8h53. Plus que 7 minutes, et il devrait aller là, devant tous ces gens, pour potentiellement trahir leurs attentes. Il ne savait pas comment faire pour arriver à gérer ce moment. Que se passerait-il ? Que diraient-ils ? Allaient-ils le huer ? Allaient-ils l'insulter ? Le mépriser ? Comment sa vie au Village se passerait-elle, une fois sa garde terminée ? Pourrait-il se déplacer librement, ou lui mènerait-on la vie dure ? Serait-il obligé de déménager ? Le doute l'assaillait lorsqu'il pensait à tous ces gens terrifiés par un quotidien trop dur pour eux qui allaient voir leur pilier depuis des années prendre sa retraite. Des meurtres secouaient le Village, et lui prenait sa retraite...
8h57. Encore 3 minutes avant son discours. Face à lui, ses gardes, sa famille depuis plus d'une décennie maintenant. Il serait temps de leur faire ses adieux, et de prendre un nouveau départ. Ses pauvres enfants, il était sur le point de les abandonner. Comment pouvait-il faire ça ? Il s'imaginait déjà ce qu'ils allaient penser, comme ils seraient déçu de lui et de sa volonté qui avait finalement flanchée face aux difficultés de la vie de garde et au temps qui enserrait son corps. Lui qui avait promis qu'il mourrait en protégeant le Peuple, il allait devoir faire face à ceux qui partageaient la même vocation et qui allaient voir la faiblesse de son cœur.
8h59. Il ne voulait pas, il ne voulait pas, il ne voulait pas, il ne voulait pas, il ne voulait pas, il ne voulait pas, il ne voulait pas, il ne voulait pas, il ne voulait pas, il ne voulait pas, il ne voulait pas, il ne voulait pas, il ne voulait pas, il ne voulait pas, il ne voulait pas, il ne voulait pas, il ne voulait pas, il ne voulait pas, il ne voulait pas, il ne voulait pas, il ne voulait pas.
9h. Il inspira profondément, se gifla le visage, et avança. Écartant le lourd rideau, il monta sur l'estrade et le silence se fit presque aussitôt dans l'esplanade pourtant bondée. Le Colosse ne se laissa pas démonter, et, malgré les larmes qu'il sentait déjà monter en lui, il se positionna au pupitre, se racla la gorge, et commença.
« Ahem... Mesdames et messieurs, merci de vous être rassemblés ce jour pour venir écouter mon annonce. Je sais que la matinée est avancée et que nombre d'entre vous ont des choses à faire, j'essaierais donc d'être aussi bref que possible... »
Une inspiration, histoire de ravaler le trac. Il parlait comme Capitaine, en respectant l'étiquette qui allait avec, et non pas comme Magnus.
« Depuis presque 16 ans maintenant, je suis Capitaine du régiment des Belluaires et je m'efforce de faire du Village Perché et de ses alentours un havre de paix, ou du moins quelque chose qui en soi le plus proche possible. Les choses n'ont pas été faciles dès le début, car j'ai du trouver ma place et prouver ma valeur à ceux qui venaient tout juste de perdre leur propre Capitaine. Vous étiez tous pris dans un deuil et avez été forcé de m'accueillir parmi vous. Et, petit à petit, c'est ce que vous avez fait. Vous m'avez accordé ma chance, m'avez laissé m'établir ici, et m'avez accordé votre confiance. Il me semble avoir su répondre à vos attentes, avoir donné raison à votre confiance, et avoir fait de mon mieux pour que vos vies soient meilleures. J'ai trouvé ici ce que j'avais perdu. Avec les Belluaires, j'ai trouvé une famille, aimante et tolérante, prête à tout pour son frère ou sa sœur, soudée malgré les dissensions. Avec le reste du Village, j'ai trouvé un foyer, un lieu où me ressourcer, où me reconstruire après mes propres épreuves. J'ai tout donné pour vous, et vous me l'avez bien rendu en faisant de ces 16 dernières années les plus belles de ma vie jusqu'à maintenant. »
Une nouvelle inspiration. Cette fois, les première larmes perlèrent.
« Vous avez compris, je me doute, que si je vous dis tout ça, c'est pour une raison bien précise. Je ne vais pas tergiverser : il est pour moi venu le temps de la retraite. J'ai bien réalisé ces derniers temps que je n'étais plus suffisamment frais pour tenir la cadence. Les récents événements survenus au Village me l'ont bien fait comprendre : je ne suis plus dans le coup. Aussi, je vais donc partir et laisser mes deux lieutenants assurer ma suite en attendant qu'on trouve quelqu'un digne de me remplacer. J'ai bien compris que mon corps ne tient plus la route, et que ma volonté s'effrite alors que je regarde autour de moi des vies plus trépidantes, et tant de belles choses que je n'ai jamais faites. J'ai eu une vie bien remplie, bien chargée, mais il a toujours manqué un morceau, dans cette vie. Un morceau que j'ai trouvé depuis des années déjà mais que je me refusais à reconnaître comme étant ce qu'il était : un amour simple, pur et puissant. J'ai... Réalisé, il y a peu, que j'avais... Que j'avais... »
Il renifla bruyamment, inspira, expira, et inspira à nouveau, la tête baissée pour ne pas regarder la foule.
« Que j'avais trouvé cet amour, en la personne d'une aubergiste joviale et rondelette qui a su ravir mon cœur par la splendeur de son âme. Et moi qui, depuis quelques temps, me demande à quoi bon continuer, à quoi bon continuer d'essayer de me convaincre que je suis encore suffisamment capable pour tenir la route face à des criminels ayant moitié moins de printemps que moi... Moi qui n'ai jamais fait que faire passer les autres avant, et qui n'ait jamais pris la peine de m'accorder du repos... Égoïstement... J'ai souhaité vivre ma propre vie, et prendre le temps de profiter des années qu'il me reste, pour finalement combler ce que je n'ai fait que tenter de remplacer depuis tout ce temps : le vide de ne pas avoir de famille concrète, autre que ces enfants perdus que j'ai décidé de prendre sous mon aile, ici, aux Belluaires. »
Les larmes coulaient alors sur ses joues sans discontinuer désormais. Il continua tant bien que mal.
« Alors... Alors désolé ! Je sais comme vous devez être déçus, comme vous devez avoir honte d'avoir eu pour Capitaine un tel poltron, un tel lâche qui finalement fait passer sa petite vie de famille rêvée avant le bien-être de tous ! Je sais que je vous laisse dans un moment difficile, dans des temps troublés... Mais, je vous en supplie, acceptez de pardonner à ce vieux lion son seul caprice depuis tant d'années de loyaux service dans la Garde. Acceptez, s'il vous plaît, de me laisser goûter à la vie simple et douce dont vous jouissez... S'il vous plait, pardonnez-moi... »
Et le reste du discours qu'il avait préparé finit étouffé dans sa gorge. Il reste aussi digne que possible, la tête haute, des torrents sur le visage, mais l'air plus déterminé que jamais. Pendant de très longues secondes, un silence de mort se fit. Il sentait la consternation de la foule face un tel discours. Qu'il avait honte... Il finit par baisser la tête, se mordant la lèvre inférieure.
Clap.
Clap.
Clap.
D'abord timides, des applaudissements se firent de plus en plus fort, jusqu'à devenir un concert tonitruant, aussi tonitruant que son rire caractéristique. Les gens souriaient, pour la plupart, et même ceux qui pleuraient semblaient heureux malgré tout. La cacophonie surprit Magnus, qui releva la tête l'air totalement désemparé, incapable de comprendre ce qui se passait.
Finalement, ils voulaient bien qu'il vive sa vie ? Ils acceptaient qu'il pense à lui ?
Les sanglots le prirent plus fort encore, et il les retint du mieux qu'il put en éclatant d'un rire forcé démentiel, dans lequel on devinait tout de même les vibrations des pleurs.
Le torrent de soutien dura quelques minutes, avant de se taire tranquillement. Le Colosse reprit alors une dernière fois la parole.
« Mes amis. Mes enfants. Merci. Je pars d'ici le cœur léger, mes doutes envolés, et mon âme réchauffée. Ce soir, un festin sera donné pour tous ceux qui le souhaitent. Et dès demain, je serais aux côtés de ma douce Bernardine, à la Soupière Gloutonne. Une dernière fois, le Colosse du Village Perché vous salue. »
Et il fit son plus beau salut militaire, comme il n'en avait jamais fait. Il le maintint quelques secondes, puis se remit au repos ; marmonna un dernier merci ; et s'en fut.
C'était là le dernier discours de Magnus Nottsen, le Capitaine Gadoue des Belluaires, le Colosse du Village Perché.
Elle repense à ses échecs et ses réussites, ses erreurs et leurs conséquences, ses victoires et leurs combats. A ce frère d'armes, frère de Xylia, qui lui aura fait confiance jusqu'à y perdre la vie. A tous les sourires qu'elle a vu, et toutes les larmes qu'elle a essuyé. A ses anciens et nouveaux amis.
Elle descend silencieusement pour rentrer dans la caserne par une fenêtre, et aller se goinfrer à la cantine comme tous les matins. L'estomac bien rempli, elle se sent prête à affronter la matinée.
Le Capitaine Gadoue a toujours les mots qu'il faut. Il dit ce qui doit être dit sans faire dans la dentelle, mais pile de la bonne façon pour que tout le monde comprenne. Elle l'admire depuis la foule, et boit ses paroles, les yeux remplis d'étoiles. Java est bien placée pour savoir qu'il mérite sa retraite plus que n'importe qui, et tout le bonheur qu'il a trouvé avec. Mais ça lui fait quand même un peu mal.
Le regard humide, elle applaudit de toutes ses forces avec tous les autres, à s'en faire mal aux mains. Pas grave. Il mérite la meilleure des ovations, le plus grand des bonheurs, et, et ! Toutes ces belles choses que les gens biens devraient avoir le droit de vivre, même si elle ne saurait pas l'exprimer.
Java ignore les regards qui l'interrogent – restera-t-elle lieutenant longtemps ? En profitera-t-elle pour saisir le pouvoir ? Java s'en fout. Elle est simplement heureuse pour son ami : tout le reste, elle y réfléchira plus tard. Elle n'a jamais voulu fonder de famille, mais être accueillie au sein de la grande famille des Belluaires lui aura probablement sauver la vie.
Elle essuie une dernière larmichette, et s'éloigne en marchant tranquillement. Au moins, elle pourra continuer d'aller le voir autant qu'elle voudra, lui et son amoureuse, dans leur auberge. Et se remplir la panse comme il faut ! En espérant qu'il cuisine aussi bien qu'il dévore, ce bon vieux Magnus.