Sa dextre se baladait paisiblement sur la rondeur de son ventre. Elle l’avait rêvée, fantasmée, imaginée. Son index effleura son nombril à maintes reprises et ses lèvres s’étirèrent en un large sourire, ce qui dévoila une rangée de dents parfaitement alignées, avant de se perdre dans un bâillement. Machinalement, elle attrapa un coussin pour le coincer entre sa nuque et le dossier du canapé. Elle poussa un soupir de satisfaction, ravie de pouvoir profiter de ce moment de repos. Son crâne enfoncé dans le tissu moelleux, elle ferma les yeux et se laissa emporter dans le flot de ses pensées. Elles étaient si sombres ces derniers temps que ses crises d’angoisse reprenaient le dessus. L’événement heureux qu’elle attendait était son seul point de fuite, le havre de paix qu’elle avait mis tant de temps à concevoir. Lentement, elle s’assoupit. Quand ses paupières s’ouvrirent, il lui fallut de longues secondes pour se repérer et se souvenir de l’endroit où elle était. Dehors, le ciel s’était assombri et l’astre solaire avait laissé sa place. C’était une nuit sans nuage et fraîche, en témoignaient les branches des arbres qui s’agitaient et qu’elle apercevait à travers sa fenêtre. Elle se leva, prenant garde à ne pas se blesser avec un faux mouvement. Elle n’arrivait toujours pas à se faire à ce ventre proéminent. Plusieurs mèches blondes glissèrent sur son faciès et elle les remit en place avant de prendre sa tasse de thé, vide. Elle se dirigeait vers la cuisine quand une voix masculine l’interrompit.

- T’es encor’ dans c’t’état…
- Oui, ça fait même plusieurs mois.
- Non. Juste quatr’ jours, d’puis qu’t’es allée voir c’foutu enchanteur.
- Il a simplement vérifié que tout se passait bien, Nikolaos. Ou Inaros. Ou Sirius. Quel est le nom que tu t’es donné aujourd’hui ?

Il tressaillit, agacé à l’idée que que cette femme qu’il ne portait pas dans son coeur - bien qu’il s’efforçait de ne rien laisser paraître - puisse en connaître autant sur lui. Il mesurait presqu’un mètre quatre vingt dix et ses courts cheveux blonds étaient couverts de flocons de neige. Il tentait de s’en débarrasser en passant ses doigts dans sa tignasse, la secouant d’un geste brut par deux fois.

- Pourquoi y’a d’la foutu neige alors qu’on est en pleine saison chaude ?
- J’avais trop chaud. J’avais besoin d’être devant un bon feu de cheminée. Je ne vois pas où est le problème.
- T’es complètement déconnectée de la réalité, ma pauv’ dinde.

Il se baissa juste à temps pour éviter de recevoir le projectile en pleine face. Le tasse de verre s’écrasa sur le mur et, au lieu d’exploser en plusieurs morceaux, rebondit pour s’échouer aux pieds du mercenaire. Il n’accorda pas un seul coup d’oeil à cette création, dégainant la lame de son gantelet pour s’approcher de la sculptrice.

- NE M’INSULTE PAS DE DINDE ! Hurla-t-elle, dans un cri de rage et de désespoir qui résonna dans toute la pièce. Chut, chut, tout va bien, mon tout-petit… Maman est là…
- Ivara ! T’me… Aaaargh !

Au fond de lui, il savait qu’il ne pouvait rien lui faire. Cela ne les aurait avancé à rien. Les échanges qu’ils entretenaient dans ce monde des rêves étaient déjà exceptionnels. Depuis des lunes, ils se disputaient la plupart du temps. Aujourd’hui, Ivara était bornée et cinglée. Elle se considérait enceinte alors qu’elle ne l’était pas dans le monde réel. Luttant déjà dans ce dernier, le mercenaire refusait de mener autant de combats de front.

- C’est pour quand ? Marmonna-t-il, las.
- Bientôt ! Répondit Ivara avec un sourire énigmatique, tournant sur elle-même avant de partir dans un éclat de rire.

La situation avait rendu son inconscient fou. Résigné, Inaros la regarda disparaître devant ses yeux pour prendre possession, à son tour, du corps physique qu’ils partageaient.

***

Quelques jours plus tard, Inaros découvrit la sculptrice penchée au-dessus d’une de ses créations. Elle était très concentrée sur sa tâche et lui chuchota de se taire lorsqu’il apparut.

- Tu fous quoi ? Demanda-t-il, non sans une pointe de curiosité dans la voix.
- C’est pour Raph…
- … phaël, conclut le mercenaire en allant poser son séant sur le seul canapé de la pièce.
- Non, juste Raph. C’est plus court, plus joli.
- J’préfère encor’ qu’t’ajoutes phaël.

Elle s’était approchée de lui et tenait entre ses mains la sculpture d’un bambin de quelques mois, grandeur nature.

- Je… Je l’ai imaginé comme ça. Tu sais, j’ai vraiment hâte qu’il arrive ! Et puis, je suis sûre qu’il pourrait t’être utile…

Ah, elle essayait maintenant de le prendre par les sentiments. Lorsqu’ils ne se prenaient pas la tête, leurs échanges étaient surtout ponctués par les yeux de carlin frit de la sculptrice qui essayaient de le convaincre de quelque chose. Que ce soit l’une ou l’autre de ces situations, Inaros en était vanné. Il ferma les yeux, frottant ses paupières avec son pouce et son index en essayant de réfléchir à la meilleure réponse possible. Il se demandait comment elle pouvait sérieusement penser qu’un bébé puisse l’aider dans ses missions de mercenariat.

- Ivara, dit-il en inspirant lentement, j’doute pas d’ta bonne volonté mais j’vois pas comment un bébé pourrait m’aider…
- Il suffira de lui apprendre ! Il pourra t’être très utile à… Repérer tes cibles, par exemple.
- Autant emmener un fenrir avec moi, il sera plus discret. Sérieusement, tu vois c’que tu considères comme ton bébé v’nir tuer ?
- Tuer ?! Oh non, c’est trop horrible !

Elle baissa la tête, observant le poupon entre ses mains. Elle s’était appliquée à le réaliser, travaillant la densité du matériau et ses reflets pour représenter au mieux la texture de la peau humaine. Elle avait même modifié la couleur du verre pour qu’il puisse se confondre avec un véritable nourrisson.

- T’vois ! J’suis sûr qu’tu f’rais des crises cardiaques si j’l’emmenais que’que part. C’truc, c’est à toi. J’en veux pas.
- Tu as mon corps. Tu auras aussi cette extension de notre pouvoir.

Son ton s’était durci. Elle était devenue plus sérieuse et elle avait retrouvé l’aplomb et la prestance qu’elle présentait chaque jour dans le monde réel.

- Tu vas donc le côtoyer un jour sur deux. Il vaut mieux le préparer tout de suite en lui apprenant qui nous sommes.
- Mais Ivara… On sait même pas si c’truc s’ra vraiment…
- Il le sera ! Il me l’a promis.

***

Pendant ces échanges tumultueux, un petit être enregistrait toutes les conversations qu’il entendait. Il prit soin de noter qu’il avait une Maman et une Maman Niko. Il s’appelait Faël, puisque c’était ce qu’il avait entendu pendant sa conception. Il aiderait à tuer, mais serait horrifié de ses actes. Tuer, c’était mal. Il aiderait à voler, à vendre. Il serait joyeux, peureux, téméraire. Il serait doux et agressif. Sanguin et empathique. Il garderait les secrets, serait diplomate et n’hésiterait pas à parler de la pluie et du beau temps. Un “on” attendait beaucoup de choses de lui.

***

- Concentre-toi Iva… se murmura-t-elle, de retour dans le monde réel.

Elle avait posé sa main sur son nouveau tatouage, réalisé quelques jours auparavant, essayant de maîtriser le pouvoir qu’il contenait. Elle le sentait chauffer sous ses mains. Elle s’approchait du but. Son regard se posa sur le petit bambin de verre, posé sur la table devant elle. Soudain, elle sentit une décharge et une myriade de frissons parcourut sa colonne vertébrale.

Quelques secondes plus tard, elle entendait des petits gazouillis en provenance de sa statue de verre.

Faël était arrivé.