Un faible courant d’air s’engouffra par l’embrasure de sa fenêtre entrouverte. Le silence marquait ses lèvres, tandis qu’il regardait avec véhémence le jardin du domaine O’Callaigh qui s’étendait sous ses yeux. L’adolescent s’était muré dans un mutisme glacial depuis qu’il était rentré de la caserne de la Garde.

Lorsqu’il avait ouvert la porte principale de la demeure, il était attendu de pieds fermes par le maître de maison, les bras croisés. Le garçon savait très bien qu’à cette heure de la journée, il n’était plus nécessaire de se cacher, son père avait déjà lancé tous les employés de la maison à se recherche en découvrant qu’il n’était pas présent dans son lit le matin même. Le doyen O’Callaigh était un homme imposant, qui se démarquait de son charisme inébranlable. De sa chevelure dorée, à son regard carmin, il l’avait attendu, les bras croisés.

Il n’y avait pas besoin de mots, Ashley était tout à fait conscient qu’il devrait des explications, pourtant il n‘avait rien dit. Réajustant sa cape en lin, l’héritier passa son chemin, ignorant complètement tous les regards posés sur lui. Sentant le coup venir, il ferma les yeux, encaissant sans broncher le poing qui rencontra sa joue déjà meurtrie. Il l’avait saisi par le col, plongeant son regard droit dans le sien.

« C’est bien dommage que ta catin de mère n’ait pas été capable de concevoir un autre héritier que toi, persiffla-t-il avec dédain. Il n’aurait pas sali mon nom comme tu ne cesses de le faire. »

La conversation se déroula dans une joute à sens unique, où il fallut plusieurs servants pour arrêter la pluie de coups qui s’était abattue sur le jeune enfant. Celui-ci n’avait pas répliqué, jouant de son indifférence pour attiser davantage sa colère. Leur relation conflictuelle ne devenait que plus violente de jour en jour depuis que le décès de sa mère. Il fut emmené dans sa chambre, à moitié conscient, alors que l’homme ne semblait même pas s’inquiéter de son état.

Depuis ce jour, Ashley n’avait pas quitté sa belle prison dorée. Cela faisait maintenant trois jours entiers qu’il n’avait quitté le rebord de sa fenêtre, attendant patiemment qu’une tête connue finisse par apparaître. Son assiette, encore intacte, posée sur la table basse prouvait qu’il n’avait rien avalé depuis qu’il était rentré. Rien ne prouvait que la nourriture n'était pas empoisonnée de toute façon. Et il aurait eu raison de se débarrasser de son fils dès à présent, car il ne savait pas ce qui l’attendait maintenant. Un large sourire s’étendit sur le précieux visage de l’adolescent qui était maintenant bleui et enflé par les coups qu’il avait reçus. La moindre expression lui coûtait une grimace de douleur, mais maintenant que le mécanisme était en place, ce n’était plus qu’une question de temps.

Il ne verrait probablement pas Valentino de sitôt, lui étant surveillé au moindre pas, et le domaine étant interdit d’accès pour les étrangers. Son père avait menacé de lui briser les jambes s’il tentait à nouveau de s’enfuir pour une escapade nocturne, et sans doute que sa menace serait mise à exécution s’il tentait une nouvelle folie du genre. Alors, Ashley s’était tenu tranquille, attendant patiemment que le garde fasse son apparition.

Sa patience fut récompensée presque une semaine plus tard le temps que les coups dégonflent, et que son visage soit un minimum reconnaissable. L’adolescent accueillit le garde dans sa chambre, alors qu’il était assis sur l’un des divans de son immense salon. Il apporta une tasse fumante de thé à ses lèvres, sans dissimuler un sourire ravi.

« Merci d’être venu, j’espère que l’enquête se passera avec succès. »

Il ouvrit son grand regard bleuté en tendant une enveloppe en direction du garde, sans cesser son discours. Il n’était pas possible de passer à côté des hématomes qui couvraient le visage de l’adolescent, mais il le prit de court avant qu’il ne pose la moindre question.

« Je suis tombé sur le chemin du retour, déclara-t-il d’un ton posé. »

Les cernes se fondaient dans le décor de blessures qui maculaient son visage enfantin. Les joues s’étaient légèrement creusées depuis que sa seule subsistance était le thé qu’Oscar lui apportait discrètement.

~

Je suis ravi de te voir Valentino, malheureusement, je ne peux m’attarder sur des détails. Comme tu as pu le remarquer, mon retour ne fut pas très réjouissant. J’aimerais éviter de mettre la puce à l’oreille de mon très cher père. Je doute qu’il apprécie que nous communiquions de ses affaires sous son toit. De même que je ne suis pas certain de pouvoir te parler demain si cela s’ébruite trop vite. Mais je n’ai aucun doute sur tes compétences.

Actuellement, comme tu as pu t’en douter, il pense que tu es présent pour cette affaire avec les deux brigands qui se sont attaqués à moi cette nuit-là. Je n’ai pas vraiment eu le choix que de transformer légèrement la vérité, afin de conserver la tête sur mes épaules. J’espère que tu ne m’en voudras pas de ne pas avoir été pleinement honnête.

En revanche, tu n’es pas venu pour rien, j’ai pu t’avoir quelques informations intéressantes. Demain, il rencontre l’un de ses clients réguliers. Sieur de Carmet est un homme prudent, je ne sais donc pas où se déroulera leur entrevue, mais il ne fait aucun doute que c’est au sujet de son commerce.

Je suis désolé de ne pas pouvoir t’apporter davantage de détails, mais pour le moment, je suis destiné à être confiné ici.

~

Ashley déposa doucement sa tasse sur son socle, avant de sourire en direction du garde. Il croisa élégamment ses bras sur sa poitrine sans quitter le regard unique du garde.

« Mets-toi à l’aise, je pense que nous avons du temps pour discuter. »

Il tendit du papier de bonne facture, et une plume afin d’attirer son attention que leur réelle conversation se déroulera à l’écrit.

L’ambiance dans le manoir O’Callaigh se faisait oppressante à mesure que le temps passait, pourtant, elle semblait presque s’être détendue depuis que le garde avait posé les pieds dans l’enceinte de la demeure. C’est pour cela, que confiant, Ashley avait attendu sa venue. Ce qu’il n’avait pas prévu en revanche, c’est la flamme de rage qui brilla dans son œil unique, lorsqu’il avait pu voir l’état dans lequel avait été mis l’adolescent.

Le chemin se fit sans peine dans la tête du jeune noble, à mesure que les expressions se dessinaient sur le visage de Valentino. Pourtant, bien au fait Ashley, resta de marbre après avoir lu les quelques mots qui s’étendaient sur ce qui aurait dû être leur échange.

« Très bien, le coupa le jeune noble en plissant son regard bleuté. Imaginons, que tu obtiennes gain de cause, crois-tu que les clients ne sont pas couverts ? Si la rumeur s’étend qu’un garde a fait une histoire dans le bureau de mon père, tu penses vraiment qu’ils ne t’échapperont pas ? Je te l’ai dit, il est suffisamment consciencieux pour ne laisser aucune marque. »

Un vague sourire effleura les lèvres du garçon qui peina à se redresser, la douleur toujours bien présente. Il vint se mettre aux côtés du garde, en posant sa main sur son poignet, tentant d’attirer son attention.

« Valentino, je suis persuadé que l’état de ces enfants est bien pire que le mien. Et je pense qu’il est nécessaire que nous priorisons les bonnes personnes. Mon père souhaiterait éviter un scandale sur la mort de son fils. Mais eux, ils n’ont pas de noms et sont livrés à eux-mêmes. »

S’ils voulaient arrêter ce trafic, il y aurait des priorités, et la santé d’Ashley n’était rien si en comparaison, il pouvait voir ces hommes pourrir derrière les barreaux, il n’y aurait pas meilleure satisfaction. Mais avant tout, l’adolescent devait réussir à ramener le garde à la raison. La corruption n’était que trop présente pour qu’il puisse s’en sortir aussi facilement. Et dans l’optique du jeune noble, le plus important serait de les faucher presque tous au même moment. Pourtant, il relâcha Valentino, avant de retourner s’asseoir. S’il était aussi borné que ce qu’il laissait paraître, la voix de l’adolescent n’aurait pas beaucoup d’impact pour le ramener à la raison.

« Mais soit, je ne m’inquiète pas de tes choix, après tout, tu connais mieux le domaine que moi… Si tu estimes que c’est la solution, je ne te retiendrai pas. »

Un rictus flotta sur ses lèvres, alors qu’il apporta une tasse fumante de thé à ses lèvres.

« Après tout. Tu as toujours une liste. »

Maintenant, qu’il y repensait, il n’avait pas vraiment à s’inquiéter, il serait libéré du joug de son père, mais il restait embêté que cette enquête puisse s’envoler s’ils faisaient un faux pas. Après tout, plus il y aurait de preuves accablantes, moins il n’aurait pas besoin de défendre sa cause à travers un jury. Plongé dans des pensées, son regard s’assombrit soudainement alors qu’il réalisa quelque chose d’important.

Il releva son visage vers le garde d’un air grave.

« Il doit forcément y avoir une personne de son côté qui a réussi à étouffer les disparitions, et ça n’a pas pu se faire uniquement au sein de la garde, vous vous seriez forcément rendu compte de quelque chose à un moment. »

Ce qui voulait dire qu’un juge devait également faire partie du lot. Dans ce cas, il était en effet plus probable de faire confiance au garde qui saurait bien mieux gérer une telle situation.

Un courant d’air chaud s’engouffra par la fenêtre du jeune noble qu’il avait laissé entrouverte pour aérer la pièce emplie des miasmes qui s’écoulaient du bâtiment. Ashley n’avait pas quitté sa position assise maintenant qu’il faisait face au garde qui venait de réaliser l’ampleur de ce qu’impliquait cette affaire, autant pour lui que pour les victimes. L’adolescent poussa un profond soupir en repensant à cette histoire, et les changements qu’elle allait appliquer à sa vie que ça se passe de façon positive ou négative, mais elle allait radicalement changer. C’était un grand sacrifice qui ne laissait pas le garçon de marbre, mais il ne sut pas s’il devait en faire part au garde, après tout, ses inquiétudes, bien que fondées ne devaient influer sur cette affaire. Le moindre faux pas, et c’en était terminé.

En relevant la tête, il comprit rapidement que le garde avait fait le même chemin que lui, et qu’ils en étaient arrivés à une conclusion commune. Quelqu’un d’autre de puissant s’amusait à tirer les ficelles avec adresse afin que personne ne puisse se mettre sur le chemin de ce commerce putride. Ashley serait bien impuissant face à un tel obstacle, alors le soutien de Valentino se montrerait plus que bienvenue. Malheureusement, il avait prévu que cette conversation se passe en toute discrétion, et cette fois-ci, il n’était pas sûr qu’avec la fureur du garde, tout soit passé sous silence. L’adolescent saisit la lettre où leur discussion avait démarré avant de lui faire rencontrer la flamme de la bougie. Lentement, le papier se consuma jusqu’à disparaître dans les airs.

« Je pense savoir, oui. Mais je ne pense pas que l’endroit soit approprié pour que je puisse te faire part de mes suspicions, avoua le noble en baissant son regard. »

Il chercha une solution, son beau regard bleuté s’étant plissé. Fidèle à lui-même, Ashley ne faisait confiance à personne dans cette maison, personne si ce n’était le majordome qui le suivait telle une ombre. Malheureusement, aucun d’eux n’était capable de dire si quelqu’un avait pu entendre leur conversation. Au pire, il les ferait parler de gré ou de force, ce n’était qu’une question de temps avant qu’ils n’implorent l’indulgence de l’adolescent. Il déposa délicatement sa tasse en se munissant d’un sourire aimable.

« Navré, je m’étais perdu dans mes pensées. Je crains que nous devions repousser notre conversation, même s’il me tarde de pouvoir te faire part de ce que je sais. »

Il dissimula son agacement, derrière ce masque impassible. Malgré son visage défiguré par les coups, le noble savait garder ce calme presque trop froid. Mais s’il se laissait aller aux émotions, c’en était fini pour lui dans un monde aussi cruel que ce qu’était la noblesse. Il ressentit pourtant le regret de voir le garde s’échapper si vite, mais son idée était bien trop alléchante pour la laisser filer. Enfin, l’adolescent finit par se lever.

« Je reprendrai contact avec toi dès ce soir. »

Il posa sa main sur la commode en ébène, son regard d’enfant reflétant une légère crainte. Il ne savait pas encore ce qui l’attendait une fois que Valentino aurait quitté le domaine. Il ne survivrait probablement pas à un nouveau déchaînement de son père. Et en même temps, il s’inquiétait de savoir qui avait pu entendre leur conversation, et si cela était remonté, toutes leurs pistes s’effondreraient. Son dur labeur depuis des semaines, réduit en cendres. Ses pupilles vacillèrent, alors qu’il contrôlait difficilement le pouvoir qui crépitait dans ses veines. Une rage profondément enfouie, alors que les années se passaient toutes, trop similaires les unes aux autres. L’adolescent ferma les yeux, inspirant longuement pour retrouver le calme qu’il avait perdu, il n’était pas encore temps de perdre espoir, rien n’était figé dans le temps, et il le prouverait aux côtés de ce garde qui avait su lui tendre la main dans les pires moments.

Ashley s’apaisa soudainement, avant d’étirer ce sourire difficile à définir.

« Je souhaite que cette histoire soit derrière nous au plus vite, fit le jeune noble, étonnamment sincère. »

Oui, il voulait que tout ne soit qu’un mauvais souvenir, que cette peur lancinante ne vienne plus assiéger ses entrailles. Que le nom O’Callaigh ne soit plus la honte d’une génération et que les traîtrises n’entraînent plus cette montagne de cristaux sanglants.

La porte se referma sur le dos du garde sans qu’Ashley n’ait pu faire le moindre mouvement pour le retenir. Tout s’était déroulé si vite que l’adolescent était resté sans voix. Il glissa une main sur son visage en poussant un profond soupir, cet homme faisait vraiment ce qu’il voulait. Le jeune noble recula de quelques pas pour se laisser tomber sur la méridienne, écartant légèrement ses doigts pour venir regarder le plafond avec insistance.


« J’aurai l’assurance d’une nuit sereine, murmura-t-il pour se conforter dans l’idée que Valentino avait sûrement raison. »


D’un mouvement de la main, il fit signe à son majordome de s’approcher, avant toute chose, il devait s’assurer que leurs plans ne seraient pas dévoilés à peine, il serait en-dehors du domaine, et il n’avait pas meilleur allié qu’Oscar dans ce genre de situation. Un sourire carnassier vint étirer les lèvres de l’adolescent, car si tout se déroulait comme prévu, il aurait dans le creux de sa main, la vie de cet homme. Plus les charges s’alourdiront, plus sa vie deviendrait un enfer. Une vie qu’Ashley se ferait un plaisir d’écraser de son pouvoir.


« Combien de personnes y avait-il autour de ma chambre ? Demanda-t-il en reprenant une expression indéchiffrable.

- Qu’une seule si je ne m’abuse. »


Il fallait qu’il s’assure que ce servant était bien de son côté. Le noble n’avait que quelques minutes devant lui avant que les deux hommes trouvent un moyen de négocier sa porte de sortie pour quelques heures. Son expression se fit sérieuse, il avait une idée potentielle de qui il pouvait s’agir, mais son père n’était pas bête pour commettre l’erreur de sous-estimer l’intelligence de son fils. Ashley ramassa la paire de gants qui traînait sur la table basse pour les enfiler. C’était assez épuisant d’être surveillé en permanence, il ne pouvait pas le nier. Mais c’était un sacrifice à faire, et si la langue de ce servant était trop pendue, il n’aurait qu’à la couper en temps voulu. Mais avant tout, l’important était de faire avancer cette enquête. L’adolescent sortit de la chambre sous le regard médusé de quelques servantes qui passaient à proximité de sa chambre.


« Jeune maître vous ne pou-… »


Un sourire aimable se dessina sur les lèvres d’Ashley, alors qu’il saisit le col de la jeune femme. Il rapprocha son visage de son oreille. Certaines personnes n’étaient plus aptes à reconnaître leur place, et ça commençait à l’agacer, s’ils se mettaient tous à lécher les bottes d’un homme qui était perdu, il aurait tout intérêt à revoir tout le personnel du manoir. Sa voix sonna douce et aussi menaçante qu’une lame affûtée.


« Ne t’en fais pas, tu auras plus de chance d’être punie parce que la dose de cyanure n’était pas suffisante. »


Devant l’expression de terreur de la jeune femme, Ashley ne put retenir un faible rire qu’il étouffa de sa main gantée. Il la repoussa d’une main, sa vie était sûrement déjà fichue, que ce soit légalement parlant ou bien si son père se rendait bien compte que tous ses efforts pour le faire taire étaient vains. Elle se releva pour s’enfuir en larmes.


« Je te laisse découvrir si la personne a pu entendre notre conversation. Et si c’est le cas, faire en sorte à ce que père ne découvre rien, murmura-t-il à son majordome qui s’inclina respectueusement.

- Ce sera fait selon vos souhaits, jeune maître. »


L’adolescent continua son chemin seul à travers le manoir, il se dirigea silencieusement jusqu’au bureau de son père où il put entendre quelques bribes de la conversation qui s’entretenait entre les deux hommes. Il doutait que le doyen de la maison O’Callaigh laisse le garçon s’enfuir de ses crochets aussi facilement. Valentino devrait se montrer persuasif dans cette histoire s’il voulait obtenir gain de cause. Sauf si bien évidemment Ashley avait une autre carte dans sa manche.


« Je suis navré officier, mais comme vous pouvez le voir, mon fils n‘est sûrement pas en état de pouvoir quitter le manoir. Ashley a une santé fragile, je m’en voudrais s’il lui arrivait malheur. »


Quelle enflure, il aurait presque pu paraître crédible de sa voix enjoliveuse. Mais, aujourd’hui, Ian O’Callaigh n’aurait pas le choix que de se plier alors qu’un représentant de la loi était présent dans leur demeure. L’adolescent sortit une fiole de sa poche, qu’il ingéra sans que personne ne soit témoin de son acte. Elle serait suffisante pour le rendre inconscient, mais pas assez pour le tuer. Une intense sensation de brûlure se propagea à l’intérieur du garçon qui dût serrer les dents pour ne pas hurler. Il eut la sensation que ses tempes s’étaient mises à marteler son crâne, il était incroyablement vif. La vision se troubla et la dernière chose qu’il entendit fut le cri d’une servante alors qu’Ashley venait de s’effondrer au sol.