Accoudé au comptoir, je trempe mes lèvres dans une mousse qui ne sera pas inoubliable mais qui fait parfaitement son affaire. D’une main distraite, je passe en revue mes documents de travail. Parce que même quand on est dans un bar, il faut toujours être à jour dans son travail. C’est tout moi, ça. Alors, vous allez me dire « Que fait le conseiller Jack dans ce bar ? ». Et bien, vous avez tort, parce que cette histoire se passe il y a plusieurs années à cette époque bénie où je n’étais pas grand-chose Tout juste un examinateur parmi tant d’autres. Un copain comme on les apprécie. Un petit pote qui s’en trouve d’autres. C’est l’hiver. Derrière, il fait un froid digne de la Frontière. Parait-il. J’y suis jamais allé, vous vous en doutez bien. C’est ce que disent les saphirs les plus expérimentés, racontant les pires histoires sur cette région désolée, n’hésitant pas une seule seconde à exagérer beaucoup de détails quand ils n’inventent pas tout simplement. On a connu mieux comme source d’informations fiables. Les archives, ça ne ment pas. Et quand elles vous disent que les saphirs revenant de la Frontière portent souvent des symptômes d’engelures chroniques. Ça vous confirme que ce n’est pas là qu’on y passera ces vacances en bikini. La porte s’ouvre et un client s’engouffre dans la chaleur des lieux aidé par un grand feu crépitant dans la cheminée. C’est toujours agréable une cheminée. La douce odeur du bois brulant. Ce fumée, ça vous donne envie de vous rouler en boule au coin du feu et de regarder les flammes danser dans l’antre. Sauf qu’on n’est pas là pour la camomille. Dehors, on entend les rumeurs d’un dur labeur. L’activité des hommes est intense : beuglements indignés, ordres secs, rires francs. Un convoi se prépare.
Et j’en serais.
Qu’est-ce que je fais là ? Mon boulot. Fallait vérifier la solvabilité d’un gros éleveur dans le coin, passant des contrats réguliers avec la guilde pour nettoyer les abords de ces enclos de toutes les créatures sauvages qui auraient envie de boulotter des cristaux sur pattes. Evidemment, tout est en règle, mais je devrais quand même compléter le rapport correspondant pour quand je serais de retour à la capitale où l’examinateur en chef, Lou Trovnik, veille à ce que tout document et procédure soit dument complété, sous peine d’une punition horrible allant du tri des rapports de l’année 897 par ordre chronologique, en passant par le recopiage des annales de réunions du dernier siècle en finissant par une demi-heure avec lui dans son bureau. Je ne vous le souhaite pas. A personne. Même pas à mon pire ennemi. Même si je n’en ai pas. Hé. Si l’habitude voudrait que je sois sur le chemin du retour, Trovnik n’a pas été avare avec mon planning, cette fois. Je dois aussi inspecter un autre élevage dans un autre patelin à l’autre bout du royaume et le hasard a voulu qu’une caravane marchande parte d’ici pour rejoindre ce bourg. Un voyage de plusieurs jours sur des routes difficiles, dans un climat rugueux, protégé par un groupe d’aventuriers recrutés pour la sécurité. D’une pierre deux coups. On m’a refilé l’inspection de cette mission. Plutôt que de vérifier si c’est fait après coup, c’est quand même plus pratique de le faire en temps réel. La perspective de se peler les miches tout en devant bosser n’est pas forcément très réjouissante, mais je suis quelqu’un d’assez consciencieux, hein. Si je dois le faire, je le ferais. Si chacun fait sa part, les brebis seront bien gardées.
Je cherche une gorgée de mon verre, mais il est vide. Je soupire. C’était la dernière avant de partir. Enfin, la troisième dernière avant de partir en réalité. Mais il y a toujours des moments où un homme doit savoir se faire violence et accepter son destin. Je mets les cristaux sur le comptoir, range mes affaires, jette mon sac sur le dos, salue la patronne et son mari qui fait un excellent gigot, puis je sors dehors. C’est la fin d’aprèm. Et je me prends d’entrée une rafale qui me ravale le visage. A m’en transformer le pif en glaçon. Je m’emmitoufle dans mes vêtements et je m’avance dans la rue glissante, approchant du convoi qui s’apprête juste devant. Une dizaine de chariots. Vingt-cinq personnes environ. Du transport de marchandises d’une région à une autre. Du commerce. Puis aussi quelques personnes qui en profitent pour voyager en toute sécurité. On n’est jamais à l’abri d’emmerdes sur les routes. Entre le climat, les créatures sauvages et des bandits, il y a toujours de quoi perdre la vie promptement. J’avise un grand gaillard avec une barbe impressionnante et je me dirige vers lui, reconnaissant Evrard, le chef du groupe d’aventurier. On a fait connaissance quelques heures plus tôt. D’après ce que j’ai lu dans les archives de la guilde, c’est un bon aventurier. Une dizaine d’années d’expérience. Il s’est particulièrement adapté à ce genre de boulot de protection de convoi. Une tête connue qui rassure les gens, doublé d’un gars plutôt sympathique qui sait vous mettre à l’aise, non sans sacrifier dans l’efficacité. Houspillant un gars qui bloque le passage, il tourne son visage hirsute dans ma direction et un sourire se dessine dans sa barbe.
-Un coup de froid, Jack ?
-Comment tu fais pour ne pas te les peler, Evrard ?
-Tu trouves qu’il fait froid ? J’ai connu pire. T’as déjà dormi dehors par ce temps ?
-Non, désolé. C’est pour ça que je suis encore vivant.
-Tu vas adorer.
Je lui fais confiance. Il n’abandonnera personne derrière, pour sûr, même si la perspective du froid nocturne en ferait geler ma belle moustache. Et comme c’est pas mal de boulot, ça m’emmerderait pas mal de la perdre.
-On part quand ?
-On a pris un poil de retard. Dans une heure, j’pense.
-J’peux aider ?
-T’as déjà fait ce genre de convoi ?
-Non.
-Alors va plutôt de planquer dans un chariot et survit tant que tu peux. Tu ferais que nous emmerder ici.
-Je dois vous inspecter.
-Prends celui-là. T’auras qu’à jeter un coup d’œil dehors pour pas me louper, monsieur l’examinateur.
-Merci bien.
-J’sais bien que tu peux pas te passer d’admirer ma barbe.
-Evidemment.
On se marre. Pas longtemps. Lui gueule sur un autre gars qui fait tomber une caisse sur le sol, la renversant à moitié. Moi, j’ai froid. Alors je me dirige vers la carriole, ouvrant à l’arrière et m’engouffrant sous le tissu me protégeant au moins des rafales. Là, entre des provisions pour le voyage et du matériel de camp, je me fais un trou. Attendant le départ d’un voyage qui j’espère ne sera pas trop âpre. Mais on a rarement ce qu’on veut, n’est-ce pas ?
Elle reporta son attention sur la caisse qu'elle venait de déposer, son sourire s'accentuant. Et puis, elle devait d'abord terminer de préparer sa prochaine aventure. Chaque chose en son temps. Rajustant ses vêtements, elle fit demi-tour et rejoignit l'un des chariots, s'engouffrant à l'intérieur.
- C'est bon, j'ai finis de transporter les caisses, Lyra !
- Parfait, merci Fely'. Tu peux ramener de quoi faire le repas de ce midi, avant qu'on décolle ? Autrement, ces rustres ne nous laisseront pas nous en occuper avant l'heure fatidique et ils passeront tout leur temps à râler !
- Ça marche, gloussa la jeune femme. Je croyais qu'ils commençaient à avoir peur de ton coup de cuillère ? La taquina-t-elle.
- Certains ont oublié ce que cela faisait, gloussa l'intendante. On pari combien qu'ils vont finir par s'en souvenir pendant le voyage ?
- Oh, c'est même certain !
Elles rirent tous les deux. De bonne taille et robuste, les expéditions avaient taillé chez Lyra un caractère de fer, n'aimant guère que l'on aille à l'encontre de ses dires sans une bonne raison. Son caractère bien trempé et ses expériences cumulées lui avaient permis de grimper les échelons, jusqu'à atteindre celui d'intendante des convois auxquels elle participait. Les deux femmes avaient eut maintes occasions de se retrouver parmi ceux-là, ne manquant pas de les réjouir à chaque fois.
- Bon aller, je file.
- Ah ! Et tâche de nous dégoter un peu de bois aussi, sinon, vous mangerez tous froid !
- Oui Tyran, Bien Tyran ! S'écria Felyndira, se mettant brièvement au garde à vous, sortant rapidement en l'entendant grogner.
C'est le sourire satisfait aux lèvres qu'elle trotta vers le chariot des provisions. Lyra, une femme qu'elle appréciait tout particulièrement pour son efficacité légendaire et son humour. Personne n'osait venir embêter l'intendante quand elle travaillait, car tout le monde savait que sa gamelle serait bien vide lors du prochain repas, dans le cas contraire. Combien de mines dépitées et d'éclats de rire cela avait-il pu susciter ? Elle ne les comptait plus. Et même si on s'excusait après coup, il fallait tout de même attendre le prochain repas pour avoir sa pitance. Ou qu'un des camarades de voyage partage la sienne avec la victime. Comme Lyra le disait, il faut assumer les conséquences de ses actions jusqu'au bout.
Elle se hissa à l'intérieur du chariot, se figeant un bref instant sous le coup de la surprise. Ses sourcils se froncèrent aussitôt, tandis qu'elle dévisageait l'inconnu de la tête aux pieds. Elle ne se souvenait pas l'avoir déjà vu dans l'une de ses expéditions. Il ne semblait pas non plus mal au point et elle le voyait mal faire partie de ces hors-la-loi. Quoi que, il fallait toujours se méfier des apparences. Qui sait quels squelettes cet homme cachaient dans son placard ?
- Qui êtes-vous ? Un de ces voyageur clandestin ? Si c'est ça, n'espérez pas que je vous laisse participer au voyage, ce n'est pas une partie de plaisir, l'avertit-elle, réprobatrice. Vous pouvez mourir à tout instant en restant avec nous.
Ce qui me frappe d’abord, c’est ces yeux. Rouge. Peu commun. Elle parait plutôt jeune, mais il y a quelque chose dans sa posture et ces quelques gestes qui démontrent d’une certaine maitrise. Elle est à l’aise ici. Elle est chez elle. Elle fait partie du convoi ? Je ne l’ai pas vu avant. Elle ne ressemble pas une des aventurières. En tout cas, pas le genre de gaillards qu’Evrard accepterait dans son escouade. Plutôt du rustre disgracieux, mais efficace, qui ne rechigne pas à la tâche malgré les pires conditions. Elle me toise un peu froidement. Clairement qu’elle ne s’attendait pas à me trouver là et que surement, ma tête ne lui revient pas à elle aussi. J’ai un sourire sympathique comme j’en ai souvent l’habitude et je lève les mains en signe de paix. N’allons pas démarrer sur des mauvaises bases avec une potentielle camarade de voyage, ça serait regrettable.
-Ah non non ! Pas du tout ! Rassurez-vous. Je vais vous expliquer. Venez par ici…
Je me lève et me déplace précautionneusement dans le chariot, le dos vouté, évitant les divers moyens de stockage qui occupent l’espace. Elle m’observe, un sourcil froncé, sur ces gardes. Je lève mon regard de mes pieds vers son visage, essayant de lui faire comprendre que je ne veux aucun problème avant de lui expliquer une situation qu’elle comprendra tout de suite. Ce faisant, mon pied butte contre une petite caisse qui reposait dans le passage, presque à l’entrée du chariot. Je perds l’équilibre, cherchant à le retrouver en mettant le pied devant l’autre, butant à nouveau sur autre chose, tendant des mains avides vers l’inconnue qui saute soudainement du chariot pour éviter ce qui pourrait être considéré à juste titre comme une agression. Pour ma part, je butte tellement fort que je fais une pirouette dans les airs en sortant du chariot avant de finir la tête contre la neige, un peu groggy. L’incident a fait un peu de bruit et quelques regards se tournent dans notre direction. Dont Evrard qui avance vers nous, ses sourcils broussailleux s’arquant d’incompréhension.
-BordeL. Mais qu’est ce que c’est ce merdier ? Faut forcément que tu te fasses remarquer, Jack ?
Toujours la tête contre le sol, je lève une main fébrile pour saluer son arrivée. Et peut-être qu’il me remettra d’aplomb. L’aventurier expérimenté se tourne vers l’inconnue, l’interrogeant sur ce qui s’est passé. Je ne capte pas son nom, mais le fait qu’il la connaisse m’indique qu’elle fait bien partie du convoi. L’explication ne prend que quelques secondes avant qu’Evrard vient me récupérer, me levant d’une main ferme et me reposant sur mes pieds.
-Merci. C’est gentil.
-Jack. Mon vieux, t’as fait la pire erreur du voyage.
-Quoi ? C’est ta fille ?
-Ahah non. Mais c’est presque la fille spirituelle de Lyra. Et si tu veux avoir à quelque chose à bouffer durant ce voyage, c’est clairement pas en importunant sa protégée que tu vas y parvenir.
Pui se visage se décompose en un instant. Je me tourne et suis son regard. Non loin. Une femme les observe. Visiblement, elle transpire d’une autorité naturelle qui ferait fermer sa grande gueule à Evrard, c’est dire.
-Qui est-ce ?
-Lyra.
-Ah. Pas commode.
-Fais-toi tout petit, je te le conseille.
Et il me pousse sur le côté, allant voir l’inconnue et lui expliquer qui je suis, ce que je fais là et que clairement, je ne suis pas quelqu’un de méchant, même si tout ne s’est pas passé comme il fallait. Je capte un instant son regard qui passe du chef des aventuriers. J’en profite alors pour faire un signe de la main amical, le sourire un peu niais de celui qui a fait une bêtise et qui cherche à montrer que c’est un malentendu. Et puis je sens un vent glacial sur ma nuque. Le regard de l’intendante. J’avale de travers. Peut-être bien que je vais essayer de trouver un trou plus profond le temps qu’on parte. Mes notes sont toujours dans le chariot, mais je pense qu’il serait malavisé d’aller les récupérer tout de suite. On verra ça quand ce sera calmé, non ?
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