s’était gracieusement arrosée d’une bonne part de potion alchimique douteuse, non terminée et dont les émanations étaient potentiellement dangereuses. A la place, elle se contenta de noter distraitement qu’un écho douloureux sourdait dans sa tête sous la forme d’une doucereuse migraine, et ôta les deux premiers boutons de sa chemise blanche afin de libérer plus avant sa gorge surchauffée.


Elle ne remarqua nullement que ses prunelles s’étaient teintées d’un accent plus métallique mordoré et que sa chair d’ordinaire de velours s’électrifiait progressivement d’une énergie difficilement contenue. Non, elle nota plutôt que la clenche de son bureau était en train de se mouvoir et qu’une silhouette fort familière se dessinait à présent dans l’encadrement. Elle plissa toutefois les yeux, quelque peu hors d’elle-même et l’esprit à demi vaporeux, luttant pour ramasser dans sa mémoire abîmée les fragments de souvenirs nécessaires à cette entrevue.


La belle Aventurière était l’une de ses patientes régulières. Leur rencontre s’était déroulée bien des mois auparavant et elles n’avaient eu de cesse de se revoir depuis, ne serait-ce que pour réaliser un suivi médical de cette combattante vétéran. Luz ne niait aucunement qu’elle appréciait grandement la jeune femme et qu’une attraction matinée d’amitié taquine les liait plus fermement que n’importe quel rendez-vous médical obligatoire. En l’occurrence, Lilith était dans un état catastrophique – moins que lors de leur rencontre initiale, mais tout de même !


Sa stupéfaction et son inquiétude étaient réelles. Si réelles, qu’elles prirent soudainement un drôle d’aspect dans sa tête. Incapable d’accéder à ses connaissances médicales et vraisemblablement parachutée dans un monde onirique délétère, Luz, droguée, se releva d’un pas peu assuré et sut en cet instant quelle était l’exacte solution à tous les problèmes de sa délicieuse amie.

L’électrocution.


Elle tapota le cuir du tabouret amélioré de son cabinet avec tous les airs d’une matrone enthousiasmée, un gloussement presque au bord des lèvres.

« Où as-tu mal ? »

... Partout, peut-être ?

Elle rapprocha son propre tabouret de sa patiente d’une main machinale et la concentration vint froncer ses sourcils. Cela fut presque imperceptible, mais son cœur se trouva subitement étreint d’une morsure glacée, une angoisse diffuse qui lui rongeait les entrailles à la vue des plaies recouvrant la peau d’ordinaire immaculée de Lilith. La part encore consciente d’elle-même et de la portée de ses actes, noyée loin sous les couches rendues amorphes par les herbes, se débattit un bref moment. La vision de son amie s’offrant à elle en pleine confiance révoltait quelque chose de primaire en elle lorsqu’elle se savait incapable de l’aider – pire, peut-être allait-elle empirer son état ? Recouverte par cette chape de brume magique aussi terrible que des fers passés aux poignets, plus guère libre de ses actes, Luz éprouvait en contrepoint le vertige effroyable de la perte de contrôle progressive. Mais il s’agissait de nager à contre-courant dans un torrent déchainé…

« Effectivement, ton bras est bel et bien cassé… »

Ses doigts courraient sur la peau nue comme autant de touches légères et adroites, se gardant soigneusement d’appuyer sur les hématomes douloureux qui florissaient à vue d’œil sur les zones contrariées. La ligne franche de ses sourcils se plissa un peu plus tandis qu’elle ramassait la totalité de ses forces dans cette phénoménale bataille de concentration.

« Hmm… Non… Je ne vois pas de traces de blessures internes… Je serais tentée de te dire que tu as eu de la chance, mais te connaissant, il s’agit davantage de talent. »

Elle fit l’erreur de relever les yeux pour lui sourire. Un sourire lumineux, honnête. Qui ouvrit les vannes de son inconscient, fendit net la frêle barrière qu’elle était parvenue à maintenir debout jusqu’à présent. Impuissante, elle ne s’aperçut pas même du balayage intempestif de son intelligence et resta donc dangereusement persuadée de disposer de l’ensemble de ses moyens, d’être dans son parfait devoir moral et raisonné. Sauf que…

« Je remercie tous les jours mes choix de professions de ne pas m’infliger de collègue potentiellement catastrophique ! Si tu veux, je connais l’un des Conseillers de la guilde… Avec le nom et le prénom de cet incapable, je suis sûre qu’on peut lui faire donner une mission dans les marais ou dans le grand nord. Voire mettre des horreurs dans son casier, ou… L’électrocuter. »

Elle lui fit un clin d’œil. Un geste tout à fait, parfaitement saugrenu, juste avant qu’elle ne répète une deuxième fois, à voix basse et hachée, le terme « électrocuter ».


Nouveau, énième gloussement. Parfait pour agrémenter le récit d’une expédition illicite, classée secret d’Etat et qu’elle racontait présentement sans frein comme un simple voyage à la boulangerie du coin.

« Mais bon. Reste qu’il y avait tous ces foutus revenants là, impossible de les électrocuter. Tu savais toi que les os de cristal ne prenaient pas la foudre ? Quelle indignité. Mes parents s’en seraient retournés dans leur tombe. On s’est retrouvés du coup à trois contre euh… Douze ? Trente-six ? Je ne sais plus très bien. Mais du cristal, partout, et du joli. Leurs yeux luisaient comme du diamant bleu, ça aurait été bien pour de la joaillerie d’ailleurs, j’aurais pu t’en faire un collier. »

Elle mima un cadre avec ses doigts, ferma un œil et mit Lilith en visée, imaginant sans peine une splendide parure décorer son poitrail. A ce point-là du récit, aussi illogique que haché et précipité, sa patiente avait de toute façon probablement compris que Luz n’était pas exactement dans son état normal.


Son sourire s’élargit, doté d’une innocence pure. Oui, la praticienne paraissait fermement, absolument convaincue de ses propos. Elle resplendissait d’un aplomb incroyable, une lueur électrique sur la peau, persuadée de jeter toutes ses forces dans la bataille pour soigner au mieux sa délicieuse amie. C’est dans ces exactes conditions qu’elle tendit la main, à deux doigts de saisir le poignet de Lilith…

Le cri plaintif qui franchit les lèvres de Lilith lorsqu’elle heurta un mur foudroya Luz sur place. A mi-chemin de se relever, prête à bondir, ses muscles se paralysèrent et sa bouche s’assécha brusquement, tandis qu’un effroyable étau de souffrance s’emparait de son crâne. En réalité, la Luz intérieure qui luttait jusqu’alors pour sauver sa patiente et amie avait redoublé de vigueur, profitant de la brèche offerte par la voix de Lilith. Car même au travers de brumes magiques, la praticienne ne souhaitait pas faire de mal à sa compagne : son inconscient s’agitait présentement de hauts le cœur virulents, remuant en tous sens comme un beau diable prisonnier de sa boite. Incapable de mettre des mots sur cet insondable déchirement mental, Luz ne put qu’avancer de deux pas hésitants, la bouche grande ouverte de surprise, une main toujours tendue vers la jolie Aventurière.

« Mais… Mais pourquoi tu… »

Oui, par Lucy, pourquoi Lilith en était-elle venue à pareille extrémité pour éviter son contact ? Ne voulait-elle guère être soignée ? Etait-elle prise de folie ? Luz ne souhaitait pourtant que son bien et ne pouvait lui administrer ses électrocutions bienveillantes si sa patiente ne cessait de s’agiter en tous sens et de fuir ! A moins… A moins que le fameux grognours qui s’en était pris à elle n’ait été infecté d’une étrange magie contagieuse. Elle n’avait en effet pas songé à vérifier les autres risques d’infection lors de son auscultation, il demeurait donc tout à fait possible que Lilith se transforme progressivement en un danger pour elle-même et pour les autres. Certains virus infectieux influençaient leur hôte pour les contraindre à s’autodétruire afin de se nourrir… Etait-ce le cas de son amie ? Etait-ce la raison pour laquelle elle refusait si ardemment ses soins réparateurs ? Luz s’était approchée d’un nouveau pas, les mains tendues, paumes en avant comme pour apprivoiser un animal sauvage montrant les crocs :

« Lilith… Je crois que tu n’as plus toute ta tête… Laisse-moi t’aid… »

Elle n’eut guère le temps de finir sa phrase, son interlocutrice s’était une nouvelle fois envolée sans attendre, déguerpissant dans les hauts couloirs du complexe hospitalier. Bordel ! s’insurgea la part corrompue de son esprit, entrainant directement une réplique acerbe et outrée de son inconscient protecteur.


Sa cible… ? Non, elle désirait la soigner. Rien d’autre. Rien qu’une parfaite normalité médicale à l’égard d’une patiente qui était, elle, atteinte de folie magique. Voilà, c’était cela, nul besoin de se remettre soi-même en cause. Son talon s’ancra dans le sol, poussa contre le dallage. Il y eut un micro bruit de détonation électrique et son corps fut soudainement projeté en avant d’une prompte détente, vélocité inouïe accordée par son amélioration de pouvoir, Polarisation.

« Liliiith ! Revieeeens ! »

Dépossédée d’une bonne partie de ses réflexes et de son esprit de réflexion, elle ne vit qu’au dernier moment le virage conséquent qui s’annonçait à quelques mètres de là. Elle dut bondir pour s’épargner un impact gênant, prit appui sur le mur pour interposer ses jambes, poussa sur ses talons et s’éjecta dans la nouvelle direction souhaitée, une nuée électrique vrombissant autour d’elle. Elle ne s’aperçut pas des mines stupéfaites du personnel et des patients qui s’étaient jetés de côté pour éviter leur course poursuite, interloqués d’un pareil remue-ménage. Les questions fusaient en tous sens et tous la connaissaient trop bien pour ne pas constater que quelque chose ne tournait décidément pas rond…


Voilà qu’elles se dirigeaient tout droit vers l’un des cloitres qui servaient de zones de repos pour le personnel, véritables écrins de verdure au cœur de l’hôpital…

Les bras croisés sous sa poitrine pour maintenir les morceaux épars de sa culpabilité en place, Luz pressa sensiblement ses épaules de ses doigts tremblants dans l’espoir de glaner une once de chaleur intérieure supplémentaire. Elle se tenait assise sur un lit d’hôpital, plus livide qu’un drap délavé, incapable d’appréhender pleinement les conséquences de ses actes. Oh, certes, le personnel actuellement présent dans la pièce ne cessait de lui répéter qu’elle n’y pouvait rien et que c’était un miracle que Lilith n’ait finalement pas été électrocutée, cela ne suffisait pas à atténuer cette démangeante sensation de gouffre croissant dans ses entrailles. Elle avait envie de vomir. Un dégoût d’elle comme s’il lui fut possible de s’arracher à sa propre ossature, jeter aux déchets l’être qu’elle représentait et qu’elle ne pouvait désormais plus affronter. Elle s’en était prise à Lilith. Elle avait aggravé ses blessures, l’avait traquée dans l’hôpital, poussée dans ses retranchements déjà mis à mal par le grognours. Quel genre de médecin était-elle ? Quel genre d’amie était-elle, qu’elle mettait en grave danger les âmes qui comptaient pour elle ? Pour la centième fois, elle releva brièvement le regard vers la porte au fond de la pièce, ouvrant le passage vers une chambre adjacente. Celle où était allongée Lilith, encore inconsciente.


Luz déglutit, des brumes de souvenirs longeant sa mémoire abimée. La chute brutale de Lilith avait figé la praticienne sur place, percé la croute opaque de la drogue. « Attachez-moi », avait-elle alors supplié d’un ton pressant l’équipe de sécurité qui venait d’arriver sur les lieux, luttant avec ses dernières bribes d’énergie pour couper la source de son pouvoir et permettre aux hommes de l’attraper sans risque. La suite était plus trouble, bien que salvatrice… Le personnel médical s’était agité pour comprendre la raison de sa folie et avait mis la main sur les traces herbeuses nocives qui corrompaient son sang : il n’avait fallu qu’un antidote pour éliminer définitivement tout risque quelques vingt minutes plus tard tandis que l’on traitait les premières blessures de Lilith. Bien entendu, il faudrait prochainement retrouver la fiole coupable, débuter une enquête sur les propriétés explosives du liquide et tâcher de le retirer définitivement du marché pour mieux l’étudier… Un tel accident ne devait surtout pas se reproduire !

Restait que Luz demeurait seule avec ses remords et ses incertitudes. En proie à un tourbillon de colère rentrée, une haine viscérale dont elle retournait les armes contre sa propre peau, là où ses ongles s’enfonçaient peu à peu dans sa chair. Etreinte d’une morsure glacée, parcourue de sueurs froides, la praticienne parvint à se décoller de son refuge et à ouvrir la porte qui la séparait encore de sa victime. Ses jambes vacillèrent, ses collants écornés du talon droit jusqu’à la cuisse, les vêtements plus chiffonnés qu’un lendemain de cuite. Ô comme elle aurait aimé qu’il ne s’agisse que de cela… D’un lendemain de cuite, d’un rêve à peine réel. La chaise qu’elle tira à elle ne produisit aucun bruit, et ses doigts tremblants se saisirent avec une précieuse douceur de la main inerte de la belle Aventurière endormie, aidée par le secours d’anesthésiants. Ses prunelles d’un vert d’eau profonde s’ourlèrent de perles affligées, incapables toutefois de glisser paisiblement sur ses joues à cause du choc psychologique qui l’agitait toujours. Leurs mains jointes auréolées de la lueur tamisée de Vol Vie, Luz attendit que l’énergie déversée ramène Lilith à sa conscience, entièrement soignée, pour trouver le courage de parler :

« Lilith… Je t’ai fait quelque chose d’effroyable… J-Je suis terriblement désolée pour tout cela, j’ignore comment je pourrais un jour rattraper mes actes… »

Ses dents vinrent cisailler sa lèvre inférieure, flamme incertaine qui peinait à maintenir en place le dernier barrage de sa culpabilité flagrante. Que deviendrait-elle si Lilith lui en voulait définitivement ? Si elle refusait de lui parler, arrachait sa main de la sienne ? L’observait avec dégoût ? Elle ne pourrait certainement pas le lui reprocher. Elle-même s’administrerait une semblable punition si elle le pouvait… Quant à se justifier par les déboires d’une drogue imprévue, cela sonnait fort comme une excuse de mauvaise foi. Elle devait mieux à Lilith !

« Je te garantis que cela n’arrivera plus jamais. J’ai reçu un antidote et… Et… Comment te sens-tu ? »

Cette unique et finale question fut presque murmurée d’une voix effrayée. Effrayée par la possibilité que Lilith ne veuille plus jamais lui répondre.

Complètement perdues, les prunelles de Luz alternaient entre l’une et l’autre iris de son interlocutrice, cherchant à percer les mystères de ses mirettes d’or pour comprendre le message caché de son histoire. Malgré sa perplexité, son esprit buta sur le nom cité par Lilith et elle marmonna son assentiment lorsqu’elle lui demanda si elle connaissait Arya Tolevira. Que le monde était petit ! Luz avait entendu dire que l’Aventurière de jadis avait été promue Saphir grâce à ses faits d’armes – un titre largement mérité de ce dont elle se souvenait, les prouesses de la tentaculaire combattante l’ayant maintes fois aidée autrefois au sein de la Cité Enfouie. Arya était alors à la tête de leur escouade, malheureusement flanquée de deux Nobles fort peu équipées pour une telle aventure… Cette pensée était à présent presque nostalgique, plus d’un an après ces événements, et Luz s’interrogea sur ce qu’était devenue Andra Milan, le troisième membre de leur groupe. Au moins Arya semblait-elle s’être amusée depuis tout ce temps, et en bonne compagnie qui plus est…

Elle n’eut heureusement pas à souffrir trop longuement de l’égarement de Lilith, car les souvenirs remontèrent de toute évidence à la surface, augmentant la gêne et la honte de la praticienne. Elle revit son agression une nouvelle fois à travers les expressions de son visage, et se tendit à la manière d’un arc sous tension. Plus que les mots, ce fut l’étreinte de l’Aventurière qui atténua les nœuds atrocement emmêlés de ses épaules, chassa un peu plus loin l’étau de sa culpabilité. Luz se détendit, un souffle filant hors de ses lèvres après avoir été maintenu dans sa gorge de longues minutes durant. Ses actes n’étaient certes pas entièrement rattrapés, mais Lilith lui pardonnait et mieux encore, acceptait encore de la toucher et de lui parler. Cette découverte était telle une délivrance, un sceau d’eau chaude jeté sur la glace de son cœur, mélangeant de nombreux sentiments contraires en une mélasse ni tout à fait hostile, ni tout à fait agréable. Elle avait du moins le mérite d’être un soulagement. Voilà qui suffirait bien jusqu’à ce qu’elle puisse se pardonner elle-même.


Ses longs cheveux sombres lui chatouillaient les joues et les épaules. Elle n’était également que trop consciente du corps de la jeune femme pressé contre le sien, aussi généreux dans ses formes que l’était sa propriétaire.

« Comment pourrais-je te refuser cette soirée ? C'est bien trop d'honneur ! »

Ses lèvres s’ourlèrent d’un sourire franc et lumineux tandis qu’elle se reculait pour mieux échanger avec son interlocutrice. Elle n’avait toutefois pas encore totalement brisé leur étreinte, ses mains toujours apposées sur les avant-bras de Lilith, l’écrin de ses doigts placé là à la manière d’une caresse spontanée.

« Je crois que j’ai suffisamment abusé de ton temps pour ce matin et tu as grand besoin de pouvoir te reposer. Retrouvons-nous ce soir, si cela te convient ! Dans le quartier commerçant de la Capitale ? J’ai entendu beaucoup de bien des tavernes là-bas… »

Elle eut une grimace théâtrale, et ajouta sur un demi ton d’humour :

« Je crains de devoir te laisser pour l’instant, j’ai beaucoup de… Dégâts à rattraper. »

L’un des murs tout neuf du couloir était notamment agrémenté d’un splendide trou tout en fissures, là où Luz avait enfoncé ses talons pour amorcer son virage. De la même manière, l’une des vitrines à proximité s’était brisée par résonnance… Luz percevait d’ici le regard scrutateur de Salem, sa comptable, qui ne manquerait pas de lui rappeler combien elles étaient passées proches de la catastrophe. Personne – hormis Lilith - n’avait heureusement été blessé…

« A tout à l’heure, donc ? »

Son sourire se fit plus festif alors qu’elle se dirigeait vers la porte. La perspective de la soirée s’avérait au moins délicieuse pour rattraper ce début de journée désastreux !

~

Luz leva une main en visière pour se protéger du soleil déclinant. Elle avait pris soin de réaliser un détour salvateur par la Volière aux Dragons et s’était notamment accordé une tasse de thé de sa création, comptant sur les effets relaxants de certaines herbes pour soulager son corps du stress de la matinée. Elle n’était pas entièrement sûre de se remettre un jour pleinement d’avoir agressé l’une de ses proches patientes, mais cela constituait déjà un bon pas en avant. Car si elle avait momentanément failli à sa tâche de praticienne, elle disposait de suffisamment de détermination pour tirer parti de l’accident et faire en sorte qu’une telle situation ne se reproduise jamais… Avec un peu de chance, les recherches sur le sujet permettraient d’informer tous les soigneurs à travers le continent, et donc de trouver de meilleures alternatives. Elle songeait encore à cela en cherchant Lilith à travers la foule, balayant les nombreux visages de ses prunelles vertes papillonnantes dans la luminosité ambiante. L’équipe qu’elle avait affectée au projet était performante et Nema elle-même avait été informée de l’incident… Elle ne doutait pas que la nature de la toxine serait très vite identifiée.

Où diable était Lilith ? Ne disposant pas quotidiennement d’ailes, Luz se contentait d’aborder une pensée bassement rampante, ne pensant pas un seul instant à vérifier les toits avoisinants. La foule était dense à cette heure, de nombreuses personnes s’interpellant en tous sens tandis que les fêtards gagnaient progressivement les rues pour se les approprier. Le début de la saison chaude était toujours propice à une forme d’ambiance festive contagieuse, et de nombreux liens se nouaient sous le couvert des tavernes entre l’alcool et la fièvre d’une soirée… Elle rajusta sur son épaule la bretelle de sa tunique légère couleur crème, cerclée à sa taille d’une fine ceinture en cuir. Sa tenue s’achevait sur un short court qui laissait dévoiler l’entièreté de ses jambes fuselées, déjà halées de soleil par le temps infini qu’elle passait dehors à courir la campagne malgré ses obligations professionnelles. Elle avait agrémenté le tout de deux sandales dentelées dont les lanières s’entrecroisaient haut sur ses chevilles, et avait également remonté son ample chevelure feu sur sa nuque en une longue queue de cheval agrémentée de fils tressés or et ivoire.

Elle ne perçut le battement d’ailes qu’au dernier moment, s’écartant spontanément de concert avec les badauds environnants lorsque la silhouette élancée de Lilith apparut devant elle. Un instant les yeux ronds comme deux perles surprises, elle se fendit très vite d’un grand sourire lumineux en reconnaissant l’Aventurière.

« Lilith ! Est-ce que tu vas mieux depuis ce matin ? Tu arrives à point nommé, je comprends un peu mieux la sensation que doivent ressentir tes ennemis lorsque tu leur tombes dessus. Même si j'espère que tu n'es aussi bien apprêtée que pour venir me voir. »

Son ton était on ne peut plus taquin, un sourire roublard pour seule preuve de son humour. Elle lui avait néanmoins délivré une chaleureuse accolade et s’écartait à présent pour se tourner vers la rue longiligne qui s’étendait à leurs pieds.

« Ce soir, je compte te couvrir des mets les plus délicieux de la Capitale ! Qu’il ne soit pas dit que je ne t’ai pas offert les meilleurs verres… Où désires-tu aller ? »

Soucieuse de ne pas appesantir son invitée d’une décision potentiellement difficile – après tout, savoir où aller manger et boire était la question la plus ardue de l’histoire de l’humanité, Luz avait préparé son coup par avance. Aussi ajouta-t-elle sans insistance cependant :

« Je peux t’emmener si tu veux à l’Anguille d’Argent. L’ambiance y est plutôt sympathique avec de la musique jouée chaque soir, de quoi danser et bien sûr des planches de charcuterie fromage à en tomber par terre ! Je ne suis pas une spécialiste, mais je crois que la bière n’est pas en reste. »

Le vin était un peu moins exceptionnel, mais elle n’était pas regardante lorsqu’il s’agissait d’une soirée impersonnelle passée à s’amuser en compagnie d’une amie.

Elle rentra la tête dans les épaules de manière théâtralement comique, son sourire adoptant la courbe d’un désolement profond.


Seul le rire guttural de son interlocuteur lui répondit, juste avant qu’il ne disparaisse dans une arrière salle armé d’un torchon. Luz s’accouda sur le bois de leur charmante table et se pencha sensiblement en avant, adoptant le ton de la confidence :

« Pour tout te dire, je venais énormément par un moment, mais je n’ai plus guère eu l’occasion de profiter de cet endroit depuis plusieurs semaines. ... Ou mois ? »

Elle soupira. Le travail était éreintant, surtout lorsqu’on tâchait d’entretenir une carrière brillante et ambitieuse. Luz avait progressivement vu ses loisirs se réduire comme peau de chagrin, trop occupée à courir en tous sens pour résoudre une multitude de problèmes… Et soutenir sa famille. Outre la kyrielle d’espions qui vivotaient dans sa demeure et qu’elle entretenait par diverses cargaisons de thés, sa sœur non plus n’était pas une sinécure. Et que penser de ce statu quo précaire qu’elle entretenait entre sa vie publique, sa vie amoureuse désastreuse, les espions du Royaume et la Cabale elle-même ? Zahria, Calixte, Mysora, Jeschen, Jin, Naëry et bien d’autres encore… Parfois ne songer à rien et profiter simplement du moment présent sans problématique à gérer avait du bon. Non, vraiment, les soirées de cet acabit étaient suffisamment inédites pour qu’elle n’en profite pas au maximum !


Ses lèvres se fendirent d’un semi sourire renard, une malice pétillante dans les prunelles. Elle sortit de sa besace une fine bouteille à l’apparence austère et artisanale, dénuée d’étiquette.


Du vin rouge lui ferait le plus grand bien pour débuter. Lorsqu’Alphonse eut fini de prendre la commande de Lilith, elle déboucha sa bouteille artisanale et versa un très léger fond dans leurs deux verres.

« J’y fais ajouter de la racine d'Aruyes lors de la macération pour ajouter un petit quelque chose en plus. Mais je ne sais pas si c’est judicieux ? »

Elle haussa un sourcil interrogatif, puis fut prise d’un léger rire de grelot.

« Au regard de ton appétence pour la nourriture, tu devrais vraiment créer une guilde sur le sujet ! Imagine, la plus grande enseigne cuisinière d’Aryon, proposée par Cheffe Crabantill en personne entre deux missions, rapportant les denrées les plus rares du continent… Je suis prête à payer sans poser de question personnellement ! »

Elle ne fut pour sa part pas mécontente de laisser de côté son vin personnel, satisfaite de ses avancées mais pas suffisamment folle pour le préférer à un véritable breuvage du cru exécuté par des professionnels. Lilith avait fort bien résumé le tout et sa remarque était juste de sens. Cela n’en était encore que plus fascinant, Luz se délectant par avance des essais supplémentaires qu’elle allait devoir réaliser pour faire progresser son breuvage. De nombreuses soirées alcoolisées en perspective heh !


Ignorant royalement le tavernier, Luz n’attendit pas pour pointer chaque aliment et confier leur origine à la belle cornue, saisie d’un enthousiasme grandissant :

« Saucisson de lapin fromager, terrine de sanglier des montagnes, jambon cru de talbuk, pâté de lagos cervidae et bacon de porc-becue. Côté fromages il y a différents affinages, majoritairement du lait de boucton, de dohlio et de talbuk. »

Si Lilith paraissait aussi mauvaise cuisinière que Luz, au moins était-elle une excellente mangeuse !


Au cours de ces derniers mois, elles n’avaient jamais reparlé des origines de leur toute première rencontre. Sa patiente avait-elle progressé dans sa quête personnelle ? La praticienne ne pouvait nier la curiosité qui l’étreignait. Quasiment abattue par une créature cauchemardesque qu’elle n’avait fait qu’entrevoir, la Cité enfouie hantait parfois leur vie comme le souffle glacial de la mort sur leur nuque. Lilith y avait après tout perdu la quasi-totalité de ses compagnons d’aventure. Mais ce sujet était trop difficile à évoquer sans un bon litre d’alcool dans le sang et une lune haut dans les cieux, aussi Luz jeta-t-elle plutôt son dévolu sur des questions plus traditionnelles :

« Tu m’avais dit à l’époque être continuellement sur les routes. As-tu finalement changé d’avis pour un appartement à la Capitale ou es-tu toujours libre comme l’air ? »

La paye d’Aventurier était amplement suffisante pour s’offrir un toit digne de ce nom. Surtout lorsque l’on misait sur les demandes dangereuses et que l’on hésitait guère à s’investir dans son métier. Si l’objectif de Lilith était demeuré le même, c’est-à-dire retrouver la créature responsable de ses blessures, probablement optait-elle pour les requêtes risquées.

« Allons, tu dois bien avoir prévu un programme pour tes vieux jours. Une villa dans les Archipels, peut-être à l’Etoile du Sud ? »

Elle se fendit d’un sourire taquin, visualisant sans peine son interlocutrice en joli deux pièces.

« Accompagnée de deux coeurls apprivoisés et de cocktails maison… On dit que les soucis s’effacent sous le soleil. »

Oui, comment Lilith voyait-elle son avenir ? Que signifiait pour elle une existence réussie ?

En bonne compagnie, tout était prétexte à porter un toast. Devenir un tantinet plus sédentaire n’était pas une faiblesse et Lilith découvrirait bientôt le plaisir simple qu’il y avait à pouvoir rentrer dans un véritable chez soi après de longs mois de galères sur le terrain. Le silence de quatre murs, ses affaires à portée, personne pour vous enquiquiner… Elle repensa avec nostalgie à cette époque pas si lointaine où la Volière aux dragons était pleine de vie. Qu’elle avait râlé, alors, sur cette incessante activité dérangeante, nulle part où prendre son thé au calme ! A présent, elle regrettait presque le silence qui avait progressivement gangrené les nombreuses pièces de la maison. Heureusement, Calixte passait plus souvent dernièrement du fait de sa grossesse impromptue et Luz se gavait comme une affamée de sa présence chaque fois qu’il avait l’heur de franchir le portillon…


Elle prit un air pensif, avalant dans le même temps une délicieuse tranche de saucisson. Elle n’avait plus réellement réfléchi à l’après depuis plusieurs mois. Bien sûr, elle disposait de projets à court et moyen terme, mais le long terme s’était depuis peu comme évaporé entre ses mains… Comment se voyait-elle, vieillie par le temps et laissée sur le bas-côté du monde dans quelques cinquante années ? La vie de famille n’était pas pour elle. En termes de femme au foyer, elle n’était pas exactement un modèle idéal… Certes, elle s’était déjà envisagée mère par le passé, mais il s’agissait davantage d’une décision prise au jour le jour face à une découverte imprévue. Quoi, alors, travailler toute sa vie ? Cela ne lui faisait pas plus envie. Et peut-être, dans un recoin de son esprit, qu’un vieux rêve s’agitait dans son sommeil… Oui, il était vraisemblable qu’elle disparaisse subitement, un beau jour de saison chaude, sans laisser la moindre trace. Partie loin derrière l’horizon, armée d’un simple carnet de notes et de sa curiosité maladive. Exactement comme ses parents.

« J’avais les idées assez fixées jusqu’à il y a peu… Je m’imaginais en belle compagnie, avec mes familiers et mes proches, en petite vieille amoureuse et épanouie. Lucy seule le sait, mais l’existence nous joue souvent de drôles de tours ! Depuis deux mois, je ne sais plus. Nous nous sommes séparés et je n’ai pas la moindre foutue idée de la mamie que je serai. Compte sur moi pour vivre centenaire toutefois, je te le garantie, je suis pire que du chiendent ! »

Elle rit doucement, aucune tristesse dans la voix et le regard cependant. Elle avait fait son deuil depuis bien longtemps et se révélait suffisamment pragmatique pour aborder paisiblement chaque nouvelle surprise que lui offrait la vie. Même celle en apparence mélancolique. Ses souvenirs n’étaient pas perdus et elle était heureuse de cette période vécue… Ne restait plus qu’à en construire une neuve, encore meilleure que la précédente.


Une villa perchée sur la cime d’un volcan, voilà un spectacle qu’elle souhaitait voir un jour ! Voire un palais construit sur les rebords de la frontière, de sorte à pouvoir l’explorer autant que possible ? Et pourquoi pas à flanc de fenrir ?

« Si d’aventure tu cherches de la compagnie en ville, lors de l’un de tes retours à la Capitale, n’hésite pas du moins à passer par chez moi. Je te ferai transmettre l’adresse, c’est au bord de la Luisante. »

Autour d’elles, la musique se faisait plus entrainante. Un rythme fluide et glissé qui se faufilait contre la peau, soulevait les semelles et faisait battre inconsciemment les doigts en accords harmonieux. Une note échauffée que Luz perçut comme un signal, une envie soudaine embrasée dans la tessiture de son corps : elle se levait, déjà, et avait posé un genou à terre avec humour, nuque courbée et main tendue vers Lilith, invitation ouverte à danser :


Peut-être, probablement, vraisemblablement, qu’après cette journée éreintante de travail, son esprit était plus sensible à l’alcool. Et peut-être qu’elle s’en fichait royalement, appréciant juste ces moments absurdes et plaisants hors du temps.