C’était un peu comme le plus gros des lendemains de cuite. Sauf que là la forêt entière avait aussi un peu trop picolé la veille.

Elle était dans un sale état, une minorité d’arbres tenaient encore droit. Les plus chanceux étaient juste de travers, leurs racines les soutenant encore à moitié. La majorité était à terre. Le paysage boueux avait balayé la plus faible végétation et arborait encore de nombreux débris en tout genre, principalement des bouts de bois, mais quelques planches ou quelques tuiles étaient encore visibles. Le ciel, lui, s’était calmé, et même si une fine bruine était encore balayé par un vent fort, il n’avait rien à voir avec celui qu’elle avait pu affronter avant.

L’aventurière essuya son visage taché de boue, même si le reste de sa tenue n’était guère mieux. Elle avait perdu connaissance après un mauvais choc, mais s’était réveillée à l’instant, avec un mal de crâne peu négligeable. Elle avait l’air d’avoir été roulée dans la boue sur des kilomètres, ce qui n’était pas vraiment une exagération, et avait l’impression que chaque partie de son corps et de ses os avait pris un choc et n’hésitaient pas à le lui faire savoir. Et là encore, ce n’était peut-être pas une exagération.

Elle soupira, regarda autour d’elle un instant le paysage dévasté, peinant à se tenir entièrement droite. Elle avait l’impression d’avoir oublié quelque chose. Ou plutôt quelqu’un. C’est bien en se disant que la fin du monde n’avait pas laissé une météo si défavorable que la mémoire finit enfin par lui revenir après quelques secondes. Il y avait bien ce prêtre, Aord, si elle avait bien entendu avec le vent qui hurlait. C’était un type bien, mais elle n’avait pas eu l’impression d’être assez douée pour le sauver. Et puis il y avait ce gamin, aussi, dont elle ne donnait pas cher de sa peau si sa cachette n’avait pas été assez efficace.

Ce ne serait pas la première fois qu’elle fait face à la perte de compagnons d’aventures, mais elle avait toujours une appréhension, une peur et une boule au ventre. Un sentiment de malaise assez désagréable.

« Aord? Aord? »

Deux appels, le second plus fort que le premier. Pas de réponses dans l’immédiat. D’un autre côté, cela avait au moins le mérite de signaler sa position. Récupérant une gourde fontaine dans son sac, elle en profita pour en déverser le contenu sur ses cheveux et son visage, avant de les essorer, pour ne pas avoir l’air de porter son poids en boue sur le visage et dans sa chevelure, et aussi pour l’aider à se réveiller après ces péripéties. Peut-être que la priorité serait de se mettre à la recherche du prêtre perdu avant de retourner au village...

Une ombre sur le sol intrigua néanmoins Violette. Elle semblait tourner au-dessus d’elle, et semblait assez massive, mais elle était incapable de voir le moindre oiseau ou autre créature volante. Dans le paysage chaotique et vu la vitesse de vol, elle avait quelques difficultés à l’identifier, mais c’était un peu comme si elle ressemblait à une ombre de... laïum.

Tout en se matérialisant d’un voile d’ombre, Lumi pépia joyeusement en fonçant droit sur Violette, la propulsant une nouvelle fois au sol avant de lui faire la fête comme jamais. Amusée, l’aventurière se mit à rire face à la cacophonie télépathique qu’elle recevait en ce moment et de la joie de son familier de la revoir en un morceau. Une joie allégrement partagée par la concernée, bien évidemment, même si elle pouvait dire à nouveau bonjour dans la boue dans ses cheveux. Mais au final, quelle importance? Les retrouvailles qui commencèrent avec un immense câlin entre la dragonne encore à peu près propre et l’aventurière se muèrent rapidement dans un petit jeu qui n’arrangea pas l’état de ses vêtements et qui tâcha d’ailleurs un peu la blancheur des écailles de son familier... Mais cela eu aussi le mérite - ou l’inconvénient - de lui faire oublier ses obligations du moment. Néanmoins, c’était certainement les deux seuls individus qui s’amusaient bien dans la région en ce moment. Et les rires avaient au moins le mérite de permettre à des gens de les repérer. Elle ne savait pas trop comment Lumi était sortie de la chapelle, mais les questions viendraient après.

Le monde d’Aord n’était que douleurs. Chaque mouvement n‘était que souffrance et son corps entier lui signifiait qu’il n’était, certes, pas mort, mais qu’il n’en était pas vraiment loin non plus. Il ouvrit lentement els yeux en grognant, essayant de recoller les brides de souvenir qu’il peinait à rassembler. Il y avait eu la tempête, la maison et puis et puis … Tout lui revint d’un coup, le torrent de boue qui les avait balayés comme des fétus de paille. L’impression étouffante de nager dans une marre de goudron qui ralentissait ses mouvements jusqu’il s’épuise et puis un choc qui l’avait envoyé au pays des rêves.

Le frère étendit ses bras en regardant le ciel noir, mais bien plus calme désormais. La fine bruine qui en tombait rinçait son visage couvert de boue et de sang. Il était épuisé, chaque parcelle d’énergie qu’il avait s’était échappée lorsqu’il avait été balloté comme un chiffon par les éléments déchaînés. Il n’arrivait plus à bouger et préférait remercier silencieusement la déesse qui lui avait permis de vivre un peu plus longtemps en ce monde, même si ce n’était que pour souffrir un peu plus. Il l’entendait crier son nom au loin, Aord, Aord qu’elle disait.

Aord rouvrit ses yeux, Violette ! C’était la voix de Violette qu’il entendait ! Elle était vivante, bénie soit la déesse. Le frère était tellement soulagé de l’apprendre, il n’aurait pas supporté qu’elle se soit faite tuée dans toute cette aventure. IL rassembla toute son énergie pour se relever.

Vio … commença-t-il à crier avant de s’arrêter subitement.

Il ne le réalisait que maintenant, mais sa jambe était coincée sous un tronc d’arbre. Il n’y avait pas fait attention, mais sa cheville lui faisait bien plus mal que le reste de son corps et quand il voulut la bouger, la douleur lui arracha un cri perçant qui retentit au milieu du paysage dévasté. Il lui fallut quelques instants pour combattre la douleur et il put enfin appeler sa sauveuse.

Violeeeeeette je suis là ! OOUUUCH !

Le son de sa voix semblait bien vite se dissiper vu qu’aucun n’arbre ne tenait debout pour le répercuter. Sa voix mourrait dans le vent, mais il continuait de crier à l’aide.

Il tenta de gratter la terre avec ses mains, ce qui était plutôt facile vu qu’elle était gorgée d’eau. Petit à petit, il creusa un trou sous le tronc pour dégager sa jambe et s’extirpa du piège naturel en rampant dans la gadoue. Il glissa comme un vers sur une petite distance et s’assit en grimaçant de douleur. Sa cheville faisait un angle peu naturel et il savait déjà qu’il allait avoir beaucoup de mal à marcher. Soudain, il vit une personne apparaître au loin et il lui fit signe de la main :

JE SUIS LAAAAAA !

L’aventure n’était pas toujours là où on pensait la trouver, et ce qui aurait dû être une halte paisible dans une chapelle en pierre le temps que la tempête passe s’était transformé en un joyeux merdier. L’aventurière avait fini par se relever avec son familier, alors qu’une réponse au loin attira son attention. Elle commença donc à se diriger vers la voix, même si avec les echos ce n’était pas si évident que ça. Au final, elle décida de demander un peu d’aide à Lumi, et la dragonne ne tarda pas à la guider après avoir survolé quelques fois la position du prêtre.

A priori il allait bien - assez pour réussir à crier fort. Enfin, assez mal pour crier de douleur quelques fois aussi. Il avait eu moins de chance qu’elle lors de cette tempête, comme quoi la déesse ne favorisait pas toujours ses disciples les plus assidus. Enfin, pour peu qu’Aord soit un assidu disciple de Lucy, elle n’en savait trop rien après tout. Après tout, les personnes que la déesse favorisait semblaient être à peu près autant une question de chance que la chance de ces personnes elle-même.

L’aventurière approcha d’un bon pas, sautant parfois sur un tronc ou de débris en débris pour éviter de marcher dans les parties les plus boueuses de l’endroit même si vu l’état de sa tenue ça ne changerait plus grand chose.

« Tu vas bien? J’ai eu peur un moment, déjà que tu n’étais pas trop en forme quand on s’est perdu de vue. »

Néanmoins, il avait l’air parfaitement vivant et avec toute sa tête. Pas avec toute sa cheville par contre, ce qui répondit en partie à sa question. Lumi s’était posée non loin et s’était un peu approchée pour sentir le prêtre pendant ce temps, qu’elle n’avait pas trop eu l’occasion d’approcher jusqu’alors.

« Je suis pas médecin, moi… »

Violette s’était plainte les poings sur les hanches tout en roulant des yeux, une certaine ironie dans sa voix. Elle aurait bien besoin de quelques pansements ici ou là aussi mais rien de bien urgent, même si elle avait un peu grimacé en gambadant sur les débris précédemment. Néanmoins, traiter ce genre de choses était un peu hors de ses compétences. Même si elle savait à peu près à quoi une atèle ressemblait et estimait que c’était peut-être la meilleure chose à faire.

A peu près.

Peut-être.

Au moins, l’endroit ne manquait pas de ressources pour bricoler ça, vu le nombre de branchages et de débris, couplé à sa corde magique pour faire tenir le tout, il y avait moyen de bricoler quelque chose. Enfin, un petit truc de fortune qui pourra peut-être un peu l’aider à ne pas se faire encore plus mal.

« Bouge pas, je vais voir pour bricoler un truc. »

Bonne idée ou pas, l’aventurière revint rapidement avec une solution de fortune. Elle n’en savait là encore pas grand chose, mais, atèle ou pas, restait encore à devoir le ramener jusqu’à la civilisation. Fouillant dans son sac, elle en sortit un chariot invoqué. Un truc qui était bien plus gadget qu’autre chose surtout quand elle avait déjà un sac sans fond mais elle ne pouvait pas mettre le prêtre dans le dit sac, alors c’était le mieux qu’elle avait.

Jetant le petit cube sur le sol, un petit chariot fit alors son apparition sous le regard curieux de la laïum. Elle aurait sûrement besoin de l’aide de son familier pour naviguer dans la boue et les débris, mais c’était beaucoup plus simple que de devoir le porter.

« Le carrosse de monsieur est avancé. Sans offense, je pense pas que j’aurais pu te porter jusqu’au village. Je ne sais même pas où il est, d’ailleurs. Mais ce sera plus simple comme ça. Enfin j’espère. »

Aord se coucha sur le dos en poussant un immense soupir. Qui aurait cru que crier pouvait consommer autant d’énergie. Tout son corps le brûlait, ses milliers de petites coupures cuisaient sur sa peau et son souffle semblait ne plus trouver d’air. Une ombre passa au-dessus de lui une fois, deux fois, trois fois … Allons bon, un dragon le survolait en attendant qu’il passe l’arme à gauche. Finir comme casse-croûte pour un charognard, une belle fin pour un prêtre …

Il autre ombre au-dessus de lui. Violette regardait le mourant avec un soulagement non feint. Ce dernier lu répondit par le plus beau sourire qu’il lui était donné de faire dans son état pitoyable. Il était tellement heureux de voir qu’elle avait survécu et qu’elle n’était pas blessée. C’était étrange comme sensation, il ne la connaissait même pas et pourtant il était profondément soulagé. Affronter la fin du monde, ça rapprochait plus efficacement qu’une bière on dirait.

Je vais … je suis vivant si on peut le dire, di-il en restant couché. Je suis couvert de bleus et d’écorchures sans gravité, par contre ma cheville …

Il laissa l’aventurière voir par elle-même et il continua.

Moi non plus bien que je travaille dans un hôpital d’habitude. D’habitude mes patients sont déjà morts quand je m’en occupe !

Il rit aux éclats avant de se rendre compte que ce n’était pas vraiment drôle. Il se releva sur ses fesses tant bien que mal en affichant un air gêné.

Enfin je veux dire que je travaille à la morgue, donc ils ne sont pas vivants … enfin tu vois ce que je veux dire …

Il lui fit un sourire innocent.

Et toi tu n’as rien ? De nous deux on dirait que tu as eu le plus de chance !

Aord ne pouvait s’empêcher de parler pour noyer sa blague de mauvais goût et il fut bien content quand Violette partit chercher de quoi lui bricoler une attelle. Il n’était pas médecin, mais sentait bien que son bandage n’était pas vraiment ce qui se faisait de mieux en matière de soin, mais ils n’avaient pas mieux sous la main alors ça ferait bien l’affaire pour l’instant.

Il la regarda sortir son chariot de nulle part avec étonnement. Elle en avait d’autres des surprises comme ça dans son sac ? Le frère était content de ne pas avoir à marcher dans son état, mais un oint le chiffonnait tout de même.

Un carrosse ? Moi qui rêvais de me faire porter comme une princesse jusqu’à bon port je suis déçu.

Il émit un petit rie ironique pour bien faire passer sa blague. Lorsque ses rires s’arrêtèrent, il plongea son regard dans celui de l’aventurière, soudainement plus sérieux.

Merci, de m’aider alors qu’on ne se connaît pas. Mais tu penses que vous allez réussir à me traîner dans ce chariot malgré toute la boue et les obstacles ?

L’endroit où ils se trouvaient était un lieu de désolation. Les arbres fracassés s’entassaient aléatoirement çà et là et la boue avait recouvert le reste de son manteau sombre. Le déluge n’avait rien épargné, mais le frère avait beau réfléchir, il ne voyait pas comment elle pourrait le transporter autrement que dans son petit véhicule. Il s’en voulait d’être autant un boulet.

Désolé de ne servir à rien, dit-il en s’appuyant sur elle pour se relever et monter dans le chariot.

Ils galérèrent à le traîner, mais parvinrent à sortir les roues de la boue et à se mettre en marche. Le frère se sentait mal de voir le dragon et l’aventurière peiner comme ça pour le transporter, mais il ne dit rien. Il leur était reconnaissant de le faire malgré les circonstances.

Ils finirent par sortir de la forêt. Pendant qu’il se faisait véhiculer, Aord essayait de rendre son atèle un peu plus présentable en se souvenant des médecins qu’il avait vu faire à l’Astre de l’Aube. Il se promit d’aller les voir pour apprendre deux ou trois trucs s’il sortait vivant de cette histoire de fou.

Après une demi-heure de marche, ils arrivèrent en haut d’une colline et purent avoir une vue sur les terres alentour. Tout n’était que chaos et dévastation. Le sol avait été retourné par les torrents et les débris et le frère ne put s’empêcher de ressentir une immense tristesse.

Et dire qu’on a survécu à ça, dit-il dans un murmure plus pour lui-même que pour sa compagne de voyage.

Soudain, il aperçut une construction humaine derrière les arbres au loin. Il s’empressa de la partager à la conductrice.

Eh Violette regarde là-bas, je crois qu’il y a un bâtiment. On devrait y faire une halte sinon tu vas t’épuiser à me traîner comme un boulet comme ça.

L’aventurière resta légèrement dubitative face à l’annonce du prêtre vis à vis de son lieu de travail. En général, travailler dans un hôpital et ne se retrouver qu’avec des patients morts, c’était plutôt mauvais signe. Mais du coup ça valait mieux que ce soit elle qui se charge de l’atèle. Et en plus ça le faisait rire. La brune ne comprit pas directement où il voulait en venir, du moins pas avant sa précision. La morgue, pas un sujet très joyeux dans un tel cadre, qui laissa encore l’aventurière légèrement pantoise. C’était loin d’être suffisant pour lui miner le moral - pas grand-chose n’était suffisant pour réaliser un tel exploit de tout de façon.

« Et bien c’est pas le moment de claquer alors, sinon y aura personne pour s’occuper de ta carcasse. »

Un peu comme quand le soigneur ou le médecin dans une expédition se retrouvait gravement blessé, c’était en général le moment où le groupe commençait à suer à grosses gouttes. Ca n’était jamais arrivé à Violette, mais elle avait déjà entendu de nombreuses histoires du genre d’aventuriers en pleine quête dangereuse. Et c’était en effet très peu rassurant.

« De mon côté ça va. J’ai une côte et le bras gauche qui me lancent un peu mais j’ai connu pire. J’sais pas ce que t’as fais à Lucy pour mériter ça et pas moi. »

Haussant les épaules, elle aida le prêtre à se relever jusqu’à le mettre dans son carrosse. Vu l’état des routes et des chemins, ça ne sera pas une partie de plaisir de se balader avec deux roues dans un paysage dévasté… Mais à son grand désarroi, elle ne se sentait pas capable de le porter comme une princesse jusqu’à destination. Elle rigola d’ailleurs en roulant des yeux.

« Ma foi avec un colis à porter d’une trentaine de centimètres en moins et un bon régime, j’aurai pu ramener Princesse à bon port. Mais je suis aventurière, pas charretière. »

Pas besoin de redevenir trop sérieux après tout, le plus dur était certainement passé. Enfin, le plus dangereux en tout cas. Il restait encore tout le trajet de retour vers la civilisation à faire et possiblement encore beaucoup de civils à aider. Une garantie de dormir à poings fermés ce soir - si elle ne s’endormait pas avant ce soir.

« Alors, bon, ce sera ce chariot, ou bien se faire traîner dans la boue comme un sac à patates. Et on prendra le temps qu’il faudra. J’vais pas te laisser à moisir non plus, tu vas finir par prendre racine. »

Le voyage ne fut pas facile en tout cas, mais avec l’aide de Lumi et un bon nombre de détours et de branchages à dégager, l’avancée se fit de façon plus ou moins régulière. Jusqu’à arriver en vue d’un bâtiment non identifié. Les branchages en bloquaient la majorité de la vue, mais Violette se mit en route sans trop protester. Surtout parce-qu’elle n’avait plus tant la force de protester, elle tout comme Lumi qui était plutôt silencieuse pour l’instant.

« C’est une cabane de bûcheron ou de chasseur j’ai l’impression. »

Petite, le mur n’avait pas offert tant de prises au vent que cela et même si elle était clairement abimée et prête à s’écrouler à tout instant, elle tenait encore à peu près debout. Posant le chariot dans un petit soupir de soulagement proche du bâtiment, l’aventurière s’adossa brièvement au mur le plus proche, qui craqua légèrement sans céder pour autant. L’endroit semblait désert, personne n’ayant été assez fou pour s’abriter dans un tel endroit en pleine tempête.

« Le truc, c’est que je suis déjà épuisée. »

A bout de souffle, elle avait sué pour le ramener déjà jusqu’ici. Mais trouver une telle construction voulait aussi sûrement dire qu’ils n’étaient plus bien loin du but. Enfin, elle espérait que le chasseur ne s’était pas établi à l’autre bout de la forêt. L’aventurière prit le temps de boire une bonne rasade d’eau de sa gourde sans fond, avant de sortir deux petits biscuits pour familiers qu’elle offrit à une Lumi ravie de pouvoir manger un morceau après tous ces efforts. S’étirant légèrement, elle laissa échapper un nouveau petit soupir.

« Sinon, à propos de ce régime? Il est pour bientôt j'espère. »

Ce n’était pas qu’il était en surpoids, mais plutôt une taquinerie tout à fait bénigne puisqu’elle l’avait traîné sur une bonne distance déjà. Et puisqu’il semblait en plus culpabiliser, autant prendre ça avec légèreté - sans mauvais jeu de mots. Comme dit, Violette ne comptait pas le laisser traîner ici sans surveillance ni soins.

« Par Lucy, je tuerai pour une bonne douche et un duvet tout doux en laine de Dohlio. »

Comme pour répondre à son souhait, une petite rafale de vent vint la saluer, accompagnée toujours de cette fine pluie qui avait fini par la rincer encore plus pendant tout le trajet. Roulant des yeux, l’aventurière releva la tête vers le ciel d’un gris pesant, comme si cela aiderait à la déesse visiblement blagueuse à mieux comprendre ses désirs.

« Une douche chaude, dans un bâtiment fait pour, pas comme ça! »

Elle en profita d’ailleurs pour aller s’abriter d’un côté de la construction un peu mieux protégé du vent et de ses aléas, pour leur offrir un endroit relativement protégé. Pas très sec, mais aucun endroit n’était vraiment sec dans la région. Fouillant dans son sac sans fond, et de son sac de conservation, elle en sorti quelques denrées.

« Un peu de moelleux au citron et aux baies des grottes? J’ai pas grand chose d’autre que de l’eau pour l’accompagner, mais c’est déjà ça. »

Elle comptait refaire le plein de sa thermos magique, mais n’avait rien trouvé de très tentant, et comptait se rabattre sur du thé avant que la tempête ne frappe. Du coup, il ne lui restait que ses fidèles gourdes fontaines. Mieux que rien.

L’humour dont faisait preuve l’aventurière rassura le frère. Bien qu’il se sentait toujours mal de la voir totalement rouge à force de le tirer avec elle, il était plus serein. Elle lui arracha d’ailleurs quelques sourires malgré la douleur dans son pied.  En effet, le terrain accidenté lui arracha plusieurs cris de douleurs, mais il ne lui demanda jamais de ralentir ou de faire plus attention et tint bon durant tout le trajet.

Promis, si on s’en sort, je jure devant la déesse de suivre plus stricte des régimes pour atteindre la taille d’une princesse qu’on voudra porter !

Il rit de bon cœur, c’est dommage qu’ils n’aient pas eu le temps de discuter tous les deux avant la tempête. C’était les premières rafales qui les avaient réunis, mais a foule avait fait qu’ils ne s’étaient pas parlés. Et ils n’avaient rien d’autres à faire que parler, surtout Aord au fond de son chariot.

On dirait que la cabane a été plutôt épargnée par la tempête. Elle pourrait faire un bon abri.

Ils s’arrêtèrent donc pour se reposer, ils auraient tout le temps de repartir demain. Aord s’avança avec prudence jusqu’au bord du chariot et s’appuya sur le côté pour se relever sur sa jambe valide. Il clopina en serrant les dents jusqu’au mur où il trouva deux planches qui lui feraient office de béquilles. Il n’allait pas compter sur Violette en permanence ! Il se retourna au moment où elle adressait sa prière au ciel.

Voilà ce qu’il se passe quand on se moque de l’embonpoint des serviteurs de la déesse, dit-il sur un ton amusé.

Il ne faisait que plaisanter et n’était en aucun cas sérieux dans ses dires. Il n’était pas le genre de prêtre à croire que le divin contrôlait sa vie dans toutes ses possibilités, ça vision de la religion était tout autre. Le frère s’appuya contre le mur et accepta volontiers le gâteau qu’elle lui tendit. Un peu de douceur dans cette épreuve ne lui ferait pas de mal. Lorsqu’il eut fini sa part, il entreprit d’entrée dans la cabane. La porte avait souffert lors des intempéries et un énorme trou se situait au-dessus de la poignée. Le frère glissa sa main par là et ouvrit la porte de l’intérieur. Ils allaient avoir un toit au-dessus de leur tête cette nuit, que Lucy en soit remerciée.

En ouvrant la porte, Aord découvrit un espace réduit avec une simple couchette de paille ne guise de mobilier. Il ne fallait pas s’attendre à mieux. Soudain, le regard du frère s’éclaira quand leva les yeux.

Eh Violette, vient voir. Je crois qu’on a peut-être un peu de chance tout compte fait.

Différent morceau de viande séchée étaient accrochés au plafond. De quoi les nourrir pendant tous le voyage. Aord essaya d’en attraper un, pais son équilibre était précaire et il ne réussit qu’à s’écraser le nez sur le sol.

Oh put …, jura-t-il dans sa barbe.

Il se releva tant bien que mal, un peu honteux d’être aussi inutile.

Je crois que je vais te laisser et faire et que je vais aller … loin derrière les arbres pour …

Il ne finit pas sa phrase et passa devant l’aventurière avec ses béquilles de fortune. Il allait se soulager un peu derrière les fourrés, une simple excuse pour être un peu seul. Il finit par trouver un coin discret. Cela ne lui prit pas beaucoup de temps et tandis qu’il fermait son pantalon il lui sembla voir quelque chose dépasser d’un fourré. Il se pencha pour inspecter l’objet recouvert de boue.

Le frère souleva une longue branche et découvrit le corps d’un homme, allongé sur le ventre. En l’inspectant plus précisément, Aord remarqua qu’il avait subit les mêmes blessures que leur duo de héros raté. Sauf qu’il n’avait pas eu leur chance, une pierre l’avait frappé à l’arrière du crâne, le tuant sur le coup. Le pauvre était mort depuis plusieurs heures, oubliés de tous au fond de la forêt.

Violette, je crois bien que Lucy était avec nous durant toute cette épreuve, dit-il en fermant les yeux du malheureux.

Eux étaient en vie et c’était la plus grande chance que pouvait leur accorder la déesse. Il aurait voulu s’occuper du chasseur, mais sa cheville l’empêcherait de travailler. Il pourrait utiliser son pouvoir … mais Violette pourrait le surprendre et il ne voulait pas qu’elle s’enfuit en courant en voyant ses capacités. Non, il allait attendre qu’elle dorme puis il se glisserait dehors pour enterrer l’homme. Il ne valait mieux pas qu’elle voit ça.

Aord revint en clopinant vers la cabane un sourire faux affiché sur ses lèvres pour y retrouver la jeune aventurière. Il avait pris soin de cacher le corps avec davantage de branchage pour ne pas qu’elle tombe sur lui en se promenant au hasard dans les alentours. Heureusement, le soleil déclinait à l’horizon. Il s’approcha d’elle en grimaçant.

Alors tu as réussi à les décrocher ?, dit-il l’air de rien.

C’était dans une bonne ambiance que le trajet s’était passé, même si elle se moquait de son poids, c’était plus pour se motiver elle-même devant le fait que le prêtre devait bien peser quelques dizaines de kilos de plus qu’elle. Mais pas vraiment à cause de son ventre, c’était plus dû à sa carrure qui était assez différente de l’aventurière. C’était plus histoire de le taquiner.

C’était plus ou moins un miracle que la cabane tienne encore bien debout, mais il fallait croire que la protection des arbres alentours qui n’avaient pas survécus pour la plupart, et sa position près d’un petit affleurement rocheux, avaient sauvegardé la cabane du gros de la tempête. Même si elle était loin d’être intacte aussi.

« Elle pourrait être plus sympa que ça après avoir traîné tes bourrelets dans un paysage apocalyptique. »

L’aventurière avait roulé des yeux devant sa plaisanterie, et avait rétorqué sans vraiment hésiter. Peut-être un peu brutale dans sa répartie mais elle pensait qu’il serait capable de faire la part des choses. Elle profitait tranquillement de sa part de moelleux pendant que le prêtre l’avait de son côté mangé un peu plus rapidement, le temps pour lui d’aller visiter cette fameuse cabane contre laquelle la brune était encore adossée.

Elle le suivit à son appel, découvrant à son tour la viande séchée au plafond. Difficile à dire si c’était Lucy qui essayait d’être sympa ou non, sur ce coup là. En espérant que c’était bien un présent pour eux.

« Ce serait pas un peu du vol, en vrai? Après, j’avoue que c’est appétissant et vu la situation, pas sûre que le propriétaire de ce petit coin de paradis nous en veuille vraiment... »

Mais bon, elle-même n’aimerait pas voir en rentrant chez elle que son stock de viande séchée venait de disparaître. Après, c’était aussi vrai que récolter dans une forêt dans un état pareil et trouver de la nourriture allait être bien plus difficile que d’habitude. Elle fut un peu surprise alors qu’il essaya de s’emparer de l’un d’entre eux avant de se retrouver à nouveau au sol. L’aventurière lui donna un petit peu d’aide pour se relever.

« Essaye de rester debout quand tu seras là bas, aussi. Je vais pas t’accompagner pour te relever cette fois. »

A ce rythme là, il allait encore réussir à tomber dans ses propres affaires, mais elle n’avait clairement pas envie de penser à ça. Alors elle se chargea de la viande séchée, puisque c’était visiblement une opération déclarée par un prêtre de Lucy. Pas sûr que cela ne puisse vraiment être compté comme un impôt de la part de l’Église, qui de tout de façon n’en prélevait pas. Mais bon, si c’était fait avec la bénédiction de la déesse… Violette en donna un petit bout à Lumi pour la récompenser aussi de ses efforts.

Elle entendit le prêtre de loin, un peu étouffé de derrière ses fourrés alors qu’elle était encore à l’intérieur. Lucy était avec eux? Mais pourquoi il lui disait ça maintenant? Elle releva les yeux vers le ciel gris et encore légèrement orageux.

« J’espère surtout qu’elle n’était pas avec toi ces dernières secondes, la pauvre. »

Car elle ne souhaitait clairement pas à la déesse d’avoir vu ça de près. Même si elle n’avait aucune idée de sur quoi Aord était tombé, pour elle, il était encore en train de faire ses besoins plus loin, alors c’était bien une chose étrange que de souhaiter que Lucy soit avec soi lors de ces moments là.

« A moins que tu ai réussi à avancer sans tomber, dans ce cas félicitations, tu te débrouilles à peu près aussi bien qu’un gamin de deux ans. »

Elle ne savait pas ce qu’elle avait aujourd’hui, mais sa langue était assassine et aussi effilée qu’un poignard envers le pauvre prêtre. Même si ses mots n’étaient pas dit avec méchanceté, et qu’elle savait très bien que c’était difficile pour lui de se mouvoir avec sa cheville dans un tel état. S’habituer à utiliser des béquilles était loin d’être aisé quand on était pas habitué. Surtout quand le chemin était jonché de branchages et autres débris.

« Mais oui, j’ai réussi, on mourra pas de faim. J’ai encore quelques vivres aussi, je me balade toujours avec quelques réserves au cas où. Question d’habitude. Peut-être pas assez de réserve pour entretenir tes bourrelets, par contre. Mais la viande devrait aider pour ça. »

Elle avait également prit le temps de sortir de son grand sac sans fond son matériel qu’elle utilisait en général pour dormir à la belle étoile. C’était bien plus fait pour une seule personne, mais ce serait suffisant pour réussir à préparer un petit repas qui serait différent que simplement de la viande séchée. L’idée était tout de même d’en laisser un peu pour le propriétaire s’il revenait…

Elle profita aussi de son allume-feu magique et d’une petite réserve de bois encore présente dans la cabane pour allumer un petit feu, tant pour la cuisine que pour réchauffer un peu l’endroit. Il fallait dire que la tornade n’avait pas vraiment laissé derrière elle les températures de la saison douce qu’on aurait pu attendre en cette saison. Ce ne serait pas spécialement de refus.

« Je suppose que le plan c’est de passer la nuit ici? On devrait pouvoir voyager de nuit, si besoin, mais autant prendre le temps de se reposer un peu. Après, si encore il faisait un peu plus chaud et qu’on aurait pu voir les étoiles, ça aurait pu être agréable! Ça m'arrive souvent pendant la saison chaude, ça permet d’éviter les températures caniculaires aussi! »

A l’image de Lumi qui s’était roulée en boule dans un coin pour légèrement se reposer de toute l’aide qu’elle avait aussi fourni pour tracter le prêtre avec Violette jusqu’ici. Surtout que la laïum sera certainement mise à contribution demain encore. Même si elle ne doutait pas que la dragonne sera réveillée pour l’heure du repas.

« Je te laisse la paillasse, j’ai de quoi dormir à la belle étoile sur moi. Je verrai pour me trouver un coin de la cabane ou mettre mon Emport’Tout dehors. Selon à quel point tu ronfles, je dirai. »

Un critère important si elle comptait pouvoir se reposer. Elle avait l’habitude de dormir uniquement d’une oreille en extérieur pour pouvoir réagir à un éventuel danger, alors s’il y avait un grizzli qui ronflait à côté, elle risquait de ne pas fermer l'œil de la nuit.

Aord avait beaucoup d’humour, mais il devait avouer qu’elle enchaînait vanne sur vanne à une telle allure qu’il aurait presque l’impression qu’elle voulait le démolir verbalement. Il se doutait bien que ce n’était pas le cas, mais il commençait doucement à ressentir un certain agacement à s’en prendre plein la tronche. Et pourtant il sourit et la relança dans ses plaisanteries douteuses.

« On ne t’a jamais dit que les prêtres étaient bénis des dieux sur bien des aspects, qui te dit qu’elle aurait passé un mauvais moment ? »

On avait pendu des gens pour des blasphèmes moins graves que celui-là, mais Aord espérait que Lucy lui pardonne cette petite boutade. Le frère se disait que c’était bon signe de voir Violette si piquante, elle semblait s’être remise de la tempête et se portait comme un charme. Tant mieux, il ne voulait pas assombrir son moral.

« Comment ! Tu n’as pas assez de nourriture pour entretenir es bourrelets sacrés, tu veux qu’on subisse un autre cataclysme ! enchaîna-t-il pour continuer leur échange. »

Oui, elle était bien mieux comme ça, ignorante de ce qui était vraiment arrivé au propriétaire de cette cabane. Il ne voulait pas qu’elle trouve son corps dans ls fourrés, il voulait qu’elle continue de croire que tout allait bien et que Lucy n’était qu’une légende, que la chance, ça n’existait pas et que tout le monde en avait … Ce n’était pas le cas, Aord avait le sentiment que beaucoup n’avaient pas eu la chance de survivre au déluge, le chasseur n’était qu’une victime parmi tant d’autres.

« Moi ronfler ? »

Aord avait pris un air faussement offusqué avant de réfléchir un instant. Si elle dormait à l’extérieur ce soir et même, encore mieux, dans une tente, il pourrait plus facilement se glisser à l’extérieur pour enterrer le malheureux qui pourrissait dans les fourrés. Il ne voulait pas lui demander de l’aide, elle en faisait bien assez pour lui. Son regard s’alluma de malice avant qui ne dise :

« Bon ok, sur ce coup-là je ronfle comme un ours. Même au temple on m’avait donné la plus sous-terraine de toutes les cellules tellement j’empêchais tout le couloir de dormir, mais t’inquiète pas je suis sûr que tu me survivras ! »

Il exagérait sciemment pour lui donner envie de dormir le plus loin possible de lui. Quand il serait sûr qu’elle dormirait, il se glisserait dehors pour faire son œuvre. Pourvu qu’elle ne l’entende pas …

« Voyager de nuit … hum … c’est toi qui me conduis donc je te laisserais décider, mais avec un terrain aussi accidenté, tu vas en chier pour transporter mes bourrelets sacrés tu ne crois pas ? »

Un fin sourire se dessina sur son visage alors qu’il se coupait un morceau de viande séchée avec un couteau qu’il avait sorti de son sac. Lui aussi avait quelques fournitures, même si elles faisaient pâle figure devant l’attirail que Violette sortait de son sac à tour de bras. Son sac sans fond n’avait jamais aussi bien porté son nom. Il lui tendit un morceau.

« Allez, arrêtons de nous vanner comme ça, tu veux goûter ? »

Ils partagèrent un repas bien mérité en attendant que la nuit tombe.

~~~

Aord se retourna sur la paillasse, sa cheville lui faisait un mal de chien, ce qui l’aidait grandement à rester éveillé. Il avait attendu des heures que Violette s’endorme à l’extérieur. Il était resté là, sans un bruit, repensant à ce qu’il allait faire. Il allait ressembler à un zombie demain et Violette se foutrait sûrement de sa gueule. Tant pis, ce n’était pas comme s’il allait faire le moindre effort avec son handicap. Il pria la déesse que tout se passe bien et se leva en s’appuyant sur ses béquilles avant de sortir maladroitement de la cabane. Il attrapa au passage une pelle qu’il avait repérée avant d’aller se coucher. La nuit était fraîche, pour ne pas dire glacée. Après toute cette pluie, le soleil n’était plus suffisant pour réchauffer le climat. Aord frissonna, mais fit quand même route vers l’endroit où il avait laissé le chasseur. Cette fois, il ne trébucha pas et avança prudemment dans la pénombre. Il n’eut pas de mal à le retrouver. Délicatement, le frère dégagea les broussailles qui l’avaient caché jusqu’ici. Il était toujours là et toujours aussi mort.

Aord soupira longuement et un mince filet de brume bleutée s’échappa de sa bouche et se jeta sur le corps à ses pieds. Très rapidement, se dernier pris vie sous l’effet de son pouvoir. Aord le regarda se relever lentement avec un pincement au cœur.

« C’est l’heure de ton dernier voyage, murmura-t-il dans le vent »

Il lui tendit la pelle dont il se saisit et ils s’éloignèrent de la cabane pour creuser sa tombe. Aord n’avait pas la force de creuser, alors il laissait faire le mort-vivant, assis contre un arbre appuyé contre sa béquille de fortune.

Peut-être était-elle allée trop loin, c’était souvent le cas. Elle se laissait parfois trop aller dans ses blagues ou ses taquineries - Mais ça voulait aussi dire qu’elle s’entendait assez bien avec le prêtre pour se permettre ce genre de petites remarques qu’elle ne pensait pas vraiment. Et puis, elle s’était à moitié cassé le dos avec Lumi pour le traîner jusqu’ici, assez bien pour qu’il ait assez d’énergie à revendre pour se mettre à gambader partout.

L’aventurière, de son côté, était pour le moins fatiguée, alors elle n’avait plus grand chose d’autre que son esprit et ses mots pour ça. Elle décida néanmoins de lui laisser un peu de répit. Elle se doutait bien qu’il exagérait un peu à propos de ses ronflements. Même si l’aventurière n’aurait pas été contre se mettre dans un coin de la cabane avec Lumi, elle avait aussi de quoi s’installer confortablement dans son Emport’tout. Et il y avait largement la place dans la tente pour qu’elle et son familier puissent dormir complètement étalés. Il fallait dire que son sommeil était plutôt léger - l’habitude de rester sur ses gardes en extérieur. Même maintenant que Lumi était là aussi pour potentiellement détecter une menace, elle n’avait pas vraiment perdu l’habitude. Autant dire qu’un ronflement, même modéré, pouvait la priver de sommeil.

« Oh, j’comprends, t’as pas envie que je dorme avec un toit au-dessus de la tête cette nuit. Espérant que tes bruits d’ours n’en ramènent pas un vrai, du coup. »

Ce qui était toujours une éventualité en forêt, même si la faune avait certainement fui les lieux à l’approche de la tempête. Ils ne tarderont sûrement pas à revenir. L’aventurière s’étira légèrement, faisant craquer ses articulations mises à rudes épreuves et étirant ses muscles fatigués par les épreuves de la journée. Elle n’était pas certaine que cette nuit soit suffisante pour la voir retrouver toute sa forme.

« Pour la nuit, j’ai des lunettes de jour, mais Lumi va avoir plus de mal. Mieux vaut se reposer un peu... C’est qu’il faut bien les faire bouger, ces bourrelets! »

Offrant une petite gratouille à son familier qui laissa échapper un petit grognement de satisfaction, elle n’hésita pas à manger autant qu’elle le souhaitait, histoire de refaire le plein d’énergie. La viande séchée était particulièrement bonne d’ailleurs, même si elle avait été entreposée dans une cabane qui avait pourtant l’air pas spécialement faite pour ça. Si le repas était en plus béni par la déesse, ce serait dommage de passer à côté. Et elle n’hésita pas à en faire profiter sa dragonne blanche aussi.

Néanmoins, la soirée ne fut pas bien longue - mieux valait se coucher tôt pour repartir à la première lueur de l’aube. Le plus tôt ils seront revenus vers la civilisation, le plus tôt quelqu’un de plus compétent qu’elle pourra s’occuper de la cheville du prêtre, et le plus tôt pourra-t-elle prendre un vrai repos dans un vrai lit. Pour le moment, ce sera un petit camping. Elle n’eut pas de mal du tout à trouver le sommeil vu les efforts de la journée.

✿✿✿

* Violette? *
* Hnn? *

Le message télépathique de Lumi laissait entendre à l’aventurière que c’était assez important pour qu’elle se réveille pour lui répondre, sans que ce soit une urgence absolue non plus.

* Le monsieur est ressorti se balader. *

Violette se redressa légèrement sous sa couette, prenant quelques secondes pour que ses méninges recommencent réellement à fonctionner. Au moins, ce n’était pas simplement parce-que Lumi avait faim. Lumi avait tout le temps faim de tout de façon.

* Eh, laisse-le, je suis pas sa mère, il se débrouillera. Réveille-moi si tu entends appeler à l’aide. *
* D’accord, bonne nuit! *
* Bonne nuit Lumi! *

✿✿✿

Levée à l’aube, Violette avait allumé un petit feu, et fait bouillir un peu d’eau avant d’y faire infuser un petit mélange de plantes. Plutôt sucré et doux, elle profitait de petits biscuits et d’un peu de confiture aux fruits. Assise sur une souche, le sol était encore assez trempé, signe d’une averse pendant la nuit qu’elle avait rapidement entendu tapoter sur sa tente. Tente qui était déjà rangée. Elle avait eu un peu de mal à tomber sur du bois sec mais après quelques essais le feu avait fini enfin par prendre.

« Ah, te voilà, ça va un peu mieux, ou bien tu es toujours tout cassé? Le terrain a pas l’air mieux, ça va pas être plus simple que hier. Si tu veux un peu d’infusion ou quelques biscuits, hésites pas. A moins que tu préfères de la viande séchée au petit déj. »

Partout autour d’eux, la dévastation n’avait pas disparu, et le terrain était toujours aussi boueux suite à l’averse de cette nuit. Partout, des branches jonchaient toujours le sol, des arbres parfois complètement tombés, parfois juste en plus mauvais état. Lumi, de son côté, une fois son repas terminé, était partie faire un peu le tour de l’endroit, découvrir un peu plus les effets qu’une telle tempête pouvait avoir.

Violette, elle, avait toujours un peu mal, et avait découvert un grand paquet d’hématomes. Sous l’adrénaline et les efforts de la journée, elle ne les avait pas tant sentis. Mais avec une nuit de repos, elle avait du mal à déterminer quelle douleur était un hématome et quelle douleur venait d’une courbature.

« Je dormirai bien une petite semaine de plus, mais va quand même falloir revenir au village. Je suppose qu’il y aura bien besoin des mots de la déesse par là bas aussi. On repart? »

Après tout, avait-elle vraiment le choix? Elle n’avait pas les vivres pour tenir une semaine, encore moins avec un quasi unijambiste à côté. Et puis, se lancer des piques toute la journée pourrait vite devenir ennuyant aussi - même si le brun semblait avoir de la discussion en réserve. Tant mieux d’ailleurs, ça aurait été bien plus chiant avec quelqu’un de muet comme une tombe.

Tu cours dans la forêt à la poursuite d’un sanglier. Il t’esquive, s’enfuit, réapparaît. Tu n’arrives pas à le chasser et pourtant une sorte d’allégresse monte en toi. Elle te parcourt de part en part et tu finis par décocher une flèche décisive. Tu es essoufflé, mais tu l’as vaincu.

Ta famille t’accueille comme un roi quand tu ramènes la bête. Tu festoies avec eux et rien ne te rend plus heureux.

Le vent claque et la pluie dissimule le monde sous un sombre rideau que tes yeux ne parviennent pas à percer. Tu te protèges le visage, les objets volent de part en part comme des oiseaux de proies, prêts à fondre sur leur cible. Tu essayes de rejoindre la maison malgré le fracas du tonnerre. Un sentiment chaud monte en toi alors que tu te remémores quelque chose et puis vint le choc, le noir et le néant.

~~~
Aord ouvrit les yeux, le visage totalement trempé. Était-ce la pluie qui avait commencé à tomber ou des larmes qui perlaient sur ses joues ? Il n’en savait rien. Tout contre lui, il sentit la magie de son livre refluer, le faisant revenir à la réalité. Un regard devant lui apprit que sa création en avait terminé de creuser sa tombe et commençait déjà à reboucher le trou dans lequel elle avait sauté. Aord le regarda faire, emplit de tristesse. Il avait, l’espace d’un instant, pris la place de ce pauvre malheureux et la réalité lui semblait bien amère maintenant qu’il la contemplait. Il aurait pu finir comme lui, Violette aussi … S’ils ne s’étaient pas aidés tous les deux lors de la tempête, ils seraient morts comme ce chasseur, loin de tout et de leur famille … Ce constat lui laissait un goût bien amer dans la bouche. Un sentiment d’injustice qui ne le quittait pas.

Le frère grelotta alors que l’eau du ciel se glissait dans ses vêtements, épousant son corps meurtri et lui donnant l’impression qu’une main glacée lui caressait les entrailles. Ce n’était pas une bonne idée de prendre une douche comme ça dans son état, mais son devoir l‘avait poussé à se lever pour enterrer ce pauvre malheureux. Il aurait pu demander à Violette, mais elle se tuait assez à la tâche comme ça. Et puis, c’était son travail de préserver les vivants de la vacuité de leur vie. Tout le monde ne pouvait pas voir la mort en face et rester de marbre. Bien sûr, l’aventurière n’allait pas s’évanouir à la vue d’un cadavre, mais Aord préférait qu’elle soit insupportablement sarcastique comme elle l’était tout à l’heure, cela lui convenait, plutôt que de la voir se plomber le moral à penser à tous les cadavres que la tempête avait laissés.

Aord cligna des yeux et se rendit compte au bout de 10 minutes qu’il ne les avait pas rouverts. Son corps s’était tétanisé sur place et son esprit s’était perdu dans le néant. Il commençait doucement à avoir chaud, était-ce de la fièvre ? Merde, il ne devait pas rester là en plein milieu des bois. À quatre pattes, il s’approcha de la tombe improvisée et poussa les dernières mottes de terre que le mort-vivant n’avait pas pu déplacer lui-même pour reboucher le trou.

« Puisse ton esprit et ton âme trouver le repos, toi qui as parcouru l’œuvre de la déesse, psalmodia-t-il. Je porterai avec moi le poids de tes souvenirs jusqu’à ce qu’un jour je puisse apporter la funeste nouvelle de ton trépas à tes proches. »

Il posa sa main sur le monticule.

« Que la déesse te guide, Alphis … »

En retirant sa main, Aord ne put s’empêcher de voir qu’elle tremblait.

« Merde … »

Il rampa jusqu’à sa béquille de fortune et se rendit compte que la douleur de sa cheville avait atteint un tout autre niveau. Il faillit hurler, mais se mordit la lèvre quand il s’accrocha au tronc d’un arbre pour se relever. La fatigue, le froid et la fièvre rendaient son corps incroyablement lourd et la douleur l’empêchait de mettre un pied devant l’autre. Il claudiqua comme il put, se cognant et s’accrochant à tout objet assez haut pour être saisi à mesure qu’il progressait vers la cabane. Devant la construction de fortune, Aord s’arrêta en nage et essoufflé pour regarder la grande tente qu’avait dressée la jeune femme. Elle avait l’air de n’avoir rien entendu du tout ou alors elle s’en fichait. Étrangement, Aord penchait plus pour la deuxième option. Il se glissa à l’intérieur et s’effondra sur le lit, vaincu par l’épuisement.

~~~
Sortir du lit fut quasiment impossible le lendemain matin. Aord dut s’appuyer contre la commode et même cette aide ne lui suffit pas. Il se mit debout en gardant un équilibre instable. En sortant à l’extérieur, il fut frappé par les odeurs de forêt et par l’arôme si reconnaissable de la terre mouillée. Toutes ces sensations lui donnèrent le tournis. Il s’avança dans la lumière en regardant Violette d’un regard vide et épuisé.

« J’crois q’ça va ppas mmmmeuuuix »

Il n’avait strictement rien articulé dans la fin de sa phrase, mais ne s’en était pas rendu compte. Ses mâchoires restaient vissées l’une dans l’autre l’empêchant de parler. Son tournis s’intensifia lorsqu’il s’approcha du petit camp qu’avait monté sa compagne de voyage. C’était un miracle qu’il tienne encore en équilibre. Il avait l’air en piteux état. Ses vêtements déchirés étaient encore gonflés de l’eau qu’ils avaient bue lors de sa sortie nocturne, il avait été tellement épuisé qu’il n’avait pas pris le temps de les faire sécher, dormant dans leur étreinte glacée, ce qu’il regrettait amèrement maintenant. Tout son corps était chaud et il était certain que la fièvre n’avait pas diminué d’un degré pendant la nuit.

« J’crois q’jsuis pas bnei … »

Aord trébucha devant Violette et s’écroula sur le sol, incapable de retenir le poids de son propre corps. Il était désormais brûlant de fièvre et sa cheville, qui s’était dévoilée aux yeux de l’aventurière, prenait un chemin qui n’était clairement pas celui de la guérison.

Violette restait une solitaire, une voyageuse aux nombreuses petites connaissances ou autres astuces pour rendre la vie plus facile. Mais voyager dans des étendues sauvages ne lui était pas du tout étranger, de même que cette nuit passée avait été un minimum reposante. Elle avait préparé sa routine matinale comme d’habitude, sans oublier de doubler les quantités pour son invité - même s’il n’avait pas vraiment été invité, elle n’allait pas lui faire faire la cuisine dans son état. A vrai dire, elle s’imaginait déjà reprendre le chemin avec son petit chariot invoqué, qu’elle était prête à réemployer.

Sauf qu’alors qu’elle entendit ses premiers mots, elle tourna la tête vers lui. Pâle, en sueur, bredouillant, elle fut pour le moins surprise dans un premier temps de la dégradation de son état. Alors qu’il s’effondrait littéralement, elle se jeta à moitié pour le rattraper, grimaçant en partie avec le choc, elle même légèrement amochée.

Violette le traîna rapidement jusqu’à un endroit à peu près sec, remarquant déjà qu’il était complètement brûlant. Et que sa cheville n’allait pas vraiment mieux. Pinçant le haut de son nez au niveau de ses yeux, qui s’étaient brièvement levés vers le ciel, elle laissa échapper un léger soupir. Il était pire qu’un gamin, à gambader partout, sauf que ses raisons étaient certainement pour ne pas la déranger elle - alors qu’au final il lui infligeait plus de travail qu’autre chose. Elle ne lui en voulait pas, et à vrai dire elle était bien plus inquiète qu’autre chose.

« Quelle idée d’aller gambader dehors au milieu de la nuit aussi au lieu de se reposer dans ton état! Je pensais que tu avais assez de jugeote pour connaître tes limites… »

Mais elle n’était pas que là pour lui faire des reproches. Mouillant un tissu, et l’imbibant d’eau fraîche venu d’une de ses gourdes fontaine, elle le posa sur son front. Elle n’était pas médecin, et cette situation dépassait un petit peu ses compétences en médecine. L’aventurière s’intéressait bien plus aux blessures de l’aventure qu’aux maladies en général, et si l’état de sa cheville était certainement dû à ses gambadages intempestifs, sa fièvre ne venait certainement pas de là.

« Si Lucy m’a laissé capable de te traîner, c’est sûrement pour t’apprendre à te reposer sur les autres! Pas pour que tu continues de faire tout et n’importe quoi sans aide! »

De son côté, elle n’y voyait pas particulièrement de leçons à tirer. Enfin, peut-être travailler sa musculature pour être capable de traîner les bourrelets sacrés du prêtre. Ou d’être peut-être un peu plus soucieuse de ce que font les gens. D’un côté, elle avait le problème inverse, puisqu’elle estimait sa liberté comme la chose la plus précieuse qu’elle possède - et elle n’était clairement pas du genre à ordonner aux gens d’agir d’une façon ou d’une autre. Tant que leur façon d’agir allait dans le respect de son prochain.

Elle renversa un peu d’eau fraîche sur son front encore, pour essayer de faire un peu descendre sa fièvre, avant de lui donner une grande rasade à boire, relevant un peu sa tête avec sa main pour cela. Peu importait s’il voulait ou non, elle le ferait boire, lentement et délicatement, tout le contenu de la gourde. Avec ce qu’il avait perdu en eau, il devait se réhydrater. Dans tous les cas, dormir ici était une affreuse idée, l’endroit n’était pas assez bien portant pour abriter un malade. Et elle n’avait aucun médicament qui lui permettrait d’aller mieux sur elle… A vrai dire, elle en était même un peu paniquée.

Devait-elle partir et tenter de chercher des plantes? Rester là et le surveiller? Tenter de rejoindre le village? Y aurait-il seulement un guérisseur en état de le soigner au village? Peut-être pas, mais il y aurait peut-être encore un cheval, pour le saucissonner dessus et tenter de trouver un guérisseur. Sauf qu’elle ne savait pas monter.

Se frottant le crâne, s’arrachant les cheveux face à ce problème, elle décida de partir rapidement à la cueillette, laissant Lumi à la surveillance du prêtre, lui expliquant quand elle devait la prévenir télépathiquement, ou ce qu’elle devait faire.

« Écoute, Aord, je vais tenter de trouver quelques plantes qui t’aideront peut-être, Lumi va rester là et te surveiller. Ne. Bouge. Pas. Sauf si tu veux te faire écraser par une laïum. En attendant, tu peux discuter avec elle, elle pourra pas te répondre, mais elle t’écoutera. »

Une vraie menace, alors que Lumi à côté semblait prête à intervenir. Violette doutait qu’il aurait les forces de bouger, mais il ne devrait pas ne serait-ce qu’essayer. L’aventurière, elle, partit au pas de course dans les bois dévastés. Heureusement, les petites plantes n’étaient que peu affectées par la tempête, ayant bien moins de prises au vent que les arbres. Elle navigua rapidement, hésita quelques fois devant certaines plantes, pas certaine… Elle en connaissait deux, qui pourraient être utile, et qu’elle était sûre de pouvoir reconnaître. Enfin, un arbre et une plante, plus exactement.

Lumi, elle, surveillait le prêtre avec un peu de curiosité, le secouant un peu du bout de son museau pour être sûre qu’il était encore bien parmi elle, profitant un peu de son souffle glacé pour le refroidir, comme Violette le lui avait conseillé. Mais que ce n’était pas pour le manger, juste qu’il était malade, et avait trop chaud.

Violette revint après une petite vingtaine de minutes, de l’écorce de saule blanc et quelques pousses de sauge en main. Elle les mit rapidement à infuser en ravivant le feu, avec une bonne dose de sucre, et prépara quelques fruits secs de sa réserve à côté.

« Aord? Aord? Tu vas bien? Enfin, je connais la réponse, mais est-ce-que ça va au moins pas pire? Je sais pas si c’est une super idée, mais je pense que le mieux serait d’essayer de rejoindre le village, puis un transport pour te ramener chez un guérisseur. Mais j’ai un petit médicament pour toi avant. Lumi a été sage? Son souffle est toujours un peu surprenant, non? Ca fait toujours un peu bizarre, le froid. »

A vrai dire, elle n’en savait rien de si elle devait le laisser dormir ou pas. Dès qu’il fermait les yeux, elle s’inquiétait presque. Tant qu’elle était là et comptait le faire boire et manger, elle préférait qu’il soit réveillé. Elle verrait après pour la suite des évènements.

Elle se représenta rapidement avec son infusion, testa rapidement la température pour ne pas qu’il se brûle par dessus tout ça, et alla ensuite se charger de la lui faire boire et lui faire manger quelques fruits secs. Elle était quasiment sûre que ce serait bon pour l’inflammation de sa cheville et pour sa température. Enfin, elle était certaine que ce n’était pas toxique, ce qui était déjà un bon point. Certainement que d’autres plantes étaient plus adaptées, mais elle ne s’y connaissait pas assez...

« J’suis désolé Violette … »

Aord avait réussi à articuler ses quelques mots malgré son égarement. Ses yeux avaient du mal à rester ouvert et le peu qu’il voyait du monde autour de lui ne cessait de tourner. Même le visage de Violette, penchée au-dessus de lui, se déplaçait dans tous les sens. Aord savait qu’il n’aurait pas dû sortir avec sa cheville enflée. Pas besoin de voir à quoi elle ressemblait pour savoir qu’elle devait être sacrément atteinte, la douleur suffisait. Il se sentait et pas qu’à cause de la fièvre. A cause de lui, l’aventurière avait encore plus de problèmes sur les bras et il s’en voulait, mais il y avait des choses qu’il pensait être le seul à pouvoir réaliser.

« J’voulais pas le laisser comme ça …, marmonna-t-il sans s’en rendre compte. »

Il ferma les yeux et se laissa emporter par le tourbillon dans lequel il s’était senti plonger lors de sa chute. La voix de Violette semblait bien lointaine maintenant, comme un écho plein de reproches qui ne l’atteignaient plus. Il était seul avec ses pensées et le froid qui engourdissait tous ses membres. Allait-il finir comme le chasseur qu’il avait trouvé ? La malchance était partout autour d’eux. La tempête avait tué plus d’un habitant et Aord savait que bien qu’ils aient survécu avec Violette, ils n’étaient pourtant pas tirés d’affaires pour autant.

Un vent de fraicheur lui caressa le visage, lui arrachant un grognement de contentement. Heureusement pour lui, le frère resta parfaitement immobile trop affaibli pour faire l’idiot. Il sentait même un museau mouillé lui tapoté gentiment le visage, le faisant grogner d’autant plus, mais Aord n’avait pas conscience que c’était Lumi qui s’occupait de lui.

La voix de Violette fit ouvrir un œil au religieux. Quand était-elle partie ? Il s’était assoupit sans s’en rendre compte. Il tourna la tête vers elle encore incapable de vraiment comprendre quand elle parlait.

« Lumi ? »

Ses yeux roulèrent dans la direction de l’intéressée et il comprit enfin ce qu’on lui disait.

« Merci … Lumi, dit-il avec un sourire fatigué. »

Aord se laissa faire quand sa compagne de voyage lui souleva doucement la tête pour lui faire boire sa tisane. Aord grimaça quand le goût amer des plantes coula dans sa gorge lui réchauffant l’estomac. Qu’est-ce qu’il avait fait pour mériter pareilles attentions de la part de Violette ? Mis à part la ralentir il n’avait pas fait grand-chose pour l’aider et elle se pliait en quatre pour le sortir de cette misère. Peut-être était-elle simplement trop gentille … En tout cas, il bénissait Lucy de l’avoir mise sur sa route. Il but toute la décoction sans faire d’histoire, mai ses forces l’abandonnèrent quand il essaya de grignoter les fruits secs. Il n’arriva qu’à en avaler un ou deux avant de se sentir de nouveau partir. Il ferma les yeux et se laissa aller, réchauffé par la préparation de Violette.

~~~
Le soubresaut du chariot sortit Aord de son sommeil. Tout son corps était endolori par le trajet comme la première fois, mais la fatigue l’avait cueilli sans crier gare et même la douleur du trajet n’avait pas réussi à le réveiller. Il ouvrit un œil et se redressa. Violette avait dû le charger comme le poids mort qu’il était après qu’il se soit endormi tout à l’heure et elle avait continué sa route comme elle le lui avait dit. Il se sentait un peu mieux et le monde autour de lui avait fini par se stabiliser. Violette peinait avec Lumi à trainer sa carcasse encore une fois. Encore groggy par la fièvre, Aord essaya de parler.

« Violette … j’ai dormi … longtemps ? »

Elle n’eut pas le temps de lui répondre. Ils dépassèrent le sommet d’une colline et un nouveau spectacle s’ouvrit devant leurs yeux, un spectacle qu’Aord aurait préféré ne pas voir. Son visage se tordit sous l’effet d’une émotion puissante. Devant eux, le village qui les avait accueillis s’étendait dans la plaine, ravagé de toute part. Mais ce qui choqua le plus Aord, c’était les ruines du temple qu’ils pouvaient apercevoir. Non seulement le clocher était tombé, mais c’est tout le reste de la bâtisse qui avait succombé aux rafales du vent.

« Par la déesse, faites qu’il y ait des survivants … »

Violette avait au moins réussi à trouver ce qu’elle cherchait. Ce n’était pas grand chose, et ce n’était qu’une maigre partie des cours d’herboristerie qu’elle avait retenu. C’était juste qu’elle connaissait pas mal de plantes plutôt efficaces pour les petits tracas, le genre de bon conseils que s’échangeaient les aventuriers. Pas toujours les plus efficaces, d’ailleurs. Mais elle était assez certaine que ce qu’elle allait lui donner serait bon. Ou au minimum, pas mauvais.

Lumi, elle ne savait plus vraiment quoi faire dans une telle situation et une fois Violette revenue, elle tournait un peu en rond autour du malade, essayant quand même d’aider gentiment visiblement, mais ne sachant pas trop comment. Elle avait hérité d’une bonne partie du caractère de sa maîtresse, c’était évident.

Au moins, il ne faisait plus trop d’histoires, même s’il avait difficilement la force de plus manger que cela, il resombra dans l’inconscience. Violette prit peur dans un premier temps, jusqu’à se rendre compte qu’il s’était simplement endormi. Enfin, ce n’était pas forcément le meilleur des signes. Ses mots étaient tout de même assez mystérieux. Le laisser comme ça? Qui donc? Elle essaya bien de l’interroger mais n’insista pas, ce serait peut-être préférable qu’il se repose.

En attendant, la route se devait de reprendre. Une nature dévastée n’était pas vraiment un bon endroit pour traiter un malade. Alors l’idée était de revenir au village, où il y aura peut-être aussi déjà des secours ou une certaine organisation de la population locale. Le trajet fut difficile, comme la veille, mais avec sa persévérance et l’aide inestimable de Lumi, ils arrivèrent à avancer, jusqu’à arriver enfin à sa destination. Violette déposa la charrette pour observer le funeste spectacle. Rien n’avait résisté aux éléments, le village entier était en ruine.

Visiblement, l’arrêt et le petit choc alors qu’elle avait relâché l’avant du chariot peut-être un peu brutalement, venait de réveiller son passager. Elle soupira doucement, allant rapidement prendre ses constantes vitales pour voir comment il allait. Brûlant, encore, clairement fatigué et épuisé.

« Je dirai… Bien deux heures. Comment tu te sens? »

Elle hésita à dire qu’ils étaient bientôt arrivés, parce-qu’il le voyait bien, déjà, et aussi que ce n’était pas vraiment une destination de rêve. Au contraire, tout semblait y être cauchemardesque, mais du mouvement au loin gardait une certaine flamme d’espoir. L’aventurière avait l’impression que des gens s’activaient dans le village, mais tous étaient plus qu’occupés. Elle se munit rapidement de sa longue vue Aiglefin afin de voir un peu mieux ce qu’il s’y passait. Dans un abri de fortune construit à la va-vite, un feu brûlait, avec plusieurs blessés proches. Certains ne bougeaient pas, mais avaient encore l’air d’être en vie. Plus loin, des silhouettes humaines se devinaient sous des draps, des personnes recroquevillées proches de celles-ci. Au niveau du temple, hommes, femmes et enfants, se démenaient de toutes leurs forces pour déblayer les gravats à la recherche d’éventuels survivants. Couverts de poussière, de bandages de fortunes, vêtements à moitié déchirés, ils semblaient presque en transe, poussés par la force du désespoir.

« Il y en a. Ils s’organisent comme ils peuvent... Mais ils auront sûrement plus de matériel. »

La gorge de l’aventurière était serrée, la scène n’était pas facile à voir. Elle parlait du matériel, mais elle n’en voyait pas énormément non plus. Enfin, plus que dans son sac, déjà. Mais elle n’était pas du genre à se laisser abattre pour si peu. Elle prit une grande inspiration, et se lança dans la pente avec son chariot pour rejoindre une communauté déjà en difficulté. Son corps entier lui faisait encore mal, ses côtes la lançaient, elle n’était pas dans un état plus reluisant que la plupart des gens du village. Ses courbatures de la veille continuaient de tirer chaque fibre de ses muscles, mais il était trop tôt pour s’arrêter.

Alors que son petit convoi approchait, quelques petites questions fusèrent dans l’air sur son identité. Certains l’avaient déjà oublié, d’autres la reconnurent de l’incident du temple précédemment. Le frère à l’arrière, lui, laissait bien moins de doute aux habitants. Une femme accouru rapidement à leur rencontre. Une certaine panique transparaissait dans sa voix, mais ses yeux luisaient d’une détermination farouche qui trouvait un certain reflet chez l’aventurière.

« Oh, frère Svenn! Lucy soit louée, vous êtes en vie! Mais vous êtes brûlant! Merci! Merci à vous, de l’avoir trouvé et ramené jusqu’ici! »

Violette hocha la tête, prit le temps d’expliquer rapidement la situation de son côté aux villageois. Le frère fut rapidement ramené parmi les autres blessés, et les locaux ne tardèrent pas à s’en occuper. Refaire le bandage, préparer des décoctions ou lui appliquer divers onguents. C’était clairement les moyens du bord et assez loin d’être une clinique de pointe de la capitale, mais ces gens vivant loin de la ville savaient se débrouiller, c’était indéniable.

Une première expédition était déjà partie, en l'occurrence un aventurier et un homme de la ville en assez bon état pour courir, pour aller chercher de l’aide et ramener des secours. Ils n’étaient pas encore revenus avec l’aide promise. Et cela dépendait des dégâts des autres villages proches également. Peut-être que cela prendrait plusieurs jours si les secours devaient arriver de loin et traverser des terrains dévastés. Ne serait-ce peut-être pas à eux d’aller jusqu’aux secours? En attendant, elle prêta toutes ses ressources pour protéger les plus fragiles. Son Emport’Tout, quelques provisions et un peu de matériel de premier secours. Elle n’avait pas grand chose, mais c’était mieux que rien.

Quoi qu’il en était, Violette alla rapidement aider les valides à tenter de déblayer d’éventuels survivants. Ca ne servait à rien de partir s’ils laissaient des mourants derrière. La brune était exténuée, elle n’en pouvait plus, mais elle gardait une attitude positive, rassurante, et encourageante. Le frère ne pouvait peut-être pas leur apporter la lumière de Lucy dans son état, mais Violette pouvait parfaitement s’en charger de part ses actions et ses mots. C’était certainement la chose vers laquelle il fallait se tourner désormais, la miséricorde divine pour les pauvres âmes ensevelies. Ce n’était, pas contre, pas toujours suffisant, et, pour chaque miracle, c’était un drame qui arrivait.

C’est encore plus brisée que Violette revint au village qui était désormais plus une sorte de campement au milieu de ruines qu’autre chose, retrouvant le prêtre rapidement. Les gens s’en étaient plutôt bien occupé, il semblait apprécié d’eux. Elle plia un genou près de sa forme allongée, posa le revers de sa main sur son front.
« Aord? Tu es encore parmi nous j’espère. Et t’as intérêt à y rester sinon je viendrai te goumer jusque dans l’autre monde quand ce sera mon tour d’y aller. En attendant, tu te reposes, et tu laisses les gens assez en forme s’occuper de tout, d’accord? C’est pas un des préceptes de Lucy, que de ne jamais refuser l’aide de son prochain? Ou un truc du genre. J’ai jamais trop révisé ma théologie. »

Des mots qu’elle gardait assez légers, malgré la situation qui était loin de l’être. Mais elle était comme ça. Néanmoins, elle n’avait plus tellement la force de tenir une discussion et s’effondra assez vite dans un profond sommeil après un bref repas de fortune. Elle fut rejointe rapidement par Lumi qui avait aussi aidé au mieux de ses capacités. Ses conditions de sommeil ne furent pas vraiment idéales, et la douleur globale qui radiait dans son corps n’allait pas en s’arrangeant alors que la fatigue se lisait sur ses traits. Cela n’empêchait pas à son expression de garder cette confiance et cette détermination. Mais beaucoup se seraient les coudes.

L’aventurière commença par rapidement prendre des nouvelles et aller discuter de la suite des événements avec les gens les plus valides. L’aventurier et le villageois étaient revenus au petit matin, et, vu l’état des routes, les secours ne pourront pas arriver de si tôt, surtout que beaucoup de villages plus en amont étaient également dévastés. Un petit détachement de Bellulaires viendra bientôt aider à évacuer les plus graves blessés pour les ramener à un hôpital, alors il fallait préparer un convoi avant leur arrivée.

Rassemblant quelques bêtes encore en vie et récupérées, des chariots en mauvais état mais toujours présents, un véritable convoi se monta, armé de haches et de matériel pour déblayer les chemins dévastés et boueux. Camper dans des ruines ou en pleine nature, cela ne changeait pas grand-chose, alors autant se rapprocher de l’aide. Rejoints par les gardes accompagnés de quelques aventuriers et d’autres volontaires civils, Violette se mit en marche avec eux, continuant d’aider comme elle pouvait. L’aventurière chercha un visage connu du regard dans ce groupe de garde, notamment celui de Xylia, sans succès.

« Eh, Aord? Qu’est-ce-que t’as foutu cette nuit? Pourquoi tu t’infliges ce genre de trucs? En tout cas, le village a l’air d’avoir énormément de respect pour toi, c’est bien. On devrait arriver au prochain village et à un hôpital de campagne demain. »

Violette avait profité d’un petit bivouac face à un tronc bloquant la route pour aller parler discrètement au prêtre, et récupérer quelques informations. D’autres s’activaient à déblayer la voie, mais les outils manquaient et Violette avait mérité cette fois-ci un peu de repos.

Aord se laissa porter comme une princesse à l’abri des toiles tendues à la va-vite par les rescapés. L’énergie lui manquait malgré les bons soins de Violette et le repos qu’il avait pris dans le chariot. Plusieurs villageois s’étaient approchés de lui à la recherche d’un réconfort religieux, mais ils se firent vite chasser par une sœur qui épongeait son front brûlant avec un linge propre. Tout le monde savait que le frère Svenn accompagnait les morts dans leur dernier voyage, et nombreuses étaient les victimes. Malheureusement, le religieux n’était pas au mieux et bien qu’il ait toujours envie d’aider, sa dernière tentative l’avait achevé.

Aord se fit embarquer malgré lui avec les blessés, il jeta un regard vers les draps blancs qui recouvraient les victimes de la tempête. Un sentiment puissant le troublait quand il voyait que personne ne savait s’occuper d’eux et qu’on les laissait pourrir à l’air libre et à la vue de tous, incapable de leur trouver un meilleur endroit en attendant que les vivants récupèrent. Tous ces morts qu’il aurait pu aider, s’il n’était pas cloué sur ce brancard. Les frères et sœurs de Lucy avaient dû le rattraper lorsqu’il s’était levé à moitié inconscient pour aller faire son travail. C’était simplement plus fort que lui, l’histoire avec Violette ne lui avait pas servi de leçon. Il ne voulait pas rester impuissant, mais ce n’est qu’en voyant la jeune femme suer à la tâche au loin qu’il accepta de décéder aux demandes de ses collègues qui le ramenèrent sur le brancard qu’il n’aurait jamais dû quitter. Heureusement qu’il avait abandonné, car il eut une nouvelle poussée de fièvre qui lui fit perdre connaissance. Donnant un moment de répit aux soignants improvisés.

La voix de Violette le réveilla avant que la caravane ne se mette en marche. Il ouvrit un œil fatigué qui glissa vers la jeune femme. Ce qu’elle lui disait lui arracha un sourire qui se mua rapidement en une quinte de toux.

« Je suis sûr que Lucy me goumerait plus fort que toi haha, soupira-t-il riant. »

Ses yeux se perdirent un instant dans le ciel bleu qui les surplombait. Où la déesse était-elle en cet instant ? De son point de vue, elle était dans ses mains secourables qui lui glissait une cuillère de soupe chaude dans la bouche, alors qu’il peinait déjà à se relever. Et pourtant, les restes du village qui les entouraient avaient l’air de dire qu’elle les avait abandonnés.

« J’ai compris ne t’en fais pas … plus de sorties nocturnes … même si … même si c’est dur de les voir étendus comme ça … »

Il ferma les yeux et ses légendaires ronflements résonnèrent dans le petit campement, synonyme d’un sommeil plus réparateur que les précédents. Aord passa le reste de son temps à dormir, se faisant traîner avec les autres blessés à l’arrière d’un chariot. Son état le rendait fou, mais pour Violette et tous les autres, il n’essayait plus de courir à travers champ et avait arrêté de les inquiéter sans arrêt. Il était un paisible petit malade qui regardait les terres désolées défiler devant ses yeux sans réagir. Il attendait, parce qu’il savait qu’il lui restait quelque chose à faire.

Il aperçut Violette s’approcher de lui alors qu’on l’avait laissé se reposer contre un arbre qui tenait miraculeusement debout au milieu de la dévastation. . Son regard était plus éveillé et alerte que sur les derniers jours.

« Parce que je suis un idiot, voilà tout, soupira-t-il de manière mystérieuse. »

Son regard passa de Violette au petit groupe qui s’affairait. Ses yeux se posèrent sur une femme qui s’affairait plus que tous les autres. Une jeune fille d’à peine trois ans était accrochée à sa cuisse comme un boulet, mais elle continuait de courir partout, apportant vivre et eaux à ceux qui dégageait la voie et aux blessés. Elle s’approcha même d’Aord et Violette pour leur proposer un en-cas. Le frère la remercia avec un sourire bienveillant. Son visage était marqué par l’inquiétude et de profonds cernes sous ses yeux indiquaient qu’elle avait perdu le sommeil depuis plusieurs nuits. Elle semblait si jeune et pourtant la vie l’avait marquée en si peu de temps. Le regard d’Aord se fit mélancolique tandis qu’elle leur servait un peu de fruits et de bouillon chaud.

« Merci, ma sœur, que la déesse vous garde. »

La remarque du religieux lui arracha un sourire cristallin qui provoqua instantanément un sentiment complexe chez le frère qui se lisait sur son visage. La jeune femme repartie laissant de nouveau les deux compagnons d’infortune seuls.

« Helena est une bonne croyante, je la voyais prier tous les jours au temple pour que son mari revienne sain et sauf de la chasse. »

Le regard d’Aord se noya alors dans son bouillon, apathique. Il finit par sortir de sa torpeur et poser son bol dans la boue. Il ouvrit son sac et en sortit un grimoire en parchemin comme s’il voulait vérifier quelque chose. Il ouvrit l’ouvrage sur un chapitre hasardeux et posa sa main sur les pages. Cela ne dura qu’un instant, mais ses yeux devinrent complètement blancs. Un long soupire s’échappa de ses lèvres et il rangea le livre. Son visage tourna alors vers Violette.

« Tu penses qu’on a eu de la chance dans toute cette histoire ? »

Il n’attendait pas de réponse à sa question, c’était simplement une pensée qu’il verbalisait à voix haute.

« La cabane qu’on a visitée avait bien un propriétaire … c’était le mari d’Helena. Quand je suis sorti dans les bois, c’était pour enterrer le corps de son mari qui gisait dans les fougères. »

Un silence s’installa, brisé uniquement par les cris des travailleurs. La bouche du frère se pinça.

« Je voulais pas te laisser faire ça, c’était à moi de le faire. »

Son regard revint à Helena, toujours aussi énergique et pourtant si fatiguée en même temps.

« C’est mon truc … la mort. J’ai vu tellement de cadavres dans ma vie que je me dis que la seule chance qu’on puisse avoir dans ce bas monde, c’est de vivre. De vivre et de souffrir, comme elle va certainement souffrir quand elle apprendra la vérité. »

C’était à lui de le faire, de lui dire et d’encaisser ce qui en ressortirait. Il avait choisi cette voie, ce métier et il n’avait jamais regretté sa décision. Son expression neutre se mua en un sourire mélancolique.

« J’étais tellement occupé à pioncer pour reposer mes bourrelets endoloris que j’en ai presque oublié de te remercier Violette. Alors, merci de m’avoir traîné à bout de bras sur le chemin, malgré mon léger embonpoint. »

Le sourire d’Aord s’était extirpé du puits de regret dans lequel il était tombé. Son regard était aussi pétillant et moqueur qu’au premier jour de leur voyage. Il était assez surprenant de voir avec quelle facilité il était passé d’un sujet aussi grave à des blagues de mauvais goût.

Violette était concernée par un peu tous les blessés, mais elle ne pouvait pas s’occuper de chacun d’eux ou bien y passer tout son temps. Surtout qu’elle était encore l’une des personnes les plus valides et donc des mieux adaptées aux travaux physiques de déblaiement qui allaient arriver sur la route. Néanmoins, le cas d’Aord restait un peu particulier - c’était plus ou moins son blessé à elle. Du moins celui dont elle avait commencé à s’occuper - et pour qui elle n’espérait ne pas avoir fait de conneries dans son traitement. Côtoyer la mort était loin d’être inconnu avec l’aventurière, tout comme la chape de plomb des regrets lorsqu’une perte aurait pu être évitée si elle avait agi différemment. Heureusement, le prêtre commençait à reprendre des couleurs maintenant qu’il avait appris à tenir un peu plus en place. Même s’il semblait lui-même avoir conscience du fait qu’il avait exagéré, quitte à penser se faire goumer par la déesse même s’il venait à la rejoindre.

« Tu me sous-estimes, je passe tellement de temps à soulever des pierres ou à te traîner dernièrement que Lucy ne saurait arriver à la moitié de ce que je vais t’infliger. »

L’aventurière se vanta en pliant le bras pour faire ressortir ses muscles. Elle ne s’entraînait pas, et n’était pas bucheronne non plus, mais avait une vie assez mouvementée pour ne pas que ce soit complètement ridicule non plus. Même si c’était très loin d’être impressionnant.

Le voyage avait au moins le mérite d’avancer et même si le moral n’était pas au plus haut, les gens s’entraidaient, se supportaient, se consolaient, et continuaient d’aller de l’avant pour leurs proches et leurs amis. Même si Violette était une étrangère à leur communauté, elle avait cette drôle d’impression de fonctionner comme si elle en avait toujours fait partie. Comme si elle avait grandi ici depuis sa plus tendre enfance. C’était spécial, différent de la plupart de ses voyages. Une émotion particulière qui lui donnait envie de toujours plus s’investir et qui la ferait presque regretter sa petite pause auprès du frère de Lucy.

Violette adressa un regard reconnaissant à Helena. Elle était admirative de cette femme qui se démenait heure après heure, qui était réveillée à toute heure - même si ce n’était pas vraiment par choix - mais qui continuait à aller de l’avant. Les mots parfois manquaient pour définir une personne. Une bonne croyante, en effet, mais elle était bien plus. Sa foi ne pouvait pas vraiment toujours être récompensée, tant une déesse de la chance avait toujours une nature chaotique sous-jacente. Après tout, il n’y avait pas de chance sans hasard, et le hasard était, par définition, cruel.

« Le plus important n’est pas qu’elle soit une bonne croyante, c’est qu’elle soit une bonne personne. Et je crois que beaucoup auraient déjà jeté l’éponge si elle n’avait pas été là. »

Violette prit une petite gorgée de son bol. C’était bon, délicieux même. Et elle continuait d’aller faire tout ce qu’elle pouvait pour qu’ils avancent le plus vite possible, et sauvent le plus de vies possibles. Aord, lui, continuait de faire des choses pour le moins étranges - mais tant qu’il tenait en place cela convenait à Violette. De la chance, hein…? Bien sûr que oui, rien que parce-qu’ils étaient encore là pour en parler. La brune passa sa main sur les écailles de son familier qui s’était allongé à côté d’elle. La laïum aurait certainement de grandes leçons à tirer de tout ceci aussi.

La vérité n’était pas facile à entendre pour autant, même si elle comprenait bien mieux pourquoi il avait fait une telle chose au milieu de la nuit. Pourquoi elle n’aurait peut-être pas dû être si désintéressée et le laisser faire sa chose. Elle le pensait peut-être plus mesuré, plus au courant de ses limites que cela, et avait peut-être sous-estimé son altruisme. C’était un bon gars, lui aussi, ça ne faisait aucun doute. Il suffisait de voir à quel point il voulait toujours se relever pour aider les gens alors qu’il était déjà au bord de l’évanouissement.

Le sourire mélancolique du prêtre trouva un écho en celui de Violette. Elle se sentait affectée, comme si une amie chère venait de perdre un être proche. Une petite palette d’émotions traversa son visage alors qu’elle se rappela le regard de cette femme lorsqu’elle était revenue des bois avec un blessé. Elle le comprenait mieux, maintenant, ce frêle espoir qu’elle avait sûrement eu à cette vue. Et peinait à imaginer la sensation de déception et de joie mêlée en voyant qu’il y avait un survivant de plus, mais que ce n’était pas son mari. Sans savoir que c’était déjà trop tard pour lui. L’aventurière était de tout de façon assez mauvaise pour annoncer ce genre de sujets graves.

« Tu n’as pas l’exclusivité de la mort, j’ai déjà dû enterrer des compagnons d’aventures pas bien plus vieux que moi à la force de mes bras. Parce-qu’il n’y avait pas de gens comme toi à des kilomètres à la ronde. C’est une épreuve que l’on a tous à affronter, tôt ou tard. Une des souffrances de la vie… »

Mais ce n’était pas vraiment là la philosophie de Violette, qui n’appréciait pas vraiment celle qu’exposait le brun. Dépressive, froide, comme si la vie n’était au final qu’un supplice éternel. Une philosophie digne d’un agent de morgue, elle ne pouvait pas vraiment dire le contraire. Mais qui ne lui correspondait pas.

« Mais derrière les souffrances se trouvent aussi des joies, si l’on arrive à surmonter nos peines. Je ne peux pas dire que je m’amuse en ce moment, au contraire, mais je fais en sorte que demain, quand je regarderai mes actions passées, je pourrais le faire avec fierté. Savoir que j’ai donné toutes mes forces pour ces gens qui traversent un moment encore plus difficile que moi. Que j’ai peut-être sauvé quelques vies. Que j’ai passé quelque temps sur la route avec un frère de Lucy à moitié suicidaire et ses bourrelets sacrés. »

L’aventurière releva légèrement la tête, alors qu’un dernier effort du convoi finissait de dégager l’arbre de la voie, et qui le signal du départ commençait déjà à être donné sans perdre de temps. Pour certains, chaque seconde comptait. Violette se redressa, tout comme Lumi.

« La prochaine fois, ce sera encore plus simple de traîner tes bourrelets. Parce-que je serai devenue plus forte après mes souffrances. Parce-que j’aurais plus d’expérience. Parce-que je n’arrêterai jamais d’aller de l’avant. Enfin, j’espère que je n’aurais pas à les re-traîner quand même, c’est qu’ils étaient quand même vachement lourds. »

Une grande inspiration, et Violette se préparait déjà à repartir après avoir fini son bol un peu tiède après toutes ces longues tirades. L’aventurière gardait le moral. Elle aida le frère à se relever à son tour et se réinstaller dans le chariot. Un petit coup d'œil rapide pour vérifier qu’Helena n’était pas dans les parages, et elle ajouta quelques mots.

« Pense au moment où on pourra aller entretenir ton embonpoint autour d’une planchette de viande séchée, de pain frais tout juste sorti du four et d’une bière bien fraîche, quand tout ça sera derrière nous. Enfin, c’est ma définition d’un bon moment. Enfin, t’as pas l’air d’avoir trop de difficultés pour ça. »

Pas si étonnant, quand on côtoyait la mort aussi souvent. Il fallait aussi savoir décompresser et se vider l’esprit de ces histoires tragiques et souvent injustes. Le convoi ne tarda pas à se remettre en route, et, après quelques minutes, une autre charrette fit son apparition en face. Visiblement, les secours avaient aussi fait le chemin dans le sens inverse! Et alors que gardes, aventuriers et bénévoles se retrouvaient sur une route maintenant restaurée, une nouvelle aventure approchait de sa conclusion. Une conclusion macabre, mais dont l’aventurière pouvait être fière, et s’en tirer sans trop de regrets sur ses actions.

« Tout le monde n’a pas la force de surmonter sa souffrance. Beaucoup en garde les traces, malgré les années, malgré l’aide qu’on leur apporte. Mais tu as raison, la vie est faite de bien d’autres choses qui méritent de la vivre pleinement. Il faut juste apprendre à ne pas se laisser happer par la douleur. Accepter qu’elle existe, mais tourner son regard vers autre chose. »

Aord sortit à nouveau son livre et le posa sur ses genoux. Il contenait un échantillon d’expériences vécues absolument colossal. Des joies, des pleurs, des morts, de la vie. Il y avait de tout, car c’était ça être humain .

« Je n’ai pas le monopole de la mort en effet, même si j’ai plutôt l’habitude qu’on me cède cette tâche de bonne grâce au temple. Aujourd’hui, c’est le tour des autres parce que j’en suis incapable. »

Il regarda les autres frères et sœurs de Lucy se démener pour remonter le moral de tout le monde, alors qu’il restait assis là à déblatérer sur la futilité de la vie. Futilité qu’il ne concevait même pas lui-même. Violette avait raison, cela ne servait à rien de déprimer, il fallait aller de l’avant, même si plus de souffrance vous attendait au tournant. Il fallait arracher la compresse d’un coup sec plutôt que de se torturer toute une vie à l’idée que cela fasse mal. Il ferma les yeux et essaya de s’imaginer le festin dont elle parlait. Il aurait aimé pouvoir rajouter des gens auxquels il tenait à ce tableau, mais personne ne l’attendait chez lui malheureusement.

« De la bière et un bon lit … Par Lucy, qu’est-ce que je ne donnerai pas pour arrêter de dormir au fond d’une charrette. »

Ses yeux croisèrent ceux de Violette et une lueur ironique s’y alluma.

« J’irais demander un palanquin au prêtre de la capitale afin que mes bourrelets sacrés aient enfin le transport qu’ils méritent. »

Il éclata de rire et finit son bol en souriant. Dans toute cette histoire, il avait fait une rencontre vraiment unique. Même s’ils ne se reverraient peut-être jamais, il se souviendrait toujours de l’aventurière à la langue tranchante qui l’avait sauvé de la fin du monde.

« Si un jour tu passes à la capitale, fais un saut à l’Astre de l’Aube. J’aimerais te remercier comme il se doit pour m’avoir sorti de la boue. Et cette fois, promis, je tiendrai sur mes jambes ! »

La caravane se remit en marche coupant court au reste de leur échange. Aord se fit de nouveau transporter à la charrette des blessés ou il se reposa durant tout le trajet et jusqu’à ce que les secours le prennent en charge. Il dut se séparer de Violette qui préféra aider les autres dans un village voisin, alors qu’il fut acheminé à un dispensaire de l’Astre de l’Aube ou ses nouveaux collègues s’occupèrent enfin de sa cheville. Il espérait la revoir un jour, dans d’autres circonstances. Il sentait qu’il aurait eu plein d’autres choses à partager s’ils en avaient eu le temps … Mais pour l’instant il devait se reposer et faire ce qu’il avait à faire. C’est ainsi qu’une nuit, l’hôpital s’endormit en entendant les pleurs d’une veuve.