Deux ans. Ça fait maintenant deux ans que j'ai du abandonner ma fille à son père. Deux ans que je me demande comment ils vont, comment ils se débrouillent... Est ce qu'elle peut parler maintenant ? Est ce qu'elle marche ? Est ce qu'elle sourit ?
Et lui... Elion. Arrives-tu à l'élever, à la protéger ? Et être heureux avec elle ? Je ne le sais pas. Toutes ces questions tournent en boucles dans ma tête, mais n'ont jamais de réponse. Et moi, depuis ma chambre de la caserne, je me contente de regarder le ciel étoilé en imaginant ce qu'aurait pu être ma vie avec eux.
En regrettant de ne pas être avec eux.
Chaque jours qui passent de donne l'impression d'approfondir encore plus la plaie que je traine dans mon coeur. Est-ce qu'un jour j'en serais guéri ? Comment... Comment pourrais-je en guérir ? Ma fille est là, quelque part sous ce ciel étoilé sans doute dans les bras de son père. Qui sait, peut être est-il lui aussi entrain de regarder ces lumières célestes en même temps que moi ? Peut être... Peut être pense-t-il encore à moi comme je pense à lui ?
Non, impossible. A mes oreilles résonnent encore les mots que je lui ai dit ce soir là. Alors s'il pense à moi, il doit me maudire, espérer que je meurs dans mon sommeil, ou que je meurs dans un combat stupide pour défendre la royauté... Si seulement... Si seulement je pouvais lui dire, lui expliquer ! Mais je ne le peux pas. Je ne le dois pas.
De toute façon, il doit être loin maintenant. Loin dans la campagne profonde, là où on peut entendre le souffle du vent et le chant des rivières. Loin.
Là où je ne les reverrais jamais.
Ma gorge se serre, encore. Comme à chaque fois que j'y pense, et une larme roule le long de ma joue. Combien de temps avant que la douleur passe ? Avant que je n'arrive à accepter cette vie qui est la mienne ? Je suis tellement fatiguée de tout cela, fatiguée d'attendre chaque jour que le temps fasse son œuvre. Mais il ne le fait pas. Et mon cœur saigne sans cesse.
Cette attente, je n'en peux plus. Alors, essuyant d'un revers de bras mes joues, je me relève et enfile ma cape avant d'attraper ma bourse et de sortir de là.
"Qu'est ce que tu veux faire Luna ?"
Haku, mon mist coincé sous forme esprit que je suis la seule à voir et entendre, me dévisage, inquiet. Pour autant, je ne lui réponds pas : après tout, mis à part passer pour une folle qui parle toute seule, cela ne servirait à rien.
D'autant plus que je n'ai pas de réponse à sa question. Quoi faire ? Juste bouger, ne plus rester là à attendre. J'aimerai juste... Juste arrêter d'avoir constamment mal. Arrêter d'avoir constamment envie de pleurer et de changer le passé.
Car ce qui est fait est fait. Et je ne peux rien faire mis à part l'accepter.
Alors j'avance, sans réel but. J'avance et lorsque je me rends compte que mes pas me portent là où j'ai abandonné Kahlua, je m'arrête immédiatement et fait demi tour. Non, clairement, ce n'est pas en revenant là bas que j'arriverai à oublier et avancer. Je finis donc à l'opposé dans la ville. Un endroit animé, plus chic. D'ailleurs, je peux voir certain gardes assis à des tables entrain de boire et discuter joyeusement. Des collègues, de la royale ou de la régulière... Peut être que je devrai les rejoindre, tenter de parler avec eux...
Mais au lieu de ça, je réajuste ma capuche, je n'ai pas particulièrement envie qu'on me reconnaisse, ni même qu'on me parle.
Un moment j'hésite. Peut être ferai-je mieux de simplement rentrer. Après tout, à quoi je pensais en venant ici ? Ce n'est pas comme si j'avais envie de boire ! Je n'ai jamais supporté ça...
Cela dit... C'est ce que les gens font non ? Ils boivent pour oublier.
Alors peut être que... ? Si je prends juste un verre... En me mettant là bas, dans ce coin, toute seule, ça irait, non ?
"Tu es sûre de ce que tu fais Luna ?"
- Non.
Et l'instant d'après, je suis assise à cette fameuse table, dans un coin de la taverne, ma capuche toujours rabattue sur ma tête. Et devant moi, une simple choppe de bière.
J'hésite encore un moment, la faisant tourner dans mes mains.
"Je pense que c'est une mauvaise idée..."
Et soudain, je porte le récipient à mes lèvres.
Et gloup, et gloup.
Breuk. Je comprends vraiment pas l'attrait des gens pour cette boisson. C'est si amer... Enfin, je suppose que tout remède que ce soit, il faut d'abord tout boire pour juger de l'effet...
Je vais attendre un peu, on verra bien...
-La petite sœur Jack ?
-Tu me connais bien, Teddy.
Le patron du comptoir prend ma choppe afin de la remplir à nouveau de sa bière de la semaine, un produit venant des abords du village perché. Plutôt riche, ça vaut bien ces deux tartines la pinte. L’endroit est plutôt cosy. J’ai une certaine expérience d’un grand nombre d’établissement offrant une carte composé d’au moins un alcool, voire certaines ne contenant que ça et je peux vous dire que j’ai croisé un peu toutes les clientèles et tous les environnements, même les plus secrets, généralement par hasard. On me connait plus pour les établissements populaires où la clientèle se compose plus souvent de voisins venant transformer quelques pièces en un peu de boisson, des nouvelles et une bonne louche de chaleur humaine, mais il y a pas de mauvais établissement. Dans l’idée. Ce soir, c’est un peu moins populaire, mais c’est pas non plus la haute, comme on dit. C’est que le boulot d’examinateur vous conduit dans bien des endroits à traiter avec des gens de toutes sortes et comme j’ai passé la journée à contrôler les activités de quelques nobles dans le coin ; parce qu’il est important de vérifier la solvabilité de ceux qui proposent des quêtes à la guilde ; et à force de lire des documents et à grimper l’escalier de leur cave à archives, j’ai préféré faire au plus proche. Heureusement, « La cuillère dans la bouche » est un établissement tout à fait respectable où se retrouvent la classe aisée du quartier : médecins, commerçants, artisans réputés, aventuriers endurcis, gardes royaux ou encore noble en fugue. Des gens qui n’ont clairement pas le standing d’appartenir à la haute ; ni même peut-être l’envie ; et qui ont des boulots qui les placent un peu trop au-dessus de la classe moyenne. Qui cherchent donc une ambiance convivial sans trop verser dans la trop franche camaraderie de comptoir des établissements plus populaires, mais pas moins sympathique ; mais ceci n’est que mon avis, hein.
Et puis Teddy, avec ces cheveux grisonnants et ses yeux bleus pétillants de malice, est un gars qui aime son travail et qui à cœur que chaque client soit à son aise. Car comme je l’ai dit, l’important, c’est la convivialité. L’alcool c’est bien, avec un peu de modération tout de même, parce que ça ne peut pas faire de mal.
Ma choppe à la main. Je m’accoude au comptoir avant de déguster une nouvelle gorgée du breuvage, le corps endolori par la fatigue du juste. J’ai vingt-huit ans. Je suis un examinateur vétéran et apprécié. Et je suis comme un poisson dans l’eau dans mon travail et dans ma vie, au milieu des copains. Comme souvent, je ne connais pas grand monde. C’est dur de retenir tout le monde, ce qui me rend un peu honteux, j’en conviens. Je regarde les gens par ci par là. Une pensée pour cette tablée de gardes royaux qui semblent plutôt sympathique. Toujours eu une pensée triste pour ces soldats qui passent beaucoup de temps à sécuriser le palais dans l’espoir qu’il ne se passe rien, parce que le contraire voudrait dire une menace pour notre royauté. Et en même temps, s’il se passe rien, ils doivent sacrément s’emmerder. Un boulot difficile, mais indispensable. Peut-être pour ça qu’ils sont souvent très déconneur quand ils sont en pauses, pour faire retomber la pression et l’ennui. Dans les recoins, on trouve les solitaires et les duos discrets. Ces gens qui ont de multiples raisons de ne pas vouloir se mêler à l’ambiance du centre. La timidité, les problèmes à ruminer ou encore de viles plans à mettre en place. Toujours drôle de la population que l’on y trouve, du gamin naïf qui a fugué pour gouter à la boisson des adultes jusqu’au gros poisson de la mafia prêt à te suriner derrière la ruelle juste parce que tu l’as dévisagé dans la taverne. A une autre tablée, c’est une triplette de marchands, profitant de la dernière soirée en terre civilisée avant de partir sur les grands chemins, à subir les intempéries, les aléas du voyage et pas mal d’ennui. Profitant de la cuisine de la chère et tendre Martine, c’est l’occasion de se rappeler des bonnes affaires de la semaine et d’échanger quelques informations sur des futurs marchés d’où ils pourront sortir leur épingle du jeu.
Autant de tables que d’histoire. Autant de monde qui ne se croisent pas souvent. Car si l’ambiance est bonne, chacun reste un peu entre eux. C’est ce qui est un peu triste dans ce genre d’endroit. Dans un rade d’un quartier populaire, on partage le comptoir avec tout le monde et on peut pas causer à son voisin sans mettre au courant toute la rangée. Ça finit par créer des liens. Puis quelqu’un sort un instrument et on chante des chansons avant de se mettre à jouer aux cartes. On peut pas tout avoir.
Alors, je passe de table en table. Et vous savez quoi ? Je suis plutôt sympathique. La moustache bien mise et le sourire jovial. J’ai le contact facile et même si j’entre dans les cercles d’un peu de tout le monde, on ne me jette pas, car les gens sont cordiaux. Puis, j’ai l’habitude d’en croiser des gens, alors je sais des choses. Quelques blagues à propos du capitaine de la garde par ci, une anecdote sur un saphir à un groupe d’aventurier plus loin, des renseignements sur les vendanges dans le sud aux marchands. A parler à tout le monde et à écouter tout le monde, on a plein de petites infos qui vous mettent en relation avec chacun. Et puis parfois, des gens m’abordent en me disant me connaitre. Et je suis bien emmerdé parce que je me souviens plus trop d’eux. Ma grande honte. Mais c’est pas grave parce qu’on rediscute, et c’est ça qu’est bien.
Je m’approche pas trop des tables dans les coins. S’ils sont là, c’est qu’ils ont leur raison, même si je les observe de temps en temps, à la dérobade. Parce que s’il faut donner un coup de main à faire rentrer un petit nouveau dans la lumière, c’est Jack qu’il vous le donnera. Mais forcer la main, c’est pas très sympa. Forcer tout court, aussi.
"Mouuii ?"
- Tu crois qu'on sera heureux un jour ?
Assise dans mon coin, je tourne la choppe vide entre mes mains. Et puis, je lève les yeux vers mon mist qui a étrangement la bougeotte. Le voilà entrain de voleter un peu partout, faisant des ronds et salto en l'air tout en tournant autour de moi.
- Hey ! Je te parle sérieusement là, tu pourrais écouter un peu !
"Je t'écoute Luna ! Mais je sais pas ce que j'ai, j'ai envie de bouger !"
- Ouais bah t'as pas répondu à ma question.
"Parce que tu connais très bien la réponse. Si tu veux être heureuse, tu sais très bien qu'il faut que tu te pardonnes. Et toi et moi on sait que ça arrivera jamais."
- Alors quoi... C'est la seule solution tu penses ?
"Non, l'autre solution c'est que les connards de Lys qui t'ont kidnappée meurent soudainement dans d'atroces souffrances. Ou qu'ils acceptent soudain de t'aimer comme des vrais parents, mais ça semble moins crédible."
- Du coup... On devrait les tuer non ?
"On pourrait oui. Mais si on le fait, on sera rechercher nous aussi, et on finira en taule, et ce sera pas la joie non plus."
- Tu pourrais arrêter ton cirque cinq minutes ? J'arrive pas à me concentrer !
Non mais vraiment, voir ce mist aller dans tous les sens c'est hyper perturbant. Franchement, les autres autours, ils sont pas d'accord ? Je comprends pas pourquoi c'est moi qu'ils dévisagent tous alors que c'est lui qui fait n'importe quoi !
Ah non mais je suis bête, ils peuvent pas le voir, alors forcément...
- Tu veux pas qu'on inverse les rôles Haku ? Moi je serai invisible et toi visible. Comme ça, je pourrais aller voir Elion et Kahlua.
"J'aimerai bien ! Je me suis toujours demandé ce que valait les choux à la crème... Ça a l'air tellement bon quand tu les manges !"
- C'est vrai que c'est bon...
Je rigole un instant en repensant à ces pâtisseries... Avant de m'affaler sur la table, triste en me souvenant de la dernière fois où j'en ai mangé.
- Elion a toujours su ce que j'aimais...
C'est grâce à un petit chou à la crème qu'on s'était retrouvé... Et maintenant, je ne sais pas où il est et je le reverrai jamais. Alors que tout ce que je veux c'est le retrouver. Toujours la tête sur la table, ma main va alors chercher le collier qui ne me quitte jamais, dernier souvenir que j'ai de lui.
"Ouais bah entre nous, il est complètement débile. Il aurait du comprendre ce que tu faisais et te courir après pour te rattraper ! C'est comme ça qu'aurait du agir un vrai chevalier !"
- Ça aurait été si bien...
Quelques larmes commencent à rouler sur mes joues. En vrai, je sais que ça n'aurait pas été bien. Mais quand même... J'aurai quand même aimé qu'il ait un peu plus confiance en mon amour... Même si en vrai, je ne sais pas... En vrai, il a peut être tout compris et a choisi de s'éloigner avec Kahlua pour la faire grandir à l'abri de la capitale et de la noblesse jusqu'à ce qu'elle soit autonome et à ce moment là il reviendra me sauver !
Peut être !
- Euh... Mademoiselle ?
- Hein ?
Soudain un visage se penche au dessus du miens. Un visage inquiet et mal à l'aise.
- Vous euh... Vous allez bien ?
Mon regard rempli de larme se perd alors dans le sien.
- J'ai besoin d'un câlin.
Un câlin d'Elion, plus précisément. S'il pouvait être là et me prendre juste dans ses bras, je pourrais trouver la force d'aller mieux. Si seulement je savais ce qu'il pense de moi, qu'il m'aime et qu'un jour on se retrouvera...
Mais j'ai été si, si méchante avec lui...
- Je.. Je suis désolé, les câlins on en sert pas mais tenez, buvez ça, ça vous requinquera.
- C'est vrai ?
- Oui oui, je vous assure. Après ça ira mieux, vous verrez. Buvez.
"Ce doit être un genre de potion magique ! Vas-y bois le !"
Reniflant bruyamment, je me redresse alors, et attrape le tout petit verre que le monsieur m'a donné.
Et un, et deux, et trois.
Gloups, cul-sec.
Ah ! Mais qu'est ce que c'est ! Ça brûle, et je tousse ! Ah, j'ai l'air maligne maintenant. Et j'ai mal. Et c'est quand que ça va mieux au juste ?
Parce que là, ça va pas mieux du tout ! Et j'ai qu'une envie, c'est de pleurer. Pleurer beaucoup et fort jusqu'à ce qu'Elion vienne me chercher.
-Elle a pas l’air bien, Teddy.
-Comment ça ?
-Elle cause toute seule.
-ça dérange les clients ?
-Non… Je crois pas. Elle a dit qu’elle voulait un câlin.
-Un câlin ?
Teddy regarde son gars en fronçant les sourcils, essayant de comprendre ce que ça veut dire.
-Elle cherche un mec ?
-Je crois qu’elle pleurait.
-Elle a dû se faire plaquer alors.
-Je lui offert un shot. Sur mon ardoise.
-C’est moi qui prends, mon gars. Surveille là, hein.
-Un problème Teddy ?
Je m’incruste, non sans avoir détaillé dans la direction qu’ils regardent depuis le début de leur échange. Dans l’ombre d’une alcôve, on distingue bien une forme humaine aux traits bien invisibles à cette distance. Les informations du serveur semblent plutôt cohérentes avec les conclusions de Teddy. C’est qu’il en a vu des gens dans son établissement et même si toutes les histoires sont différentes, il y a des grandes familles dans l’ensemble. Et il y a aussi des fins classiques et je vois dans son regard qu’il aimerait bien que ça ne finisse pas par les nouvelles.
-ça peut venir Jack.
Il ne réexplique pas. Il sait que j’écoutais. Mais je suis un gars sympathique et on se connait, il m’en tiendra pas rigueur.
-Elle peut rester dans son coin et pas faire de vague jusqu’à partir. Tout comme elle peut s’agiter ou s’attirer l’attention de gens qui n’auraient pas de scrupules à profiter de sa situation. L’alcool, ça aide bien pour les blessures du cœur, mais faut pas abuser. Si elle commence à rouler sous la table, faudra la mettre dehors, par respect pour la clientèle. Et dehors, une fille dépressive et alcoolisé, c’est une proie facile pour se faire détrousser.
-Clairement.
Il s’essuie les yeux l’air d’avoir fait trois heures de boulot en plus d’un coup. C’est des ennuis en perspective et c’est jamais très agréable de gérer des ennuis, surtout parce que tu ne sais pas ce qui va arriver ni comment tu es censé le gérer. Alors tu fais au mieux. Avec respect. Mais à la fin, c’est la raison du plus grand nombre qui prime et est-ce que toute la clientèle doit passer une mauvaise soirée par la faute d’une jeune femme qui noie un peu trop sa déprime ? Surement pas. Teddy est peut-être un bon gars, mais ça reste le patron. Il a une boutique à faire tourner, des taxes et des salaires à payer. Si faut laisser les problèmes se développer à chaque fois, le côté chic de son établissement va en prendre un coup. Je le sens ennuyé. Et ça m’embête.
-Je vais la chaperonner.
-T’es un client, Jack. T’as pas à faire ça. Même si ça me retirerait une épine du pied.
-Je vais le faire parce que j’aime bien aider les gens, t’sais bien.
-C’est vrai. Je t’offre ton ardoise, pour le coup.
-Fais pas ça, je vais te ruiner.
-Ahah. Tu marques un point.
-Remplis mon verre, veux-tu.
Il s’exécute. Puis je quitte la quiétude du comptoir pour la fameuse alcôve. Je rentre dans la pénombre, imposant ma stature de moustachu lambda (faut se rappeler qu’à l’époque, j’avais pas encore fait de la salle) à la fille. Elle a les yeux humides. Verts. Aussi. Et troublé. De celle qui vit quelque chose qu’elle n’a pas souhaité et qui ne sait pas trop comment réagir. Je regarde devant elle. Le shot vide. Je grimace. Un ça va, mais faudra pas abuser, hein. En espérant que ça lui suffise pour noyer son chagrin dans la douceur cotonneuse de l’alcool, inhibant la douleur qu’on a au cœur. Je pose mon verre sur la table et mon séant sur la chaise en face. Et pas l’inverse. Je la donnerais à peine majeur. Environ. Pas facile de savoir précisément et puis je suis pas un grand physionomiste, faut se l’avouer.
-Je me permets.
Et je luis souris. Un truc franc avec de la bienveillance. Pour la mettre en confiance.
-C’est toujours plus triste de boire seul, surtout après une peine de cœur.
J’en dis pas plus, j’ai déjà tout dit. Trop s’immiscer, c’est être un intrus dans la bulle qu’elle s’est créé en cette instant. C’est un coup à se faire rejeter et détruire dans l’œuf la confiance qu’on essaie d’instaurer. Je bois lentement ma bière en la regardant par-dessus mon absence de lunette. Je la laisse causer. Généralement, c’est ce que les gens dans son cas. Au point de n’être plus qu’un élément de décor qui écoutent avec gentillesse. Et ça fait plaisir d’être écouté, dans le fond.
Les larmes coulent toutes seules, j'arrive plus à les arrêter. Et cet homme moustachu là, pourquoi il est là ? Il me veut quoi ? Je sais pas mais il a l'air sympathique, même derrière mes larmes. Et puis il a dit que c'était triste. Alors j'ai le droit de pleurer non ? C'est ce que les gens font quand ils sont tristes. Par contre il a dit que j'étais seule. Mais je le suis pas, je suis avec Haku, hein Haku ! Haku... T'es qu'un esprit mais même toi tu essayes pas de me faire un câlin, trop occupé que tu es à voleter partout.
Alors même toi, même toi tu ne m'aimes pas c'est ça ?
- Tout le monde me déteste ! Pourquoi tout le monde me déteste monsieur ?
*sniff* Vous, vous me détestez aussi ? Je fais de mon mieux pourtant ! Je jure que je fais de mon mieux... Mais c'est juste. Je suis juste pas... Je suis juste...
Juste une fille lambda qui voulait devenir garde pour défendre l'opprimé et qui s'est retrouvée affectée à la royale pour faire plaisir à sa famille adoptive... Juste une fille qui a du abandonner sa fille et son chéri sinon sa famille adoptive allait les tuer.
Juste une fille qui tente de protéger ceux qu'elle aime mais qui ne sait pas trop ce qu'elle fait. Et qui espère que ça suffise. Mais qui du coup souffre, souffre d'être toute seule. Et pleure.
Pourquoi je pleure déjà ?
- Pourquoi je pleure ? *sniff* Parce que c'est triste ?Mais pourquoi c'est triste ? Pourquoi faut toujours que ce soit triste ?
Et pourquoi Elion est pas là... Vous pensez qu'il va bien ? Vous savez, j'ai été si méchante avec lui... Hein Haku.
"Très méchante. Même trop méchante."
- Oui, trop méchante... Mais j'avais pas le choix monsieur ! J'avais pas le choix... Il s'en est rendu compte hein ?! Parce que sinon, je lui aurais dit que je l'aime pluuuuuuus que tout ça ! Je me redresse écartant mes bras au maximum de chaque côté de mon corps pour définir le ça. Et je lui aurai fait des bisous, et des câlins ! Oui. C'est ça que j'aurai fait si j'avais eu le choix. Et on aurait été heureux tous les trois, hein Haku !
"Tous les quatre ! Je suis là aussi moi !"
- Ah oui c'est vrai tous les quatre, mais y'a que moi qui peut te voir toi alors tu compte pas vraiment... Bref, j'en étais où... Ah ! Tous les trois, ou quatre. On aurait été trop heureux. Mais au lieu de ça...
"Au lieu de ça on est tous les deux et on est pas heureux..."
- On est pas heureux... D'ailleurs, c'est quand qu'elle marche la potion ? J'attrape le petit verre, et regarde à l'intérieur avant de le retourner pour vérifier qu'il est bien vide. Il a dit que ça irait mieux après mais... *sniff* Vous vous savez peut être monsieur, ça met combien de temps à agir ? Faudrait que j'en reprenne d'autres peut être ?
C’est là que quelqu’un comme moi doit intervenir. Car vagabonde ne veut pas dire qu’elles vont dans le bon sens. Il est important d’avoir des gens pour guider une âme en détresse à mettre de côté son chagrin et parler d’autre chose pour qu’au fil du temps, il l’oublie un peu avant d’y repenser à tête reposée, quand de l’eau et du temps aura couler sous le pont. L’alcool s’est bien, que je disais. Avec modération, c’est important. Et mon avis que la jeune en face de moi n’a que peu de connaissance sur ses limites. Pas grand-chose de bu et déjà, elle en réclame d’autres pour en ressentir plus vite les effets alors qu’elle semble déjà avoir pris un coup derrière la tête. J’ai pas tout compris de ce qu’elle baragouinait, si ce n’est cette nette impression qu’elle se parle à elle-même. Et quand ça arrive, je peux vous dire qu’on est quand même bien rond. Chialer en étant bourré, c’est clairement un cocktail qu’on ne conseille à personne. Alors, je prends les devants. Je viens prendre ces mains qui tiennent le verre dans mes paluches, la forçant doucement à reposer le tout.
-ça met normalement un certain temps à agir. L’erreur est de vouloir en boire plus tout de suite au point que quand ça fait effet, tu en as trop bu et tu le regrettes. C’est un coup à vomir toutes ces tripes dans le caniveau, c’est quand même pas très enviable, hein ?
Elle doit bien avoir l’image des poivrots qu’on trouve à chaque petit matin devant les établissements nocturnes, vidant à même le sol le contenu de ce qu’ils ont ingurgités sans aucune modération et roulant au sol, puant et sale à vous prendre la gorge. Personne n’a envie de vivre ça, d’un point de vue extérieur et bien souvent, sauf quand on est un habitué, on y arrive totalement par accident. Je ne m’imagine pas la jeune femme se satisfaire de cette situation.
-Elion… c’est ton amoureux ?
Peut-être un peu abrupt. Dis sur un ton lent et calme, pour l’ancré dans la réalité de ce qui la tourmente pour qu’elle se mette les idées dans le bon ordre. Lentement, pour l’apaiser un peu. Et Haku ? Aucune idée. Pour un peu, je dirais que c’est son ami imaginaire, mais elle m’a l’air quand même bien trop âgé pour avoir encore un ami imaginaire. Peut-être un vieil ami à qui il est réconfortant de tout dire, même s’il n’est pas là physiquement. Ou alors, c’est un truc magique. Dans le royaume d’aryon, rien n’est surprenant dans ce domaine.
-Haku, c’est ton ami ?
Ça fait trois. Il manque quelqu’un.
-Et qui est cette quatrième personne ?
Histoire d’avoir un tableau plus précis de ce qui la tourmente et d’avoir les bons mots pour l’aider.
Ma gorge se serre soudainement, c'est comme si je manquais d'air, comme si... Comme si je me noyais, que je ne pouvais plus respirer. C'en est... douloureux.
J'ai mal. Tellement mal.
Kahlua... Kahlua.
Mes mains s'échappent soudainement de l'emprise de l'homme sympathique et vient rejoindre mon cou, tendant de m'enlever cette gêne, que je puisse respirer de nouveau tranquillement.
Kahlua. Je l'ai abandonnée. Ma petite Kahlua.
De nouveau des larmes roulent sur mes joues, mais sans bruit cette fois. J'étouffe, c'est à peine si j'arrive à respirer tant la culpabilité me bloque la respiration. Et c'est image qui me revienne en mémoire, ces mots que j'ai dis et que je ne pensais pas.
Kahlua. Elion. Je suis tellement...
- Elle était si petite. Si fragile. Kahlua. Ma Kahlua. Et je l'ai. J'ai du. Ils m'ont obligée. J'avais pas le choix.
Je tremble. Tout mon corps tremble alors que je revois la scène. Je revois ce petit bout de fille dans ce panier posé sur une table d'une taverne. Je revois Elion qui ne réagit pas, qui reste coi sans rien dire.
Je repense à ses derniers mots "Comme la princesse ?" Oui, comme la princesse que tu devais protéger Elion. Arrives-tu à la protéger, elle ? Est-elle heureuse ? En santé ? Je te l'ai laissé, là, et tu n'as rien dit, tu n'as même pas eu le choix.
Tout comme je ne l'ai pas eu non plus. Mais je m'en veux, je m'en veux tellement.
- Je l'ai abandonné. Elle, lui. Je les ai abandonné. J'ai pas eu le choix, je ne voulais pas, et je les reverrai jamais. Je ne sais même pas. Je ne sais même pas s'ils vont bien ! S'ils sont en vie ! Est-ce qu'ils ont trouvé une maison ? Est-ce qu'elle grandit bien ? Est-ce qu'ils mangent bien ?! Je ne sais rien ! Je suis là, seule, obligée de faire me battre et de garder le cap alors que je voudrai être là bas !
Je... je suis tellement ! Tellement mauvaise ! Tellement seule ! Et inutile ! Si inutile ! Alors comment faire ? Dites moi comment faire pour oublier ? Je veux juste oublier. Arrêter d'avoir mal tout le temps, de m'inquiéter tout le temps.
J'aimerai juste... Juste savoir qu'ils vont bien et qu'ils sont heureux. Même si c'est sans moi, même si c'est loin de moi. De toute façon, je n'avais pas le choix.
J'aurai voulu... J'aurai tellement voulu avoir le choix. Mais je ne l'avais pas.
Mes pieds ont maintenant rejoins l'assise de ma chaise et un de mes bras s'est enroulé autour de mes jambes. Dans cette position fœtale, je cache mon visage dans mes genoux tandis que de ma main libre, je serre fort le pendentif accroché à mon cou, seul souvenir qui me reste de lui, d'eux.
De ce passé qui ne reviendra jamais.
Je pourrais alors ressentir, dans ce cas, ce qui la tourmente. Et dans le même temps, j’en ai aucune envie. Abandonné son enfant c’est… chaud ? C’est un peu à contre-courant de tout ce que notre chair et notre âme aspire. La paternité est probablement l’un des secrets les plus grands de ce monde, créant des alchimies dans nos corps et nos esprits qui vous rendent si différent. On peut être près à tout pour sa famille. Ses amis. Mais c’est encore loin de ce qu’on pourrait faire pour son enfant. La chair de sa chair. Le lien doit être si fort. On le voit. Avec le marmot qui braille à côté de toi. Tu peux rien dire parce que sa mère à côté et elle le défendra coûte que coûte.
Mais abandonné son enfant ? C’est juste inconcevable.
Et c’est bien pour ça qu’elle est en détresse. Et ces larmes sont même un piètre moyen d’exprimer sa tristesse. ça doit vous bouffer les tripes, comme un feu. Et si l’information de la situation de son enfant se trouvait dans ces mêmes tripes, elle n'hésiterait pas à s’ouvrir en deux pour savoir s’il va bien. Elle va vraiment pas bien. A peine majeur, hein ? Une histoire d’adolescent alors. Où le cœur a ses raisons que la raison ignore, comme dirait l’ami Blaise. Du coup de loin, j’avise Teddy qui jette un regard inquiet dans ma direction. Je lui fais un signe discret que je gère, mais qu’il faut vraiment pas qu’on nous emmerde. Cette fille est littéralement une bombe à retardement. Et le pire, c’est que c’est même pas pour la clientèle de mon pote que je m’inquiète, c’est pour elle. Depuis quand vit cette douleur ? Combien de temps elle la supportera ? Qu’est ce qu’elle pourra faire pour ne plus la supporter. Des questions qui font presque aussi peur que l’absence de réponses. En position foetale, elle attire le regard. Teddy a beau étre sympa, il va vouloir la dégager un moment. Et ça ne fera qu’empirer.
Elle a besoin de calme. De quelque chose. Et dans ce domaine, il vaut mieux se souvenir des leçons maternelles. Quand c’est moi qui chialait pour des raisons qu’elle ne comprenait pas forcément, elle se contentait de me faire un câlin. Un geste simple. Un peu de chaleur humaine. Qui ne veut pas dire grand chose, mais l’impression de pas être seul dans son océan de ténèbres. C’est ce que je fais. Je m’approche à côté d’elle et je passe les bras autour d’elle pour que sa tête puisse se loger sous mon menton. Lui donner ce sentiment éphémère que dans mes bras de type lambda, elle n’a plus la responsabilité de porter ce poids sur ses épaules et de pouvoir le partager avec quelqu’un d’autre. Ne serait-ce qu’un instant. Je suis pas talentueux pour trouver les mots dans ce genre de situation, mais j’essaie.
-Mais non tu n’es pas inutile. tu ne l’es pas parce que tu lui as permis de naître. Et de vivre. De voir le monde et d’en découvrir ses beautés. De découvrir la joie, le rire et la gentillesse. Même si vous êtes séparés l’un de l’autre, il y aura toujours un lien indestructible entre vous. Un lien qui transcende tout. Le lien entre sa mère et son enfant. Rien en ce monde peut détruire un tel lien.
J’essaie. De lui penser que rien n’est perdu. Que dans ce monde de magie, un lien si naturel entre l’enfant et sa mère est capable de bien des prouesses et que rien n’est jamais perdu. Rien n’est jamais inutile. J’essaie. Avec mes pauvres mots et mon inexpérience de type qui n’a pas encore connu ce grand secret et qui n’espère pas le connaître dans sa version tragique. Il faut lui trouver une solution, quelque chose qui pourrait l’aider.
-Je connais des gens. des copains. Un peu partout. Je peux essayer de les retrouver. Je voyage à travers le pays pour le boulot. D’autres pourront poser des questions. Un jour on finira par la retrouver. Personne ne reste invisible aux yeux de tous les habitants du royaume.
C’est une promesse sur le long terme. Qu’elle n’est pas seule. il y a des gens près à aider. Des gens qui ne voudraient jamais être séparés ainsi de leur enfant et qui feraient ce qu’il faut pour aider ceux dans cette situation. Et puis, il y a des solutions à court terme.
-Si tu veux oublier, l’espace d’un instant. il y a des méthodes. Beaucoup de potions. Je peux t’y aider. Ce n’est pas très agréable, mais c’est garantie que pour cette nuit, tu ne t’en souviendras pas.
Dit le coma éthylique. Boire pour oublier, mais ne pas poursuivre le cycle et oublier pour boire. faut quelqu’un comme moi pour encadrer. on ne fait pas ce genre de chose seul.
Et puis il parle de les retrouver. A cette idée, je redresse la tête. Les retrouver... Ce serait possible ? Vraiment ? Qu'est ce que je... Qu'est ce que je leur dirai ? Est-ce que je pourrais la voir ? Est ce que je pourrais la prendre dans mes bras une nouvelle fois ? Est-ce que grâce à ce lien dont il me parle, elle acceptera quand même de me laisser l'aimer même si je n'ai pas été là ces deux années ? Et elle, est ce qu'elle m'aimera ?
Je respire fort, j'ai envie d'y croire, j'ai envie de les revoir, tout de suite, maintenant ! On peut commencer là ! On peut demander aux gens autours de nous et !
"Si on les retrouve, alors ils les retrouveront aussi..."
Je blêmis d'un coup alors que je venais de me lever d'un bond, prête à répondre à l'homme à moustache que oui, et je suis même prête à aider mais finalement, je me ravise, retombant lourdement sur ma chaise et écoutant plutôt la possibilité d'oublier...
- Si je l'oublie... Alors je n'aurai plus rien du tout... J'aurai tout perdue... Définitivement.
"Mais on ne souffrira plus."
- Mais c'est la seule chose qui me reste ! Si je la perds aussi alors, je serai toute seule !
"Et moi ?! Je compte pas moi ?"
- Mais toi c'est pas pareil Haku ! Toi tu fais parti de moi ! Tu seras toujours là ! Tu... Tu n'es pas différent de moi !
"Alors on l'oublie pas... Même si ça fait mal ?"
- Si ça fait mal c'est sans doute que je l'ai mérité. Alors oui, je garde la douleur... Par contre... Monsieur, je crois que je vous ai trop parlé... Est ce que vous pensez que vous pourriez oublier tout ce que je vous ai dit ? Parce que si des gens savent que j'ai eu une fille... Ou que j'aimerai la voir, alors elle sera en danger. Donc c'est vraiment, vraiment important de ne rien dire...
Est ce qu'il va tenir sa langue ? Non parce qu'il a l'air sympathique mais quand même... Cela dit, je lui ai donné mon nom ? Je crois pas. Alors si jamais, je dirai que tout est faux et que c'est pas moi ? Oui voilà.
Moi j'ai rien à voir avec tout ça, hein. D'ailleurs je ne suis jamais venue dans cette taverne... Et je devrais en partir vite.
Je me relève alors, tâchant de tenir debout, mais c'est difficile... Le sol à l'air si instable... Qu'est ce que. Qu'est ce qui m'arrive ? Ma tête me fait si mal tout à coup.
Je sers le poing. Il y a pas pire comme criminels. Si je pouvais en trouver un là, maintenant, je lui casserais la figure en m’en péter les phalanges. Mais il n’y a rien en face de moi si ce n’est une mère tiraillé entre la douleur de son manque et son instinct maternel de protéger coute que coute son enfant. Cruel. Une mère qui ne dira plus rien qu’elle n’a dit en plus. Qui se réfugie dans le déni, à se parler à elle-même. Kahlua. Elion. Deux prénoms. Anonymes parmi tant d’autres. Il suffirait de quelques informations supplémentaires pour arriver à quelque chose, mais elle ne veut plus, lever ses yeux embués de larmes dans une supplique désespéré que le silence se fasse sur cette histoire. L’alcool fait parler, mais la tristesse aussi.
Oublier ? J’oublie plein de gens, à ma grande honte. J’oublie même un bon pote, régulièrement. Mais est-ce que je suis capable d’oublier ça ? Quelque chose de si cruel. Une injustice qui mériterait d’être combattu. Je ne pense pas. C’est contraire à mes principes. Ecouter pour mieux aider. Se boucher les oreilles, c’est être complice de ces horreurs. Et pourtant, il faudrait. Elle sait mieux que moi ce qui est bon pour sa fille. Je ne connais pas les détails. Alors je dois lui faire confiance. Et lui accorder ce vœu qui doit faire mal après avoir touché du doigt l’idée même qu’elle puisse être aidé. C’est une demande qui doit venir des tripes. Mais déjà, elle cherche à fuir, le pas tremblant, je me lève à mon tour pour lui offrir un bras, une épaule, un poigne sur laquelle se reposer pour ne pas tomber. Je m’abaisse à son oreille pour lui dire ce qu’elle veut entendre.
-C’est d’accord. J’oublierais tout.
Pour ça, il n’y a aucune autre solution que l’alcool. Beaucoup d’alcool. C’est dans ces moments-là qu’on regrette de tenir autant à la boisson. J’vais devoir en prendre pas mal pour être suffisamment bourré et oublier les détails. Ainsi, son secret sera gardé.
-Dois-je t’oublier aussi ?
Pas sûr que l’alcool suffit pour le coup. Faudra peut-être procédé à des trucs magiques. Mais je pose la question avec l’idée qu’elle peut avoir l’espoir de me revoir et que peut-être, ce jour-là, elle m’en dira suffisamment pour faire quelque chose. Pour être à nouveau quelqu’un qui écoute. Pour que sa détresse ne reste pas lettre morte. Mais l’alcool peut attendre une heure. Elle n’a pas l’air bien. Il faut s’occuper d’elle.
-Tu vis où ? Va falloir rentrer chez toi avant que l’alcool t’assomme.
Alors ça devrait aller. Si il oublie, c'est mieux.
Mais est ce qu'il doit m'oublier aussi ? Je regarde Haku, perdue, tout en m'appuyant sur son bras avant de tomber. Si j'oublie Kahlua, il ne me restera plus rien d'elle. Et si lui m'oubli, ne restera t-il plus rien de moi ? Ça me fait peur. Je... Je veux pas disparaitre ! Je veux pouvoir revoir ma fille un jour ! Je veux pouvoir redire à Elion que je l'aime ! Je veux !
- Non, vous êtes pas obligé de m'oublier... Je veux pas qu'on m'oublie...
Je tremble une nouvelle fois, manquant presque de refondre en larmes. Je n'ai pas le droit d'obliger les gens à ne pas m'oublier, mais si j'ai le choix, alors je préfère ça. D'autant plus qu'il est sympathique, alors j'ai envie de lui faire confiance, j'ai envie de croire qu'il est de mon côté, qu'une personne au moins dans le monde sait que je suis malheureuse et triste. Même s'il ne peut rien faire. Mais peut être qu'un jour, il pourrait faire éclater la vérité sur ma situation ! Alors il ne doit pas m'oublier, du moins, s'il le veut bien.
- Et... J'habite sur l'île Citadelle. Dans la chambre 205 de la caserne. Mais je vais y arriver toute seule ! Je suis une adulte responsable maintenant !
Voulant prouver mes dires, je lâche son bras et fait un nouveau pas devant moi avant de vaciller sur le côté et de me retrouvée totalement appuyé sur le moustachu.
- Ah... Désolé. C'est Haku, il m'a poussé...
"Hey ! J'ai rien fait !"
- Chhuut ! T'es censé me soutenir toi !
"En plus je peux même pas te toucher ! Comment veux-tu que je te pousse ?"
- Ah !.. Bon, c'était pas Haku... Désolé.
Je baisse les yeux, honteuse, ne sachant trop où me mettre, tentant de me remettre droite mais n'y arrivant pas vraiment. Et ces échecs ont juste pour effet d'augmenter encore plus ma frustration. Si j'arrive même pas à avancer seule, comment je peux espérer protéger ma fille des connards qui lui veulent du mal ?! Pourquoi c'est si difficile d'avancer ? Pourquoi c'est si dur de vivre ?!
C'est tellement injuste. Et pourquoi j'arrive pas à m'arrêter de pleurer ?! Je suis si fatiguée... C'est tellement nulle. Pourquoi tout est si nulle ?
- Pourquoi le monde m'en veut ?
Je doute que ça lui remonte ne serait-ce qu’un peu le moral, mais c’est quelque chose que j’ai en tête et je ne peux m’empêcher de le dire, tandis que mon esprit vagabonde sur les informations qu’elle m’a transmise alors qu’elle se retient de ne pas tomber, posé contre moi, et que je la soutiens aux hanches d’un bras. La citadelle. La caserne. Une garde. Du fait son relatif jeune âge, peut-être un membre de l’académie. Je ne connais pas les détails sur l’âge maximal pour faire partie de cette entité, mais une chose est sûr, pour menacer ainsi la vie d’une garde, il n’y a que deux possibilités. Soit sa hiérarchie est impliquée et c’est sordide. Soit il y a des puissants dans l’affaire. Si c’était des quidams, j’ose espérer qu’elle en aurait mis au courant sa hiérarchie qui, je l’espère, prend soin de ses troupes et les protègent des tourments humains. On ferait pareil, à la guilde. Si un collègue se trouverait dans les problèmes à cause de tierces personnes, on ferait en sorte de l’aider. Pour une garde, si ça affecte grandement sa psychologie, ça ne peut que poser des problèmes pour son service actif. C’est ce que je me dis.
Alors, je n’insiste pas. Ses supérieurs ont plus de poids que moi. S’il n’a pas d’espoir de ce côté, comment pourrais-je lui en procurer ? Je ne suis qu’un homme. Contacter des potes est une chose, les impliquer dans quelque chose de plus grave, c’est une autre affaire. Il commence à pleuvoir et un vent frais souffle en cette heure tardive. Je nous protège du mieux que je peux tandis que j’essaie de héler une voiture pour l’emmener. En attendant, je me dois de l’avertir que l’alcool peut être traitre quand on a des secrets.
-Tu devrais faire attention. Si je dois oublier cette histoire, il vaut mieux ne pas me donner davantage d’informations personnelles. C’est le problème de l’alcool. Ça délie les langues.
Avec un peu de travail, je ne devrais pas avoir de mal à connaitre l’identité d’une fille lui ressemblant logeant dans la chambre deux cents cinq de la caserne de la Citadelle, mais il ne faut pas, même si situation est difficile à interpréter. Ne pas l’oublier, pourquoi pas, mais comment faire avec la curiosité, cette chose si humaine ? Quand tu as des questions et si peu de réponses et que tu peux en avoir à peu d’efforts, difficile de s’en priver. Et si l’alcool devrait être capable d’effacer ses histoires à problème, difficile de garder son empreinte dans mon esprit.
Une voiture arrive et s’arrête dans un crissement des roues une fois que le cocher m’a vu l’interpeller. Je lui glisse quelques cristaux et la destination avant d’aider la malheureuse à monter dans la cabine, non sans sentir le regard de l’homme dans mon dos, s’interrogeant surement sur la nature de notre relation et le pourquoi des larmes qu’il a pu apercevoir ; serait-ce la pluie peut-être ? Je ferme derrière nous, reposant la jeune femme sur le banc, m’asseyant à ses côtés, un bras sur son épaule comme pour la réconforter et l’inviter à pleurer si ça peut lui faire du bien, car les larmes ne semblent pas vouloir s’arrêter.
-Moi, je ne t’en veux pas. Et je ne t’oublierai pas. J’essaierais, en tout cas. Et d’oublier ce qu’il faut pour préserver ta fille. Puisque tel est ton souhait.
Je me laisse tomber sur son épaule, fermant les yeux, me laissant bercé par le cahotement des roues sur les pavés.
- Et je crois qu'il faut pas que je boive. Quand j'ai bu la première fois Elion m'avait dit que je tenais pas du tout l'alcool... Mais ça fait tellement longtemps, alors j'ai cru que peut être ça avait changé ? Mais finalement rien à changer... Ça fait plus de deux ans et rien à changer dans ma vie depuis. Ça... Ça me rend si triste. Mais en même temps, je crois que c'est moi qui veut pas que ça change ! Parce que si ça change pas, peut être que je peux encore réparer ce que j'ai fait ? Peut être que je peux encore remonter le temps et partir avec lui et notre petit... Notre... mon... ma... Lua...
Je renifle bruyamment. A chaque fois.
- A chaque fois que je pense à elle, ça me fait si mal dans ma poitrine. Et pourtant, la douleur, ça me connait. Si seulement... Si seulement ils m'avaient jamais adoptée... Je serai restée dans ma campagne, avec Elion, on aurait grandit heureux tous les deux, peut être je serai devenue garde civile plutôt que royale ? Oui, ça aurait été mieux. Comme ça j'aurai pu vraiment aider des gens plutôt que juste faire le planton devant des portes... et espéré un jour une mutation. Qui sait, je serai peut être mariée ? Lunarya Rechel ! Oui, ça aurait été si bien ! Oh et j'aurai appris à faire la cuisine et j'aurai même pris un dragon miniature pour jouer avec ma ! ma...
Alors que ce doux rêve remplissait soudainement mes yeux d'étoiles, me faisant me redresser et presque m'agiter ! Une nouvelle fois, mon regard s'assombrit, retrouvant le silence quelques secondes et refaisant tomber ma tête contre cette épaule chaleureuse.
"Dormir nous fera du bien, je crois."
- Oui...
Alors je ferme de nouveau les yeux, tentant d'imaginer à quoi pourrait ressembler ce petit bout de fille courant dans les champs, suivit par un dragon miniature et en fond, veillant sur elle, son père me regardant avec les yeux de l'amour et un sourire malicieux comme il en a le secret.
La vie parfaite que j'aurai tant aimé. Et qui n'existera à jamais que dans mes rêves...
Bref, la situation est assez complexe. Je ne dois pas m’y intéresser, mais une fois qu’elle se tait, plongé dans ses pensées, le silence se fait, entrecoupé de quelques sanglots réguliers. C’est dans ces moments que je devrais avoir une parole rassurante, proposer une solution à ses problèmes, lui remonter le moral en la questionnant sur ces gens qui font sa vie malgré la distance, mais tout cela est contraire à ce qu’elle demande de faire. Oublier. Ça frise la schizophrénie à ce niveau. Alors, je me rattache aux banalités.
-Tu ne devrais pas avoir de problème à trouver un bon mariage, belle garde royale.
La noblesse. Peut-être même un officier de la garde royale. Les solutions ne manquent pas. Et a priori, si elle a déjà réussi à avoir un enfant, elle pourra en avoir d’autres. Les gamins ont tendance à tellement occupé l’esprit que ce doit être un remède temporaire efficace pour sa perte. Et une fois que le temps se réobtient, il se sera passé des années. Enfin, c’est ce que ça semble être le lot commun de mes voisins du quartier de mon enfance, c’est peut-être différent pour ceux qui vivent la grande vie et les grands destins, presque la vie des contes qu’on raconte aux enfants.
Heureusement pour mon devoir d’oubli, on arrive rapidement. Ce n’était pas si loin. Le cocher s’arrête devant l’entrée, les chevaux s’ébrouant sous la pluie fine. J’ouvre la porte et je descends, l’invitant à descendre à ma suite, prêt à la retenir. La reception sur les pavés et la boue est à éviter. La tenant par les épaules, je l’invite à nous séparer. Ma conscience m’incite à la rassurer sur ces inquiétudes.
-Je te promets que j’oublierais tout de Kahlua et de Elion. Pour votre sécurité.
Je jette un regard au bâtiment avant de revenir à elle.
-Pas de regrets ?
Pour s’ouvrir. Pour dire non à la peur. Pour chercher une solution. Pour m’éviter une sacrée gueule de bois.
Heureusement pour moi, le rouge qui me monte aux joues et qui me fige sur place m'empêche aussi d'ouvrir plus la bouche. Jusqu'à ce qu'enfin la voiture ne s'arrête devant l'accès la la caserne de la garde royale sur l'île citadelle et qu'évidemment je trébuche en descendant de là et me retrouve confuse dans les bras pas encore musclé de l'homme qui m'a gentiment raccompagnée...
- Des regrets ? Si... J'en ai des millions. Tout ce que j'ai fais... Jamais je ne me le pardonnerai, jamais je n'oublierai et je regretterais toujours le jour ou j'ai été emmener dans cette ville pourrie. Mais... Je suis contente d'avoir pu vous parlez, même si j'aurai pas du... Je... Je vous promets, je vais arrêter l'alcool. Je crois que ça ne me réussit pas vraiment très bien alors, il vaut mieux pas que quelqu'un d'autres me voit comme ça, ça pourrait être dangereux. En tout cas... Merci, merci beaucoup Monsieur dont j'ai déjà oublié le nom... Vous m'avez donné votre nom ? Je sais même plus. Mais promis, je me souviendrai de vous. Enfin, si je le peux, je suis pas sûre en fait... Merci. Merci beaucoup et au revoir.
Je m'engage alors vers la caserne, marchant à reculons pour faire coucou à l'homme qui a été si gentil avec moi tandis que Haku me regarde d'un air sévère.
"Tu n'es pas très gentille toi. Quand quelqu'un te demande en mariage, la moindre des choses c'est de lui répondre, même si c'est non !"
- Tu... Tu as raison mais... C'est si gênant...
Mais je suppose qu'il faut quand même le faire ? Après tout, je lui dois bien ça. Sans lui... Sans lui j'aurai surement eu de gros ennuis...
- Ah et je suis désolé, mais je ne veux pas vous épousez... Mon... Mon cœur est déjà pris...
Puis, mettant ma main à ma bouche, même à distance, je fais mine de murmurer à son attention pour pas que les autres entendent.
- Par... E.Lion !
Une fois dis, je me redresse et continue de secouer ma main en continuant de le regarder tout en reculant, manquant de tomber plusieurs fois avant de finir par rentrer dans la caserne et réussir à rejoindre mon lit par je ne sais quel miracle...
Elle s’éloigne. Elle me fait signe. Je lui fais signe en retour en me demandant ce qu'il aurait pu se passer si elle m’avait fait suffisamment confiance pour que je l’aide. Elle semble avoir une vie bien complexe qui nécessite forcément de l’aide. Peut-être que je me serais confronté à quelque chose de beaucoup trop dangereux. peut-être que j’aurais perdu la vie à l’aider. Mais n’est ce pas important que des gens prennent des risques pour les autres ? Je vois la guilde. Presque une deuxième famille. Si un jour j’avais connaissance qu’un de mes collègues, partenaires ou quiconque de la guilde subit un danger, je me mettrais à sa disposition pour l’aider à l’en sortir.
Et si je me fais rejeter ? La question est toujours difficile à répondre. Aider peut aggraver les choses comme l’inverse. Aider sans l’accord de la victime aussi. Le consentement, c’est important, dans tous les cas, dans la mesure de ce qu’il est possible. Et dans le cas de Lunarya, elle m’a fermé les portes d’un monde qui semble bien dangereux pour ceux qui y mettent leur nez. Et malgré ces larmes et ces remords, elle a encore les moyens de résoudre ces problèmes. Qu’importe le temps et les souffrances. Elle me protège de m’investir dans cette histoire. Peut-être que je lui revaudrais ça un jour.
Si je m’en souviens.
Vingt minutes plus tard, je rejoins un établissement que je fréquente rarement, mais que je connais. Mon arrivée fait hausser un sourcil au proprio.
-Jack ? Qu’est ce que tu fous ici ?
-Sers moi ce que tu as de plus fort.
-Des problèmes ?
Je souris.
-Tu me croiras pas, mais moi non.
Il me sert un liquide bizarre au fond duquel macèrent plusieurs frelons dans un petit verre. Je bois. C’est fort. Très fort. ça me tambourine le crâne instantanément. Exactement ce dont j’ai besoin.
-Sers m’en un demi.
-Un demi ? Mais personne n’a jamais vu un demi de ça. ça va t’en rendre aveugle, dis. Je peux te dire que tu sauras plus comment tu t’appelles.
-C’est le but.
je devrais y résister pour les informations personnelles. Pour les informations de la soirée, ça devrait suffire à tout effacer. Table ras. Pour sûr que je vais avoir la tête en vrille demain et que je me poserais la question de pourquoi j’ai voulu oublier. Mais on peut compter sur moi. Faut laisser le passé au passé. Toute façon, le destin fera de me le remettre sur le chemin quand il y’en aura besoin.
Tant que la prochaine fois ne finisse pas par noyé dans l’alcool.