[PV @Dante Noctis]
Le coursier mandaté pour l’occasion vint la trouver à cette heure du jour où la lumière se fait déclinante et les rues un peu plus animées. Elle plaçait un point final à sa lettre d’une belle écriture calligraphiée, appréciant la relecture de ces lignes éparses qu’elle adressait désormais régulièrement à Calixte. Une majorité d’inquiétudes plaquées sur le vélin par l’encre, et une minorité de questions pas si subtiles sur la vie privée de l’espion. En réalité, Luz piaffait d’impatience à la manière d’une grand-mère enamourée, beaucoup trop pressée de découvrir les deux bouilles qu’iel s’apprêtait à mettre au monde… Ses visites à la Capitale ne suffisaient donc pas à étouffer ces velléités d’impatience, et elle se retrouvait par trop souvent à coucher sur le papier ses incertitudes et interrogations du jour, jusqu’à la couleur du temps s’il le fallait pour maintenir ce lien ferme avec Calixte. Et puis… Il y avait peut-être autre chose. Cette microscopique, incertaine étincelle, une cendre éteinte au potentiel d’embrasement diffus et dont elle pressentait déjà les inattendus effets dans la cage étroite de sa poitrine… Oui. Peut-être qu’il y avait quelqu’un. Une personne dont elle parlait à demi-mots et qui prenait figure de requin dans sa correspondance avec l’espion. Mais ses histoires de sentiments furent balayées lorsque ledit coursier entra en catastrophe, donc, dans l’entrée de sa demeure, accompagné de la cuisinière quelque peu hésitante.
« Dame Weiss ? s’enquit l’homme à bout de souffle. La couronne vous fait appeler sur la place commerçante. Immédiatement. »
L’interpellée ne manifesta aucune surprise spécifique. Rien d’autre qu’un fragment de soupir, un doigt tendu pour flatter la nuque d’Irokoy dont le perchoir était installé juste à côté de sa table de travail. Le messagerbou gigota sous ses caresses, un roucoulement de contentement agitant ses plumes.
Il ne lui fallut qu’une poignée de minutes pour réunir ses affaires, rôdée par l’habitude. Nakai, son shupon, bondit avec enthousiasme sur son épaule dès qu’elle la siffla, soigneusement enroulée autour de son cou sous sa chevelure. La couronne heh ? Dans son jargon, cela ne signifiait qu’une seule chose. Une affaire grave s’était produite, de préférence avec moult hémoglobine, personnes blessées ou cadavres à ausculter… Dans le cas contraire, le choix se serait plutôt porté sur un médecin de garde, habitant plus près du palais. Ce n’était en tous cas guère la première fois que cela se produisait, et Luz commençait à ne plus se laisser surprendre par l’étonnement lorsqu’un type échevelé débarquait chez elle avec le mot « urgence » à la bouche ! Elle finissait d’accrocher la lanière de sa ceinture comportant ses ustensiles quand elle déboucha dans la rue, emboitant le pas au messager pressé. Elle avait pris soin d’enfiler un ample gilet en perspective de la nuit qui s’annonçait, craignant l’humidité fraiche des rues une fois le soleil disparu.
« Un marchand mort a été retrouvé sur la place du marché. Dans la foule, difficile de dire qui est le coupable, mais visiblement des témoins ont vu quelqu’un s’enfuir. La Garde pense que ça a un lien avec la famille royale. »
« Ah. C’est moche, en effet. »
Il lui retourna un drôle de regard. Elle lui rendit un rapide sourire d’excuse.
« Sieur Noctis, Madame. »
« Oh ! »
Elle ne traduit pas plus avant sa pensée qu’ils parvenaient enfin sur la fameuse place du marché. Il y avait foule, certainement, hormis que plusieurs gardes avaient tracé un cordon de sécurité autour d’une zone entièrement vide. Bientôt, les badauds seraient probablement tous écartés du périmètre clé… Spontanément, elle cherchait de toute façon déjà des yeux la tignasse brune de Dante, incapable de masquer tout à fait le fragment de sourire ravi qui étirait présentement ses lèvres. Que Lucy s’étrangle donc avec la bienséance, c’était toujours un plaisir de croiser la route du Garde royal qu’elle avait appris à connaître au fil de ses errances dans le palais, et surtout lors de sa première visite médicale !
Suite à un énième tour de la scène de crime, Dante décida de rester statique quelques secondes. Malgré son état d'immobilité, ses yeux continuaient à fuser, scrutant de gauche à droite et tentant de voir ce qui avait pu être manque.
Il se redressa, rester accroupi auprès des morts n'était pas vraiment dans ses passions. Il fit un signe de la main à ses collègues, afin de les interpeller. Un binôme de gardes se dirigea vers lui, les mots leur pendaient aux lèvres, Dante n'eut même pas à les questionner:
-Nous n'avons trouvé aucune arme, il a du partir avec.
Dante ferma les yeux quelques secondes avant d’acquiescer de la tête, remerciant ses comparses pour l'information. Cette fois, c'est lui qui prit la parole afin de requérir, de nouveau, à leur aide:
-Bien. Je vous laisse vous occuper de disperser les curieux qui s'approcheraient trop prés du lieu du meurtre.
Il passa entre ses deux acolytes, les gratifiant d'une tape sur l'épaule pour les remercier d'avance. Il venait de capter de l'agitation un peu plus loin, le médecin qui devait procéder à l'autopsie devait être arrivé.
Qui était ce "Il" mentionné par les gardes, plus tôt et que faisait Dante ici ? Et bien c'était assez simple, il suffisait de revenir quelques temps plus tôt.
La Sentinelle avait été interrompu durant son entraînement quotidien par l'un de ses supérieurs. Avant toute autre interaction, les deux gardes procédèrent au Salut de la Garde. Le jeune homme fixait son aîné, curieux de savoir à quelle fin ce dernier l'avait mandé.
-Sentinelle Noctis. Nous venons d'être informé qu'un meurtre aurait été commis sur la Place du marché et nous aimerions vous confier la charge de l'enquête.
Malgré sa surprise, Dante resta de marbre et décida de garder le silence. Il avait déjà aidé lors d'enquête mais on ne l'avait jamais mis en charge d'aucune, ce n'était pas vraiment sa spécialité. Le brun réfléchissait vite et bien, il se doutait bien que si cette enquête lui revenait, c'était parce que...
-Il semblerait que l'odieux meurtrier ait évoqué son Altesse, la Princesse.
Le visage de Dante se crispa, son regard gagna en intensité et son sourire se déforma légèrement, à cause de la crispation de ses mâchoires.
-En résumé, une dispute aurait éclaté entre un marchand et ce gredin, on aurait entendu le prénom de son Altesse fuser puis des cris de panique et un corps sans vie. Vous aurez les détails que nos troupes ont déjà pu collecter une fois sur place. De plus, un médecin se joindra à vous afin de s'occuper de l'étude du cadavre.
Dante acquiesça silencieusement.
-Voilà, vous savez tout. Je suppose que je n'ai pas à vous rappeler que la sécurité de la Princesse fait partie de vos fonctions et qu'il est nécessaire et vital que vous attrapiez ce tueur.
-N'ayez craintes, je saurais me montrer digne de mon rang et de la confiance que vous m'accordez.
L'homme en face crispa son visage. Il paraissait agacé que Dante ait évoqué la confiance qu'on lui accordait. Sans plus de cérémonie, l'autre garde signala à Dante qu'il pouvait, qu'il devait disposer. Ils se saluèrent à nouveau et la Sentinelle se dirigea vers ses quartiers afin de s'équiper. Son armure, son sabre, son carnet de route, un crayon, un poignard, ainsi que quelques autres objets de moindres utilités sur lui, le Garde se dirigea vers la scène de crime.
Dante regarda à nouveau tout autour de lui. La paire de soldats s'était attelée à faire reculer les plus récalcitrants et les gardes qui n'avaient plus rien à faire commençaient aussi à se disperser. Le brun rejoignit les deux nouveaux arrivants, le coursier et le médecin qui allait l'épauler. Il salua le premier d'un simple geste de la main et d'un léger sourire, mais il ne put s'empêcher d'agrandir le croissant de lune sur son visage et de s'approcher pour saluer la seconde. Dante plongea ses yeux rougeoyants dans l'océan émeraude de la doctoresse puis ils'arrêta face à la belle aux cheveux de feu et il vint timidement lui taper sur l'épaule avant d'engager la conversation:
-Luz !
Il offrit un regard enjoué à la demoiselle avant de diriger ses deux pupilles vers le messager:
-Merci de l'avoir guidée, vous pouvez disposer.
Le coursier s'inclina avant de se retirer.
-Je suis ravi que ce soit toi qui m'épaule, même si la situation semble peu adaptée à ce genre d'émotion.
Dante tira la bande de sécurité vers le haut et il invita sa partenaire à avancer d'un signe de main. Une bourrasque vint agiter les fils de jais qui couvraient son crâne, Dante vint chasser les importuns qui tentèrent de se mettre devant ses yeux. Il attendit que la médecin passe puis il avança à son tour.
-De ce qu'on a pu voir pour le moment, le marchand aurait été frappé à la tête avec une boîte à musique puis poignardé plusieurs fois. Son corps est bien troué mais il semblerait que l'arme ait été emportée par le tueur.
Dante marqua une pause et il saisit la lanterne à sa ceinture avant de l'allumer, la tenant assez haut pour éclairer devant eux. La nuit était vite tombée... Ou plutôt, il n'avait pas vu le temps passer tant il avait travaillé, bien trop soucieux de bien faire.
-Le point étrange, c'est que, bien que l'arme ait disparu, il n'y a pas de sang ailleurs que sous le corps et vu le nombre de trous ayant été faits, je doute que la lame soit restée immaculée.
Le corps se trouvait devant eux. Plongé dans ses pensées, Dante en sorti vivement, se rendant compte qu'il n'avait pas mentionné tous les détails à Luz. Il jeta un œil aux alentours, personne ne pourrait entendre, parfait:
-C'est une première pour moi, j'admets être un peu sous pression. Je suis sincèrement content que ce soit toi qu'on aie envoyé. Il semblerait que notre tueur aie hurlé le nom d'A... de la Princesse Atheas avant de passer à l'acte.
Dante avait évoqué ce fait pour ensuite dire à Luz qu'il comptait traiter et régler cette affaire le plus efficacement possible, car la sécurité de sa protégée était en jeu, mais les mots ne sortirent pas. Après un léger silence, Dante reprit:
-Les témoins ont tous donné des descriptions différentes. La seule chose sur laquelle ils s'accordaient, c'était sur le fait que le nom de son Altesse a été prononcé par un homme.
Un bruit de pattes s’éleva. Dante tourna la tête et il tendit sa main afin de rappeler son canidé et annuler son pouvoir. La bête retourna dans Dante et les yeux du garde reprirent leur teinte sombre naturelle. Le loup avait trouvé un morceau d'étoffe déchiré et maculé de sang.
Elle fit un pas de côté pour mieux observer le cadavre désigné, un sourcil incrédule haussé. Elle ne releva nullement le vocabulaire fautif de son interlocuteur, une tendance un peu trop… Familière envers la princesse héritière. Elle n’ignorait pas qu’un lien spécial les reliait aussi sûrement que les mailles étroites d’une chaine. Peu lui importait d’ailleurs que la princesse du royaume nourrisse une relation hors mariage – de son point de vue, cette attitude était même plutôt saine. Et si rien ne prouvait qu’ils entretenaient ce type « d’amitiés », Dante était d’un professionnalisme exemplaire surligné d’une personnalité heureuse et souriante. De fait, il n’en fallait guère plus pour faire tomber Luz sous son charme, désireuse de protéger ce bout d’homme plus jeune qu’elle aux responsabilités titanesques… Et s’il se tapait la princesse au carrefour du palais, hé bien, qui le lui refuserait ? Spontanément réconfortante, Luz posa sa dextre sur son avant-bras et l’étreignit brièvement :
Sacrée promotion, à n’en point douter, pour lui qui s’était vu confier une mission aussi délicate… Assurément, ils ne devaient pas fauter et elle percevait l’importance de ce moment pour lui. Ses supérieurs avaient jugé bon de lui confier la sécurité d’Atheas même par-delà les murs du palais. Bon nombre de gardes travaillaient des années durant sans obtenir ce niveau de confiance… Une confiance que Luz jugeait amplement méritée de son maigre point de vue extérieur, n’ayant jamais vu Dante faillir à sa tâche au sein du palais. Et ce, même lorsqu’elle se donnait à fond pour tenter de le divertir par quelques sucreries ou jacassements de grande bavarde… Elle coula un regard intrigué au canidé qui revint se poster auprès de son maître et créateur, découvrant pour la première fois l’une des capacités magiques du garde à l’œuvre. Une bien belle création ! Le bleu de sa chair incendiait la nuit de reflets discrets, nuancés d’ombres par les jeux de lumière de leur lanterne. Ce n’était aucunement l’heure de se pencher sur les détails d’un cadavre, et pourtant… Les gens s’obstinaient à mourir à des heures décidément indues pour le commun des mortels ! « Revenez mourir demain », aurait voulu lui dire Luz. A la place de quoi s’accroupit-elle, résolue à devoir travailler malgré l’appel de la nuit.
Elle releva momentanément les yeux du cadavre, échangeant un regard pailleté d’amusement avec Dante. La mort lui était terriblement quotidienne et elle n’avait plus le temps depuis plusieurs années de respecter le silence des trépassés.
Prenant garde à n’affecter aucun élément de la scène, elle déporta son poids sur son pied gauche afin de se déplacer plus avant et soulever par ce biais un bout de vêtements.
Elle dut ôter sa propre lanterne de sa ceinture pour augmenter la luminosité ambiante, pestant contre la nuit qui se renforçait autour d’eux. Elle finit son étude par un claquement de langue appréciateur et se releva souplement, les yeux plissés par une profonde réflexion.
Elle mima le mouvement décrit, son bras gauche suspendu dans les airs comme étreignant un compagnon de danse invisible, son bras droit flanquant par-dessous plusieurs attaques répétitives. L’abdomen du marchand n’avait eu aucune chance ! Dans la foule ambiante, les témoins n’avaient probablement vu de prime abord qu’une embrassade soudaine entre les deux hommes, et une douleur stupéfaite, rendue ivre par la boite à musique, sur les traits du premier.
Elle grimaça, appréciant peu l’idée qu’un tel objet ait pu être forgé. A moins qu’il ne s’agisse d’une capacité magique propre à leur fugitif… ? Une nuée d’interrogations lui venaient en tête, bien plus que des réponses. Les prunelles arrimées à celles de son compagnon du soir, dans l’expectative, elle ne résista pas à l’envie de les énumérer à haute voix, confiante en l’aptitude de Dante à trouver des pistes.
Voilà, c’était trop tard. Elle voulait connaitre le fin mot de l’histoire à présent et n’en démordrait plus.
Dante haussa les épaules, feignant une mine attristée lorsque Luz lui évoqua l'absence de pâtisserie.
-Dommage, tu n'as pas ton égal pour choisir les meilleures viennoiseries de la Capitale !
Dommage aussi car Dante commençait à avoir faim. Il n'avait guère eu le temps de se ravitailler après son entraînement, puisqu'on l'avait directement envoyé enquêter. Les appels du ventre attendraient, l'affaire était prioritaire. Son implication et sa concentration lui faisaient, de toutes façons, oublier la faim en cet instant.
Dante hocha la tête, les mots de la doctoresse le réconfortaient et l'encourageaient. Avec le plus grand des sérieux, le Garde écoutait ce que Luz lui révélait sur ce fameux corps. Les dires de la dame allaient en accord avec les hypothèses qu'avait pu émettre Dante, le lexique et l'expertise médicale ainsi que la rapidité en prime. Il savait qu'elle était douée mais il n'en restait pas moins impressionné et d'avantage rassuré.
Dante observait le corps, pour une énième fois, tout en absorbant avec le plus grand soin les paroles de Luz, veillant à ne pas la couper, pas même pour répondre à sa boutade concernant la boîte à musique. Ce genre d'humour ne le dérangeait pas, à vrai dire. Il emmagasina les mots de la légiste et se permit de parler lorsqu'elle réinterpréta la possible façon dont avait été poignardé le brave marchand:
-Je serais prudent, à l'avenir, quand on m'invitera à danser.
A la demande de Luz concernant la fameuse boîte à musique, Dante se déplaça afin de lui apporter l’assommoir de fortune. Il tendit sa main à la doctoresse afin de lui proposer une aide pour se relever tout en prenant la parole, plongeant ses pupilles dans les siennes, par politesse et par égard, mais aussi car on ne manquait jamais une occasion d'observer de si beaux yeux.
-Nous avons effectivement pensé à un début de bagarre qui a vite mal tourné. A vrai dire, je ne suis pas sûr que le but initial de notre homme était de tuer, seulement, les choses ont du dégénérer et entraîner la mort d'un probable innocent.
Il marqua une courte pause, afin de structurer sa pensée et de répondre aux questions de sa collègue d'enquête. Il vint croiser ses bras avant de reprendre:
-Non, aucun des potentiels furieux dangereux pour la Princesse ne s'est manifesté ou n'a été libéré du cachot. Lors des sorties de son Altesse, je n'ai remarqué aucune anormalité, pas de regard insistant ni même de tentative détournée de l'approcher. Le seul lien entre son Altesse et notre homme, c'est ce marchand qui, d'après son livre de comptes, commerçaient occasionnellement avec la famille royale.
Il fouilla à nouveau dans sa mémoire, par précaution. Non, il n'y avait effectivement eu aucun souci avec Atheas, ces derniers temps. Les hommes la regardaient, mais rien d'anormal, comment ne pas vouloir poser les yeux sur un si joli visage ?
-Hm... j'ai déjà entendu parler d'une arme qui serait capable d'absorber le sang pour se réparer, mais je ne l'ai jamais vue à l’œuvre, je ne peux donc rien confirmer. Nous avons observé les registres de ceux ayant vendu des armes magiques et aucune ne semble correspondre à quoi que ce soit qui ait un rapport, de prés ou de loin, avec une arme capable d'absorber ou de faire disparaître le sang. Rien de cet acabit dans le circuit de vente légal, donc. Je pense qu'il s'agit d'avantage d'un pouvoir, si tu veux mon avis. Posséder une telle arme signifierait que notre homme avait prémédité son crime, hors, au vu de la façon dont ont tourné les choses, je doute que nous ayons à faire à un brillant assassin.
Dante remonta ensuite le mécanisme de la boîte à musique avant de la poser sur l'étal du mort. Un bruit dysharmonique s'en échappa. Pouvait-on continuer d'appeler cela une "Boîte à musique", au vu de ce qui en sortait ?
-Je ne m'y connais pas en musique mais ce qui sort de ça ne me semble pas en être. Cette boîte à sons devait appartenir à l'agresseur. D'après les témoignages, personne ne vendait ce genre d'objet sur le marché. Il n'y a aucune signature, nous n'avons toujours pas retrouvé l'artisan l'ayant fabriquée, à vrai dire, je ne suis même pas sûr que cela nous mènera quelque part. Les marques d'usures indiquent que cet objet a déjà bien vécu, son créateur est peut-être dans la même état que notre marchand.
Dante vint se gratter la tête avant de regarder dans le vide quelques secondes. Il rassemblait les informations qu'il avait pu obtenir de diverses sources et tentait de mettre à jour ses hypothèses. Il attendit la fin de l'horrible non mélodie avant de commencer à parler:
-Je ne sais pas si cela corrobore exactement avec ce que tu as pu découvrir sur ce corps mais, d'après moi, notre tueur voulait des informations sur la famille royale. Notre brave marchand étant honnête et éthique, il a refusé de céder et c'est là que la dispute aurait éclaté ?
Une nouvelle pause, puis il reprit:
-Est ce le mort qui a tenté d'attaquer en premier et subit la riposte musicale ? Ou l'inverse ? Ce morceau de tissu indique qu'il y a eu un contact, en tous cas.
Dante porta la fameuse étoffe déchirée à ses narines, il inspira longuement et reconnu une odeur familière.
-On dirait... de la cannelle ?
Il haussa les épaules, avant de sourire puis de reprendre:
-Au moins, ce tueur a du goût. Vient ensuite le coup de boîte à musique, je comprends qu'il ait eu envie de s'en débarrasser, en entendant le son produit, puis le poignardage qui aurait été effectué par un coutelas, c'est bien ça ? Puis... la fuite.
Dante décrocha son regard de celui de Luz afin d'observer, encore, les alentours. Les curieux s'étaient dispersés ainsi que les derniers marchands. Les étals s'étaient vidés, ne restait comme signe de vie que le vent qui fouettait leurs toiles. La lune, désormais assez haute, battait son plein et offrait un peu de sa lumière. Le regard de Dante s'assombrit et s'intensifia sur une ruelle sombre. Il fit quelques pas, venant furtivement faire glisser une main sur la garde de sa lame dissimulée sous sa cape puis, de son autre main, il réactiva la boîte à musique. Il se plaça entre la ruelle et Luz, de profil, afin de garder la dite ruelle dans sa vision périphérique. Puis il reprit la parole, diminuant le son de sa voix, couverte par la suite de fausses notes qui s'élevaient:
-Si cet homme en veut à la Princesse, il pourrait s'en prendre à ses proches, bien qu'il soit peu probable qu'il parvienne à pénétrer le palais indemne. Je me demande si l'on peut trouver de la cannelle dans cette ruelle...
Cette malheureuse œuvre d’ébéniste avait décidément vécu de meilleurs jours. Assurément, quiconque se verrait répétitivement écrasé sur la tête d’autrui présenterait une semblable figure… Pour ce qu’ils savaient, leur fuyard avait même pris l’habitude de l’envoyer bouler sur tout être humain ou objet qui l’irritait. Non, se corrigea-t-elle avec amusement. Il n’aurait alors pas laissé là sa précieuse arme de destruction massive. Elle suivit inconsciemment le regard de son interlocuteur lorsqu’il se tourna vers la place, découvrant à son tour les vestiges de nombreux commerces abandonnés, squelettes de bois et de bâches tendues claquant sombrement dans la brise. Les nettoyeurs n’étaient pas encore passés et les pavés étaient recouverts des déchets produits par l’animation diurne qui agitait quotidiennement la place. Des fruits éparpillés, le reste d’un cigare, de la ferraille écrasée et même un cristal noir, coincé dans un repli de terre mal contenu par une dalle. Elle coinça une mèche de cheveux flamme derrière une oreille de deux doigts agiles, réprimant un léger frisson provoqué par un appel d’air à sa droite : celui de la ruelle détentrice de l’attention de Dante.
A vrai dire, Luz n’était pas spécialement inquiète. Dante et ses subalternes mettraient tôt ou tard la main sur ce client hystérique, à moins qu’il n’ait pris la décision de partir immédiatement pour le bout du monde…
Le marchand n’avait pas eu le temps de céder à son caprice, formulé autrement. Heh quoi, leur coupable était-il dépassé par son pouvoir ? Par une histoire personnelle avec la royauté qui le rongeait depuis l’enfance, ou quelque motif peu légitime de cet acabit ? Elle caressa distraitement le museau de Nakai tandis qu’elle réfléchissait, l’animal à moitié somnolent toujours arrimé à son cou à la manière d’une singulière écharpe territoriale. Le meurtrier ne devait pas être allé très loin. A sa place, elle réfléchirait à la prochaine étape, c’est-à-dire par exemple à se rapprocher du marché noir ou de n’importe quelle autre organisation criminelle susceptible de lui transmettre l’information désirée. A moins que dans sa folie, il ne cherche directement à se confronter aux proches d’Atheas, voire à Atheas elle-même… ? Saisie d’un trouble instinct, Luz arrima ses prunelles à la silhouette de Dante. Garde royal notoire, protecteur de la Princesse héritière en personne, doué et rechignant peu à sauter sur le terrain pour mieux soutenir la royauté… Quelle plus belle cible que celle-ci… ? Une légère pointe d’inquiétude étreignit sa poitrine. Non, elle devenait paranoïaque. La nuit environnante, l’obscurité lascive qui gangrenait les murs et déchaussait les pavés, le cliquetis des rats et le ronronnement diffus des soiffards, loin dans les rues… Tout cela lui inspirait des pensées confuses. Fou serait celui qui choisirait de s’en prendre à Dante ! En pleine possession de ses ressources, agile et parfaitement rôdé aux combats, vif également… Elle s’ébroua pour chasser définitivement cette hypothèse et avança d’un pas soudain vers la ruelle.
Elle avait plissé les yeux, le vert de ses prunelles réverbérant songeusement les éclats de leurs lanternes, cherchant à percer la nappe huileuse qui recouvrait le passage d’un manteau piégeux. Une silhouette… Peut-être… Petite et racornie, un ovale de tissu qui serait passé absolument inaperçu si un léger remous n’avait pas agité l’un de ses bords. La chose avait bougé, spontanément, lorsque l’attention de Dante s’était tournée vers la ruelle, Luz en était persuadée.
Alors, la noirceur se fendit d’un sourire. Un sourire aux dents ciselées, troué ici et là de vides, parfois recouvert de la fourche d’une langue rouge. Luz haussa sa lanterne, et le visage d’une très vieille dame se dessina devant eux, ratatinée dans la fange de la ruelle. Masquée par les déchets qui s’y étaient amoncelés, jamais regardée, jamais démasquée. Jamais civilisée tout à fait. Elle rit, et ce fut comme un roulement de grenaille, un tir saccadé de métal rouillé vomit à leurs pieds. Luz tourna simplement la tête de côté, une mine interrogative sur les lèvres, l’air d’un animal ne sachant pas réellement sur quoi il était tombé.
« Je n’sais plus, répondit la voix, engloutie sous ses drapés de tissus humides et rongés, qui compte les jours ? J’compte quand j’ai faim. Étincelle sagace dans son regard. Ou quand des types viennent. »
« Quand des… »
Luz pivota promptement vers Dante, alerte et persuadée que la même idée venait de les traverser. La Garde n’avait pas décelé la présence de cette sans logis ! Ils ne l’avaient donc pas interrogée, par extension, et sa ruelle offrait un point de vue exceptionnel sur la scène de crime.
Entre ses doigts noirs et dentelés de maladie, était malaxée une longue tige feuilletée à l’odeur épicée fort caractéristique…
Quant il vit Luz s'avancer vers la ruelle, Dante fit quelques pas vers elle, venant transférer son poids sur sa jambe arrière, prêt à bondir. Son étreinte sur la garde de sa lame, sous sa cape, se resserra, il savait la doctoresse courageuse mais il ne la pensait pas tant téméraire. Une ombre fila dans la nuit, ce n'était pas un assassin qui fuyait, mais plutôt une femme usée par le temps, la météo et probablement par bon nombre de maladies. C'était sûrement elle que l'assassin fuyait. Toujours relativement méfiant, le garde fit quelques pas supplémentaires.
Cette figure ne lui inspirait aucune confiance et elle ne devait en éprouver aucune à leurs égards, à Luz et lui. Un vestige d'un temps passé, oublié de tous, qui subsistait et qui avait pu résister à la faim et à la solitude, probablement au prix de sa sanité mentale. Dante soupira, quelle calvaire que de vivre ce genre d'existence. Son soupir valait aussi pour son échec, il avait manqué un témoin d'importance capitale et perdu énormément de temps. Malgré toute lé pitié qu'éprouvait le Garde pour cette bonne femme, il savait très bien qu'elle ne parlerait pas sans contrepartie. Les yeux du gardien de la princesse croisèrent ceux de son acolyte et il entama une discussion avec cette inconnue.
-Bonsoir brave dame...
Le vestige aux dents trouées venait de le couper par des violents éclats hilares, on aurait cru qu'elle vociférait, tant ils étaient puissants et sa face déformée. Après avoir fini de s'égosiller en rire, l’encapuchonnée fut prise d'une quinte de toux.
-Qu'ils sont polis et charmants avec moi, ceux-ci ! Mais ça fait un jour et vingt-cinq minutes.
Elle réclamait son dû avant même la réponse. Avait-elle au moins vu la moindre chose ? Ou venait-elle d'être réveillée par Luz et Dante, il y a vingt minutes ? Peu importait, il fallait essayer. Dans le pire des cas, l'estomac de l’affamée serait apaisé quelques temps. Dante n'avait rien de comestible sur lui, hormis son pêché mignon, ces exquises sucreries qu'il ne s'autorisait à déguster devant presque personne. Ca lui coûtait de s'en séparer, mais l'heure n'était pas aux enfantillages, il fallait, après tout, vite retrouver le tueur.
Les yeux de la vieille fusaient tantôt vers Luz, tantôt vers Dante, ses expressions faciales faisaient de même, variant à peu prés autant que l'humeur d'un adolescent. Le Garde saisit le petit sac rempli de bonbons, accroché à sa ceinture, il le détacha et le tendit à l'ombre souriante:
-Ils sont à la cannelle, je crois que vous aimez ce goût.
Une main preste faucha le sachet. Le visage déformé de l'interlocutrice pris, presque, une expression normale et ses yeux se mirent à briller lorsqu'elle ouvrit le sac pour en voir le contenu. En totale admiration, la vielle au bâton de cannelle mâchouillé semblait dans un autre monde. Dante fit aller son regard vers Luz, quel contraste, presque choquant, entre l'éclat de la doctoresse et l'usure de la vieille femme. Il en profita pour s'adresser à sa coéquipière:
-Vraiment, quel dommage que tu n'aies pas apporté de pâtisseries ce soir.
Il retrouva finalement son habituel sourire:
-Mais je crois que c'est moi qui inviterai la prochaine fois, ce serait injuste que ce soit toujours à toi de régaler !
La vieille femme, toujours perdue dans une sorte d'harmonie, rien qu'à l'idée de consommer ces carrés sucrés à la cannelle, avançait, une patte boiteuse, vers l'étal où se trouvait l'une des armes les plus dangereuses qui soit. Des os craquèrent, effectivement et cela n'avait rien de rassurant puis elle chuta à cause d'un pavé qui dépassait. Dante se précipita afin de l'aider à se relever mais la femme le chassa de grands gestes de bras:
-Non, il faut qu'vous restiez là-bas !
Elle se releva puis termina son odyssée jusqu'à l'étal. Elle remonta le mécanisme de la fameuse boîte à musique puis commença à s'empiffrer. Ses yeux étaient clos et son expression redevint normale. La pitié que Dante éprouvait à son égard augmenta d'avantage, son expression se durcit. Il lança un regard à Luz mais aucun mot ne sortit de sa bouche. La musique se tut brusquement et l'expression de normalité qu'abordait la mendiante s'évapora à tout jamais. Elle figea ses yeux sur la paire d'enquêteurs et elle reprit la parole:
-Bien, bien, ça fait plus qu'un jour !
Sa langue passa plusieurs fois sur ses lèvres, probablement pour se repaître des vestiges de sucre restés là. Elle fixait le garde et la doctoresse, comme si elle attendait qu'ils parlent. Après quelques secondes de lourd silence, Dante posa la première question:
-Avez-vous pu voir ce qui est arrivé à cet homme ?
Sa tête parti dans un hochement lent, de haut en bas.
-Est-ce que vous avez vu à quoi ressemblaient l'homme qui a fait ça ?
Elle fit le même geste de tête mais, cette fois-ci, elle accompagna le geste par la parole:
-J'roupillais quand ces deux zoivres s'sont mis à beugler ! Famille royale par ci, Atheas par là. Le chauve avait peur qu'on lui vole sa femme ! Ou bien c'était pas encore sa femme ? J'sais pas, j'ai pas vu d'bague à son doigt.
Elle fit des gestes chaotiques qui ressemblaient presque à la démonstration de valse meurtrière produite plus tôt par Luz.
-Tu avais vu juste mais je crois que je préférais ta représentation.
-Après ce saligaud d'chauve moustachu est v'nu empiéter sur mon territoire. J'me suis servi, c'bien c'qu'on fait, on taxe ceux qui passent chez nous ! Mais l'avait rien à part cette tige.
Elle leva le bâton de cannelle avant de le lancer au sol et de l'écraser de son pied valide, visiblement furieuse. Dante nota les informations obtenues par ce témoin avant de reprendre parole:
-Auriez vous vu avec quoi ce "chauve moustachu" a frappé le mort ?
Elle répliqua, toujours furieuse:
-Avec sa boîte là ! Après j'sais pas, y'avait rien sur lui qu'j'vous dis. Il a vu qu'ma ruelle menait à rien donc l'est reparti.
Elle leva son doigt et montra une autre ruelle qui semblait tout aussi louche que la première, quoi qu'éclairée et constituée d'autres choses que d'arrière boutiques. Son doigt resta figé vers la direction, comment tenait-il encore à sa phalange avec une telle forme ? Sans un mot supplémentaire, elle saisit la boîte à musique avant de retourner à sa ruelle, d'une vivacité plus que surprenante. Sa voix s’éleva une dernière fois de la ruelle:
-Filez ! J'dois faire ma récolte avant qu'les autres viennent tout enlever !
Puis sa présence disparut, comme si tout ceci n'eut été que songe et illusion. Dante saisit tranquillement Luz par l'avant-bras puis il fit quelques pas en retrait, il lâcha sa collègue avant de la fixer, le regard toujours crédule quant à ce qui venait d'arriver.
-Et bien... nous voilà débarrassés d'une arme fort dangereuse et munis d'informations supplémentaires mais toujours rien sur ce qui a servi à poignarder notre marchand.
Dante fit, du regard, un dernier tour de la place commerçante, rien de nouveau, visiblement, hormis les quelques gardes qui venaient d'arriver, chargés d'emporter le corps chez le fossoyeur. Il appela un garde et lui indiqua les informations qu'il venait de récolter aux côtés de Luz. Il demanda à son confrère de demander aux gardes d'être d'avantage prudents car il était possible que notre homme tente quelque chose au palais, il ne semblait plus très apte à être rationnel et les furieux faisaient les plus dangereux ennemis.
Dante serra les dents pour ne pas laisser échapper son bâillement. La fatigue commençait à le gagner mais avec le nom d'Atheas évoqué plusieurs fois, ainsi que la famille royale, il était hors de question de dormir tant que le chauve moustachu aux goûts musicaux et aux méthodes louches ne soit retrouvé et appréhendé. Une fois le signe de fatigue supprimé, Dante porta de nouveau toute son attention à sa partenaire d'enquête:
-Je pense que notre homme est effectivement resté en ville, mais il faudrait une sacrée chance pour qu'il soit resté dans cette ruelle. Enfin, c'est notre piste la plus probante pour l'instant. Partenaire, Tu m'accompagnes ?
Dante commençait à connaître un peu Luz, elle n'aurait du être là que pour remplir le rapport d'autopsie et repartir, mais il avait bien vu, dans ses yeux, que cette affaire l'intriguait. La présence de la doctoresse était loin d'être déplaisante et il devait bien avouer qu'il se sentait bien plus confiant dans ses démarches de chargé d'affaire aux côtés d'une femme de métier et d’expérience.
Elle tourna vers lui un regard pétillant, son éternel semi sourire renard sur les lèvres, le poing levé dans l’espace qui les séparait afin qu’il vienne y appuyer son propre poing. Il aurait probablement été plus juste de dire qu’il venait de sauver l’humanité en se débarrassant de pareil instrument de torture pour l’oreille d’autrui… Même si quelque chose lui disait que leur informatrice rabougrie se délecterait d’en jouer en pleine nuit sous la fenêtre d’un ou deux riches commerçants.
Elle devait bien l’avouer, ses précédentes affaires s’étaient rarement montrées aussi palpitantes. Pour une fois qu’elle avait l’heur de pouvoir se montrer détachée, en cela qu’elle n’était aucunement concernée de près ou de loin par ce meurtre -contrairement à une certaine histoire avec une dénommée Mysora… Sans évoquer bien sûr l’agréable compagnie, la qualité nocturne d’une cité en liesse et la tension d’une véritable traque ! Elle lui emboita donc le pas, creusant le dos et s’étirant comme un chat pour chasser la fatigue rémanente de son corps. L’enthousiasme l’empêchait pour l’heure de ressentir les effets de cette fort longue journée, mais elle ne doutait pas qu’elle s’écroulerait dans son lit avec reconnaissance dès lors que cette enquête s’achèverait !
La brutalité du meurtre, la rage et l’hystérie liées à ses réactions coïncidaient du moins à une telle hypothèse. S’il était fou, pire encore, amoureux, la raison n’entrait plus en ligne de compte et ses actes ne pouvaient plus s’expliquer par une logique élémentaire… Taraudée par le sentiment diffus qui l’avait déjà envahie auparavant, Luz coula un regard en coin à son partenaire du soir, incertaine de la bonne manière d’aborder le sujet. Car si le type qu’ils poursuivaient en voulait à mort aux proches d’Atheas, que penserait-il du jeune garde séduisant dont le métier consistait justement à coller de près le joli fessier de sa dulcinée ? Après tout, la Reine Allys n'avait épousé nul autre que son propre chef de Garde. Un beau potentiel de carrière pour Dante, de fait ! Et une immense source de contrariété pour quiconque souhaitait à terme épouser la Princesse.
Luz fit un pas de côté pour esquiver un badaud lorsque le pépiement outré de Nakai atteignit ses oreilles. Elle lui adressa un vague sourire d’excuse et tâcha de se reconcentrer sur l’instant présent et sur une marche plus fluide. La rue dans laquelle ils s’étaient engagés commençait à se montrer davantage peuplée, progressivement gagnée par une kyrielle de silhouettes fatiguées ou pressées de gagner leurs logis. Lorsque ce n’était pas la chaleur d’une taverne ou des bras accueillants d’une prostituée, bon nombre de travailleurs apparaissant désireux de fuir leurs responsabilités… Ici et là les devantures de boutiques ou d’échoppes ouvraient et fermaient selon les horaires de leurs activités, répandant sur les pavés des cercles de lumière tranchés, une constellation de lueurs mouchetées filtrées au travers des rideaux attenants. Pour autant, il aurait été ardu de qualifier cette rue de ruelle passante, tant les âmes qui en longeaient les murs ne paraissaient que de passage ou pressées d’achever leur journée. Luz perçut même l’odeur du métal, cette suie amère caractéristique de la cendre encore chaude… L’atelier d’un forgeron sur le point de fermer ? Il y avait bien une ou deux habitations directes, outre des entrepôts, et non loin, elle pouvait percevoir la rumeur animée d’une avenue principale de même que le clapotis régulier de la Luisante à proximité.
Elle s’immobilisa et parcourut des yeux les façades de cette longue rue sinueuse. Pas de vis-à-vis évident, pas de témoin posté toute la journée sur les pavés pour les informer de la direction prise par leur cible. Certes, un ou deux marchands venaient de temps à autre vider leurs sceaux ou nettoyer leur portique comme en attesta sur l’instant un vendeur de boulettes de viande, mais l’homme ne chercha même pas à les regarder ni à s’intéresser aux personnes qui traversaient sa rue. Ah, belle indifférence de la grande Capitale ! Laissant Dante choisir d’interroger ou non ledit marchand, Luz s’approcha d’un pas glissé d’une impasse latérale, s’appuya contre un mur de briques et s’y laissa glisser jusqu’à se stabiliser en position accroupie. Ses doigts caressèrent machinalement le métal froid de sa bague de communication animale, incertaine de la manière dont il faudrait charmer les habitants du coin… Elle baissa néanmoins le ton de sa voix, de sorte à ne pas entièrement passer pour une folle, et adopta un air mélodieux à demi sifflé :
Elle crut qu’ils ne répondraient pas. Mais après un interminable silence, un froufrou de pelages se fit entendre à sa droite et l’étincelle de plusieurs yeux curieux réverbèrent la lumière de sa lanterne. Des rats. Peut-être quatre, ou cinq.
« Deux pattes lourds. Bruyants. Piège ? »
« … Non ! Non, je ne vous veux aucun mal, je… »
« Parfois nous chasse. »
« Deux pattes puants. »
« Cherche toi ? »
« Non, je cherche un autre deux pattes. Un autre, répéta-t-elle, peu certaine que ses interlocuteurs aux multiples voix comprendraient un tel concept. »
Elle sentit le groupe frémir, une onde unique et semblable, aussi animale que sauvage. L’égarement d’une moustache, fouillant l’air, cherchant à comprendre ce qu’était cette drôle d’humaine.
« Deux pattes comme la viande. Se cache. »
« Piège. Nous pas élever petits ensemble. Pas confiance. Toi comme le feu du ciel. »
« Pas bon pour pelage, feu du ciel, acquiesça une dernière voix. »
Incrédule, Luz dut faire un effort pour refermer la bouche. Venait-elle de se faire… Insulter par des rats ? Parce qu’elle sentait l’électricité ? Voilà qu’après toutes ses déconvenues amoureuses, elle se faisait même rembarrer par des rongeurs… Elle passa une main fatiguée sur son visage et fut derechef interrompue par celui qui paraissait diriger le groupe :
Un soupir et moult couinements plus tard, et la praticienne s’arracha à l’étreinte agréable de son mur.
Elle désigna les rongeurs qui disparaissaient présentement à toutes pattes derrière une haute clôture.
Relativement content d’avoir Luz à ses côtés, Dante vint coller son poing à celui de la doctoresse sans aucune hésitation. Il esquissa un sourire quand il vit la rousse s'étirer. Ainsi, il n'était pas le seul que la fatigue commençait à tirailler. Alors qu'ils avançaient dans la ruelle, les yeux de Dante allaient et venaient, à la recherche du moindre chauve moustachu ou de la moindre personne susceptible d'être restée là assez longtemps pour le voir. Ses pupilles cherchaient aussi après certaines de ses connaissances, parmi les mendiants ou les prostitués, qui, pour peu qu'on tende l'oreille s'avéraient être des sources d'informations remarquables ainsi que, parfois, des profils bien plus intéressants et plaisants à côtoyer que d'autres moins marginaux. Les premiers se cachaient bien, il n'en vit aucun, quant aux secondes... ils en croisèrent, mais aucune dont le visage parlait au Garde Royal.
Son regard se figea quelques secondes quand Luz évoqua les termes qui ramenaient à la psyché, plus qu'instable, du recherché. Il était clair que ce type représentait une menace potentielle, son état pouvait le faire s'en prendre à n'importe qui. Sur un ton bien moins serein qu'à son habitude, le garde répondit à sa collègue, une fureur froide au fond de la voix:
-Je n'ai aucune idée du terme approprié.
Il s'arrêta de marcher et vint plonger ses orbes oculaires dans les belles émeraudes de sa partenaire:
-Mais s'il a affectivement tué quelqu'un sous prétexte qu'il commerçait avec son Altesse, ce type peut s'attaquer à n'importe qui qui évoquerait le nom de la Princesse ou quoi que ce soit ayant rapport avec elle. Voir même pire, directement à elle... La jalousie, c'est vraiment moche.
La colère glaciale qui l'emplissait laissa, de nouveau, place à une quasi sérénité, même si les yeux de Dante continuaient d'exprimer une légère inquiétude:
-Enfin, il faudrait un miracle pour qu'il soit apte à rentrer dans le palais, et quand bien même ce miracle arriverait, il faudrait que notre gaillard soit dans un abysse de non-lucidité pour tenter de s'en prendre directement à son Altesse Atheas.
Il parla plus fort lorsqu'il prononça ces deux derniers mots. S'il s'accrochait la cible dans le dos, il pourrait éviter les victimes collatérales voir même faire sortir le rat de sa tanière. Il guetta aux alentours, d'éventuelles réactions à ses dires mais aucune expression ne changea. Tels des automates bien réglés, les citoyens allaient, tout comme les marchands et autres commerçants. Le vif mouvement que fit Luz pour esquiver un lourdaud tira le garde de ses pensées. Il posa à nouveau son regard dans celui de son acolyte avant de lui accorder un sourire et de reprendre la marche.
Au plus ils avançaient, au plus la marée humaine s'intensifiait. Le vacarme diurne s'était fait balayer par le tintamarre nocturne qui n'avait rien à lui envier. A dire vrai, l'endroit était étouffant, il semblait y faire bien plus chaud que dans les autres ruelles et les particules qui s'échappaient des échoppes n'arrangeaient rien.
Dante continuait à fouiller au maximum avec ses yeux mais toujours rien qui correspondait à la description ne lui vint. Il s'arrêta momentanément afin de venir se frotter les yeux. C'est ce moment que Luz choisit pour faire sa blague, blague plutôt efficace, elle fit rire Dante aussi.
-Notre homme a une façon peu conventionnelle de déboucher les artères, tu en conviens, Doctoresse ?
Une pause, puis il reprit:
- Je ne te savais pas tant prompte à l'humour, à vrai dire, j'apprécie, je te pardonne.
Le duo s'arrêta et chacun procéda à un nouvel exercice de repérage. Il sembla que la doctoresse ait une piste. Dante la regarde s'éloigner quelques secondes, il détacha ensuite ses yeux de l'agréable silhouette puis il vint fixer les quelques marchands qui restaient. A vrai dire, le choix était limité, beaucoup avait déjà fermé boutique et ceux qui trainaient encore à cette heure semblaient emprunter la même voie. Le Garde Royal se dirigeait vers le fameux marchand de viandes mais un obstacle vint perturber le trajet.
Une puissante odeur qu'il ne saurait définir mais qu'il connaissait vint infiltrer ses narines, en même temps qu'une main vint tapoter plusieurs fois son épaule. Une couronne capillaire à peu prés aussi sombre que la sienne, quoi que, plus brillante, ornant son visage, la femme qui se tenait face à lui le salua amicalement. Il reconnut bien rapidement Délina, une femme qui opérait surtout la nuit mais dont les informations valaient le coup. Il l'avait connue à l'époque de ses premières gardes nocturnes. Elle s'ennuyait ce soir là, et les clients ne venaient pas, pour s'occuper, elle s'était décidée à tenir la jambe de Dante, pas littéralement, bien entendu, toute la nuit. Dans un premier temps mal à l'aise, Dante se calma vite et il échangea d'avantage que de simples potins avec cette brave dame. Elle l'avait aidé à plusieurs reprises et, bien qu'ils ne se croisaient désormais plus énormément, leur relation ressemblait d'avantage à de l'amitié qu'à une relation informatrice/garde.
Avant que Délina ne commence à trop prendre ses aises, Dante leva la tête par dessus son épaule afin d'interpeller sa cible originelle: le marchand de viandes, malheureusement, ce dernier avait déjà plié les voiles. Dante fronça les sourcils quelques secondes, à la limite de la moue, mais il fut tiré de sa mauvaise humeur par la tactile informatrice qui vint lui faire la bise et l'étreindre sans prévenir. La Sentinelle lui offrit un sourire en retour, ce à quoi la nocturne répliqua par une tape sur l'épaule:
-Ah, tu ne cesses de me gâter. Qu'est ce que tu fais ici ? Ce n'est pas ici qu'il faut aller lorsque l'on est en si charmante compagnie, c'est indigne. Je t'ai pourtant montré les plus beaux endroits du coin.
Délina désigna Luz du visage, au loin, avant de sourire puis de se retourner et s'adosser au mur. Dante haussa doucement les épaules, le visage impassible malgré le quiproquo. Il vint croiser ses bras devant sa poitrine avant de répliquer:
-Je ne suis pas là pour me divertir mais pour le travail, Délina.
Il coupa le son quelques temps, à peine dix secondes. Son marchand de viande disparu, il pouvait toujours demander à son amie si elle avait vu ou entendu quelque chose, après tout, elle connaissait l'endroit comme sa poche et possédait des contacts partout, ça valait le coup d'essayer. Sans entrer dans les détails de l'enquête, car cela demeurait du domaine privé, le garde résuma la situation à la belle. Elle tenta de creuser pour s'accaparer des informations mais la Sentinelle ne se laissa pas berner. Elle insista, il persista, elle tenta à nouveau sa chance, il se montra plus têtu qu'elle. Elle soupira.
-Bieeeen. Mais tu me devras un service.
L'idée ne déplaisait pas à Dante. En général, les services demandés par Délina pouvaient tout se résumer par une escapade sur les toits suivies de longues discussions relativement intéressantes. Il hocha la tête en signe d'approbation, elle reprit, approchant son visage de celui de Dante et parlant moins fort:
-J'ai vu un type de ce genre il y a une trentaine de minutes. Il a acheté pas mal de vivres et de la boisson. Une des filles l'a abordé mais il a filé tout droit, le bonhomme semblait carrément ailleurs.
Elle vint poser ses lèvres sur les joues pâles du Garde Royal, les marquant d'un rouge relativement foncé, puis se retourna, en agitant la main:
-Ce fut un plaisir de te revoir, en tous cas ! Je te laisse à ta compagnie. On se revoit bientôt pour mon service. Sois prudent !
Elle s'éloigna puis disparut au coin d'une énième ruelle. Dante se tourna vers sa fameuse "Belle compagnie", Délina avait raison sur ce point, il ouvrit ses esgourdes et écouta Luz. Dante resta sans-voix, voir même incrédule quand il entendit ces trois noms qui ne lui rappelaient rien. Sa mine changea légèrement quand la doctoresse lui montra de qui il s'agissait. Elle pouvait communiquer avec les animaux ?
-Et bien... La vieille femme énigmatique puis les rongeurs, ma popularité ne cesse de croître !
Il marqua un interlude avant de reprendre
-Je ne te savais pas tant à l'aise avec les rongeurs. Comptes-tu perdre ta pantoufle lors d'un bal ?
Il sourit et reprit, une fois que Luz eut terminé d'évoquer l'entrepôt indiqué par Longues Moustaches, Brie Mou et Fébrile Nuit:
-De mon côté, pas de marchand de viande mais une amie qui connait bien les environs. Un chauve moustachu complétement déconnecté du monde se serait réapprovisionné en vivres et en boissons. Et... Il semblerait qu'emmener une si belle compagnie que toi dans cette rue soit indigne.
Il marqua une pause, passa une main dans ses cheveux et reprit:
-Pour m'excuser du contretemps, je te montrerais un endroit digne.
Il sourit avant de reprendre, plus sérieux, et se dirigeant vers la fameuse deuxième impasse, à un endroit bien moins animé où ils pourraient discuter d'un plan tranquillement. L'endroit choisit permettait un visuel sur l'entrepôt. D'une des fenêtres de l'étage se dégageait une lumière. Accroupis derrière un rocher, le duo d'enquêteurs complotait afin de rendre justice:
-Si c'est bien notre homme qui est dans cet entrepôt, et s'il est bien celui qui a acheté des vivres, nous allons avoir à faire à un fou probablement ivre. Ses goûts musicaux étant à peu prés aussi terribles que ses pas de danse, j'espère qu'il ne sera pas d'humeur festive, danser avec lui paraît risqué.
Après ce bien maladroit trait d'humour, visant à cacher son inquiétude, Dante posa ses yeux sur Luz, l'air inquiet:
-Je dois bien t'avouer que j'avais pensé à un plan pour le faire sortir de son trou mais... c'est assez risqué pour toi.
Il marqua une pause, son regard exprimant d'avantage cette appréhension:
-A vrai dire, l'idéal serait que ce type s'attaque à moi et seulement à moi, je me fiche bien d'être blessé, mais j'aimerais éviter que d'autres personnes ne le soient.
Il réfléchit à un autre plan, mais tous comportaient des risques pour la Doctoresse. Il se décida, finalement, à tout de même partager sa première idée avec sa camarade, qui sait, peut-être pourrait-elle compléter cette esquisse d'intervention et la rendre d'avantage sûre ? Il devait d'avantage faire confiance à ses capacités à protéger son amie, d'ailleurs, il devait aussi d'avantage croire aux capacités défensives de Luz elle-même, elle avait beau être médecin, elle ne se comportait et en se déplaçait clairement pas comme une personne inapte à la bagarre.
-J'avais pensé à te faire passer pour son Altesse, si ce type est effectivement fou d'elle, entendre son nom et la penser sur place devrait le faire sortir de sa tanière ? Ca nous éviterait d'avoir à avancer à l'aveuglette dans un bâtiment que l'on ne connait pas et nous pourrions éviter une éventuelle embuscade, ou des pièges, qu'en dis-tu ?
La porte principale s'élevait en face d'eux, tout droit après le rocher, mais peut-être y avait-il d'autres moyens d'entrer ou de grimper à cette fameuse fenêtre éclairée afin de mieux surprendre le fou ? Serait-il seul là-dedans ?
Elle avait agité sa main devant elle comme pour chasser une proposition absurde, cisaillant sa lèvre inférieure de ses dents blanches dans le but de retenir un rire. Dante connaissait le Prince héritier autant qu’elle, si ce n’était plus. Certes, Aeron était capable de revêtir une politesse correcte sous tout rapport, mais cette couverture s’étiolait dans la sphère privée. Pour Luz qui avait eu l’heur de le fréquenter dans ses pires moments, contrainte par les directives de la Reine à se heurter à ce satané gosse mal léché tout en fausses certitudes – un garde-manger était plus chaleureux que lui-, le vieux conte de Cendrillaryon avait tout du cauchemar programmé. A moins que ce ne soit le conte de Cendrillaryon et les sept marins ? La littérature pour enfant commençait singulièrement à dater et ses préférences s’étaient rapidement portées sur Les douze manières de nourrir un dragon enragé et autres ouvrages de référence du même acabit…
Allons, il n’y avait nullement à être gêné de telles fréquentations, se méprit-elle entièrement sur la belle brune qui s’éloignait déjà vers sa clientèle habituelle. Garde royal devait après tout laisser fort peu de place à l’amusement, et elle comprenait parfaitement la nécessité de se détendre après une dure journée de labeur. La donzelle avait l’air doux et décidé. De surcroit, elle était informée, comme ne tarda guère à l’apprendre Luz une fois accroupie aux côtés du garde. Heh, c’est qu’il devait être bon amant, les filles de rue n’étaient pas spécialement connues pour leur langue bien pendue sans l’once d’un paiement à l’horizon !
Et quelle tranquillité ! A la faveur de la nuit, les rues avoisinantes se dotaient d’un vrombissement de vie quasi continu, un brouhaha de verres, d’aboiements, d’appels et même de soupirs énamourés si l’on tendait l’oreille par-devers les carreaux fumés des demeures dans la rue arrière. L’entrepôt trônait pour sa part dans un écrin de briques délavées par le temps, semblait-il abandonné entre les deux maisons qui enserraient ses bords. Son toit était troué, elle pouvait l’apercevoir de là où ils se trouvaient en creusant la nuque, car plusieurs tuiles avaient chuté et avaient abîmé les pavés en laissant ici et là des monticules de morceaux rougeâtres. La porte, en apparence dégondée, était néanmoins fermée d’un arceau en métal qu’elle devina faussement verrouillé : le cadenas devait sans doute s’ouvrir d’une seule poussée et n’être présent que pour décourager les visiteurs impromptus. Un vieil écriteau en lettres peintes signalait toujours aux badauds que l’endroit appartenait au « Monde de Nem’Eau », une entreprise de pêche qui n’avait plus utilisé ce lieu depuis belle lurette si elle devait en croire la description à moitié effacée :
Effroyable. Heureusement, Dante parvint à la détourner de cette morbide contemplation et elle se pencha pour lui prêter une oreille attentive.
Elle lui avait tapé les doigts d’une petite claque vive de la dextre, en réalité douce et retenue, mimant théâtralement la contrariété de quelque divinité en colère. Elle n’était pas payée en heures supplémentaires pour soigner des gardes poignardés ! Par conséquent, elle se tortilla pour attraper son grand sac sans fond et le faire coulisser devant elle pour en ôter la lanière. Elle dut se relever et reculer de deux pas précautionneux pour se soustraire à une visibilité directe de leur cible grâce au coin d’un mur, puis plongea son bras entier dans son sac en marmonnant des imprécations obscures. Enfin, son visage s’illumina et elle s’arcbouta pour extraire l’objet recherché des entrailles du contenant.
Un clin d’œil complice. Ce n’était ni l’endroit ni le moment d’évoquer l’origine de cet artefact magique rarissime et fort peu… Légal par bien des aspects. Disons que cela dépendait entièrement de la volonté initiale de l’utilisateur !
Elle se concentra, invoqua dans son esprit l’image rémanente de la princesse, effleura de la pensée la magie singulière qui virevoltait sous la glace. Un picotement parcourut sa peau et un froissement plissa son apparence physique, gribouilla ses traits jusqu’à recomposer le corps qu’elle souhaitait… Ce fut soudain Atheas Renmyrth en personne qui se retourna vers Dante. Sensation étonnamment dérangeante, ses grandes iris fauves marbrées de reflets rouges, sa peau d’albâtre, soudainement rajeunie, contournée de longs cheveux corbeaux. Identique… Et extrêmement différente de la véritable Héritière.
Elle s’était baissée pour ranger son précieux mais imposant miroir, craignant qu’un témoin ne vienne perturber leur balade nocturne. Elle blêmit à cette idée et se retourna vivement vers Dante, s’exclamant d’une voix épouvantée sous les jolis traits de la princesse :
La princesse était-elle au moins majeure… ? Par tout le panthéon, Luz, il ne manquait plus qu’une histoire de pédophilie à ton CV, se moqua-t-elle intérieurement d’elle-même. Désireuse de ne pas trainer trop longtemps dans les parages sous cette apparence étriquée, la praticienne s’avança fermement vers l’entrée de l’entrepôt. Hésita. Corrigea son pas. Moins de déhanché que diable ! Et brusquement, une idée.
Pardon, pardon Dante, songea-t-elle lorsque une culpabilité agrémentée d'une forte envie de rire mordit sa poitrine. Elle était décidément nulle pour trouver des stratagèmes.
Dante ne put s'empêcher de sourire lorsqu'il constata le refus de Luz concernant d'éventuelles fiançailles avec le prince. Son sourire devint bien vite moins radieux quand la doctoresse vint sous-entendre une relation d'avantage intime entre Délina et lui. Si la situation l'avait permis, il aurait bien tenté d'effacer cette idée saugrenue de la tête de sa partenaire d'enquête mais il savait qu'actuellement c'était vain. Le temps ne le leur permettait pas, et puis, même s'il détestait cette idée, il fallait bien admettre que c'était une conclusion plus que normale, la marque de lèvres sur sa joue n'arrangeant rien aux sous-entendus de Luz.
-Bien entendu, ne t'inquiètes pas, je lui dois un service pour ses informations. Oui, espérons que des barreaux seront assez solides pour contenir son fol amour pour la Princesse.
Les mots de la belle médecin eurent un effet relativement positif sur Dante, son inquiétude ne s'envola pas mais il semblait désormais libéré d'un poids. Le regard d'avantage empli de détermination que d'incertitude, le Garde royal était prêt à agir, avec l'accord et l'approbation de son binôme.
-Oui, tu as raison. Merci. glissa t'il doucement à la rousse qui avait commencé à fouiller dans son sac.
Intrigué, le Garde Royal se demandait quel objet comptait sortir sa collègue, sûrement pas une arme, au vu du délai pour la sortir, il était impossible de réagir rapidement à une attaque avec une arme dans un sac... De la corde pour grimper à l'étage ? A boire ou à manger, peut-être avait-elle un petit creux ? Décidemment le sac de Luz devait regorger d'objets, elle sortit finalement... un miroir. Elle était toujours bien coiffée et il semblait étrange de vouloir se refaire une beauté dans une telle situation, quel pouvait donc bien être ce miroir ? Les interrogations de Dante furent rapidement balayées par les réponses de Luz.
Le Garde, intrigué, aurait aimé en savoir d'avantage sur cet artefact mais il fut coupé net dans son élan de curiosité, la situation ne s'y prêtant effectivement pas et la jeune femme visiblement peu envieuse de bavarder au sujet de cet objet magique. Désormais attentif plus que curieux, le garde rejoignit la doctoresse, accroupit, afin d'entendre au mieux ses instructions. L'impassible Dante failli finalement être choqué, lorsqu'il reconnut la silhouette de sa Protégée. Il ne lui fallut pas bien longtemps pour la reconnaître, à vrai dire, et l'illusion semblait parfaite, malgré une faible luminosité et des conditions d’inspection peu favorables. Même sa voix semblait correspondre, à l'exception de quelques tics de langages, notamment de tonalité, mais il s’agissait là de menus détails qu'hormis Dante, et peut-être la famille royale, personne ne connaissait. Ce miroir s'avérait être une aubaine mais aussi un dangereux objet. Dante fut soulagé qu'il eut été en possession de Luz. Remis de son léger choc, le garde répondit à sa camarade, un sourire aux lèvres:
-Entre le refus d'épousailler le Prince te ramenant ta pantoufle et maintenant ça, je vais me voir dans l'obligation de te passer les menottes.
Il croisa les bras et tenta de faussement durcir son visage et son regard, passant de haut en bas la fausse Atheas, il vérifiait que tout concordait entre l'illusion magique et la vraie, constatant à nouveau l'efficacité de cet artefact:
-Si tu es efficace sur cette arrestation, je te passe ce crime.
A vrai dire, Dante ne parvint pas à garder bien longtemps son air sérieux, il devait, par ailleurs, se contenir pour ne pas rire de cette situation, surtout quand Luz usa de sa propre démarche avec l'aspect de la Princesse. Cela dit, il n'eut plus à se retenir bien longtemps, Luz venait d'entrer en déblatérant des mots sonnants à la fois vrais et faux ! Accélérant le pas, Dante pénétra à son tour dans l'entrepôt et il fondit vers elle, venant attraper sa main. Difficile de passer outre l'odeur de poisson, heureusement qu'Ath... Luz sentait bon. Il vint plonger son regard dans le sien. Aucun mot ne venait. Il la dévora un peu plus des yeux, le trou dans le toit offrant à quelques rayons lunaires l'opportunité de les éclairer avant d'approcher un peu son visage.
Il savait que ces mots venaient d'un pastiche mais cela restait tout de même troublant. L'air incertain, le Garde intensifia sa prise oculaire sur sa protégée. Que répondre à ça ? Il était si mauvais en théâtre... Une illumination sembla lui venir et lle venait bien de sa tête, pas du faisceau sélénite qui tombait pile sur eux. Pourquoi faire semblant, il suffisait simplement de répondre de façon spontanée, de toutes façons, Luz ne pourrait pas savoir s'il jouait la comédie ou non !
Sans y réfléchir d'avantage et, malgré tout, toujours troublé par cette expérience sociale, Dante répliqua d'une voix forte et pleine d'assurance, ou du moins, c'est ce qu'il aurait souhaité, mais il était parfois compliqué de faire affaire avec l'assurance:
-Je... Je suis moi-même heureux d'être à tes côtés en tant que garde personnel et...
Il pensait avoir franchi le pire mais la seconde phrase de sa Protégée, qui, rappelons le, était factice, le fit chavirer, au sens figuré du terme. Il avait oublié l'odeur de poisson, mais pas sa mission, d'ailleurs, il venait de se rappeler qu'il s'agissait de Luz et non d'Athéas, face à lui. Il ferma ses yeux et fronça les sourcils avant de reprendre, son ton redevenu normal:
-Désolé Princesse mais...
Un vif bruit fendit l'ambiance, Dante poussa vivement Luz et il bondit afin de prendre son ancienne place. Une vive lumière orange vint déchirer les doux rayons lunaires et vint dévoiler les coins les moins appréciables de l’entrepôt. Des caisses pourries ou mal fermées recrachaient des cadavres à la composition et à la texture étrange. Il y en avait globalement partout autour d'eux, quelle poisse. Mais le temps n'était pas à la glissade, eusse t-elle été humoristique ou réelle. Une ombre suivi de prés la lanterne lancée, Dante n'eut pas la place de dégainer, de peur de toucher sa collègue. D'un vif mouvement de tête vers l'arrière, il parvint à esquiver le coup de poing de l'amoureux transi. Sans attendre, il répliqua en envoyant sa jambe dans un coup de pied frontal droit dans le ventre adverse. Profitant de se mouvement pour se rééquilibrer, Dante fit un pas vers l'arrière. Il avait senti beaucoup de matière sous son pied, son coup avait porté.
Le garde vint essuyer sa joue, la marque de rouge à lèvres laissée par Délina désormais fendue par une légère blessure. Comment avait-il touché, Dante n'avait pas vu d'arme... Le garde fit aller rapidement son regard autour de lui, il cherchait Luz. Il remarqua sa présence et vint de nouveau fixer l'adversaire. De petites aspérités métalliques se dessinaient sur les phalanges de ses mains et elles semblaient grandir. Le moustachu, une main sur le ventre, toussa avant de venir abattre son regard de fouine sur la Princesse Luz:
-Votre Altesse, enfin je vous trouve ! Débarrassez vous donc de votre chien et nous pourrons vivre heureux ! J'ai fait faire ce présent rien que pour vous, vous allez adorer l'écouter ! Je l'ai lu ! N'importe quelle nageoire est possible !
Il tapota sa tunique à plusieurs endroits, comme pour chercher un objet, sa face se déforma de colère quand il ne trouva pas son fameux trésor. Il inspira brusquement et commença à vociférer mais il fut coupé par une brusque toux. Les yeux de Dante commençaient à s'emplir de larmes et il devenait difficile de respirer. Un crépitement familier atteignit les oreilles de Dante qui se tourna vers Luz, sa cape remontée jusqu'au nez:
-Il semblerait que sa passion ait carrément embrasée le monde de Nem'Eau.
Les flammes commençaient à venir gratter les colonnes qui soutenaient la bâtisse et la porte n'était déjà plus accessible. Bien que l'idée d'un barbecue géant fut agréable, Dante ne comptait pas finir brûlé au milieu d'une mer de poissons et encore moins laisser Luz partager ce tragique destin. Il saisit sa main et l'emmena vers une fenêtre proche. L'homme continuait de les fixer, ou plutôt, il ne pouvait défaire son regard de Luzheas. Il hurla quand la main de son aimée fut saisie et il se rua vers la paire. Dante vint cogner la garde de son arme contre la vitre, brisant cette dernière. Il laissa passer la belle rousse en premier puis bondit hors du four à son tour, l'arme au poing, prêt à découper l'admirateur plus si secret de sa Protégée. De sa main libre, il vint essuyer la sueur qui perlait de son front et de ses cheveux. Il profita de ce moment de répit pour respirer au maximum l'air frais disponible, reprenant quelques forces avant la suite de cet affrontement.
Les yeux fixés droit vers la fenêtre brisée, le Garde Royal demanda tout de même à sa partenaire:
-Ca va ? Pas de blessures, Partenaire ?
Pas le temps de souffler d'avantage, le lourdeau passait à son tour la fenêtre, déboulant avec bien moins d'aisance et de grâce que la paire d'enquêteurs. Ses yeux n'inspiraient rien de plus que la fureur, l'effet s'amplifiant par le reflet oranger des flammes naissantes derrière lui. Il vociféra sans être interrompu par la fumée et cracha par terre.
-DJO VEUT EN DECOUDRE.
Son pied vint cogner le sol plusieurs fois, frénétiquement. Il leva ses poings, les yeux toujours posés sur Luz. Il émanait de lui une odeur d'alcool mélangée à celle du poisson et de la pizza que l'on a oublié de sortir du four. Heureusement que Luz sentait bon.
Sans doute était-il temps de se l’avouer pour sa propre conscience morale : elle s’amusait follement. Observer les réactions de Dante dans le bassin de lumière dense au sein duquel ils venaient de pénétrer, chercher sur ses traits ces infimes plis équivoques, ces réactions induites par l’habitude et ma foi beaucoup trop traitresses… Oui, elle nourrissait avidement sa curiosité maladive, ne résistant guère à l’opportunité d’éclaircir les relations qui liaient la princesse héritière à son garde particulier. Était-il seulement possible de ne pas se rapprocher lorsque l’on était voué à manger chaque jour la même nourriture ainsi qu’à respirer le même air ? Bien que très contente de son petit effet, elle ne fut pas entièrement convaincue des résultats de son stratagème. Tout d’abord, Dante laissa filer si peu d’informations qu’un lac se serait probablement asséché face à pareille retenue. Outre une affection notoire, rien malheureusement de particulièrement croustillant… Ensuite, hé bien… Le bâtiment prit feu. Un point de détail, bien sûr, un aléa peu contraignant. Rien d’autre qu’un ridicule brasier en plein cœur de la Capitale, potentiellement environné de surcroit d’une foultitude de demeures fragiles. Elle calcula brièvement le nombre de jours qui les séparait de la dernière pluie et le résultat lui arracha derechef une grimace.
Elle dut reculer d’un pas supplémentaire lorsqu’un éclat de bois surchauffé éclata à proximité. Les flammes léchaient à présent tout le pourtour de la bâtisse, cherchaient à filtrer au travers des ouvertures et fenêtres brisées comme autant de mains avides et acharnées. Elle passa le dos de sa main sur sa joue désormais maculée d’une suie noire et huileuse, une pluie de cendres éparses s’égrenant progressivement dans la zone, menaçant à tout instant de déclencher de nouveaux foyers enflammés. La chaleur était suffocante, guère améliorée par cette nuit de saison chaude. Des cris retentirent derrière eux, des alertes transmises entre les badauds avec cette rapidité seulement conférée par une peur animale…
Leur adversaire tourna vers elle un regard fiévreux, si ce n’était aussi vitreux que les poissons qui maculaient le sol en tapis d’écailles grillés. Déjà, des excroissances prenaient racine sur son bras toujours levé, recouvraient les arrêtes de son corps de chitines aiguisées. Luz en détailla l’efficacité sur la pommette de Dante, son estafilade promettant quelques tracas si la blessure venait à s’infecter. Ils n’avaient toutefois pas le temps de se préoccuper de cette plaie pour le moment ! A la va-vite, Luz avait de toute façon replongé une main dans son imposant bric à braque, parvenant à extraire de là son aquafuseur et son manta pist’. Si le premier se déploya aussitôt pour projeter une bruine fine dans les parages, étouffant peut-être un dixième de l’incendie, le second resta mollement dans sa main. Elle l’aurait juré, même leur pervers fou la regardait manipuler ce truc avec circonspection ! Marmonnant un « Oh et puis zut » qui franchissait la fine frontière entre l’agacement et la franche contrariété, Luz rangea son monta pist’, se redressa de toute sa frêle hauteur et pointa d’un doigt impérial le premier membre de son harem :
Elle ouvrit grand les bras, ses yeux de biche ancrés dans le regard perdu de son interlocuteur, ignorant sciemment du mieux qu’elle le pouvait Dante à ses côtés. Elle espérait qu’il lui ferait confiance, et qu’il comprendrait ce qu’elle tentait de faire… Car à le laisser croiser le fer avec ce dégénéré, elle craignait tout autant qu’il ne se blesse davantage que de ne plus pouvoir à terme maitriser le feu. Il fallait à tout prix libérer le passage pour que les équipes de secours viennent éteindre les flammes – elle entendait déjà les civils s’organiser à grand renfort de cris de l’autre côté de la rue. Et qui savait s’il ne s’en prendrait pas à des innocents… ? Son visage se radoucit, et sa dextre se tendit vers lui, paume ouverte, lèvres offertes sur un souffle suspendu. Elle s’avança légèrement, de quoi se positionner ostensiblement devant Dante, les masquer l’un à l’autre, montrer à ce sale type qu’elle paraissait être en divergence avec son Garde rapproché.
Elle lui sourit, princesse aux épaules dévêtues et hésitantes dans cette vaste cour de poussière, ignorant les étincelles qui picotaient sa peau et lui asséchaient les prunelles. Enfin, il parut revenir de sa surprise, retrouver des mots humains :
Il coula un regard à Dante, un regard plein d’une méchanceté reptilienne tandis que ses lèvres se retroussaient sur ses dents. Elle l’avait presque rejoint à présent, tendre, douce, les mains tendues, aimante, et il ne s’était pas encore dérobé, pas encore rebellé. Bientôt, peut-être… Un coup d’électricité…
Mais voilà qu’il l’esquiva soudainement avec l’adresse fluide d’une carpe, repoussant le sol de sa semelle pour s’élancer droit sur Dante, recouvert de la tête aux pieds de lames mortelles. S’il n'en était le cri qui échappa brutalement à Luz lorsqu’elle plongea volontairement son bras au travers de la fenêtre brûlante, à cours d’autres brillantes options. L’homme se tourna vers son aimée princesse avec la promptitude de la passion, tout entier vibrant d’une angoisse titanesque pour son âme sœur, oublieux dans l’instant du Garde qui n’était plus qu’à quelques centimètres de lui…
Pourvu que Dante saisisse la diversion ! Et qu’il lui laisse suffisamment d’homme poisson en vie pour lui permettre de pomper son énergie et soigner rapidement ce maudit bras…
Dante acquiesça sans bouger les yeux aux dires de Luz. L'incendie croissait en un problème majeur, effectivement, mais il était quasiment impossible de l'éteindre tant que le furieux admirateur était en état de nuire. Ca s'agitait autour, des cris, des portes et des volets qui claquaient, le bruit de l'eau qui étouffait la flamme, le fracas des vitres, dont le verre crevait dans un strident hurlement sous l'effet du brasier qui consumait désormais presque entièrement l'incendie. Dante, désormais remplit d'adrénaline, comptant bien incapaciter l'incendiaire fou avant de s'occuper de feu de joie.
Il bascula son poids sur sa jambe arrière et vint élargir sa position en avançant sa guibolle avant,prêt à abattre l'odieux criminel il devait se concentrer pour viser efficacement sans pour autant être létal. Un goût salé commençait à imbiber ses lèvres et sa plaie le démangea. Il commençait à faire trop chaud par ici, et il ne parlait pas de l'effet qu'auraient pu lui faire la Princesse, Luz ou encore Luz sous les traits de la Princesse, c'était, là, entièrement la faute du feu. Dante voulu protester quant il capta sa partenaire d'enquête qui avançait dangereusement vers le gredin mais il comprit la manœuvre. Loin d'agréer, il ne pouvait pas se permettre de protester, pas dans cette situation, il fallait... profiter de l'occasion.
Il profita de ce court répit pour regarder autour de lui, les gens commençaient à venir, seaux en mains, et le bruit de la flammèche exécutée par la goutte se faisait de plus en plus fréquent. Il vint reposer son regard sur Atheas, la fausse, et le chauve moustachu aux horribles goûts musicaux. Il eut beau savoir qu'il s'agissait d'une pure fiction et, qu'en prime, ce n'était pas réellement sa Protégée qui parlait, il ne put s'empêcher de ressentir ce léger coup au cœur, sa mâchoire se crispant à l'occasion. Trop absorbé par l'adrénaline pour comprendre de quoi il était victime, Dante se sentit faible. La jalousie, quelle plaie.
Le plan de Luz semblait fonctionner, l'autoproclamé Djo semblait être redevenu calme, discutant même avec la Princesse. Sans mouvement brusque, Dante commença à se glisser sur le côté afin d'aller surprendre le criminel. Son pouvoir semblait dangereux, le menotter pour l'en priver s'avérait donc impératif, surtout avec la foule qui se rapprochait et qui pouvait servir d'otage ou de défouloir au furieux. L'adrénaline et la concentration reprirent le dessus sur la jalousie, Luz était désormais proche, trop proche au goût de Dante, du recherché. Bien qu'elle fut impressionnante, il sembla que son plan fut sabordé par l'irrationalité totale de Djo.
Les yeux des deux hommes se croisèrent, provoquant chez Dante une montée de rage. Il sentit tous ses poils se hérisser et l'intensité croissante de ses battements cardiaques. Il était trop prés d'elle, s'il la saisissait ou s'il la blessait en l'affrontant, Dante ne saurait se le pardonner. Il décida donc d'attendre l'assaut adverse pour riposter, une tactique fort peu optimale, surtout dans leur condition et face à un enragé, mais imaginer Atheas ou Luz blessée ne faisait qu'augmenter la colère qui naissait en lui. S'il avait été plus lucide, Dante se serait maudit de ne pas avoir utilisé son pouvoir lorsqu'ils parvinrent à sortir de l'entrepôt, il aurait pu saisir ce moment pour surprendre Djo et l'arrêter sans trop de dommages collatéraux.
Mais, par chance, sa partenaire était douée d'une intelligence et d'une capacité à réfléchir vite mais bien bien plus élevée que la moyenne, la voix de la doctoresse déchira la nuit, surpassant même le vacarme incendiaire. L'homme se retourna vivement vers la source du hurlement, Dante perçut un endroit sans métal, il sembla que le pouvoir de notre homme ne transformait que les os ! Le garde fondit sans demander son reste. C'était déloyal, mais son honneur lui importait moins que la sécurité de son amie.
La chaleur lui donnait l'impression que son visage cramait, ses yeux s'asséchaient et sa gorge, plus sèche que jamais, réclamait de grandes chopes d'eau. Son assaut l'ayant rapproché suffisamment pour frapper, Dante, sur le côté de Djo, envoyant de sa gauche un coup de poing marteau droit dans la mâchoire du diverti. Il n'attendit pas de le voir chavirer pour compléter son attaque par un coup de la garde de son arme, en main droite, droit dans la tempe. Une flamme dissidente s'évada de la prison Nem'Eau, il fallait agir plus vite, de grâce ! De son pied droit, Dante vint écraser l'arrière du genou de Djo, qui semblait dans les vapes puis, sans demander son reste, il vint lui passer les menottes à un poignet, afin d'atténuer son pouvoir.
Sa vue commençait à se troubler, respirer relevait d'avantage de l'épreuve, actuellement. Il tira avec vehemence Djo et le lança derrière lui avant de lorgner après Luz. Il voulu l'appeler mais aucun son ne sortit de sa bouche. Une nouvelle gerbe flamboyante s'éleva. Le garde protégea son visage de son avant-bras et recula, tirant derrière lui un paquet chauve, moustachu et dont l'odeur évoquait plus d'intensité que celle de la Grand Mère qui avait hérité de la boîte à musique. Malheureusement, Luz ne sentait plus aussi bon, mais, tant qu'elle ne sentait pas trop la viande rôtie, tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles.
Toujours pas remis pour sourire de réjouissance en voyant Luz, Dante termina de ligoter la face de poisson mort, aux poignets et aux jambes, et il rajouta aux menottes une corde, on était jamais trop prudents. Voyant d'autres gardes qui arrivaient ainsi que l'unité de lutte contre l'incendie et de nombreux citoyens qui faisait front face au mur flambant, le garde se laissa aller à cligner des yeux. Le bruit de sa lame cognant le sol retentit et sa vision s'obscurcit. Ses fesses sentirent, enfin, du froid, celui du pavé et, bien qu'il restait conscient, il semblait souffrir d'un long vertige. Trop digne pour rester assis devant une telle foule, même s'il n'était probablement pas le centre de leur attention, le garde parvint, à l'aide de son sabre, à se redresser. Il chavirait malgré tout. De sa main libre, il cherchait un appui. Son estomac, vide, semblait vouloir renvoyer ce qu'il contenait. Dante ferma les yeux et se concentra sur sa respiration. Sans savoir s'il était seul ou non, il parvint à articuler, malgré sa gorge sèche:
-Ah... Luz, tu es une formidable coéquipière. Je suis désolé pour ton bras ainsi que pour l'incendie qui a ravagé ton entreprise de pêche préférée.
Le bourdonnement de ses oreilles s'estompait petit à petit et il percevait de nouveau le vacarme. Pour sa vue, des silhouettes se distinguaient, mais ce n'était toujours pas ça. Vers lui, Dante crut percevoir le cliquetis typique des armure de la Garde Régulière. A moins que ses sens, encore troublés, n'eurent été en train de le tromper ? A vrai dire, c'était le son de Luz qu'il voulait entendre, s'assurer qu'elle soit indemne était ce qui inquiétait Dante à cet instant. L'adrénaline retombant, ses jambes tremblaient et son estomac hurlait.
Mais quelle bougre d’idiote ! Satanée intelligence de globu, débile profonde ! Luz n’en cessait plus de jurer, une main plaquée sur son bras partiellement brûlé, n’ayant tenu qu’une infime fraction de seconde avant de reculer d’un brusque bond. Sa jolie bouche de princesse débitait à présent des horreurs très peu dignes de la famille royale ou d’une jeune femme en fleurs, sentant poindre en elle l’envie vindicative d’aller tuer derechef l’homme poisson. Ou elle-même, elle ne savait plus trop. Satanée idée à la con. Elle tourna le dos à l’incendie pour soustraire son bras à la chaleur exponentielle, louant Lucy de n’avoir pas foutu celui-ci directement dans une gerbe de flammes. Restait qu’une pointe de feu était amoureusement venue lécher son bras, exacerbée par la fumée dévorante qui menaçait à tout instant de les cuire à point, suffisante pour mordre sa chair d’une effroyable piqure dentelée. Le regard un brin fiévreux pour la douleur, elle releva le regard en direction du combat qui s’était engagé, tâchant de refouler son propre sort dans un coin lointain de son esprit. Les brûlures n’étaient certes pas des blessures agréables, elle n’allait pas en mourir pour autant ! Elle retint donc son souffle et ne le libéra que lorsqu’elle fut certaine de la victoire du Garde royal, pressentant par ailleurs que quelque chose n’allait pas. Là où il se tenait, le vent rabattait des rouleaux houleux de fumée à la manière d’un océan déchainé, et ce roulis embrassait la silhouette de Dante avec l’affection d’un nuage mortel… Son bras blessé plaqué contre son corps, elle brava la distance qui la séparait de lui, enroula ses doigts valides autour de son bras pour lui manifester sa présence, n’osant trop respirer dans cet enfer.
Elle le tira doucement à elle, non sans jeter un regard dédaigneux à l’homme menotté au sol. Elle se soucierait de lui une fois Dante en sécurité, de toute façon étalé hors de portée de la majorité des gaz toxiques puisqu’allongé. Elle songea dans un soupir qu’il ne lui serait d’aucune utilité en l’état, son évanouissement suffisant à contrer l’efficacité de Vol vie. Lorsqu’ils parvinrent sur la gauche de la cour abandonnée, le ciel se fit soudainement plus clair et l’espace se dégagea autour d’eux. Une brise fraiche caressait leur peau et Luz aurait vraisemblablement laisser filer un soupir de soulagement s’ils n'étaient tous deux en proie à quelques difficultés physiques…
Que l’odeur était effroyable ! Elle n’était plus certaine de préférer la fragrance d’un entrepôt entier de poissons abandonnés depuis des lustres ou l’odeur desdits poissons massivement cuits…
Elle avisa la foule qui s’agitait à présent tout près, au sein de laquelle une brigade se détachait nettement. Les témoins devaient avoir fait appel à des spécialistes, car elle sentit les effets d’une magie à l’œuvre à proximité tandis que l’incendie prenait soudainement une tournure étrangement disciplinée. Le vent avait subtilement changé, et elle perçut au premier rang des badauds deux Gardes aux emblèmes frappés du symbole d’une flamme. Pour sa part, elle avait posé une main valide sur le bois biscornu d’un arbre avoisinant dont les racines avaient vaillamment poussé dans la cour, absorbant sans remord son énergie par le biais de Vol vie. Nakai avait de toute façon déserté ses épaules depuis belle lurette, préférant la tranquillité d'un toit à proximité pour mieux observer sa maitresse. Les stries sur son bras s’atténuèrent jusqu’à disparaitre pour ne plus laisser qu’une vague trace rouge. A présent que ses deux bras se voyaient remis en l’état, elle put se tourner pleinement vers Dante et détailler promptement son état. Une estafilade à la joue qu’elle soupçonna capable de s’infecter – Lucy seule savait où l’homme poisson avait trainé ! Un malaise, également, dû aux fumées toxiques environnantes.
Il se dirigeait déjà vers eux, après avoir posté l’un de ses confrères devant l’homme menotté au sol. Sans doute avait-il reconnu au premier regard les menottes anti magie utilisées par la Garde, de même que la tenue de Dante…
Son interlocuteur les dévisagea tous deux pendant deux longues secondes, puis se tourna de trois quarts vers le reste de son escouade.
« … Merci. »
Elle avisa le Garde qui leur avait été décerné et lui expliqua en quelques mots l’utilité de son objet de pouvoir. Cela avait été une longue nuit. Percevant la fatigue sur les traits des deux comparses, le nouveau venu leur tendit gracieusement une gourde d’eau et se prêta fort agréablement à l’exercice de soins de la praticienne. Les paumes reliant les deux hommes d’un halo doré, elle écoutait distraitement leurs échanges, davantage concentrée sur la perspective de sonder toute blessure ou trace d’empoisonnement chez Dante. Il n’avait heureusement été que partiellement touché par la fumée ! L’autre Garde s’était naturellement tourné vers lui, reconnaissant un autre professionnel susceptible de prendre l’affaire en charge ainsi que de lui expliquer celle-ci en des termes suffisamment précis :
Un silence, et puis...
Et merde. Un autre point de détail qu'elle avait passablement oublié.
Apporté loin des émanations nocives, Dante, bien que toujours loin d'être en forme, parvenait à absorber, à nouveau, de l'air presque pur. Il recouvrait peu à peu ses sens et il fut soulagé que sa première vision eusse été Athéas, ou plutôt, Luz sous ses traits. Il n'était probablement pas mort, sans quoi, sa Protégée ne serait pas présente, qu'irait-elle faire aux cieux ? D'un léger mouvement latéral de la tête, Dante chassa cette idée de son esprit et il vint s'asseoir sur un tonneau.
Il resta dans le flou quelques temps de plus, l'envie de s'allonger était très forte mais son statut l'interdisait de se rabaisser ainsi en public. Toujours largement ebêté par son affrontement, la chaleur mais surtout la fumée, le garde ne capta même pas que Luz était en train de guérir sa blessure à l'aide d'une technique mystérieuse. Le regard relativement creux, Dante se contenta de répliquer à la rousse:
-Bah, je doute qu'il reste grand chose d'exploitable, même quand les gars auront éteint l'incendie.
Il soupira ensuite et vint se gratter l'arrière de la tête, relativement gêné par le compliment de Luz, qu'il trouvait relativement généreux, surtout au vu de sa piètre performance. Il inclina légèrement la tête, les yeux rivés au sol avant de répliquer:
-Hm, je pense que le mérite te revient. Je te savais brave et forte, mais je ne pensais pas que tu l'étais tant. Je suis impressionné mais surtout heureux de t'avoir à mes côtés.
Il reprit confiance en lui et releva la tête, ses yeux allant se planter dans ceux de la doctoresse:
-En tous cas, rappelle moi de ne jamais te mettre de mauvaise humeur !
Il tenta de se relever de son tonneau pour sauver la face. La terre tournait, c'était normal, mais il n'était pas censé tourner avec elle. Il cligna plusieurs fois des yeux afin de stabiliser sa vue et inspira puis expira longuement. Il aurait aimé rester debout afin devant son collègue qui demandait un rapport mais le regard de Luz à son égard le fit se rasseoir. Dante se contenta de hocher la tête à la demande du garde et il commença à repenser aux événements, dans l'ordre. Si possible, il lui faudrait éviter de mentionner l'objet magique utilisé par Luz, le garde avait beau ne pas apprécier cette idée, il ne comptait pas mettre son amie dans une situation délicate, surtout après les efforts qu'elle avait fourni. Elle devait déjà répondre pour lèse-majesté, si en plus, il lui fallait plonger pour possession illégale d'un artefact...
La voix du fameux Reinart Braord tira Dante de ses élucubrations. Le Garde Royal saisit la gourde offerte par son collègue puis il observa avec attention sa coéquipière procéder à son soin. Il avait, cette fois-ci, écouté les explications de la doctoresse concernant son objet. Ainsi, il allait être soigné grâce à l’énergie de ce brave Reinart. Il faudrait lui rendre la pareille. Dante résuma, globalement, sans détail, l'histoire à l'officier Braord. Il lui indiqua que le menotté s'avérait être un criminel dangereux pour autrui mais surtout pour la famille royale, particulièrement la Princesse Athéas, et qu'il fallait, dans les plus brefs délais, le faire enfermer. Puis, en dérivant et en discutant de tout et de rien, Dante et son réceptacle de guérison en vinrent à se rendre compte qu'ils furent dans le même régiment, quand le fils Noctis débutait dans la Régulière, à la Capitale. Ils évoquèrent le bon vieux temps, pas si lointain que ça, et il s'avéra que Reinhart n'eut aucune pitié pour évoquer les souvenirs les plus embarrassants.
Dans toute son impassibilité, Dante camoufla sa gêne au mieux, espérant que les oreilles de Luz n'avaient pas perçu cette fameuse histoire. La fois où Dante, légèrement éméché après la patrouille de nuit, et complétement nouveau à la Capitale avait fini par se perdre, se retrouvant entraîné par un groupe composé de femmes louches, dont la fameuse Délina. Elles l'avaient mené à travers les rues de la belle Capitale avant de le faire terminer dans une taverne aux mœurs douteux dont il parvint à s'échapper de justesse. Bien entendu, Délina l'avait ramené à bon port mais elle ne manqua pas de toute raconter à Reinart.
Le brusque rire du garde et ses yeux allèrent de Dante à la doctoresse, comme s'il voulait la faire participer à ce brin de conversation. Cependant, son rire s'effrita pour se transformer en un regard sérieux et en une face interloquée.
Dante mis quelques secondes à saisir ce qu'il se passait... Lui qui voulait "omettre" d'évoquer le miroir magique, c'était mal parti. Sans trop réfléchir, Dante se leva et se mit entre son ancien partenaire et sa nouvelle partenaire. La lune éclairait quelque peu mais il était toujours possible de mettre ça sur le compte de la fatigue du brave soldat Braord... Dante tourna légèrement la tête vers Luz et lui fit un clin d'oeil, avant de lui balancer la gourde d'eau, toujours pleine. Il s'avança ensuite vers son collègue de la Régulière et passa un bras autour de son épaule, avançant vers le supérieur à qui il fallait faire un rapport.
Dante lui glissa, amicalement:
-Et non mon vieux ! Il ne s'agit pas de son Altesse, tu as du faire erreur.
Le garde se figea et il se retourna, scrutant de bas en haut celle qui possédait, effectivement, les traits de la Princesse. Il vint amicalement cogner l'épaule de Dante, lui lâchant un jovial "M'prends pas pour un con !". Dante soupira avant de reprendre, sur un ton plus solennel:
-Et bien.. Ce n'est pas vraiment la Princesse. C'est compliqué.
Il se retourna à son tour et scruta Luz avant de venir reposer son regard sur son camarade:
-Mais sans cette femme, ce type aurait causé beaucoup plus de problèmes, crois-moi.
Reinart, dans son souvenir, était, tout comme Dante, relativement professionnel mais surtout relativement humain, son cœur était bon. L'homme fixa le Garde Royal en silence, comme s'il attendait d'avantage d'explications. Dante préféra rester évasif,d e peur de mettre Luz dans la panade. Il haussa les épaules et reprit:
-Allez, quoi, je te promets que ce n'est pas la Princesse. Simplement, il faudrait éviter d'ébruiter ce fait. On aura qu'à dire que je t'en devrais une ?
Reihart alterna regard sur la Princesse Factice puis sur son garde, plusieurs fois avant de venir croiser les bras en cognant du pied. Il vint mettre ne grande claque dans le dos de Dante, qui ne manqua pas de chuter, à cause de sa forme toujours précaire, malgré les soins apportés, mais surtout, car ce brave soldat était une force de la nature et il laça, éclatant à nouveau de rire:
-En souvenir du bon vieux temps alors ! J'oublie pas tes mots, vieux frère, tu m'en dois une. J'y vais, oublie pas de faire ton rapport au chef.
Son esclaffe muta petit à petit en un simple sourire et il tourna les talons, repartant vers les autres gardes. Dante se tourna vers Luz avant de lui sourire et de s'approcher d'elle.
-Je pense qu'on peut lui faire confiance. Désolé, je n'ai rien trouvé de plus efficace, je n'ai pas de miroir sous la main.
Il posa sa main sur l'épaule de Luz avant de rajouter:
-Merci pour le soin, madame Weiss.
Il feignit la révérence, relativement ridicule et mal exécutée, avant de poursuivre:
-Quel est ton diagnostic ? La fumée ne m'a pas trop amoché ?
Il sentait que ça allait mais l'avis d'une professionnelle, surtout Luz, était toujours une valeur plus sûre que le ressenti, surtout après une nuit si mouvementée.
-Si tu es d'accord, allons faire notre rapport ? Je pense qu'il est préférable pour toi qu'on omette le miroir magique et toute la partie où tu es la Princesse, qu'en dis...
Un bruyant gargouillement coupa le garde dans sa demande. Cette fois-ci, il ne pourrait plus tromper la faim en faisant autre chose. Dante regarda Luz avec la mine d'un enfant prit sur le fait, il laissa planer le silence avant de rajouter:
-Faisons donc notre rapport et allons manger un bout, je t'invite. Je crois que je pourrais vider un grenier entier. J'aurais du piocher dans cet entrepôt avant qu'il ne soit trop tard.
Il haussa les épaules afin d'appuyer sa phrase puis il leva la tête aux cieux. La fumée commençait à se faire moins opaque et le ciel se distinguait de plus en plus. Un ciel empli de danseuses nocturnes, accompagnée par un astre sélénite faisant au mieux pour se faire remarquer. Une bise vint frotter le visage du garde qui ferma les yeux pour en profiter. La fraîcheur, enfin.
Dante rouvrit les yeux lorsqu'il entendit les pas de sa partenaire, il vint poser vers elle un regard attendrit par ce spectacle céleste et lui offrit, à nouveau, un sourire. Malgré les déconvenues, cette soirée avait réellement été palpitante, il n'aurait jamais pensé qu'enquêter serait si marrant, ni même que Luz soit si brave et si ingénieuse, ils étaient amis mais il fallait dire qu'ils ne se fréquentaient que très rarement dans un contexte martial. A vrai dire, Dante était désormais curieux, comment Luz se battait-elle ? Il faudrait qu'il pense à le lui demander, mais pour l'heure, il fallait faire le fameux rapport.
Qu’il était généreux de sa part, en effet, d’anticiper les difficultés qu’elle n’aurait pas manqué de rencontrer sous les traits de la princesse royale ! Bien entendu, Lucy et sa chance n’étaient pas étrangères à l’affaire. Une bonne fortune comme seule Mysora aurait pu en produire avait poussé sur leur chemin une ancienne connaissance de Dante. Un inconnu ou un garde un brin trop virulent n’aurait probablement jamais laissé passer l’occasion d’éclaircir ce mystère poignant… Et pourtant. Etait-ce en souvenir de Délina ? songea-t-elle avec amusement. Une énigme, résolue celle-ci, dont les aboutissants avaient beaucoup fait rire Reinart, et davantage encore gêné Dante. Une histoire croustillante assurément que Luz conservait dans un recoin de son esprit dans l’optique de taquiner à l’avenir le garde royal sur le sujet au détour d’un couloir. Elle n’insisterait toutefois pas trop longuement, en souvenir du geste gracieux qu’il venait aujourd’hui d’effectuer pour elle… Elle n’aurait pas à s’expliquer sur les origines de son miroir des glaces ni même sur sa présente apparence de jeune fille, apparence qu’elle commençait sérieusement à exécrer. Oh, il y avait du bon à être une altesse royale et d’avoir un pays entièrement dédié à sa personne, mais ce n’était pas tout à fait du goût de la praticienne dont le relatif anonymat manquait terriblement. Qu’il devait être effroyable de ne pouvoir rentrer dans une taverne et s’enivrer jusqu’au matin sans répandre une kyrielle de rumeurs dès les premières secondes ?!
Elle soupira avec un bref mouvement de dénégation de la tête, les mains posées sur ses hanches à la manière d’une étrange princesse un peu trop à l’aise en société. Elle ne comptait du moins pas se balader dans les rues de la Capitale apprêtée de la sorte et considérait la possibilité de se terrer dans un recoin le temps que l’infortuné sort cesse de faire effet. Ce qui signifiait que…
Elle réprima un frisson en imaginant Dante gagné par de semblables arrêtes ainsi que par une folie similaire. Oui, mieux valait continuer de mettre le feu à tous les entrepôts de la compagnie Nem’Eau plutôt que de les laisser nuire à nouveau… Soudainement, elle regretta moins la suie, la cendre et l’odeur épouvantable du bâtiment troué d’effondrements épars. Au prétexte d’être épuisée dans l’air glacial -ce qu’elle était somme toute réellement-, elle sortit de son sac sans fond une longue cape dont elle se couvrit les épaules, prenant garde d’en rabattre à demi la capuche sur sa tête, de sorte à masquer suffisamment ses cheveux pour troubler la ressemblance avec Atheas tout en laissant son visage découvert pour ne pas alerter la garde. La nuit avait de toute façon reprit ses droits sur l’endroit, engloutissant désormais les silhouettes des curieux et noyant les restes fumants du hangar dans une drôle de brise noirâtre. A part quelques éclats de lumière et le halo relatif de la lune, il fallait réellement se pencher vers ses interlocuteurs pour discerner entièrement leurs traits. Voilà qui coïncidait à merveille avec son besoin d’anonymat ! En partie soulagée par ce recours vestimentaire, elle n’hésita plus à emboiter le pas à Dante, l’accompagnant voir le responsable de l’escouade présente sur les lieux.
Une déposition classique, rien d’alarmant à une telle procédure administrative. Dans le cas d’une affaire classée de cet acabit, qui plus est, la probabilité que l’on vienne toquer à sa porte était infinitésimale. Non, Dante avait bien plus de chance d’être recontacté à l’avenir afin d’obtenir des éléments complémentaires de l’enquête, garde référent du dossier. L’entrepôt avait par ailleurs été détruit par leur cible et non à cause d’un écart de leur part, ce que leur récit ne tarderait guère à montrer. En conclusion, Dante avait sans aucun doute éliminé une menace directe pour la famille royale, un fou furieux dont les mains étaient d’ores et déjà maculées de sang à leur arrivée. Ceci dit, le monde de Nem’Eau n’allait certainement pas sauter de joie à la découverte de leur perte matérielle, se fit-elle intérieurement la réflexion, non sans une vague grimace… Heh quoi, le royaume devait bien disposer d’assurances spécifiques à ce type de situations ?
Elle n’avait pas jugé opportun de mentir sur sa véritable identité, craignant de nuire à Dante dans le cas contraire. Mieux valait prendre le risque d’avoir à s’expliquer sur son miroir que de falsifier une déclaration d’incident… Elle savait en outre pouvoir justifier sa présente apparence avec un peu de temps si le besoin s’en faisait sentir, connaissant parfaitement l’existence de potions spécialisées dans ce domaine. Ils achevèrent ainsi tour à tour leur déposition, complétant l’un et l’autre les différents éléments à leur disposition. Luz laissa bientôt Dante s’exprimer, considérant plus rassurant pour la régulière d’obtenir la version des faits d’un autre militaire plutôt que d’une civile.
Une fine bruine choisit cet instant pour dérouler ses premières gouttes, un fragile rideau de pluie auréolant les pavés d’un rougeoiement nocturne et diffus. Luz s’était mise à courir d’une souple foulée pour rejoindre l’auvent d’une boutique close dans une rue avoisinante, retenant un sourire à la vue de sa silhouette gondolée par la magie. Bientôt, ses propres prunelles furent en mesure de lui retourner son regard, et elle eut la confirmation de ce point dans la réaction qui traversa le visage de Dante.
Son sourire s’élargit, un léger rire dans sa voix. Et puis, enthousiasme feu-follet courant dans la nuit, elle désigna un carrefour à quelques mètres et annonça d’une voix joyeuse :
Déjà, elle s’élançait dans la rue, deux doigts habiles maintenant sa capuche sur ses longs cheveux flammes, bravant l’eau qui goutait sur ses vêtements et dévalait sournoisement leur nuque. Elle le conduisit jusqu’à une place excentrée, vivante néanmoins d’une population enjôleuse et festive. La pluie n’avait pas découragé les badauds et ils croisèrent même un couple enhardi qui virevoltait sous l’averse en s’échangeant une kyrielle de mots feutrés. Adossé contre une vaste maison, l’une de ces fameuses échoppes de rue traditionnelles dispensaient dans la rue une odeur délicieuse de friture, de nouilles et de saké. Une poignée de fidèles était accoudé au comptoir, dégustant qui un bol de soupe, qui des champignons épicés délicieusement grillés. Le restaurant était bien évidemment ouvert sur la place, heureusement protégé d’un imposant auvent sur lequel rebondissait en rythme musical une flopée de gouttelettes. Luz se faufila entre les tables de la terrasse, relâchant ses épaules une fois à l’abri de l’averse, se retournant derechef vers Dante pour constater son état identique au sien. C’est-à-dire trempé.
Il venait après tout de finir son service.
Hop, un clin d’œil, roublarde renarde qui n’attendait qu’un infime instant de déconcentration pour l’asticoter !
Dante offrit un sourire à Luz. A vrai dire, ce n'était pas lui qui la sauvait, il ne faisait que lui rendre la pareille pour son aide. Elle venait de permettre, après tout, d’appréhender le fieffé tueur sans qu'il n'y ait de victime collatérale. Quoi que, ce pauvre entrepôt avait pris sa part, et ils seraient sûrement nombreux à le pleurer. Le regard empli de reconnaissance envers sa collègue qui, de surcroit, l'avait épaulé dans cette première enquête, Dante hocha la tête en guise de réponse.
L'amusement gagna Dante lorsqu'il vit Luz s'affairer à ses mimiques habituelles avec l'apparence d'Atheas, ce n'était pas tous les jours qu'il aurait l'occasion de voir sa protégée agir et parler ainsi, il valait mieux ne pas en perdre un instant. Il s'approcha tranquillement de Luz, il ne put s'empêcher de commenter, à propos de l'artefact utilisé par la rousse, discrètement:
-En tous cas, cet objet est redoutable. Je penserais à me méfier et faire d'avantage attention aux détails, désormais.
Il ponctua sa phrase en venant se gratter la tête, ébouriffant ses cheveux. Ses mots furent prononcés pour la blague mais le garde comptait bien les suivre. Après tout, même en étant au fait de la supercherie, pour ne pas dire de mèche avec Luz, il faillit tomber dans la panneau lui aussi. Ses yeux se fermèrent quelques instants, il se remémorait la déclaration factice de sa fausse Protégée. Si la luminosité l'eut permis, on aurait sans doute pu discerner le léger rougissement de son visage. Il libéra ses yeux de ses paupières, venant plonger son regard dans celui de Luz:
-Et bien j'avoue que ma faim me ferait ingurgiter n'importe quoi mais qu'il serait ingrat de te faire rester ici. Je suis curieux de voir quel genre d'endroit tu pourrais me faire découvrir.
Quant il vit la jeune femme fouiller dans son sac, Dante posa une main sereine sur son épaule et il se retourna, prêt à aller faire cette fameuse déposition. Un coup de vent farouche envoya un bout de sa cape contre son nez, ce qui lui arracha un éternuement et une légère crispation du visage. Elle sentait mauvais, pour ne pas dire qu'elle puait la mort, ou, soyons polis, qu'une méphitique odeur funeste s'en dégageait. En sentant bien, on retrouvait l'arôme du poisson mêlé à la fragrance du cramé avec une pointe de cocktail senteur de chauve alcoolisé au jus de morue. Il faudrait qu'il pense à demander à la doctoresse son parfum, ou un quelconque objet magique qui permettrait d’éliminer en toute sécurité les odeurs incrustées dans les tissus.
Le bruit des pas de sa comparse sortirent Dante de ses pensées sensorielles. Sa cape retirée, pliée et accroché à sa ceinture, il avançait vers l'un des gardes chargé de prendre sa déposition. Après le salut protocolaire, le garde débuta son récit. Il raconta tout, comme ça c'était passé, omettant, comme il l'avait fait plus tôt, la partie qui concernait le fameux miroir. Il s'était contenté de dire qu'il avait fait passer Luz pour son Altesse et que le filou, dans sa folle fureur et dans l'obscurité avait mordu à l’hameçon. Il précisa au rédacteur qu'il écrirait son rapport plus tard, dans la soirée, ou le lendemain, et que, s'il lui fallait des détails ou d'avantage de précisions, il ne fallait pas hésiter à venir les lui demander à la caserne. Une fois qu'il fut sûr que tout était en ordre et que l'administratif était réglé, il salua ses collègues et commença enfin à se détendre.
Les quelques gouttes de fraîcheur qui commençait à s'écouler sur lui l'appaisérent, il leva le visage et ferma les yeux, profitant de ces douces particules aqueuses qui coulaient le long de son visage sélénite, d'avantage blanchi par la lune. Il rejoignit ensuite tranquillement son binôme qui, à son étonnement, n'avait plus les traits de sa protégée.
-Bon retour parmi nous, mademoiselle Weiss. J'espère que votre séjour en tant que Princesse ne fut pas trop désagréable. J'ai, en tous cas, été ravi d'être votre obligé, ma Dame.
Il fit une révérence sans trop de sérieux, avant de rire à la seconde réplique de la rousse:
-Il semblerait que la doctoresse ait pris goût aux plaisirs royaux. Soit, j'accepte de vous laisser choisir, Altesse.
Par chance, l'armure de Dante ne sentait guère, seule sa cape avait subit les effets néfastes de cette soirée. Il suivit l'énergique Luz qui filait au cœur des rues aussi vite qu'un chat ou qu'une Délina. Cela rassurait, à vrai dire, Dante. La doctoresse avait retrouvé son énergie et ses blessures semblaient n'être qu'un mauvais souvenir. La pluie continuait à faire du bien, après avoir été tant exposé à la chaleur, un peu de fraicheur n'était pas de refus ! Il sembla qu'ils étaient arrivés, la fougueuse Luz venait de s'arrêter sous l’appentis d'un commerce, le "Chantelune d'Ambre". Un joli nom. Dante décida de profiter durant quelques instants supplémentaires de la pluie avant de rejoindre son invitée. Sa cape l'avait un tantinet protégée de l'eau des cieux, mais le résultat était que son état était relativement proche de celui de Dante. Sauf qu'elle, elle ne sentait pas mauvais.
-Et bien le nom est joli et l'endroit m'a l'air super.
L'odeur des épices l'avait happé, il en aurait presque oublié celle de sa cape, pendant tristement à sa ceinture.
-Mais avant cela...
Il se baissa légèrement, approchant sa bouche des oreilles de Luz afin de chuchoter sans être entendu:
-Est ce que tu aurais du parfum ou un quelconque objet qui permettrait de faire partir cette odeur âcre de poisson cendré à l'alcool de chauve ? Je ne voudrais pas te rappeler de mauvais souvenirs de Ne'mo alors que l'on s'apprête à passer un bon moment.
Il se redressa ensuite en souriant, avant de reprendre, sans chuchotements:
-Il m'arrive d'en boire lorsque je suis en bonne compagnie, mais je ne n'ai jamais bu de saké.
Il coupa quelques instants avant de se tourner vers la fameuse femme du chef, une petite brune au regard perçant et aguerri, il fit un deux avec ses doigts et commanda d'abord:
-Deux sakés et des plats épicés, s'il vous plaît.
Elle marqua un temps d'arrêt, visiblement bloquée par "des plats épicés", Dante mit plusieurs secondes à capter que sa commande pouvait s'avérer brumeuse avant de se rattraper:
-Hm, je voulais dire, proposez moi plusieurs plats épicés, je suis curieux de les goûter. Ces champignons, là, par exemple !
Un croissant de lune vint animer la face de la femme du chef, elle servit les deux sakes avant d'attendre la commande la rousse pour s’atteler à la préparation. Dante, le regard à nouveau investis par la belle doctoresse à ses côtés reprit:
-Quels autres plats me conseillerais-tu, Luz ?
Il laissa sa camarade commander, avant d'entendre son conseil pour, lui aussi, commander à nouveau. Le trou béant, pas littéralement, bien entendu, de son estomac ne demandait qu'à être rempli, et il était certain que les réserves du Chantelune d'Ambre allaient y passer. Mais avant de penser à engloutir tout le garde-manger de cette charmante boutique, la politesse et l'amitié exigeaient que Dante réponde à sa doctoresse, puis qu'ils trinquent, tout de même.
-Et bien ça dépend. La plupart du temps je m'entraîne, je lis et je dessine. J'essaie aussi de me tenir informés sur un maximum de sujets, ça peut toujours servir, afin d'être capable de répondre aux questions de son Altesse au mieux. Et il m'arrive de dessiner.
Il marqua une pause, se rendant compte du sérieux et de la formalité de sa réponse.
-Mais mon activité préférée consiste à grimper là-haut.
Il désigna un toit relativement haut du doigt, quelques gouttes vinrent glissent en son long:
-Accompagné de jolies femmes, comme Délina, afin de commettre des crimes odieux. D'ailleurs... Tu pourrais être la prochaine.
Il intensifia son regard, mimant un regard menaçant et dur qu'il peinait à faire à l'égard d'une amie et dans une situation aussi agréable. Finalement, la façade tomba bien rapidement pour laisser s’élever un rire:
-Je m'adonne souvent à des balades nocturnes sur les toits, mais c'est généralement seul. Enfin... Il m'arrive d'y aller avec Délina, mais ce n'est pas pour faire ce à quoi l'on pourrait penser au premier abord.
Il devait absolument éviter de montrer sa gène ou, il le savait, Luz en profiterait pour appuyer sur ce point afin de l’embarrasser. Les plats n'étant toujours pas arrivés, Dante décida de gagner du temps et de prendre l'initiative, afin de ne pas laisser cette opportunité à son invitée:
-Mais je n'en dévoilerais pas plus avant que tu ne me parles un peu de toi, chère Doctoresse.
C'est vrai, ils commençaient à se connaître et ils s'entendaient bien mais il n'avaient jamais eu de réelle occasion de converser en dehors du travail. Une triste réalité, d'autant plus que Luz semblait être une personne dotée d’innombrables qualités, se limiter au travail était, en quelques sortes, une honte. Il fallait riposter, trouver un moyen de faire en sorte que Luz ne soit pas apte à répliquer sur Délina rapidement, non pas que Dante ait quoi que ce soit à cacher, disons que ce jeu d'interrogations l'amusait.
-Qui est réellement Luz Weiss, en dehors d'être une formidable partenaire d'enquête et une doctoresse hors-pair ?
Le regard toujours ancré à celui de sa collègue, le garde vint enlacer son verre de saké de la main gauche. Il attendait les plats pour trinquer et déguster ces mets dont l'odeur lui avait fait oublier la triste condition de sa cape.
Luz n’avait jamais disposé d’un odorat particulièrement poussé. Un avantage au demeurant lorsqu’on devait régulièrement mettre le nez dans les demeures de personnes profondément malades, voire explorer les secrets de cadavres. Cela ne l’empêchait pas toutefois de percevoir cette odeur obnubilante de poisson fumé, exacerbée par la pluie qui avait ruisselé sur leurs vêtements. Ou peut-être était-ce son imagination, à la manière d’une ritournelle impossible à défaire de son esprit après l’avoir brièvement entendue ? Restait qu’elle comprit entièrement la supplique de Dante et qu’elle lui rendit aussitôt une mimique compatissante. Lui qui s’était longuement tenu droit dans le crachas de fumée avait écopé d’un traitement pire que le sien… Nul doute qu’il mettrait de longues semaines avant d’oublier entièrement cette effroyable odeur !
Elle s’était retournée pleinement vers lui, un drôle de collier à la main, une chaine d’argent discrète soulignée d’un pendentif prenant la forme d’une feuille de menthe finement sculptée. Peu dérangée par la proximité physique d’autrui, elle passait déjà l’étonnant bijou par-dessus la crinière brune de son vis-à-vis pour mieux l’ajuster autour de son cou, ignorant les gouttelettes d’eau prises dans ses mèches et glissant sur ses doigts de toute façon d’ores et déjà trempés de pluie. Satisfaite du clip que produisit la chaine une fois le bon maillon refermé, elle s’éloigna d’un pas et prit tous les airs d’une formidable créatrice de mode :
Elle lui offrit un clin d’œil, consciente de ressembler de plus en plus à un vendeur de rue portant constamment son énorme bric-à-brac sur son dos. Ces quelques dernières années elle avait accumulé des tonnes d’artefacts et autres objets magiques, conséquence indéniable de sa sédentarité accrue depuis son retour à la Capitale deux ans auparavant. Il était plus simple de collectionner une foultitude d’objets en tout genre quand on avait un endroit où les entreposer !
« Talbuk, poulor ou porc-becue dans votre bò bún ? »
« Poulor, merci. »
Ils s’attablèrent à l’une des tables vides proches du comptoir et Luz s’empressa d’ôter la cape qui lui collait à la peau depuis qu’elle s’était imbibée d’eau. En pleine saison chaude, les températures n’étaient pas insupportables malgré l’humidité omniprésente, et cette petite bruine ne tarderait pas à s’étioler dans la nuit. Elle avait commencé à torsader sa longue chevelure entre ses doigts dans l’espoir de l’essorer quand elle reporta son attention sur son partenaire du soir. Un franc sourire gagna ses lèvres, atténuant la surprise qui se lisait sur son visage :
Bien sûr, Dante était quelqu’un de cultivé. On ne fréquentait pas la famille royale sans un minimum d’éducation et son rôle était tout autant la protection que d’être en bonne entente avec son Altesse. Il y avait néanmoins un monde entre le voir manipuler une épée pour mettre à terre un criminel fou furieux, et l’imaginer pensivement penché sur une feuille blanche, un livre de haute littérature dans une autre main. Le différentiel de situation était quelque peu rocambolesque ! Voilà qui plus est qu’il lui coupait l’herbe sous le pied, ah ce satané garde rusé, impossible de le taquiner plus avant dans l’espoir de revoir ce charmant trouble rougir ses joues ! Les toits donc ?
Il y avait assurément une certaine poésie à se trouver seul au cœur de la nuit sur les tuiles d’un toit, loin au-dessus des badauds, éloigné de tout regard et de la réalité du monde. Luz elle-même appréciait de s’isoler dans la tour de la Volière aux dragons, savourant une vue surréelle sur la Luisante et sur les masures qui parsemaient le quartier. C’était là leur péché mignon d’adulte, leur faiblesse assumée, lorsque le quotidien se faisait trop intense et qu’il était nécessaire de ramasser ses pensées profondément en soi-même…
Elle eut un geste de la main, comme pour chasser dans l’air une semblable hérésie, puis repris son sérieux. Qui était-elle réellement ? Mère, amie, confidente, sœur cachée, amante, sourde présence irritée qui tâchait de maintenir son existence à peu près en ordre au travers d’une multitude d’obstacles ? Fallait-il parler de ceux qu’elle chérissait, puisqu’elle ne vivait qu’au travers d’eux, de leurs peines, de leurs cauchemars, de leur bonheur et réussites également ? Des espions qui tiraillaient d’une part la moitié de son temps, et d’autre part des criminels qu’elle aimait et qui tiraient dans l’autre sens ? Elle eut soudain la pensée désarçonnante qu’ils constituaient un bien étrange tableau, Dante et elle, chacun détenteur de secrets d’Etat qu’ils ne pouvaient échanger. Beaucoup plus semblables qu’elle ne l’avait imaginé de prime abord, eux dont le rôle premier était de seconder un mystère plus important qu’eux-mêmes. Et d’aimer sans condition les personnes qui leur avaient été confiées.
Dante comprendrait. Lui aussi croulait sous le travail la majorité du temps, et cela n’allait pas aller en s’améliorant.
Elle leva son verre de saké entre eux, leurs plats tout juste déposés par un serveur à côté d’eux, alléchée par la douce fumée qui se dégageait de la nourriture chaude.
Elle grimaça, parut réaliser que son franc-parler ne serait peut-être pas très bien vu par un garde royal fidèle à la couronne.
Au pire, il resterait vague dans ses réponses. Au mieux, elle creusait un peu plus sa curiosité naturelle et appréhenderait davantage qui était Dante. Elle s’accorda pour sa part une gorgée de saké tandis qu'il lui répondait, savourant le feu brûlant qui gagna immédiatement sa langue, chaleureuse étreinte qui lui réchauffait le corps.
L'avertissement n'était pas vain, comme ils le découvriraient très bientôt, la soirée s'avançant paisiblement. Ils étaient cependant tous deux éreintés par leur précédente aventure, fatigue inhérente qu'un bon repas chaud n'améliora guère : ils convinrent donc de se quitter quelques trois heures plus tard, les joues égayées par l'alcool et la satisfaction du travail bien fait ancrée au cœur.
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