Le jour avait déjà commencé sa course, et baignait de sa lumière matinale chatoyante et douce les maisonnées accrochées sur les flancs des arbres titanesques qui formaient le maintien de base du Village. À vue de nez, Zeny estima qu’il était 9 heures. Il était en fait à peine 7h. L’espèce de passerelle qui servait à accéder aux premiers niveaux de la cité arboricole était quasiment vide, à l’exception d’un type qui la descendait au pas de course, chargé d’un gros sac à dos et d’un arc. Certainement un aventurier en quête de gloire... Mais jamais il n’atteindrait le succès fracassant que Zeny rencontrerait ! Un jour ou l’autre !
L’accès aux niveaux normaux du Village se fit sans encombres, et presque sans aucun temps d’attente, chose assez étonnante quand on connaissait la légendaire efficacité des gardes quand il s’agissait de faire leur travail – qui, effectivement, relevait de la légende, du moins pour le régiment du Sud. Durant le peu de temps qu’il passa à patienter, Zeny en profita pour laisser trainer son oreille, et à raison : les gardes jasaient pas mal, discutaient entre eux à grands coups de « mais qu’est-ce qu’on va faire maintenant » ou de « moi j’dis, ça changera pas grand-chose à not’ quotidien » ou encore « y’a des frites c’midi à la cantoche ? » Apparemment, la dernière nouvelle au Village Perché, c’était que le capitaine en place, un certain monsieur Nottsen, venait d’annoncer sa retraite !
Lorsque le type qui s’occupait de vérifier dans les affaires de Zeny eut fini, l’aventurier en profita pour lui demander plus d’informations sur le sujet – un capitaine qui prend sa retraite, ça n’arrive pas tous les jours tout de même !
« Hey hey my man, » commença-t-il avant de faire des mouvements incohérents avec les mains et en parlant avec un rythme étrange. « Le capitaine Nottsen, qui part à la retraite, j’vois bien qu’ça t’fait d’la peine, qu’il parte sur un coup d’tête ! Mais s’teuplait boy, explique-mooooi… Pourquoi qu’y fait ça ? »
Et il ponctua la fin de son « chant » par un léger « Yeahhhhh », preuve incontestable de la fierté qu’il éprouvait après avoir fourni un spectacle si pitoyable aux yeux des gardes. Le type le regarda avec les yeux plissés, et la bouche tordue dans une moue douloureuse chargée de dégoût.
« Il… Il a trouvé une p’tite femme avec qui fonder une famille, y parait. Bernardine, elle tient l’auberge de la Soupière Gloutonne… »
Ahhhh ! L’amour… Comme cela inspirait Zeny, comme cela lui donnait des ailes et le faisait monter dans les tours de la créativité !
« Ah… Elle court, elle court, la maladie d’amour… Dans le cœur des enfants, de 7 à 77 ans… N’est-ce pas, my man ? » chantonna-t-il en levant le pouce, comme s’ils étaient bons amis.
Une fois de plus, le dégoût. Mais l’artiste savait bien que ses improvisations étaient moins bonnes que ses textes pensés et réfléchis calmement. Il n’eut que faire du mépris rencontré par ces communs, et continua sa route en direction de la fameuse auberge après avoir demandé sa position aux militaires. Aller sur les lieux même d’un amour naissant et éclatant entre un vieux militaire retraité et une petite aubergiste rondelette, comme c’était… ROMANTIQUE !
Rien que d’y penser, la fièvre lui montait à la tête. Il sentait son pouls accélérer, et sa respiration se saccader légèrement. Comme il voulait les voir, les écouter, les sentir… La hâte le prit tellement qu’il finit par courir dans la direction donnée. Heureusement pour lui, peu de passants dans les rues ce matin-là. Il parvint à zigzaguer entre les badauds sans trop d’encombre, faisant un pas de côté par-ci, un pas chassé par-là, un pas de la lune de ce côté et limbo de l’autre. Même s’il n’y avait pas nécessité de se contorsionner pour passer, il le faisait. C’était tout de même vachement plus stylé que de juste marcher, non ?
Cependant, alors qu’il sortait de son pas de lune légendaire, il tournoya sur lui-même et reprit sa course sans remarquer qu’une petite vieille se trouvait sur son chemin. Ses yeux la captèrent une seconde trop tard, et il se décala mais pas assez pour ne pas lui rentrer dedans. La bonne femme s’effondra au sol en poussant un cri similaire à une loutre agonisant – ou en plein orgasme, on ne sait pas trop – tandis que l’aventurier se contenta de sautiller pour éviter de tomber, puis lâcha un « Oh pardon, baby ! » sans même s’arrêter de courir et en faisant un sourire qui se voulait charmeur. Il continua sa course, mais pas bien longtemps.
La petite vieille s’était mise à hurler des grands « malotru », « malappris », « sac à merde » et autres « bah bravo super pour mon cabas il est foutu maintenant t’es vraiment qu’un p’tit con hein ». Evidemment, de tels mots doux alertèrent des gardes qui se tenaient un peu plus loin dans la rue. Ils étaient deux, c’est tout ce que Zeny parvint à voir avant de se faire choper par la taille et plaquer au sol avec une violence suffisamment conséquente pour lui couper la respiration et lui faire lâcher un son aussi disgracieux que celui de la mémère qui était tombé.
Pas trop d'humeur à gérer un énième cas de « petit vieux qui veut se plaindre », elle essaie de fuir en se dirigeant vers une allée sur la gauche, sauf que ça marche pas.
▬ Lieut'nant ! Y a un gourgandin qui m'a pourri mon sac, sûrement un d'ces bandits qui traîne, hein ?! Faut l'foutre au cachot çui là !
Et voilà, y a les collègues qui sont sur le type, et elle se retrouve avec la mamie sur le dos. C'est parti pour le dépôt de plainte, du coup.
▬ On s'calme l'ancienne, faut faire les choses dans l'ordre. J'suis sur le coup, si c'est vraiment un sale type, vous pourrez aller lui postillonner dessus à la caserne.
La vieille grommelle une nouvelle fournée de jurons pendant que Java s'approche du « gourgandin » incriminé. Elle fait signe aux Tortugrams de lâcher le bonhomme et leur chuchote quelques ordres – histoire de leur refiler la corvée de devoir recopier la plainte de la mémé – puis elle s'accroupit pour s'adresser à ce soi-disant délinquant.
▬ Bon, on va faire ça rapidement. Ton blase, ton boulot, et tu me résumes ce qui s'est passé avec la dame en deux phrases.
Même si la situation ne l'enchante pas vraiment, elle ne pourra pas nier que ça lui aura au moins changé les idées. Prudente, elle pose sa main sur le sol pour faire rapidement appel à un de ses clones, qui apparaît avec une mine un peu défaite. Java l'interroge du regard. Ca va aller ? Elle hoche la tête. Ca devrait le faire.
L'autre Java attrape le bras du type pour le relever sans grande délicatesse, tandis que l'originale le toise de haut en bas, de bas en haut, pour planter son regard dans le sien. Drôle de dégaine. Peut-être qu'il sera marrant.
Bien qu’il avait reçu un entraînement militaire quelques années auparavant, il fallait bien reconnaître que le tacle que Zeny avait pris lui avait abimé un peu les cervicales. Il pencha la tête d’un côté puis de l’autre, se faisant craquer le cou, et épousseta brièvement ses habits, avant de se mettre en position de salut devant la militaire. Il ne savait pas son grade ni qui elle était, mais si elle prenait la relève des deux types déjà présents, il était certain qu’elle avait un grade supérieur au leur. Puisque sa mère était elle-même dans ce régiment, il valait mieux bien présenter.
« Zeny Astley, m’dame, nom de naissance Misha Hendricks. Aventurier, musicien, plus grande popstar qu’Aryon ait connu, connaisse et connaîtra ! Le rooooiiiiiii… » Il se mit à faire un drôle de déhanché en positionnant sa main devant son visage, et en fermant les yeux. De toute évidence, le « bien présenter » avait vite été oublié et remplacé par son habituelle exubérance. « … Du groooooove ! Oh yeah ! »
Remarquant le dégoût prononcé pour ces mouvements que le garde tacleur et le décrotteur de nez affichaient, il se racla la gorge et se remit en position de salut, reprenant par la même occasion :
« Et, euh, je courais m’dame ! »
Durant quelques secondes, il n’ajouta rien. Il pensait que ça suffisait. Avoir le QI d’un fer à cheval, ce n’est vraiment pas pratique dans la vie de tous les jours. Malgré cela, il arriva à déceler dans les visage médusés par tant de bêtise de la femme et de son double qu’il manquait quelque chose à sa déclaration. Aussi, il s’empressa d’ajouter :
« Enfin, euh… Je viens de rentrer de mission, et pis au poste de contrôle à l’entrée j’ai appris que votre capitaine avait donné sa démission pour une donzelle… Alors moi, j’suis poète, voyez ! J’suis musicien parolier, j’écris et je vis les vie des gens, je les raconte dans le monde avec ma musique… Alors forcément… Ben voilà, comprenez, leur histoire… C’est de la belle romance, ça, c’est du romantique du mielleux du dégoulinant de la BOMBE ! » Il mima de ses mains une explosion, écartant grand les bras, des étoiles plein les yeux – chose qui échappa probablement à la garde, en raison de ses lunettes teintées.
Comme à son habitude, dès qu’il s’agissait de faire de la musique et de s’inspirer de quelque chose, il partait au quart de tour. La dernière fois qu’il avait fait ça, c’était quelques semaines plus tôt, avec sa fameuse Flower Baby… Ha, sacrée rencontre. Heureusement que son entrain l’avait poussé à la suivre tel un loup traquant sa proie, sinon jamais il n’aurait écrit les belles balades qu’elle lui avait inspiré.
« C’est super adorable leur histoire, ‘trouvez pas ? Avec une histoire pareille faite en chanson, c’est sûr que je pourrais me trouver un bon mécène… Oh peut-être que Lord Spautifaille serait intéressé !! Enfin, je m’égare, désolé m’dame ! » Une fois de plus, il se remit en position de salut militaire, l’air soudainement sérieux. « J’étais donc en chemin pour aller les voir, le capi… L’ex ! L’ex-capitaine, et sa femme. Pour leur demander du croustillant sur tout ça, voyez ! Pis y’avait la petite dame sur la route, et je l’ai vue trop tard, pas eu le temps d’esquiver, badaboom je la fous par terre. Mais l’art n’attend pas ! Alors je continue ma route sans l’aider à se relever, et votre collègue m’a plaqué au sol si fort que j’ai eu l’impression d’être une pucelle choppée par un grognours. Oh, désolé… C’était peut-être un peu de trop, ça… »
Il courait. Ah. Oui, et après ? Il met un peu de temps à donner les détails, mais dès qu'il se lance dans son monologue, Java regrette. C'était bien la peine de lui avoir demandé de faire court. Elle fait discrètement signe aux collègues de profiter qu'il soit distrait pour échapper à tout ce blabla, quelque part entre les histoires de musique et de romance. Ils ne se font pas prier pour se faire la malle – visiblement, eux préféraient la compagnie de la mamie.
Pourtant, Java et son clone partagent une étincelle dans leurs regards, qui suivent attentivement tous les gestes et toutes les mimiques de ce Misha... Enfin, Zeny. Il a l'air de s'emballer rapidement, mais au moins, il est pas irrespectueux. Par contre, il va falloir mettre des choses au clair tout de suite.
▬ Nan, tu peux le dire, c'était pas d'trop. C'est pas ma division, mais les gars qui surveillent le Village ont tendance à faire du zèle, et ils ont bien raison. On est là pour protéger les p'tites gens.
Elle le pointe d'un doigt accusateur... qui s'approche doucement de son visage pour remonter ses curieuses lunettes teintées sur son bout de nez.
▬ Toi aussi d'ailleurs, tête de nœud ! Si tu tiens à garder une réputation digne de ce nom, tu devrais être au moins capable de relever une mamie quand tu l'as fait tomber ! Sinon t'es un aventurier en carton.
▬ Et ça servira à rien d'essayer d'sauver les meubles en poussant la chansonnette !!
▬ Ouais, comme elle a dit.
Les Java hochent toutes les deux la tête, satisfaites de leur petite tirade en duo. Une petite étincelle retrouve sa place dans les yeux de la Java originale – plus facile à distraire que ses copies, comme toujours. Heureusement, quelque part : Zeny avait été la bourrasque dont elle avait besoin pour raviver les braises de sa bonne humeur. Un peu plus détendue, le regard taquin, elle reprend la parole.
▬ C'est vrai qu'c'est beau. Il mérite une belle vie tranquille, et j'suis bien contente qu'il ait trouvé une gentille dame capable de lui faire assez d'bouffe pour remplir son gros bide. Et son grand cœur, aussi !
Un petit gloussement satisfait lui échappe. En voyant les choses comme ça, c'est tout de suite beaucoup moins triste. C'était une leçon dure à retenir, et qu'elle avait toujours besoin d'apprendre : faut pas chercher les choses à regretter, faut se concentrer sur celles qu'on peut célébrer.
▬ Mais j'te laisserai pas le déranger avant le buffet d'ce soir. Si toi aussi t'approuves leur romance, alors va pas t'incruster et lui poser des questions alors qu'il se repose enfin pour de vrai ! Le pauvre, il a sûrement pas eu d'occasion comme ça depuis avant qu'il ait les cheveux blancs. Donc si t'as des questions, tu m'les poseras à moi, son amie et lieutenant !
▬ Ou moi ! J'suis tout pareil.
Elle lui attrape la main et la serre vigoureusement.
▬ Lieutenant Java Anggun. Appelle-moi - enfin, nous - Java. Au fait, c'est quoi le « grouve » ?
Faudrait pas oublier les vraies questions.
Elle même sembla se détendre un peu, ricanant à ses propres propos, et ce tout en ayant cet éclat mélancolique dans les yeux. Enfin... Un éclat que Zeny ne perçut pas, puisqu'il n'était ni assez malin ni assez intéressé par la garde pour ça. Du moins pour le moment.
Elle finit par se présenter comme la lieutenant Java Anggun, fidèle amie de l'ex-capitaine qui avait attiré l'attention du barde. Il n'en fallut pas plus pour faire tilter Zeny et lui donner une bonne raison de faire attention à son attitude envers elle. Décidément, malgré la complexité du voyage jusqu'ici, il devait bien reconnaître que la récompense était plus que correcte pour son avenir et son art. Il coupa court à leur poignée de main assez rapidement et leva l'index :
« Eh bien avant de vous répondre, madame Java, il semble que vous aillez levé un point important que je me dois de corriger immédiatement ! Je reviens, ne bougez pas ! »
La mettant gentiment de côté, il s'en fut en direction du collègue et de la petite vieille, qui pestait encore aussi fort contre lui que s'il avait craché dans sa soupe sous ses yeux. Le voyant arriver, elle l'accueillit à grands coups de jurons et de regards mauvais ; mais il ne se démonta pas pour autant et continua d'arborer le même sourire large et chaleureux. Son image devait en effet passer avant tout. Il s'arrêta à un mètre de la vieille peau, plaqua ses bras contre ses côtés et se pencha en avant avec une violence telle que son front s'écrasa au sol et fit même un petit cratère dans celui-ci. Il ponctua son geste d'un énorme « JE SUIS SINCEREMENT DESOLE MADAME » qui retentit probablement jusqu'à quelques rues de là. Puis il se releva et étoffa ses excuses en expliquant qu'il regrettait amèrement son comportement de goujat, et qu'on ne l'y reprendrait plus à être un tel sac-à-merde envers une telle douceur de la nature telle qu'elle était. Aux vues du léger rouge qui vint aux joues de la vieille, il avait fait mouche...
Revenant vers Java le front ensanglanté mais son sourire toujours intact, il affirma que c'était une bonne chose de faite. Et il avait raison, enfin selon son point de vue. Il venait de jouer exactement le jeu de la militaire, mais aussi celui de la petite mamie et de la foule autour, qui était enfin retournée à ses occupations. Un peu comme si une telle scène était normale pour eux – alors que, même pour Zeny, elle semblait totalement irréelle.
« Du coup nous disions... Ah ouais ! Euh, ah oui. Pardon. Le groove. Le groove c'est... C'est... Un sentiment, voyez ? » commença-t-il en roulant légèrement les hanches et en agitant étrangement ses mains, comme s'il y avait une signification mystique à ses propos qui échappait à la compréhension du commun des mortels. « Un truc dans le corps qui vient, qui prend aux tripes et qui fait bouger. Le genre du truc où qu'on s'dit qu'on peut pas s'empêcher de bouger son corps parce que c'est trop prenant, que c'est la mélodie d'notre propre corps qu'on entend, voyez ?! »
Il ponctuait ses paroles en bougeant lui-même son corps d'une manière qui aurait semblé tendancieuse à toute personne saine d'esprit, et frappait de sa main droite l'emplacement de son cœur en rythme avec les battements de celui-ci. Il ferma les yeux et se laissa aller au rythme qu'il avait en tête. Là, il le sentait bien : le bruit des arbres, de la nature, les murmures de la foule... Là, il y avait un truc, une mélodie qu'il devrait ressortir plus tard. Une sorte d'ode à l'impudeur et au retour au naturel brut face aux murmures et regards artificiels d'une société décadente, devenue terrifiée par ses propres origines. C'était poussé, tiré par les cheveux même, mais il avait un truc il le sentait.
« Enfin bref. »
Il se coupa net, et changea l'aura qu'il dégageait de manière abrupte que plus d'un passant au regard curieux haussa les sourcils de stupeur. Ses mains vinrent se poser sur ses hanches et son air se fit interrogateur : c'était le moment de préparer sa future chanson en soutirant des informations à cette amie du fameux monsieur Nottsen.
« Alors, madame Java... Dites m'en plus sur votre ami ! Qui est-il, qu'est-ce qu'il aime, comment ça se fait qu'il a trouvé l'amour que maintenant, qui il aime, comment elle s'appelle, quel âge ils ont, est-ce qu'ils veulent des enfants, si oui combien, est-ce qu'elle est bonne sa mère, est-ce qu'elle danse sur la piste ? Euh j'veux dire... Racontez-moi quoi ! »
Et bien qu'elles ne soient pas complètement alignées émotionnellement pour aujourd'hui, les deux ont le même réflexe en le voyant revenir vers elles : chercher dans leurs sacoches respectives leur petite réserve de bandages, verser un peu d'eau-de-vie dessus, et s'approcher de Zeny pour lui nettoyer son front tout sale.
Elles échangent un regard perplexe en baissant toutes les deux les mains. Pas habituées à être désynchronisées, elles semblent chacune s'attendre à ce que l'autre prenne l'initiative, et Java finit par envoyer un ordre télépathique à son clone pour rompre cet auto-malaise.
Pendant ce temps, Zeny gesticule dans tous les sens et il raconte plein de trucs. Le grouve, c'est encore un truc de blédard du Village Perché, ça. Ça lui parle un peu quand même, parce que ça ressemble à ce qu'elle ressent quand elle se bat. Donc si ce type s'y connaît en grouve, il doit pas être trop nul, non ? Elle baisse les yeux vers son déhanché. Mouais. Peut-être pas incroyable en combat, mais au moins ça fait une bonne diversion.
Il redevient plus calme pour poser les questions qui l'intéressent, et l'autre Java en profite pour lui nettoyer le front avec ses petites bandes de gaze imbibées, et essayer d'enlever un peu la terre dans ses cheveux. La lieutenant attend poliment qu'il ait fini de parler – et qu'elle aie fini de s'occuper de ce drôle de p'tit jeune – avant de l'inviter à la suivre d'un geste amical.
▬ Marche avec moi. Y a une branche de séquoia pas trop mal pour papoter, pas loin. Ce sera plus confortable et on sera pas en plein milieu du chemin.
Après un petit salut adressé de loin aux collègues, elle commence à marcher en regardant vers la cime des arbres, et attend d'entendre le son des pas de Zeny et de son clone pour commencer à parler.
▬ Magnus Nottsen, c'est un chic type. Il est grand et costaud et gentil, et pis il sait comment il faut parler aux gens pour les mettre bien. T'sais, le genre qui te demande du respect parce que lui il te respecte ? Moi j'aime bien les gens comme ça.
▬ Et puis j'aimerais bien être comme ça aussi.
Java tourne brièvement la tête en direction de son clone, mais son expression reste neutre. Elle reprend.
▬ Bon, on l'aime tous bien, j'pense... Depuis que j'suis au Village Perché, j'ai pas croisé une seule personne malheureuse de l'avoir dans sa vie. Mais p'tet que les gens ils osent pas dire des trucs comme ça avec moi.
▬ Avec raison.
▬ Sinon, il aime bien les rôtis. Le saumon en papillote, aussi. Manger, en fait. Boire, de temps en temps. Et entraîner les gens pour qu'ils se dépassent ! Je l'ai jamais battu au bras d'fer, tu sais ? Le premier qu'on a fait, il m'a fait voler au d'ssus de la table. J'en aurais voulu à quelqu'un d'autre, mais quand c'est lui, ça me motive. Il rigole et il me dit de revenir tenter plus tard. Il rigole tout le temps, donc j'pense qu'il aime ça aussi. Mais il se moque pas des gens hein, attention !
▬ Il donne le sourire avec des choses toutes simples.
▬ Son amoureuse, c'est un autre sujet. Elle s'appelle Bernardine et j'aime beaucoup quand elle fait sa sauce au piment avec les légumes. Elle a remarqué alors elle m'en met toujours un p'tit peu plus, pour que je la finisse avec mon pain. Et elle fait de très très bons gâteaux aussi ! J'aime bien aller la voir parce qu'elle cuisine toujours dans les quantités qu'il faut. Ca doit être pour ça qu'il est tombé amoureux, le pépé Magnus.
▬ On a pas trop fait connaissance parce qu'on fait que manger au lieu de lui parler quand on va la voir.
▬ Ouais mais on l'aime bien pour de vrai. Ca se voit dans leurs yeux qu'ils sont heureux, les deux. Ils se font des sourires d'ado qui savent pas où s'mettre.
Entre temps, Java a largement eu le temps de trouver sa fameuse branche, couverte d'une plateforme assez large pour accueillir la conversation en toute sérénité. Assise vers le bord, son clone s'appuie sur elle avec un sourire mélancolique. Elle s'interrompt dans son monologue pour voir si elle n'a pas endormi Zeny, et rajoute enfin :
▬ Ils méritent une jolie chanson qui bouge bien. Une chanson qui fait sourire et qui donne le... comment tu le prononces, toi ? Le gwouuuve ? J'peux te prêter des clones si t'as besoin d'effectif supplémentaire pour les percu'. J'ai une flûte traversière magique aussi, mais les gens ils aiment pas trop ce que je joue avec.
▬ Tu forces trop avec ta « flûte-boxe ».
▬ C'est d'la flûte inspirée de la bouche-boxe !! Tout le monde devrait aimer ça !
Les deux Java se poussent en rigolant, puis le clone s'adresse à son tour à Zeny.
▬ Tu connais la bouche-boxe ? Quand les gens ils font des bruits de boxe avec leur bouche et ça fait de la musique. Tous les gamins adorent ça, au village. Mais ça va vraiment pas avec tout...
Les informations qu'il recueillit, cependant, le laissèrent légèrement sur sa faim. Il apprit que l'homme était digne de confiance et aimé d'un grand nombre au Village, respectueux et encourageant envers tout un chacun, doué au bras de fer... Et qu'il aimait manger. Beaucoup. Toutes sortes de choses. Trop de choses. Tellement que la chanson qu'il aurait pu réaliser avec les informations récupérées aurait plus ressemblé à un menu qu'autre chose ! Papillotes, rotis, sauces, patates et leurs différentes déclinaisons, desserts, tartes, tourtes, soupes, buffets, sandwichs... Tout y passa. Il ne savait plus où donner de la tête et finit par en avoir le ventre qui gargouillait – alors même qu'il n'avait pas spécialement faim.
Assis sur cette espèce de plateforme étrange dont seul le Village Perché avait le secret, il passait en revue tout ce qu'elle venait de lui dire et se grattait la tête, l'air pensif. Il tournait et retournait tout ça dans son crâne bouillonnant d'énergie créative mais ne trouvait pas spécialement d'angle d'attaque pour le moment. La lieutenant a beau lui proposer de l'assistance avec ses clones – elle peut donc en faire plus qu'un ?? – cela n'aide pas vraiment Zeny à y voir plus clair.
« Bouche-quoi ? » répéta-t-il à moitié conscient de ce qu'elle disait, le regard plongé au loin à chercher un on-ne-sait-quoi d'inspirant dans la cime des arbres ensoleillée. « Oui, oui, je connais... Attends, quoi ? Pardon j'étais distrait, tu disiez ? »
Dans sa tête, un rythme se mit à poindre le bout de son nez. Poum, clap, poum, clap, poum, clap... Un truc comme... Comme... Quelque chose de rythmé, qui bouge bien, qui va relativement vite. Instinctivement, son pied se mit à battre la mesure et ses mains l'accompagnèrent en tapotant sur ses cuisses. Le rythme prenait forme doucement mais sans pour autant devenir véritablement quelque chose de suffisant aux yeux du musicien. Il claquait des mains désormais mais encore une fois c'était trop peu... C'était trop léger. Soudain, ça lui vint !
« OOOOOOHHHH !!! » s'exclaffa-t-il en bondissant sur ses pieds. « Oui... Oui oui ! Allez, toi, » il désigna l'une des deux Java – il ne savait pas si c'était l'originale ou la clone. « Alors... Vas-y, suis mon exemple. »
Et il se mit à claquer des mains en rythme, tout en intégrant entre chaque claquement un ptit « tsk » qu'il faisait avec sa langue contre ses dents. Il observa avec des yeux presque fou ce qu'elle faisait, s'imprégnant de chaque claquement qu'elle faisait, comme s'il s'agissait d'éclats de musique qu'il devait absolument collecter pour trouver son inspiration. Se tournant ensuite vers la deuxième Java, un peu laissée pour compte pendant ces quelques instants de quasi transe, il lui expliqua quoi faire :
« Toi, toi, avec ta bouche, tu vas faire du bouche-box, tout simple, juste ça : Poummm, Poummm, Poummm... » Il laissait le 'm' final de chaque 'Poummm' trainer, comme pour lui donner plus d'impact, et battait en même temps la mesure de son poing sur son torse, juste au niveau de son cœur. « Là, là, voilàààà, lààààà... Ton 'Poummm' il vient après le claquement de main, et juste avant le 'tsk' qu'elle elle fait, ok ? OK ? C'est compris ? Vas-y fais, vas-y donne tout, allez ! J'sens que ça vient, que ça monte là, j'ai la chanson qui me vient en tête, les paroles... Vas-y le rythme... Et... Et... ça ferait quelque chose comme... »
Il recula de quelques pas, tira de son dos sa mandoline favorite, ferma les yeux, posté dans une position qui ressemblait plus à un état catatonique qu'à un artiste prêt à se produire, et commença à jouer quelques notes. Celle-ci semblait lui convenir, mais cet accord n'allait pas... Celui-ci alors ? Oui là il y avait un truc. Peut-être enchainer comme ça ? Ou plutôt... Mettre un petit quelque chose comme ça, juste ici... Oui, là, ça s'emboitait enfin, le puzzle se faisait, se complétait les pièces s'assemblaient et sa voix finit par sortir lorsqu'il trouva que ses accords allaient suffisamment bien.
« Il v'nait chaque jouuur, manger le produit de ton four.
Il veut sa dose, tes cheveux roux, tes lèvres roses.
Son coeur battant, le reste n'est pas important.
Comme un soleil, tu le brûles et le réveilles,
Tu as dans les yeux le froid et le feu,
Il t'a dans la peau,
Berna-berna oh!
Toi toi, sa belle tenancière, aussi belle que guerrière
Quand tu ris le temps s'arrête, il perd le Nord il perd la tête !
Toi sa belle coquette, quand tu remplis son assiette,
Il n'voit plus le monde autour, c'est peut-être ça l'amour... »
- Chanson d'origine chantée par Zeny (feat Javo):
Heureusement, son manque de concentration ne lui fait pas perdre le rythme. Ca aurait été le cas pour un clone, et elle se dit qu'elle devrait faire attention. Surtout que là, elle a envie de lui en mettre plein les mirettes, au Zeny. Quand il s'arrête de chanter, son clone applaudit en rythme, et Java pose la main à terre pour lancer son invocation.
Dix secondes plus tard, cinq nouvelles Java les encerclent. Leur objectif : se rendre utile à Zeny. Musicalement, bien sûr, mais vu le bonhomme, y avait pas besoin de préciser. Pendant ce temps, Java sort sa flûte de son sac et commence à l'assembler soigneusement.
▬ On va t'faire un accompagnement de malade !
▬ Trop fort, le truc que t'as fait à la guitare.
▬ J'peux faire des sons en tapant mes gros muscles pour compléter le bouche-boxe !
▬ Faut juste pas qu'on chante, parce que ça c'est compliqué.
▬ C'est trop beau qu'on puisse t'aider parc'que Magnus i' mérite vraiment une belle chanson.
▬ Bernardine aussi !
Forcément, les Java font du brouhaha. Elles finissent par se calmer et se positionner, trois par trois, des deux côtés de leur créatrice. Cette dernière a fini de préparer sa flûte et elle joue timidement les notes du refrain. Heureusement que l'instrument est magique, parce que sinon ça aurait été un massacre.
▬ Ca va bien avec non ? Ca pourrait faire l'intro. Mais si t'aimes pas, j'peux aussi rendre mon bouche-boxe plus classe. Voici leeee flûte-boxe !!!
Java reprend le rythme qui lui avait été assigné en soufflant dans sa flûte. C'est moins timide, mais un peu moins mélodieux – forcément, elle était pas bien douée pour trouver la bonne harmonie, après tout. Mais ça donne quand même un bon exemple de ce qu'elle peut amener au chef d’œuvre du barde.
▬ Dis nous c'que tu veux ! On va faire Zeny et les clonettes, et ils vont tous tomber par terre tellement qu'on est trop forts.
▬ On sait aussi faire le xylophone.
▬ Non, chut, c'est une position de chambre ça, pas un vrai instrument.
▬ T'es sûre ?
▬ Ouais, c'est pas c'qu'on avait fait avec le p'tit gars du moulin ?
Les clones haussent les épaules à la suite, avant de toutes se retourner vers Zeny. Seule la première invoquée a les yeux un peu plus ternes que les autres, mais ça se remarque à peine : elle aussi est emportée par l'enthousiasme collectif.
▬ Par contre fais gaffe aux paroles, là on dirait qu'tu veux lui voler son amoureuse ! Pas sûre qu'il apprécie.
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