Ça n'a pas été simple de montrer patte blanche, à mon retour. Höls était suspicieux, il avait toutes les raisons de l'être. Ce ne sont que le double passage devant détecteur de mensonge, la potion de vérité et l'entrevue avec la reine, qui m'ont permis de réintégrer mon poste sans trop d'encombre. Depuis, ma position est compliquée. Maître-espion, avec un pied dans la Cabale pour m'assurer qu'ils ne débordent pas des limites que nous avons fixé, et en leur filant suffisamment d'informations pour qu'ils nous foutent la paix.

Et surtout, faut que je continue à les surveiller. Le contrat est pas encore complètement signé avec eux, et surtout tout le monde n'est pas au courant. Et parmi leurs affaires, il y a des trucs qui traînent qui continuent à ne pas m'arranger. Et puis je n'ai aucune conviction que le coup que j'ai mis dans la fourmilière sera suffisant pour me donner de l'autorité sur l'Amarante en cours de réforme. Il ne va pas se passer bien longtemps avant que je trouve un poignard planté dans mon dos, j'en suis convaincue.

Les Roubins, j'en avais déjà entendu parler quand je travaillais avec mon père. C'était une bande organisée qui emmerdait un peu la Royale, donc forcément, ça intéressait la Cabale. Ils avaient un oeil sur eux, voire même les deux quand ils pouvaient, et ils attendaient de voir quand ils pourraient s'insérer dans la brèche pour y trouver un intérêt quelconque. Avec les dernières semaines mouvementées qui viennent de passer, je n'ai pas su si le contact entre les Roubins et la Cabale avait été établi, au final. Donc il fallait que j'aille voir par moi-même. Qui plus est, Höls ne m'a pas en odeur de sainteté, il m'en veut de l'avoir tenu éloigné de mon plan, je crois. Alors je dois faire mes preuves, et retourner sur le terrain en fait partie.

Evidemment, il a voulu me punir jusqu'au bout, il m'a mis dans l'escouade d'Alnilnam. La dernière fois que j'ai bossé avec elle, c'est quand Elina est morte. Et il sait parfaitement que je me sens coupable d'avoir été obligée de lui effacer la mémoire après ça. Résultat, elle croit à nouveau que je suis sergent, elle a oublié mon nom de code et ma véritable affectation, et surtout le fait que nous étions toutes les deux auprès d'Elina quand elle a rendu son dernier souffle.

J'ai quand même réussi à faire venir Xylia sur la mission, histoire d'avoir un soutien. On est censées être de simples connaissances, croisées à la caserne pendant qu'elle était à la Capitale. Pas de quoi justifier une accolade comme celle qu'elle fait à Bridget, même si j'adorerais la prendre dans mes bras, là tout de suite. J'ai à peine eu le temps de la recroiser depuis mon retour au pôle espionnage, vu la montagne de paperasse que j'ai eu à me fader pour rattraper le temps perdu. Feuille avait bien fait son travail, mais il faut tout consigner tous ses rapports dans le Savoir des Anciens que j'avais embarqué avec moi, et reprendre la main sur tous les dossiers. Heureusement qu'il est à mes côtés, même s'il l'a un peu mauvaise lui aussi, que je sois parti sans rien lui dire.

Xylia est la seule à avoir cru en moi depuis le début, et la seule encore dans l'équipe qui ait su en cours de route que je n'étais pas en train de trahir, et elle aussi a un rôle de paria dans la famille, depuis. Moins que moi, c'est sûr, et elle a même été félicitée de sa loyauté sans pareille, mais il a une légère scission qui s'est créée. Ils n'ont pas fait la réunion estivale, cette année, et je me demande si ça vaudrait pas le coup d'organiser un truc pendant la saison froide pour remonter le moral et ramener l'esprit de famille au sein des troupes.

« Sergent Zahria Ahlysh, de la garde civile régulière affectée à la Capitale. Unité légère et souvent éclaireuse. Dans mon cou, l'écharpe brillante, c'est Dhim, mon Lumios. Et le Drarbuste qui virevolte là-haut, c'est Delkhar. »

Ykhar est restée à la maison, elle était trop heureuse de retrouver Alraqs et ne le quitte plus depuis quelques temps, j'ai préféré la laisser profiter. En plus, de jour, elle ne serait pas à l'aise pour la mission.

Les présentations faites, je sers tout de même un bref regard affectueux à ma petite soeur, avant d'écouter, impassible, les explications de la lieutenant. Je sais déjà tout ça, mais je fais bien semblant de découvrir. Alnilnam n'a pas l'air très à l'aise avec la notion de mission d'infiltration. Elle a deux espions avec elle, pourtant, mais elle ne doit pas le savoir. Pas envie d'altérer à nouveau sa mémoire. Je jette un coup d'oeil au beau brin de fille qui nous accompagne. Tara Long, de la royale. Toute en finesse et en droiture. Et ces magnifiques yeux... Je me souviens que je n'ai pas eu de contact physique depuis une éternité, toussote et me reprend. Mon moral va mieux, indéniablement, mais il va falloir que je résolve mes problèmes de libido après la mission.

Le lieutenant se tourne vers moi, comme si elle attendait que j'intervienne. Aucune intention de prendre le commandement de la mission, cette fois-ci, alors je vais me comporter en bon sergent, pour une fois. J'ai appris à fermer ma gueule, quand j'étais à la Cabale. Même le Vieux n'y était pas arrivé, mais passer du côté obscur, ça vous change une Ombre.

« Je suggère que nous passions par les bois, où nous pourrons plus facilement effacer notre présence. Mon armure est en cuir silencieux, je pourrais vous servir d'éclaireuse en gardant notre cible en vue et vous tenir au courant de leur position au fur et à mesure, si ça vous convient, lieutenant. »

Je me risquerai presque à faire un salut militaire, si je me souvenais comment le faire correctement. Mais bon, j'ai peur que ça passe mal, un peu trop ironiquement. Et puis je me souviens qu'Alnilnam m'avait à l'oeil, il y a quelques temps, qu'elle a bien remarqué ma proximité avec Arthorias et feu Elina, et qu'elle doit toujours se poser des questions sur moi. Alors il faut éviter de lui en rajouter, et faire profil bas. Ça ne me changera pas de l'année qui vient de s'écouler.

On avance dans la forêt, et pour l'instant c'est tranquille, on peut se permettre de taper un peu la discussion. Alors je fais un joli sourire à la belle aux yeux vairons, un peu jeune pour moi, certes, mais agréable à regarder au demeurant, et donc avec qui j'ai envie de converser.

«Un peu moins de vingt ans. J'ai toujours été à la régulière de la Capitale. Même si dans mon cas, ça veut surtout dire qu'on m'a envoyée à droite à gauche pendant toute ma carrière en fonction des besoins et des manques d'effectifs. J'ai eu des périodes de pause, aussi, où j'ai bossé ailleurs qu'à la garde. »

Rien de faux, dans tout ça, c'est toute la beauté de la réalité des espions. Jamais noir, jamais blanc, toujours en tonalités de gris et dans l'ombre. Je porte fièrement mon nom de code.

«On croise tellement de gens à la régulière, on a pu se rater. Et puis tu baignes dans un milieu beaucoup plus prestigieux maintenant. Comment va Arthorias, d'ailleurs, votre cher capitaine ? J'ai partagé ma chambre à la caserne avec lui pendant plusieurs années, on a eu l'occasion de sympathiser, avant qu'il n'ait sa promotion. »

Et moi la mienne. Enfin, l'histoire est plus compliquée que cela, mais passons.

«Je pourrais te raconter de belles anecdotes sur lui, d'ailleurs ! Mais il m'en voudrait de le ridiculiser devant ses troupes, je pense... Enfin, ma langue se délie facilement autour d'une bonne bouteille, donc mes informations sont négociables... »

Ça y est, mes travers me reprennent. Aussi bien le mensonge pur et dur que les techniques d'approche à deux balles. Je me ressaisis. Elle est vraiment jeune. De la viande trop tendre pour moi, vieux croûton que je suis maintenant. Suis-je destinée à ne me taper que des vieillards, pour les années à venir ? Triste. Je vais commencer à utiliser le médaillon d'Ovide de la même façon que le faisait son premier possesseur, je crois... Pas très propre, tout ça. Bref. Recentrons nous.

«Et toi, du coup, c'est quoi ton parcours ? Comment t'as atterri sur cette mission aujourd'hui, digne représentante de la garde royale ? »

Jamais pu m'empêcher de taquiner l'élite de la garde. Ils sont la lumière de notre institution, là où mon régiment représente l'ombre. Deux faces d'une même pièce, évoluant pour la même raison, taillés et éduqués de façons drastiquement différentes pour des résultats au final concordant. Nous nous battons tous pour la sécurité du peuple, au final. Même si eux, c'est surtout celle de la famille royale qui les importe, mais j'ai fini par assimiler que la sécurité du peuple dépendait du bien-être de ses dirigeants. Et puis on est plutôt gâtés. Allys et Grimvor sont loin d'être les despotes qu'on pourrait redouter. Même moi qui ne suis pas très respectueuse de l'ordre établi, des conventions et de l'autorité, je dois dire que j'ai pas à me plaindre avec eux. Et puis le pouvoir spécial de notre reine est celui qui m'a permis en grande partie de revenir à ma position de maître-espion, et elle a cru en moi, et pour ça je lui serais éternellement reconnaissante.

On continue à avancer comme ça un bon moment, sans croiser qui que ce soit. Notre escouade d'éclaireuses nous fait éviter des convois et des charrettes sur la route principale, en utilisant le Kitsune d'Alnilnam comme moyen de communication, et on finit par parvenir non loin du village où les Roubins ont établi leur camp. Je pose alors un doigt sur ma bouche, et fais signe à Tara pour qu'on attache nos montures à un arbre, afin d'éviter qu'elles dévoilent notre position. J'allume ensuite plusieurs orbes de la Lampe aux Mille Feux, et j'augmente ma vision, mon ouïe, mon odorat et mon agilité, pour aller m'avancer seule près du village. J'observe un peu le mouvement, le chemin que nous devons emprunter, et puis je reviens auprès de Tara pour lui faire mon rapport, ainsi qu'au familier d'Alnilnam. J'aurais pu appeler Xylia par cristal, mais ça aurait trahi un lien beaucoup plus proche que ce qu'on a vendu au préalable. Alors on se contentera des mots balbutiants du familier pour retranscrire mon rapport.

«Il y a une demi-douzaine de personnes au village, sans compter notre cible prioritaire, avec qui je n'ai pas eu de contact visuel direct. Le mouvement se concentrait autour d'une sorte d'écurie, où un chariot était en train d'être chargé. Je devine que la cible se trouvait à l'intérieur du bâtiment, en train de coordonner ses troupes. J'ai repéré un chemin que nous pouvons emprunter en longeant le village, nous dissimulant derrière une colline. Ça nous coupera la vue, mais à eux aussi, et nous assurera d'arriver discrètement pour leur bloquer le passage. On peut aussi envisager l'idée de les prendre en tenailles. Nous attendons vos directives, lieutenant. »

Etonnant, de s'adresser ainsi à un familier. Mais on n'arrête plus le progrès, ma chère Lucette.