Salle de réunion numéro une. La plus grande. Le brouhaha est léger. Les participants discutent surtout entre eux de sujets d’importances relatives comme l’incongruité d’organiser cette réunion une heure avant la pause déjeuner, nourrissant des craintes terribles de débordés sur ladite de pause et de devoir donc faire la queue pendant vingt minutes aux différentes sandwicheries du quartier et on ne parle pas des réservations aux différents restaurants qui vont sauter. Assis en bout de table, je jette un regard sur les participants, ayant devant moi un échantillon représentatif de ce qui se fait de mieux au sein de la guilde des aventuriers. Je peux vous dire que j’ai une petite once de fierté d’être au Conseil d’une organisation contenant tant de talent, mais l’histoire qui nous préoccupe en ce jour ne donne pas matière à sourire.
-Je pense que nous pouvons commencer.
-Bien, conseiller.
Le visage aussi expressif qu’une porte de prison, l’examinateur en chef, Lou Trovnik se lève, jetant un silence glacial instantanément sur l’assemblée, chacun baissant les yeux pour ne pas croiser qu’on dira inexpressif d’un commun accord, mais où on y imagine toutefois les pires tourments. Il a été mon supérieur pendant une décennie et même maintenant, j’évite de trop croiser son regard. Il se rassoit, sa tâche accompli, avant de se saisir d’une feuille de papier et d’un crayon soigneusement taillé afin de prendre les notes de réunions. A mon tour, je me lève.
-Messieurs. Et madame.
L’intéressée approuve du menton. Une chose que l’on ignore souvent concernant les examinateurs mais qui n’est pourtant pas très surprenant quand on l’apprend, c’est que c’est un milieu très masculin. Pas que les femmes soient moins incompétentes que les hommes, plus que les examinateurs en poste actuellement ne transpirent pas d’une fibre communicatif impressionnant, se complaisant dans la compagnie des potes, laissant les contacts avec la gent féminines pour la maison ou d’autres demeures plus frivoles. D’où le fait qu’elles sont rares à rester dans le service, préférant le bureau des hôtes et hôtesses qui est à contrario beaucoup plus féminins. Du haut de ces quarante-sept années de services, Giselle n’est pas femme à se laisser impressionner par ses pairs masculins. C’est plutôt l’inverse. Ils l’évitent autant que Lou Trovnik alors qu’elle sait sourire. C’est dire.
-Le Conseil de la Guilde vous a convoqué en ce jour pour discuter d’un sujet grave, propre aux examinateurs.
-L’absence de café dans l’aile C ?
Je foudroie du regard l’auteur de la remarque qui se recroqueville dans son siège. Je suis sympathique, mais la situation est vraiment grave et on ne saurait aller dans le bon sens sans faire taire les diversions triviales.
-Ceci fait déjà l’objet des réunions sur le bien-être au travail. Vous serez tenus au courant prochainement des évolutions des discussions. Non, le sujet de cette réunion concerne le renouvellement des membres de service, véritable pilier de la guilde, dois-je le rappeler.
-Monsieur Trovnik part en retrai….
L’homme n’a pas le temps de finir sa phrase, ayant croisé le regard indifférent de Lou qui a levé les yeux vers lui. Il est connu que l’examinateur en chef n’a jamais pris de vacances de sa vie si ce n’est une journée, au début, où il n’a pas su quoi faire si ce n’est faire l’inventaire de son placard à vêtement. Depuis, il a jugé les vacances inutiles, ce qui rend sa présence dans le service quasi permanente et donc très oppressante. Alors, partir en retraite, c’est un des tabous de la guilde.
-Regardez autour de vous. Que voyez-vous ?
-Euuh…
-Biiin…
-Nous ?
Je soupire.
-Oui, vous. Et que remarquez-vous ?
-Nous sommes… beaux ?
-Non. Nous sommes vieux.
Façon de parler. Je ne suis pas vieux moi-même, mais vous allez comprendre.
-Prenons un exemple. Augustin.
-Oui ?
-Aujourd’hui, tu es le plus jeune examinateur de la guilde.
-Comment ? Mais ça fait déjà trois ans que je suis là !
-Parfaitement…
Parfaitement, oui. J’expose alors les chiffres terribles, fruit du travail acharné de ces derniers jours arrivant à un constat alarmant. Les examinateurs de guilde ne recrutent pas. Pire, une majorité des recrues récentes finissent par démissionner quand elles ne sombrent pas totalement dans la dépression. Si ce dernier sujet doit faire l’objet de plans de réorganisation interne afin de rendre le métier moins stressant, le constat général est sans appel. Les examinateurs de la guilde sont victimes d’un manque criant de mise en lumière. Trop peu sont les jeunes gens à vouloir rejoindre les services administratifs de la guilde. Alors que ces services sont vitaux à la bonne marche de la guilde. Si les examinateurs les plus anciens travaillent plus que dans d’autres secteurs de métier du royaume, la guilde ne peut compter éternellement sur son personnel vieillissant.
-Mais pourtant, il y a plein de jeunes !
-Des aventuriers, mon chef ami. Sur ce point, la guilde ne connait pas la crise. Nous avons augmenté de trois points les effectifs des aventuriers inscrits, cette année. Et la moyenne d’âge a même diminué après trois années de hausses.
- Ah, ça. Quand le vieux Gontran a clamsé, ça s’est vu dans les chiffres…
-Hum. Bref. C’est pour cela qu’il est vital que nous communiquions à propos de nos métiers. Afin d’attirer des jeunes qui aimeront notre travail ce qui permettra à la guilde de continuer à fonctionner grâce à ces services indispensables.
-Et… comment on fait ça ?
-C’est justement l’occasion de proposer vos idées.
Après une dizaine de minutes d’un silence aussi assourdissant que gênant, je me décide à exposer les principales idées retenus par le conseil lors d’une réunion préparatoire en prévision de cette réaction assez logique pour des individus utilisant plus souvent les mots sur le papier que par la parole.
-Nous allons organisés des journées portes ouvertes aux plus jeunes afin qu’ils découvrent nos métiers, notre organisation, notre joie de vivre et notre sens de la famille pour leur donner envie de nous rejoindre quand ils seront en âge de le faire.
-Excusez-moi…
-Oui ?
-Vous avez bien dit … « joie de vivre », Conseiller Callahan ?
-Exactement.
Une vérité écrasante commence à apparaitre sur les visages des différents membres de la réunion. La certitude que la queue à la sandwicherie sera moins un problème que ce qui allait se produire lors de ces fameuses journées portes ouvertes.
Guilde des aventuriers. Instant présent.
Tout est prêt. Après deux semaines d’un travail aussi intense que rigoureux dont le bureau des examinateurs de la guilde est coutumier du fait, les journées portes ouvertes sont prêtes. Je ne vous parle pas de tout ce qu’on a prévu pour attirer le jeune dans nos services, vous l’apprendrez en temps utile, mais je suis assez confiant. En même temps, il est important de l’avoir, car échouer dans cette entreprise, c’est s’assurer d’un avenir sombre à moyen terme. Le plus compliqué dans cette opération, c’est d’en faire la promotion. Sur ce point, j’ai mis le paquet avec le soutien du conseil, bien conscient que sans examinateur, la guilde courrait à sa perte. Campagne d’affichage, porte à porte et annonces dans les lieux publics. Tout y est passé. J’ai même fait chauffer mon propre réseau d’information pour faire passer le message au plus grand nombre. Avec un tel débordement d’énergie, je compte avoir au moins une centaine de jeune. Ça peut vous paraitre peu, moi, je suis surtout prudent. La profession souffre de son image quasi inexistante, on ne fera pas des miracles. Surtout quand je vois mes voisins examinateurs, hésitant dans leur costume tiré à quatre épingle, qu’ils ont sortis des placards pour l’occasion pour faire présentable alors qu’on avait justement causer lors de nos réunions qu’il fallait rendre les examinateurs « cools » comme disent les jeunes. Un concept assez étranger à notre personnel, j’en conviens.
-Personne ne vient. C’est bon. On peut y aller ?
- Il n’est même pas neuf heures, Georges. Arrête de vouloir fuir et sois fier d’être un examinateur.
-Mais moi je voulais distribuer les bonbons…
Oui. Des bonbons. Il faut parfois sortir des armes de premier plan pour attirer son monde.
– Hééé. Il paraît que tes parents sont aventuriers et y passent. C'est comment là-bas ?
– Ben. Ils doivent voir des aventuriers passer, traiter de la paperasse, et attendre que les prochains arrivent.
– Ah bon ? C'est tout ?
Il hausse les épaules. Ce n'est pas comme s'il y avait déjà mis les pieds et qu'il avait vu de quoi il en retournait. Qui sait ? Peut-être qu'ils font plus de choses que ça. Dans tous les cas, moi, ça ne m'intéresse pas. Je préfère vagabonder à l'extérieur, puis… mes parents non plus ne sont pas aventuriers, et je doute qu'ils me laissent me mettre en danger si facilement. Déjà que Pa' a eu du mal à me laisser partir au Village perché. Heureusement que ça s'est bien passé… A peu près.
Dans leur coin, quelques autres sont en train de réfléchir aux bêtises qu'il vont bien pouvoir faire pour occuper le temps, sûrs qu'ils ne trouveront rien d'intéressant. Enfin, je ne sais pas s'ils ont eu suffisamment de temps pour en débattre, parce que c'est aujourd'hui que nous devons nous y rendre. A cause de certains camarades distraits, on a facilement perdu quelques minutes avant d'enfin arriver à l'endroit prévu.
La guilde des aventuriers. On visite ça vite fait et après on s'en va, c'est bien ça ? Faites en sorte que cette journée ne soit pas trop longue. Nous faisons nos premiers pas à l'intérieur qu'ils ont déjà oublié les consignes de la maîtresse alors qu'ils commencent à s'éparpiller dans tous les sens. Jusqu'à ce que certains ne repèrent les fameux bonbons avant de se jeter dessus. Les adultes qui nous accompagnent font donc en sorte de ramener tout le petit monde vers ce lieu afin de ne perdre personne.
Bon. Restée en retrait des autres, je décide finalement à m'avancer tout en observant le hall de cet endroit. Ce sera probablement la première et la dernière fois que j'y mettrai les pieds, alors autant y jeter un oeil et ne pas gâcher les quelques heures que l'on va passer ici.
Teddy blêmit alors que la marée de garnements s’engouffre dans le hall de la guilde au mépris total du circuit balisé qui a été mis en place à leur attention. C’est qu’on fait porte ouverte, mais la guilde continue de fonctionner. On peut même dire que la guilde ne s’arrête jamais de fonctionner et au milieu du personnel administratifs, des clients et des aventuriers en maraudes, il serait malavisé de perdre un jeune dans la mêlée, surtout si ledit jeune aspire à devenir un brillant examinateur de la guilde. Alors que mon collègue manque de s’effondrer sur place devant l’ampleur de ce qui se passe, alors que je le connais, il est capable de regarder Lou Trovnik deux secondes dans les yeux, démontrant d’une exceptionnelle pugnacité ; autant vous dire que cet afflux soudain de jeunes est une sacrée épreuve. Du coin de l’œil, j’avise les deux préposés aux distributions de bonbons d’accueil qui font l’objet d’une attention qu’ils ont rarement eu l’occasion d’expérimenter, craquant sous la pression des demandes réalisés en minaudant de leur petit voix d’enfants. A grande poignée dans le sac à bonbon chèrement acheté grâce au budget difficilement acquis de la part de la commission du budget, il ne va pas en rester grand-chose très vite. J’avise la professeure encadrant ce groupe d’enfants.
-Pardonnez-moi, vous sauriez les regrouper et éviter qu’ils ne fassent n’importe quoi ?
-C’est bien difficile, mon bon monsieur. Ils sont tellement excités ! Vous savez, moi-même, j’ai été aventurière quand j’étais jeune. Une année seulement, mais on apprend l’école de la vie. Ce fut très enrichissant. J’y ai même rencontré celui qui est mon mari aujourd’hui.
-Très content que la guilde ait tant fait pour vous et votre famille, madame.
-Alors, quand j’ai vu les publicités, je me suis dit que peut-être, certains verraient naitre une vocation. Surtout les plus dissipés, ça forge le caractère, l’aventure, si vous voulez mon avis.
-Tout à fait. Tout à fait. Je dois vous avouer que le but, c’est les vocations. Mais pas pour l’aventure. Plutôt pour les examinateurs de la guilde.
Elle me fixe du regard, fronçant les sourcils et clignant les yeux comme si elle essayait de comprendre un concept abstrait.
-Les examinateurs ?
-Oui. Tout à fait.
-Jamais entendu parler.
Je prends alors que c’est une catastrophe. Si même elle n’est pas consciente que toute cette opération a pour but de faire la promotion du service administratif de la guilde, aucun marmot dans les environs n’en a surement pas conscience. Je laisse l’institutrice en plan avant de me précipiter au centre de la mêlée.
-Les enfants ! Calmez-vous ! Nous allons bientôt commencer les visites guidées !
Si les plus proches tournent la tête dans ma direction et semblent me trouver rigolo, ce qui est une chance en soi, la majorité n’écoute même pas et alors qu’un « chat » s’organise du côté du bureau des hôtesses, un groupe de gars passe en revue les examinateurs, cherchant à trouver des têtes connus, voire même des saphirs qui portent leur écusson fièrement sur leur poitrail. Une petit groupe d’enfants tentent d’infiltrer la buvette des aventuriers certainement pas pour commander un lait-fraise, mais ils sont intercepté par le personnel du comptoir, habitué à gérer des aventuriers à l’âge mental beaucoup moins avancé. Je tourne la tête et je vois passer un examinateur courir à la suite d’un garnement tenant dans ses mains le chapeau de l’examinateur en pouffant de rire. Je soupire. J’alpague à nouveau l’institutrice, espérant récupérer un peu de l’autorité qu’elle a pour restaurer de l’ordre avant que ça ne dégénère trop. Surtout qu’en ce moment même, d’autres petits jeunes arrivent, souvent accompagné de leur parent, et à voir le foutoir dans le hall d’accueil de la guilde, il y a de quoi entendre parler des lacunes organisationnelles de la guilde dans les foyers de la capitale pour les six prochains mois. Et c’est pas comme ça qu’on recrute.
-Vous pouvez les regrouper ? On ne va pas s’en sortir sinon.
-Bien sur monsieur. Il faut faire des groupes homogènes ?
Je réfléchis un instant.
-Mettez les plus turbulents ensembles. Je ne crois pas qu’ils survivront à la visite des bureaux sans tout casser. On a bien quelques aventuriers pour les impressionner. Par contre, si vous pouviez me faire un groupe avec les élèves les plus studieux, les solitaires, ceux qui sont calmes et qu’on ne verrait pas forcément devenir aventurier, ça pourrait pas mal m’aider, vous qui devait bien les connaitre.
-Ah bah c’est mon travail, bien sûr.
-J’en doute pas.
On est dans un pays où l’on peut faire des statistiques sur beaucoup de critères et les enquêtes en interne ont prouvé que la majorité de notre personnel n’était pas des plus agités dans leur enfance. Les critères que j’ai demandés sont ceux qui ressortent le plus souvent, alors il vaut mieux cibler cette frange de notre jeunesse pour mieux réussir dans notre entreprise de renouvellement du personnel. On peut avoir des bonnes trouvailles dans l’autre catégorie, mais c’est plutôt rare, il s’agit d’être efficace, même si moi-même, je n’étais pas trop des critères que j’ai listé. Peut-être pour ça que je suis devenu Conseiller, au final.
-ET ON NE SE TIENT PAS DEBOUT SUR LES COMPTOIR DES HÔTES !
On regretterait presque de pas avoir appelé quelques gardes pour du maintien de l’ordre. Ou d’avoir demandé à Carciphona de montrer à tout le monde son insigne de Saphir. Ça les aurait calmés.
– Mééééh. Qu’est-ce que vous faites ?
– Restez ici et ne bougez pas.
Je grommelle un peu, boudeuse, avant d'observer mes camarades aux alentours. Pourquoi je suis dans le groupe où j’ai l’impression qu’il y a le moins de personnes ? D’ailleurs, pourquoi ils font deux groupes ? L’ambiance est pas terrible de ce côté-ci, les autres ont l’air de plus s’amuser avec leurs poches qu’ils ont réussi à remplir de bonbons. Au moins ça devrait les occuper un peu, c’est ça ? Enfin, cela reste compliqué parce qu’ils ne tiennent pas en place et ont qu’une envie, c’est de courir partout.
– On va faire du mieux pour s’occuper d’eux, vous feriez mieux d’y aller…
Aaaah ! C’était donc ça. On est trop nombreux donc on le fait en deux temps. Et c’est visiblement à nous les premiers. Youhou. Allons-y. Et on a le droit de poser les questions qu’on veut ici ? Alors que l’on commence à avancer, en suivant les habitués de cet endroit, je passe devant tout le monde pour me mettre en tête et poser cette question qui me brûle la langue.
– Dites, vous voyez beaucoup d’oiseaux ici ?
Même si la question n’a pas grand chose à voir avec le papier.
-Et bien, ma chère petite, il n’y a pas beaucoup d'oiseaux ici, pas plus que dans le reste de la capitale et toutes ces maisons et ces gens, on n’en voit pas tant que ça, tu en conviendras. Par contre, les examinateurs de la guilde parcourent, pour leur travail, la totalité du royaume et peuvent ainsi contempler bon nombres d’oiseaux et autres créatures admirables de nos contrées. Assurément, examinateur, c’est un métier qui permet de satisfaire toute sa curiosité vis à vis des animaux et des oiseaux en particulier.
C’est important de montrer les examinateurs sous ses meilleurs aspects et foncièrement, ce que je dis n’est pas faux. J’ai traversé le pays des dizaines de fois dans toutes les largeurs au cours des dix dernières années, je peux vous dire qu’on a clairement l’occasion d’assister aux merveilles de la nature, même si ma plus grande passion, c’est sans nul doute les merveilles de la distillation. L’examinateur à côté de moi me regarde en fronçant les sourcils. C’est qu’il n’a jamais quitté les bureaux, lui, alors, cette histoire de nature, il comprend pas tout. Je lui intime de ne pas faire de vague et de me laisser discuter. Il insiste pas. En même temps, je suis conseiller, il est censé m’obéir.
Débarrassé des éléments les plus turbulents de la jeunesse d’Aryon et qui n’ont surement aucune vocation à embrasser la carrière que nous leur réservons, bavant idiotement face à des saphirs habitués à recevoir les attentions de leur rang, je me sens en confiance. Encouragés par la question de la jeune fille, d’autres enfants se permettent de me poser des questions auxquelles je réponds avec précision et gentillesse.
-Les toilettes sont par ici. Vous aurez des bonbons à la fin. Et non, ce n’est pas une fausse moustache.
Je les emmène d’un pas franc et régulier vers nos locaux, ouvrant les portes séparant la guilde de son centre névralgique ; les bureaux des examinateurs. De l’autre côté, des bureaux parfaitement rangés ou travaillent des examinateurs triés sur le volet parmi les plus “cools” de nos effectifs. Sous les regards aux attitudes diverses des enfants, les employés modèles de notre véritable institution essaient de faire bonne figure même si le stress semble bien présent. L’un d’entre eux, dossier sous le coude et les cheveux gominés en arrière, manque de se casser la figure à cause d’une poubelle à papier à moitié sur le chemin. Rapidement, j’essaie de détourner l’attention vers moi.
-Vous vous trouvez ici dans les bureaux des examinateurs de la guilde. Vous l’ignorez peut-être, mais les examinateurs sont les agents de l’ombre de la guilde, mais ils sont indispensables à son bon fonctionnement. Ce sont des gens qui aiment leur prochain et qui donnent de leur temps et de leur compétence pour permettre au plus grand nombre de vivre de grandes aventures dans les quêtes de la guilde. Ce sont des gens qui aiment vraiment leur prochain. Est-ce que vous aimez aider les autres ? Est-ce que vous appréciez d’être utile à vos amis ? A vos parents ? SI oui, vous aurez toute votre place aux seins de ce corps d’Elite que le monde nous envie tellement que les gens préfèrent les oublier, de jalousie.
Là, c’est peut-être un peu enjolivé, mais ça reste le fond de vérité. Je cherche du regard la fille à la question en qui j’ai de bon espoir de faire naître une vocation et je viens de me placer à ses côtés.
-Toi. Comment tu t’appelles ? Est-ce que tu aimes aider tes parents ? Est-ce que tu aimes découvrir plein de choses ? Connaître tous les secrets de la bureaucratie ? Est-ce que ça te plairait pas, un jour, de rejoindre les rangs des examinateurs de la guilde. Tu veux faire quoi, pour l’instant, quand tu seras grande ?
Parce que je suis conscient que les mots d’adultes ne veulent pas dire grand chose aux enfants, il est important d’avoir une enfant qui parle aux enfants pour partager mes idées. Et clairement, cette petite devrait m’y aider.
Elle aura même les meilleurs bonbons du pot.
Les explications continuent, rendant encore plus floue le peu de compréhension que j’avais de l’endroit. J’ai l’impression que sa définition peut correspondre à beaucoup d’autres métiers. Pourtant, j’ai l’impression que ça emballe quelques-uns de mes camarades qui commencent à murmurer des mots entre eux. A moins qu’ils ne soient en train de se dire que tout ce qu’il nous raconte est faux ? Je n’ai pas le temps de leur demander que le grand monsieur se rapproche de moi pour me poser des questions. Trop de questions. Est-ce si important ?
– Je m’appelle Kahlua. J’aimerai bien aider mes parents mais ils ne me laissent pas trop faire… Mais découvrir des choses, oui, j’aime ! La bureaucratie, ça n’a pas l’air très amusant. Et, euh, on est obligés de savoir si tôt ce qu’on veut faire plus tard ? Mais si je pouvais apprendre à cuisiner ou faire… des expériences pour des potions.
Je dis ça un peu au hasard mais je connais la réticence de Pa’ à me laisser tester des choses dangereuses. Du coup, je ne l’imagine pas trop me dire oui sur ça, ce qui me rend légèrement boudeuse devant l’homme à moustache.
– D’ailleurs, j’ai toujours pas compris. Vous examinez quoi en fait ? Des créatures ? Des objets ? Des personnes ? Les pouvoirs ?
Il y a tellement de possibilités. Mais il fait que de tourner autour du pot depuis le début, non ? Surtout que la maîtresse pensait qu’on venait ici pour des aventuriers, alors elle ne nous a rien expliqué sur le fond du métier qui nous est présenté. La question intéresse aussi mes camarades, ce qui fait que nous avons tous nos petits yeux innocents tournés vers l’homme devant nous.
Tandis que je la pointe du doigt, pas que je l’accuse, mais pour la mettre en avant par rapport aux autres qui ne postent pas forcément des questions qui ont de l’importance, à mes yeux, mais qui en ont à leurs yeux d’enfants. Il ne faut pas juger, on a tous été enfant, un jour. Même Lou Trovnik. Et cette pensée me fait froid dans le dos. L’important, c’est de dire les choses du réel, sans mentir, mais avec les mots des enfants. Je ne vais pas parler de bilan comptable, ça ne leur parlerait pas. Il faut se mettre à leur niveau.
-Voyez vous, les enfants. Le principe de la guilde, c’est d’être un pont entre ceux qui ont besoin d’aides et ceux qui peuvent proposer leur aide. Ces derniers, ce sont nos fiers aventuriers, aux nombreuses capacités et pouvoirs. De l’autre, il y a des gens de partout dans le royaume, qui ont besoin d’aide pour résoudre un problème de monstre, pour escorter un convoi, pour les aider dans bien des tâches. Il y a autant de quêtes qu’il y a de personnes dans le besoin, dans le royaume. Et c’est évidemment les aventuriers qui vont leur venir en aide, des plus nouveaux aux meilleurs, je parle évidemment des …
Saphirs. le mot est chuchoté par plusieurs gamins avec des étoiles plein les yeux. Comment ne pas être émerveillé par ces individus qui peuvent braver les pires dangers pour le bien commun. Contre juste rémunération, hein, on oublie de le dire. Mais cela fait partie des coulisses dont il ne vaut mieux pas parler. Ce n’est pas un mensonge, mais il serait vraiment triste de salir les rêves de nos jeunes.
-De ce fait, les choses sont simples. Un aventurier prend une quête sur le tableau, en bas. Il l’a fait. L’histoire est finie. Pour tout le reste, il y a les examinateurs.
Je ménage mon effet, prêt à divulguer les secrets de l’institution.
-Ils agissent sur de nombreux points. D’abord, ils parcourent le pays pour aller à la rencontre de ceux qui appellent à l’aide. Les examinateurs vérifient que ce sont de bonnes personnes honnêtes et sages J’espère que vous êtes tous bien sages, vous aussi ?
Plusieurs enfants répondent “Ouiiii !” d’un ton convaincant. ne pas être sage est synonyme de punition et ce n'est pas un bon souvenir à avoir.
-Parce que ces personnes peuvent être méchantes et avoir menti sur le fait d’avoir besoin d’aides ou non. Imaginez si des gens méchants demandent l’aide de fiers aventuriers pour les voler, ce serait terrible, non ? De rouler dans la farine nos saphirs ! Et pendant ce temps, ceux qui ont vraiment besoin d’aides ne sont pas aidés. Ainsi, les examinateurs permettent à ce que les aventuriers puissent mener des quêtes qui ont du sens et éviter les méchants. Les examinateurs protègent les aventuriers. Avez-vous des petits frères ou des petites sœurs ?
Quelques doigts se lèvent.
-En tant que grand frère ou grand soeur, n’est ce pas normal que vous les protégiez des méchants ?
C’est un coup bas, mais c’est la vérité, puisque je vois ainsi la guilde. Protéger nos frères aventuriers des clients malhonnêtes qui n’ont pas les fonds pour payer leur services, ou bien qui donnent des quêtes pour des raisons criminelles.
-Les examinateurs vont aussi vérifier que les quêtes ont bien été faites. Évidemment que les brillants saphirs font bien leur travail, mais comme la guilde accepte tout le monde, certains sont méchants et ne font pas ce qu’on leur demande de faire. Ils mentent. Ils trichent. Et est-ce que c’est bien de tricher ?
-NON !
-Je savais que vous comprendriez. Les examinateurs ont cette tâche d’examiner les aventuriers et les quêtes pour trouver les tricheurs. Parce que si on ne le fait pas, les gens vont dire que toute la guilde sont des tricheurs ou des menteurs. ça vous ferait plaisir d’être traité de menteur parce que votre voisin ment ?
-Non !
-Je vois que nous sommes sur la même longueur d’onde. Je vous propose de visiter les bureaux et d’interroger nos brillants examinateurs. Ils vous partageront leur passion aussi bien que moi.
Je fais un signe de la main aux examinateurs qui ne sont pas aussi confiants que moi. J’ai confiance. Les enfants se dispersent lentement, d’abord circonspect par ces lieux assez austères, puis ils se mettent à se promener partout. Pour ma part, je repère la jeune Kalhua et je m’en rapproche.
-Alors, petite. Est-ce que tu comprends mieux ? Aussi, tu n’es pas obligé de te décider maintenant. Si tu veux apprendre la cuisine, c’est très bien. Faire la cuisine pour ces amis, c’est toujours un plaisir. Et faire des potions, ça peut rendre des services. Quel genre de potion fais-tu ? Et quelle potion voudrais-tu faire ?
Parce qu’il n’y a pas que la guilde dans la vie. Même si le but est d’avoir de nouveaux examinateurs, ils sont la future génération. L’important, c’est qu’ils soient là pour faire l’avenir du pays.
Je sursaute en entendant une voix proche de moi et relève les yeux vers l’adulte qui me pose des questions. Encore plein de questions.
– Euh. Je ne fais pas de potions à l’heure actuelle, mon Pa’ n’acceptera jamais que je commence à tenter des choses avec des produits…
Je dois lui dire que j’ai menti et que j’ai dit ça au pif ? Oh, est-ce vraiment important… ?
– Je crois que je comprends un peu mieux. En gros, vous évaluez les quêtes et le travail fait. Mais… Vous ne perdez pas trop de temps à aller sur place à chaque fois ? Ou… Ou alors vous êtes beaucouuuup plus nombreux que les personnes présentes ici, et, et, du coup, vous êtes tellement, comme une fourmilière, à courir partout pour répondre à ce besoin ? Vous faites d’autres tâches en même temps ? Ou vous marchez juste ? Ou ou, je sais pas ! Vous aidez aussi votre prochain ? Ah, non, c’est plutôt le rôle des aventuriers, ça, non ? Mais, mais, du coup, vous avez moyen de faire le trajet vite pour contrer les obstacles ?
Mes yeux brillent légèrement dans sa direction, imaginant plein de fourmis qui se déplacent dans la nature et qui ne sont en fait que des humains qui tentent de faire fonctionner la ville et les villages alentours ! Et des fourmis qui s’entraident pour passer au-dessus des montagnes ! Qui montent sur les maisons ! Qui grouillent partout ! La guilde, une fourmilière… Si j’étais un vrai oiseau, je crois que ça commencerait à me donner faim.
Les mots ne suffisent jamais. Il vaut voir pour le croire. On passe devant les différents groupes de jeunes, vagabondant entre les bureaux et posant parfois quelques questions à des examinateurs suant à grosse gouttes de peur de commettre une gaffe et de faire fuir le potentiel futur examinateur en chef en devenir, ce qui serait tout de même un sacré problème. On va vers le fond d’où part d’autres couloirs. Vers d’autres bureaux, des salles de réunions, des espaces ou des examinateurs travaillent d’arrache-pied. Parce qu’il est évident qu’on ne peut pas bloquer tous le service pour ces portes ouvertes. Il faut que la Guilde continue de fonctionner car sinon, on court tout droit à la catastrophe. La quantité de papier à produire est gargantuesque. Je lui montre même un escalier descendant vers les profondeurs obscures et terribles des archives. Un espace où les néophytes n’entrent jamais, de peur de se perdre au milieu des innombrables rayonnages. Certains disent que des monstres se promènent aux milieux des dossiers, comme des créatures défendant le trésor d’un donjon maudit. Je fais partie des rares à y a accéder sans problème et je peux vous dire que tout ceci n’est qu’affabulation, même si je raconte l’anecdote à cette petite Kahlua, pour l’ambiance et que les histoires de monstres, ça fait partie du quotidien des enfants. Enfin, il me semble.
-Tu vois ? La guilde est plus grande que ce que tu vois. C’est comme une fourmilière, oui. Tu vois le dessus, mais tu ne sais pas comment c’est grand en dessous, à l’abri des regards. Regarde ça aussi.
Je lui montre une carte accroché au mur. Vous savez, le genre de cartes qui servent à la décoration et qu’on ne remarque même plus en tant que habitué. C’est une carte de Royaume, répertoriant les différentes structures administratives de la guilde réparties dans tout le pays. Car si la Capitale est l’épicentre de la bureaucratie, il y a aussi de nombreuses activités à réaliser en province. Un client qui ne propose que des quêtes locales, le genre de chose qui ne remonte jamais à la Guilde de la Capitale, et bien, on n’a pas de raison d’accumuler toute la paperasse ici. Même s’ils arrivent plusieurs fois par an, de transférer une partie des archives de la province de la Capitale pour l’historique, il s’agit surtout des anciens clients et quêtes, pour conserver le tout le plus soigneusement du monde. Seule la Guilde de la Capitale possède les infrastructures les plus à même de conserver ces documents. En province, les caves à archives finissent par prendre l’humidité et le froid et c’est pas très bon. Rien que l’idée d’imaginer de perdre des documents me donne des frissons dans le dos. Le papier c’est de l’information. L’information, c’est important. On ne peut pas travailler efficacement avec juste des mots et des ressentis, il faut forcément couchés les mots sur le papier un jour ou l’autre.
-Il y a toujours des choses à faire. On essaie d’optimiser nos voyages pour que chaque déplacement ne soit pas inutile. On combine aussi, souvent, avec nos jours de repos, pour explorer notre beau pays et aller à la rencontre de ces habitants. On ne fait pas que marcher, on discute. On échange. Nous avons aussi pour rôle de parler des activités que l’on propose. On les connait bien puisqu’on les surveille. Des gens sont dans le besoin et ignorent que nous pouvons les aider. Raison de plus de rencontrer toujours plus de gens pour les informer afin de les aider à termes. Il ne faut pas voir ces voyages comme des obstacles, mais comme des occasions. Comme des rencontres. On vit nos vies et notre travail habituellement et il suffit d’une rencontre, d’une discussion sympathique pour quelque chose se crée. Une amitié. Un contrat. Tu le comprendras, un jour.
Parce que oui, on peut coupler le travail avec nos aspirations personnelles. J’aime rencontrer les gens. Il m’est donc facile de réaliser mon travail d’aventuriers. Un bruit non loin m’intrigue soudainement et je me rends compte rapidement du problème. Je prends Kahlua par la manche et je la cache derrière une porte en lui intimant de faire silence. On est dans une partie un peu vide du bâtiment, pour faire une zone tampon entre les portes ouvertes et les véritables lieux où l’on travaille actuellement. Il a été convenu que personne ne devait se trouver là pour la quiétude des examinateurs. C’est donc tout naturellement que Lou Trovnik, l’examinateur en chef, arrive dans le coin pour surveiller que rien ne va tourmenter ses subalternes. Il s’en occupe déjà très bien tout seul par sa passivité oppressante. Je chuchote le plus bas possible pour que seul Kahlua m’entende.
-On devrait pas être là. Il faut pas se faire attraper sinon on va se faire gronder.
A pas lent, j’entends Lou se balader entre les bureaux. Il doit avoir entendu du bruit. Il ne s’en ira pas avant un moment. Il va falloir filer discrètement sans se faire repérer avant qu’il ne découvre notre cachette. Mais on peut compter sur les enfants pour se faire discret, non ?
Je tente donc de l'imiter et de pas parler trop chaud mais c'est pas toujours évident. Peut-être même que je hausse un peu trop le ton en espérant qu'il m'entende quand même malgré notre différence de taille.
– Mon Pa' dit toujours que les inconnus n'ont pas le droit de me gronder. Mais si tu veux jouer avec le monsieur je veux bien faire un cache-cache.
Si on pouvait plutôt faire du coloriage sur la ribambelle de papier ça serait encore mieux. Mais je suppose qu'il n'a pas de crayon non plus. Tant pis, ça restera plus intéressant que juste attendre à la place des autres qui sont restés dans le hall d'accueil. Je me décale alors un peu vers l'extrémité de la porte, tentant d'observer d'où vient l'inconnu et notre grand méchant loup dans cette partie de jeu. Sauf que. Le papier le cache un peu trop et à part quelques bruits de pas assez lents, il n'y a rien à entendre.
Est-ce qu'il s'éloigne ? Ou s'approche ? Est-ce grave ? Je soupire. Ce serait tellement plus facile si je pouvais décider quand me transformer en oiseau et aller faire voler des petites feuilles un peu partout. La seule personne que ça dérange, en général… Ah non, en fait, ça dérange tout le monde. Même moi parfois. C'est contraignant de ne pas pouvoir parler pendant plusieurs heures.
Alors, à la place, je teste autre chose. Je ne suis déjà pas bien grande mais je me rapproche toujours plus du sol, jusqu'à me retrouver complètement allongée sur la fraîcheur du lieu bien froid. De quoi me faire frissonner, alors que je tente d'étouffer un petit cri de surprise. Une fois par terre, je peux donc voir sous les armoires de papier. Et chercher les pieds. Je les entends sans les voir. Est-ce normal ? Il est trop loin ? S'il est loin, au moins, j'ai un peu de temps. Rampant donc par terre, je continue de m'avancer, sûrement sous le regard surpris de l'adulte. Bah. Peu importe.
Y a bien que les enfants qui peuvent faire ça sans qu'on se pose de questions. Combien de fois ai-je déjà entendu cette phrase ?
Une fois cachée sous le meuble, au moins en partie - allez savoir s'il y a quelque chose qui dépasse ou pas, je ne saurai le dire. La joue posée sur le sol, je tente d'apercevoir mon accompagnateur. Sauf qu'à part le bas de son corps... Le reste est caché par ce qui se trouve juste au-dessus de ma tête.
– Il doit être assez loin. Je vois pas ses pieds.
-Il a fermé la porte. Il va falloir que quelqu’un l’ouvre pendant qu’un autre fasse diversion.
C’est une brave fille, je n’en doute pas, mais quelque chose me dit que ce ne serait pas une bonne idée de la laisser s’occuper de la partie diversion. C’est que Lou Trovnik peut être extrêmement intimidant, surtout quand vous sentez sa respiration lourde et régulière non loin alors que vous cherchez à vous faire tout petit. J’ai plus d’expérience qu’elle pour ne pas céder à la panique, quoique la candeur de l’enfant en pleine partie de jeu pourrait suffire à passer outre l’aura de menace administrative du petit bureaucrate.
-Je m’occupe de la diversion. Soit discrète. Je compte sur toi.
N’allez pas croire que tout est prévu, hein, c’est tout à fait fortuit ce qu’il se passe, même si la mésaventure pourrait créer un sentiment d’appartenance de la jeune Kahlua au Corps des Examinateurs. Avoir échappé à Lou Trovnik, c’est une sacrée expérience pour son âge. Enfin, on n’y est pas encore. Je dépasse Kahlua et je passe de bureau en bureau, d’étagères en étagères pour prendre position à une extrémité de la pièce, là où d’imposantes armoires à archives semblent soutenir le plafond tellement elles sont grandes, me permettant de me relever tout en faisant tout de même gaffe à ce que je n’apparaisse pas à travers les rayonnages, même si ceux-ci sont plutôt plein. On n’aime pas trop le vide chez les examinateurs. Un coup d’œil entre deux rapports me permet de voir Lou passer en revue systématiquement tous les bureaux à proximité de la porte, soucieux de ne pas trop s’éloigner pour ne rien manquer. Je ne vois pas l’enfant, ce qui est bon signe. Elle doit bien se cacher. Il me faut attirer l’homme sans âge pour lui laisser le maximum de champ libre.
Pour cela, il faut bien le connaitre. Et je peux dire que j’ai pas mal pratiqué le bonhomme pour savoir qu’il adore par-dessus tout quand c’est bien rangé. Alors, je commets l’irréparable. Je donne une petite poussée pour faire tomber un dossier par terre qui chute au sol dans un petit bruit sourd, les pages volantes se dispersant au sol. Immédiatement, je sens la tête de Lou tourner dans ma direction alors que je marche à pas léger pour changer de couverture. Voir ce dossier qui n’est pas rangé, au sol. Ça doit le mettre hors de lui. Et s’il peut soupçonner que ce n’est pas accidentel, il ne peut pas s’empêcher de vouloir le ranger. C’est dans son sang. Dans sa chair. Alors, lentement, il s’éloigne de la porte.
J'attends qu'il me dépasse avant de me remettre en mouvement. D'abord assez lentement, puis j'accélère petit à petit, tentant toutefois de ne pas trop faire claquer mes ballerines sur le sol pour arriver jusqu'à la porte assez rapidement. Plus que lui en tout cas. Je ne sais pas si j'ai réussi mon coup mais mes mains finissent sur la clanche et l'activent assez lentement, sans pour autant pouvoir éviter tout bruit venant de sa part : après tout, ce n'est pas dépendant que de moi.
– …
Tap tap tap.
Une fois mes mains baissées, j'avance sans faire attention et me précipite vers la sortie, en regardant en arrière pour voir si le monsieur moustachu me suit bien. On dit toujours qu'il faut regarder devant soi. J'aurais peut être dû.
– AH. Aïe...
Le même bruit que tout à l'heure se fait entendre, en rajoutant un nouveau BOUM au passage. Les fesses sur le sol, j'observe un nouvel inconnu devant moi, visiblement complètement paniqué par la situation. Ce qui est compréhensible quand on voit toutes les feuilles étalées par terre, dans tous les sens.
Je ne sais pas si je vais beaucoup l'aider, mais je regroupe autant que je peux les papiers qu'il transportait dans le désordre complet pour les lui tendre, avant de me redresser.
– Pardon. Je me suis perdue. Ils sont où les toilettes ?
C'était sans compter sur ma tenue complètement poussiéreuse à force de me traîner par terre. J'aurais tenté.
-Une semaine à rédiger… Oublié de paginer… Trovnik m’a me tuer… Faut pas qu’il le voit…
Il a tout de même un sourire las à Kahlua pour qui la tenue poussiéreuse n’est pas si choquante que ça. L’examinateur est bien au courant des journées portes ouvertes et voir apparaitre un enfant même dans cette partie du bâtiment, pourquoi est-ce que ça serait si bizarre ? Il a bien croisé trois garnements qui ont utilisé un autre examinateur comme une monture improvisée, ledit examinateur affichant le visage résigné de celui qui ne sait plus dire non après de trop nombreuses années à obéir à Trovnik. Du coup, le bonhomme va répondre à Kahlua avant de se stopper dans son geste. C’est qu’il sait où sont les toilettes des hommes. Mais pour les femmes, il n’a jamais trop eu à se poser de question et dans ce coin de bâtiment, une facétie architecturale veut qu’ils ne soient pas aux mêmes endroits. Il tente de se souvenir du trajet emprunté par ses collègues féminins avant de se souvenir qu’il n’a pas vraiment de collègues féminins comme il vous a déjà été informé en préambule de cette histoire. Craignant de faire une gaffe et de passer en même temps pour un idiot, l’examinateur botte en touche.
-Prend cet escalier. Il y en aura dans le couloir.
Surement. C’est l’étage du conseil de la Guilde et s’il sait bien une chose, c’est qu’il y a des membres féminins à ce niveau, c’est qu’elles doivent avoir leur toilettes attitrées. Son dossier en pagaille sous le bras, l’examinateur regarde un instant Kahlua s’y diriger avant de continuer son chemin car, il faut bien se le dire, il a du travail. Ce n’est pas en se tournant les pouces que la Guilde va continuer à progresser sur le chemin tracé par ses courageux conseillers. Il continue donc son chemin, faisant bien attention à ne pas percuter un autre garnement sur le chemin et déboule soudainement sur le conseiller Callahan refermant silencieusement la porte derrière lui en surveillant l’intérieur de la pièce par l'entrebâillement de plus en plus petit de la porte.
-Conseiller ? Qu’est ce que …
-CHHHUUUUUUUUT…
Mais il est trop tard. J’ai vu dans l’entrebaillement la tête de Trovnik se tourner dans ma direction et j’ai croisé son regard amorphe de plein fouet. Je sens un frisson me parcourir tout le corps. Même avec un centimètre d’espace, je sais qu’il m’a reconnu. Il sait que je suis coupable de quelque chose. Alors, je ferme la porte en la claquant et je fuis alors que j’entendais déjà son pas traînant se rapprocher de moi.
-Je suis pressé !
Dans la panique, je fais pas gaffe et je le bouscule un peu, mais c’est presque sans conséquence puisque je ne le fais pas tomber. Il lache juste son dossier qui était plutôt mal rangé du coup d'œil que j’en ai jeté. Pas très pro tout ça. Je tourne rapidement dans un couloir, découvrant la petite Kahlua grimpant prudemment les marches de l’escalier, ne sachant pas trop si c’est une bonne idée. Et ça l’est, une bonne idée. Trovnik ne viendra pas me chercher querelle à cet étage. On monte. Derrière, la porte s'est ouverte et je peux entendre l’examinateur que j’ai bousculé balbutier quelques mots.
-Monsieur… Trovnik… Ce n’est pas … ce que vous croyez … Ce n’est pas le dossier…
Il peut même m’offrir un sacré alibi, mais autant assurer. On monte en adoptant à nouveau un pas normal comme si je continuais la visite des lieux.
-Ici, c’est l’étage du Conseil de la Guilde. C’est l’endroit où je travaille avec mes inestimables collègues à la direction de la Guilde. C’est ici que sont prises les directions importantes et que sont faites les réunions qui décident de l’avenir de tous les aventuriers. Évidemment, nombreux sont les sujets dont je ne peux rien te dire. C’est secret.
Que je dis comme si c’était un secret, évidemment. Beaucoup de discussions indigestes pour une enfant de cet âge. Même pour moi, c’est compliqué. Pour l’instant, le couloir est assez calme. La plupart des conseillers ont déserté la Guilde pour éviter le tumulte des journées portes ouvertes.
-Tiens, que font tes parents ? Tu n’as pas envie de reprendre leur travail ? C’est quelque chose qui est assez courant.
Moi, j’aurais pu être taxidermiste, mais j’avais envie de voir du monde. Je prends conscience, aussi, de l’état dans lequel est Kahlua et je l’invite à se rapprocher des toilettes. C’est quand même mieux de se débarrasser de toute cette poussière.
– Mmh… Ma' est garde royale et Pa' travaille dans une auberge en tant que serveur. Je… n'avais jamais pensé à cette éventualité, mais, il faut pas avoir une boutique pour reprendre le travail de ses parents ?
Je l'observe un instant en toute innocence, des doigts ayant rejoint mon menton alors que je réfléchis. Non. Je n'ai pas d'exemple qui me vienne avec une situation autre qu'une boutique. Je crois. Ou alors je ne parle pas assez de personnes.
J'observe alors la porte devant laquelle on vient tout juste de s'arrêter, hésitant à l'ouvrir. Je ne pensais pas qu'on irait vraiment aux toilettes. Qu'est-ce qu'on fait là ? Après un doute supplémentaire, je finis par pousser la porte et observe les miroirs… Où je n'y vois qu'une partie de ma tête. N'ayant rien à voir et pas envie de m'arrêter plus longtemps là-dedans, j'en sors finalement au bout de quelques secondes avant d'observer de nouveau l'adulte.
– Je n'ai pas besoin de m'arrêter ici, et visiter des toilettes… Très peu pour moi. Est-ce qu'il y a autre chose à voir ici ? D'autres découvertes à faire ? Des trésors cachés ?
Ou alors c'est déjà fini et je vais retourner m'ennuyer dans un coin ? Quitte à être là, autant faire quelque chose d'intéressant, mais ailleurs que dans le couloir. D'ailleurs… Les voix de tout à l'heure se sont arrêtées et quelqu'un monte les escaliers. Est-ce que le monsieur qu'on évitait arrive vers nous ? Sauve qui peuuuuuut !
Et me voilà qui me mets à courir en sens inverse de l'endroit d'où l'on vient, hésitant à ouvrir une porte au passage ou à continuer jusqu'au bout. Et si c'est une impasse ? Ma main touche une poignée à la volée alors que la pièce s'ouvre sur des bureaux et… quelques personnes qui s'arrêtent dans leur activité, visiblement surprises de cette soudaine apparition. Je tente de parler mais à part quelques balbutiements rien ne sort de mes lèvres. Je réagis comment ? Je referme la porte ? Est-ce que je peux vraiment alors que je suis probablement suivie de près ?
-Il n’y a pas besoin de reprendre une boutique. En l'occurrence, pour être garde royale, il n’y a pas de boutique. Il faut juste avoir la vocation. Comme celle de devenir examinateur, par exemple.
Mais visiblement, ça ne l’intéresse pas. Je tourne la tête ne serait-ce qu’un instant et déjà, je la vois se carapater. Des trésors cachés ? Est-ce qu’une enfant peut vraiment penser qu’il y a des trésors cachés dans la guilde des aventuriers ? Non. Bien sûr que non. C’est qu’elle n’a aucune conscience de ce que l’on fait ici. Et pensant cela, je cours à sa poursuite, levant la main un instant trop tard pour lui intimer de ne pas ouvrir la porte devant laquelle elle vient de s’arrêter. N’allait pas croire que c’est quelque chose de dangereux à l’intérieur. On est dans un étage très administratif. C’est donc sans grand danger que la petite Kahlua rentre dans le bureau de relecture des comptes rendus et des règlements. Chacun a probablement trois fois plus de connaissances que moi en ce qui concerne la guilde et les subtilités administratives et protocolaires, mais ce sera toujours cinq fois moins, à eux trois, que la connaissance de Lou Trovnik. Les trois fonctionnaires lèvent un regard surpris dans ma direction alors que je passe par l'entrebâillement de la porte, coupant la retraite à Kahlua.
-Conseiller ?
-Excusez moi. C’est les portes ouvertes. Les enfants sont avides de découvrir la guilde !
-A…vides ?
Kahlua bredouille un truc comme quoi c’est pas du tout ça, mais ça serait une mauvaise idée d’avouer que la situation a un peu dégénéré. Un conseiller qui n’a pas le contrôle sur ces idées, ça fait mauvais genre. Et ils peuvent me rendre la vie difficile, surtout s’ils en parlent à Lou. Qui, j’espère, est resté à l’étage inférieur.
-Mais je pense, ma chère petite, que la découverte des lieux touche à sa fin. Il y a beaucoup de gens très importants qui travaillent ici. Ils ont besoin de calme. D’accord ?
Je ne sens pas la petite décidée à lâcher prise, alors en fermant la porte, je décide de lui faire un cadeau. Elle pourra s’en vanter auprès de ses petits camarades.
-Je vais te montrer une salle vraiment importante.
Je l’amène plus loin et après trois marches, on arrive dans le saint des saints, en tout cas, à mes yeux : mon bureau. J’en ai jamais trop parlé. C’est une pièce dans un style un peu ancien avec du mobilier qui se passe de conseiller en conseiller depuis des générations. La liste des propriétaires de ce bureau est inscrite sur des petites plaques en marbre au-dessus du bureau pour la postérité. Mon nom a déjà rejoint cette liste. Prestige. Même s’il y a des documents partout et pas souvent bien rangés, on peut dire que l’endroit a de la gueule. Le tapis est confortable. Il y a un grand lustre au plafond et un grand miroir derrière moi.
-C’est ici que je travaille. ça en jette, non ?
Si ici, ça ne lui donne pas envie de rejoindre la guilde et de devenir peut-être un conseiller un jour ? Enfin, c’est bien d’avoir des rêves, mais je sais que ça sera toujours difficile. Alors, je me contente de lui donner un sourire bienveillant. Encore un.
-L’important, c’est que tu aimes faire ce que tu veux. Je suis sûr que tes parents te soutiendront dans tes rêves.
Le lieu n’est pas si grand que je l’aurais pensé. Même si… A bien y réfléchir, ça fait déjà un bon moment que l’on court partout et il y a encore beaucoup de salles qui auraient pu être intéressante pour un cache-cache. Visiblement pas pour une visite.
Ah. Pas tout à fait finie cela dit. Nous arrivons dans une nouvelle pièce qui n’a rien à voir avec celles visitées auparavant. Ce n’est pas la pièce la plus lumineuse, et les meubles sombres n’aident pas du tout non plus. En revanche l’odeur des meubles anciens se fait sentir et n’est pas désagréable. Si je connaissais ma grand-mère, j’aurais probablement pu dire que ça sent comme chez mamie. Encore faudrait-il qu’elle ait des meubles aussi anciens, ce qui n’est pas dit. Au lieu de cela, cet endroit me semble plus mystérieux qu’autre chose. Les meubles doivent avoir bien plus à raconter que le Conseiller, non pas qu’il ne soit pas intéressant ou une source de savoir, mais… Je me demande bien ce qu’ils pourraient dire s’ils pouvaient parler. Est-ce qu’ils parleraient avec le vocabulaire de leur époque ? Ce serait rigolo à voir.
– Pour savoir ce qu’on aime, il faut essayer plein de choses !
Même si je n’ai pas prévu de rentrer dans la guilde, passer ici attise ma curiosité, notamment sur ce que pourra être mon futur. Donc, avant de m’arrêter sur la confection de potions, il faudra peut-être que j’aille voir à quoi cela ressemble avant. Puis je pourrai faire ça pour plein de professions. Mais, est-ce qu’on me laissera faire ? Je ne suis pas sûre que ce soit habituel, d’aller regarder un peu partout…
Excitée à cette idée, je tape plusieurs fois dans mes mains avant que mon regard ne recroise celui du conseiller. Un trésor n’est pas forcément physique et je crois bien en avoir trouvé un durant la visite. Alors, satisfaite par cette escapade, je rajoute quelques mots à son attention.
– Je crois que j’en ai vu assez oui. On peut revenir avec les autres.
Nous reprenons donc le chemin dans le sens inverse pour revenir jusqu’au hall d’accueil où toute la classe s’est réunie. Les adultes tentent de compter mes camarades qui ont encore du mal à tenir en place dans cet endroit qu’ils n’ont sûrement pas autant découvert que moi.
– Merci pour la visite !
Après un grand sourire ravi, je m’éloigne de l’adulte en souriant pour rejoindre le groupe en trottinant, prenant une place au milieu de tous les enfants qui se font compter. D’ici quelques minutes, la tornade turbulente que nous sommes disparaitra de ce hall de guilde qui n’avait probablement pas vu autant de si jeunes enfants actifs depuis bien longtemps.