Assise à cette table de l'auberge où bosse Elion, j'écoute ma fille, ne pouvant m'empêcher de river mes yeux sur elle. Il faut dire qu'avec son voyage scolaire, cela faisait un bon moment que je ne l'avais pas vu et de ce qu'elle me dit, son périple n'a pas été de tout repos.
Cela me fait rire, la petite chipie a réussit à grandement effrayé son institutrice à cause de sa transformation, encore. Est-ce que je vais la réprimander ? Certainement pas. Je suis sa mère oui, mais une mère indigne qui a été bien trop longtemps privé de l'amour de son petit trésor pour oser véritablement lever le ton, sauf quand c'est vraiment grave ou que je l'entends rouspéter contre les ordres de son père...
D'ailleurs, tandis qu'elle me raconte tout en picorant joyeusement ses légumes, je ne peux m'empêcher de jeter quelques regards inquiet au serveur roux. Notre dernière altercation n'a clairement pas été de tout repos. Il m'a même bien fait comprendre vouloir mettre fin à ses jours dès que notre fille serait indépendante. Un état de fait qui me travaille grandement. Que pourrais-je faire pour le convaincre que ce n'est pas la bonne solution ? Qu'il n'est pas cet être si détestable qu'il semble le croire ! Que je lui ai fait croire...
Je ne sais pas. Je garde en tête la possibilité de lui révéler toute la vérité mais... J'ai peur que cela nous fasse encore plus de mal que de bien. Surtout à moi.
Et je dois dire que je n'ai pas vraiment envie de ça. Pas tout de suite en tout cas. De toute façon, Kahlua n'ayant que dix ans, j'ai encore le temps de trouver un moyen... Quelque chose...
N'importe quoi !
Reposant une nouvelle fois mes yeux sur ce petit ange aux cheveux bleus, je lui caresse affectueusement la tête tout en continuant de l'écouter parler, lui posant quelques questions de temps en temps lorsqu'elle me parle de certains détails de son excursion. Au fond de moi, cette simple petite conversation est tout ce don j'ai besoin pour mettre du baume à mon cœur, illuminant mon visage d'un sourire bienveillant malgré la vie pourrie que je poursuis sans relâche.
Et absorbée par ce pure moment de bonheur, je ne me préoccupe pas du reste de l'auberge. Du moins, jusqu'à ce que la clochette de la porte retentisse et que Kahlua fronce les sourcils. Suivant son regard, je découvre alors un homme tout encapuchonné et au visage couvert d'un masque et qui n'a pas l'air de vouloir l'enlever. Mais pour le coup, je suis clairement mal placée pour le jugée, ne me déplaçant moi même jamais sans ma capuche pour venir rendre visite à ma fille...
- Ne dévisage pas les gens comme ça Kahlua, c'est mal poli.
- D'accord... Mais il est quand même bizarre.
- Il a surement ses raisons.
Après tout, qui sommes nous pour juger des mœurs de chacun ?
Pourtant, ses victoires et ses acquis paraissaient très lointains aujourd'hui, car l'enquête piétinait comme jamais. Loin de s'être fixé de grands espoirs lorsqu'il avait accepté de prendre la tête de cette opération, Alvar n'en était pas moins déçu en vue de l'échec total que lui et ses hommes essuyaient. L'expédition touchait d'ailleurs à sa fin et cette escale à la Capitale constituait probablement leur dernier arrêt avant le retour au bercail. Une femme vint poser sa main sur l'épaule de l'officier, qui pivota lentement dans une série de tintements métalliques.
"Beryl et moi on va faire un tour dans une taverne, tu viens avec nous chef ?"
Cette charmante invitation venait de Ludmilla, une tête brûlée qu'Alvar avait participé à former l'année passée. Forte comme un bœuf et d'habitude pleine de vie, elle paraissait désormais plus grise et fade qu'elle ne l'avait jamais été. D'une certaine manière, l'officier se sentait presque coupable de cet état de fait. Un sourire las se dessina sous son masque et ce fut avec toute la politesse dont il parvenait encore à faire preuve qu'il saisit amicalement la main de la jeune militaire avant de la retirer doucement de son épaule.
"Non merci les filles, je crois que j'ai besoin d'un peu de temps pour moi."
Ludmilla acquiesça sobrement et vint retrouver la fameuse Beryl, qu'elle embarqua dans un bistrot du coin sans trop réfléchir à la sélection de l'établissement. Chagrinées comme leur supérieur, elles souhaitaient noyer leur chagrin dans l'alcool, se faire le luxe d'un bain chaud et rentrer à la maison, comme la plupart d'entre eux, d'ailleurs. Plus aucun membre de l'équipe ne caressait l'espoir de déceler une piste concernant les attaques mystérieuses du Village Perché, aussi chacun profitait des derniers jours de vadrouille pour se remonter le moral du mieux qu'ils pouvaient.
Le groupe de Belluaires se divisa ainsi en divers groupuscules et la majorité de ceux qui constituaient l'escouade trouvèrent une occupation en solitaire. Visiblement, Alvar n'était pas le seul désireux de s'isoler un peu du groupe après tant de mois de vie commune. Le garde tout de noir vêtu disparut donc dans la foule, lui aussi à la recherche d'une adresse où ruminer en solitaire. D'instinct, il poussa la porte d'une auberge, faisant tinter une petite clochette qui attira l'attention des autres clients lors de son arrivée. D'un hochement de tête, il salua le tenancier puis s'assura courtoisement que la porte se refermait convenablement derrière lui.
Après un vague balayage de la salle qui n'était que partiellement remplie, il découvrit une table vide et s'y dirigea lentement. Ce fut avec une surprise totale qu'il découvrit alors une tête connue, ce qui vint l'interrompre brusquement dans son avancée. Un sourire invisible vint illuminer son faciès masqué et il s'empressa de bifurquer pour aller à la rencontre de celle qu'il venait de reconnaître au premier coup d'œil. D'une voix certes enrouée, mais qui se voulait avenante néanmoins, l'hybride prit la parole avec une joie non dissimulée :
"Bon sang, mais c'est bien toi ! Si je m'attendais à te croiser ici !"
Et pour cause, cette vieille connaissance n'avait pas recroisé sa route depuis l'Académie. Il aperçut alors, derrière la tignasse de son ancienne camarade, la petite frimousse d'une enfant aux cheveux azur qui le dévisageait avec ce qui semblait être de l'animosité, ou peut être de l'inquiétude. Lunarya non plus ne semblait pas remettre le soldat et cela le frappa alors, il n'avait pas retiré son masque ! Il porta donc une main à l'accessoire qu'il retira avec précaution, révélant à sa consœur sa trogne certes vieillie, mais néanmoins aisément reconnaissable. Tout en abaissant sa capuche, révélant ainsi une paire d'oreilles pointues et luisantes, il reprit plus calmement; l'excitation passée :
"Oh, je suis navré. Je ne vous dérange pas, j'espère ?"
Il ne savait pas quel rapport Lunarya entretenait avec la petiote qui lui faisait face, mais il osait supposer qu'il s'agissait de la fille de sa collègue. Par correction, il ne posa pas la question et ne prit pas non plus la liberté de s'assoir avec elle, ne sachant pas exactement comment sa venue était accueillie. Concilier le travail et les enfants n'était jamais chose évidente pour les Gardes et peut être que Lunarya souhaitait en profiter en paix. En tout cas, cette rencontre surprenante avait le mérite de remonter un peu le moral d'Alvar.
Peut être un type que j'ai sauvé lors d'une mission ? Le pauvre se serait fait défigurer pendant une attaque ? Mais alors qu'il enlève son masque, puis retire sa capuche, je blêmis tandis que le silence règne une minute dans la salle et que ma fille retient un hoquet sous la surprise.
- Alvar...
Son nom m'échappe, comme un souffle, un murmure venu des tréfonds de mon esprit alors que je me SOUVIENS Très bien de lui. Nous étions à l'académie, il ne mangeait pas avec nous et semblait passablement solitaire à cause de son apparence. Moi, encore rêveuse, souhaitant trouver une nouvelle famille bien plus bienveillante que celle m'ayant adopté au travers de la garde, j'étais venue le voir et avait appris alors le pourquoi de ses isolements répétés. Est-ce que cela m'avait surpris ? Oui, évidemment. Est-ce que pour autant je m'étais enfuis ? Non, pas comme maintenant.
Car là, tout de suite, je n'ai qu'une envie : fuir. Fuir sa présence, fuir ces souvenirs, fuir tout et me dire qu'il ne m'a pas vu, qu'il s'est trompé, et que tout cela n'est jamais arrivé.
- C'est... C'est qui, Ma' ?
La voix tremblotante de ma fille me ramène à la réalité. Non, c'est trop tard, je ne peux pas m'enfuir, je ne peux pas revenir en arrière, ne pas être venue ce soir, remonter le temps, le faire m'oublier... Ni même engueuler Kahlua parce qu'elle m'a appelée ainsi devant lui.
- C'est...
Un collègue ? Un garde ? Une vieille connaissance venu mettre en danger toute ma famille par sa simple présence ?
- Un vieil ami...
Un vieil ami oui... Peut être que la situation n'est pas si désespéré que ça ? Peut être qu'en lui parlant, en lui disant à quel point il doit se taire, alors... ? Mais puis-je réellement lui faire confiance ? Ne va-t-il pas me trahir lui aussi comme mon collègue d'autrefois ?!
Ai-je réellement le choix ?
- Ka...
Non, arrête, mieux vaut qu'il ne sache pas son nom.
- Ma puce, je vais aller lui parler. Tu es sage et tu donneras ça à ton père, hein ?
Et merde. Je blêmis en disant mes derniers mots. Putain, je pouvais pas juste dire "le serveur" ou n'importe quoi d'autre ?!
- Hein ? Mais, Ma' !
- Bisous ma puce.
Pas de protestation qui tienne, je me lève et fais face au grand gaillard en face de moi en lui offrant sans même le vouloir mon plus beau regard noir.
- Suis moi, on doit parler.
Et l'instant d'après, je lui passe à côté, le bousculant presque avant de me diriger vers le bar et demandant au patron s'il y aurait pas moyen d'avoir un lieu tranquille pour discuter. Il me dévisage alors sans comprendre avant de voir l'homme derrière moi et si l'espace d'un instant il a presque envie de me faire une remarque grivoise, mon regard sévère l'en dissuade très très vite.
- Y'a la chambre à l'étage.
Super, ça pouvait pas être pire... La fameuse chambre ou je n'ai jamais mis les pieds et où c'est le dernier endroit que j'ai envie de visiter au monde... Mais je suppose que ça fera l'affaire ? Ma main se resserre sur le comptoir avant de finalement lâcher prise et me diriger vers la porte qui mène à l'étage. Et, l'ouvrant, je me tourne vers le garde aux oreilles pointus et lui souffle un simple :
- Tu viens ?
Sur un ton qui ne laisse pas vraiment de place à un refus... Le tout sous le regard plus que suspicieux d'Elion, de Kahlua et de tous les types présent dans l'auberge.
J'en ai marre de ma vie.
- C'est... C'est qui, Ma' ?
"Ma" ? Les soupçons d'Alvar se confirmaient donc. Mais entre l'évidente inquiétude de la fille et l'air estomaqué de la mère, la situation actuelle semblait ne plaire à personne. Après une longue pause pleine d'hésitation quant à l'exacte nature de la relation qu'entretenait l'officier avec Lunarya, la militaire finit par expliquer à la jeune fille qu'il s'agissait d'un "vieil ami". Et si Alvar considérait que c'était effectivement le cas, les œillades furibondes que lui jetaient Lunarya paraissaient indiquer l'exact contraire. En guise de réponse, l'hybride hocha nerveusement la tête et surenchérit :
"C'est ça, un ami."
Elle ordonna ensuite à l'enfant de les laisser en paix, lui expliquant un peu durement qu'ils devaient discuter entre adultes. Alvar, de plus en plus embêté d'avoir bouleversé cette virée familiale par sa simple présence, se contenta d'adresser un maladroit sourire à la petite fille. Il se retrouvait bien penaud face à tout ce désordre dont il était visiblement le point d'origine et c'était donc en silence qu'il observait Lunarya tandis qu'elle demandait au propriétaire de l'établissement de leur fournir un lieu où discuter en privé. Allait-elle lui hurler dessus ? Qu'avait-il fait de si affreux ? Sans rien comprendre, il craignait en tout cas le pire et s'y apprêtait tant bien que mal.
Lunarya se réserva donc la fameuse chambre dont venait de parler le propriétaire puis somma Alvar de la suivre, chose qu'il accepta sans tenter de négocier. L'ensemble des paires d'yeux de l'auberge se tournèrent vers lui lorsqu'il se mit à déambuler nerveusement en contournant chaises et tables et, l'espace d'un instant, son regard vint croiser accidentellement celui de l'enfant qui le dévisageait toujours aussi curieusement. Il reporta son attention sur sa collègue qu'il suivit dans l'escalier menant à l'étage.
Ils pénétrèrent dans la pièce l'un après l'autre et Alvar prit soin de la refermer solidement derrière lui. L'isolation n'était pas parfaite, mais cela couvrirait probablement une discussion, en admettant que Lunarya ne se mette pas à lui crier dessus subitement. Vaguement angoissé par cette idée, ce fut donc avec une certaine forme de retenue qu'Alvar reprit la parole, non sans hésitation :
"Ecoute, je n'ai aucune idée de ce que j'ai fait mais quoi que ce soit, je suis vraiment désolé. Je ne voulais vraiment pas vous déranger, j'étais simplement heureux de te revoir. Si tu veux que je m'éclipse, je peux partir sur le champ."
Confus et désolé, il l'était réellement. Mais de quoi avait-il été témoin, finalement ? Que lui valait donc ce terrible accueil ?
Je suis énervée, vraiment, j'ai peur, horriblement. En cet instant, j'ai l'impression que ma vie va m'exploser à la gueule et je regrette déjà tous mes choix depuis que je les ais retrouvé... Je ne pouvais pas juste rester en dehors de leur vie ? Les protéger par mon absence ?! Non... Bien sûr que non ! J'avais trop besoin de me sentir un peu vivante moi aussi ! Un peu importante !
Et maintenant... Rah putain... Cette chambre... Dire que c'est ici qu'Elion travaille avec ses clientes... Partout où je pose les yeux, j'arrête pas de l'imaginer... Avec d'autres... Je ferme les yeux, me pince l'arête du nez, tente de rassembler mes idées, souffle un grand coup tandis que les mots du garde sonnent à mes oreilles et me rendent encore plus coupable que je ne le suis.
Ne pas craquer. Pense à Kahlua, pense à Elion, tu dois les protéger.
Ne pas craquer.
- Ce que tu as vu.
Trouver les mots est difficile, d'autant plus quand on a peur de faire confiance à l'autre. Suis-je vraiment prête à lui confier la vie de ma fille et de son père sur de simples mot ? Devrais-je le menacer ? Ou l'amadouer ? Comment savoir où est la limite ? Comment croire et faire confiance ? Il y a des années de cela, jamais je ne me serais posé autant de questions ! Et même, si nous avions été de la même année lui et moi, peut être que c'est à lui que j'aurai fait confiance plutôt qu'à ce connard de traître qui m'a vendue à ma famille.
Mais il était déjà parti à ce moment là. Parti loin de l'académie...
Alors enfin, je rouvre les yeux, les fixant dans les siens.
- Crois-tu que tu puisses le garder pour toi ?
Loin de la colère et de la menace de tout à l'heure, cette fois mes yeux expriment toute la peur et l'anxiété que je ressens.
- Personne... Ne dois savoir que j'ai une fille...
Là, devant lui, je me sens soudainement vulnérable, détournant le regard, baissant les yeux et jouant avec mes manches. J'ai été stupide, je m'en veux tellement... Comment j'ai pu croire ces quatre dernières années que ce genre de coïncidences n'arriverait jamais ?!
Les yeux fermés, Lunarya tremblait presque d'angoisse, un spectacle déchirant qui donnait envie à Alvar d'agir, mais que faire ? Il n'allait tout de même pas la prendre dans ses bras, cela aurait été plus que déplacé. Malheureusement, en l'absence d'éléments supplémentaires, il ne savait que faire pour apaiser sa camarade. Soudain, elle ouvrit les yeux et prit la parole, et enfin le soldat comprit l'origine de toute cette agitation. La petite fille aux cheveux bleus était bien d'elle et son existence était un secret que gardait Lunarya du mieux qu'elle pouvait. En croisant Alvar, la pauvre militaire croyait probablement mettre en danger sa fille, ou plutôt leur relation. Mais qu'avait-elle pu bien faire pour craindre de retrouver une vieille connaissance ? Qu'impliquait ce secret et pourquoi devait-il être protégé de la sorte ?
L'heure n'était pas encore à ces questions. Pour le moment, Alvar devait déjà se ressaisir et s'assurer que Lunarya cesse de le voir comme une menace potentielle. N'ayant que de la bienveillance à l'égard de sa collègue, il souhaitait évidemment plus que tout qu'elle parvienne à se détendre et à s'exprimer posément. Elle pouvait lui faire confiance, cela allait sans dire, mais cette méfiance tenace avec laquelle elle semblait vivre ne pouvait être chassée aisément. Se voulant aussi rassurant que possible, il laissa un sourire chaleureux se dessiner sur son visage et répondit avec calme et douceur :
"Ton secret est à l'abri. Je ne dirai rien à personne, je te le promets."
Cette première partie lui vint naturellement. Ce n'était pas grand-chose que de promettre, mais l'étape suivante nécessitait bien plus de réflexion. Loin de vouloir s'arrêter là, Alvar se sentait désormais émotionnellement impliqué dans cette affaire. C'était étrange, d'ailleurs, de ressentir cela à l'égard d'une amie perdue de vue depuis si longtemps et avec laquelle il n'avait plus établi aucun contact depuis l'Académie. Il se questionna intérieurement sur les raisons qui le poussaient tant à vouloir aider cette femme, mais la réponse ne tarda pas à lui venir naturellement.
Il en avait assez de manquer à toutes ses obligations. Beaucoup de responsabilités lui avaient été attribuées et il avait tout gâché, jusqu'à présent. Ses hommes lui accordaient bien trop de respect en vue de ses résultats et cela le rendait malade. Il était temps de faire quelque chose convenablement du début à la fin, sans s'encombrer d'une bonne volonté louable mais improductive. C'était décidé : il aiderait Lunarya et il allait le faire brillamment, pour une fois.
"Ecoute, je sais que cela peut paraître un peu cavalier, mais je me vois mal te laisser dans cet état et tourner les talons..."
Il se pinça les lèvres un instant, cherchant la tournure la plus habile pour ne pas la brusquer. Après tant d'années sans échange, qui était-il pour se poser en sauveur et venir mettre son grain de sel dans les affaires d'une autre ? Peu importe, maintenant qu'il s'était engagé, il ressentait une irrépressible volonté d'aller plus loin :
"Qu'est ce qui t'effraie tant, Lunarya ? Etes-vous menacés, ta famille et toi ?"
Trop brutal, la confronter au problème aussi vite risquait d'accroître son anxiété. C'était une première erreur, mais c'était déjà trop tard. Bon sang, comment pouvait-il réfléchir autant et ne trouver que des âneries à lui demander ? Il fallait qu'il se concentre davantage.
"Je peux peut être t'aider ?"
Le silence plana encore un moment dans la pièce et Alvar profita de cette pause marquée pour observer avec plus d'attention sa camarade. Si elle était toujours aussi belle que dans ses souvenirs, il constatait néanmoins qu'elle semblait épuisée par la vie qu'elle menait. Ses traits étaient tirés par ce qui devait être de la fatigue et son regard s'était drastiquement noirci depuis leur dernière rencontre. Il se souvint alors d'un détail important: malgré leurs rapports cordiaux, Alvar n'en était jamais venu à la faire réellement parler d'elle. A bien y songer, il ne connaissait rien de cette femme qu'il qualifiait d'amie. Il se sentait donc bien prétentieux de vouloir lui prêter assistance, mais ne se voyait plus faire machine arrière maintenant qu'il s'y était engagé.
C'est un des avantages et problèmes des gardes... Beaucoup d'entre nous ne voulons qu'aider notre prochain et amener une vie meilleure à ceux qui croisent notre route. Je le sais très bien puisque je suis pareille, et c'est pour cette raison qu'à défaut de pouvoir devenir princesse comme je le souhaitais quand j'avais cinq ans, je me suis plutôt tournée vers cette institution faisant régner l'ordre et la justice.
Et c'est pour cela que le fait que ce soit un garde qui ait découvert mon secret me rend d'autant plus angoissée. Parce que je nous connais : on se sent investis de cette mission d'aider et secourir. Et moi, tout ce que je montre malgré moi, c'est que je suis clairement embourbée dans une merde noire dont je suis clairement incapable de me dépêtrer seule. Et pourtant, il est clairement hors de question que je partage mon fardeau.
Après tout, je suis moi même garde, et à ce titre, je refuse d'entrainer les autres avec moi dans mon bourbier. Surtout des personnes qui ont, de part le passé, compter un tant soit peu pour moi.
- Tu peux m'aider en oubliant tout ce que tu as vu, compris et ce que je t'ai dit ou vais te dire. Comme par exemple que oui, si jamais ça se sait, soit elle et lui seront exécutés, soit torturés. Et je ne peux accepter ni l'un, ni l'autre.
Mon front se colle à la vitre, cherchant la fraicheur du verre pour tenter de m'aider à réfléchir et trouver les mots pour le dissuader d'aller plus loin dans ses recherches sur ma vie.
"Luna... Je sais que tu as peur mais... Mais tu sais très bien que nous ne sortirons jamais seuls de ce traquenard. Alors... Peut être est-ce là l'occasion ? Que ce soit lui ou même Hryfin, il y a des gens qui voient ta douleur et veulent nous aider... Alors... Essaye de ne pas leur tourner à tous le dos."
Mon visage se crispe sous les mots de mon mist esprit que je suis la seule à entendre, en proie au doute et à la peur. C'est tellement..! Tellement risqué ! Comment pourrais-je impliquer qui que ce soit dans cette affaire ?! Comment pourrais-je accepter de demander de l'aide au vu des risques que ça engendrerai ?! Si seulement... Si seulement je savais au moins comment les Lys font pour me faire ces tortures qu'ils m'infligent ! Je pourrais alors mieux prévenir ! Et peut être chercher de l'aide.
Mais tant que je ne sais pas... Je ne peux pas.
Soufflant, je me tourne alors de nouveau vers le garde civil, le fixant dans les yeux.
- Si tu peux juste faire cela, ça me suffira, vraiment. De toute façon, il n'y a rien d'autre que qui que ce soit puisse faire pour moi, alors ne t'en fait pas. J'ai survécu tout ce temps, donc si tu tiens ta langue et que personne d'autre ne l'apprends, je m'en sortirai encore...
Du coin de l'œil, je vois mon mist secouer la tête tandis que je ressens sa déception. Une nouvelle fois, je choisis la prudence alors qu'il me conseille l'inverse... Cela dit, je suppose que je peux surement faire un effort d'amabilité, non ? Après tout, c'est comme ça qu'on est censé gagner la confiance des gens, non ?
Du moins, jusqu'à ce qu'ils vous plantent un couteau dans le dos... Sauf que là, s'il le fait, les conséquences seraient vraiment désastreuses.
Ne me reste donc plus que l'espoir. L'espoir que pour une fois, malgré mes conneries et les risques que je fais prendre à ma famille, ça se passe tout de même bien.
- Et désolé... Pour mon comportement. C'est juste que... L'enjeu est trop important.
"Je... je vois."
Alors qu'il prononçait ses mots d'un air désolé, Lunarya se retourna et fit face à la fenêtre de la petite chambre dans laquelle la tension était désormais si palpable que les murs semblaient se refermer sur eux petit à petit. Tout en attachant machinalement son masque d'acier à sa ceinture, il tâcha de se concentrer et de reprendre ses esprits. Elle refusait son aide sans même savoir ce dont il était capable ou ce qu'il pouvait lui offrir en terme d'assistance. De toute évidence, elle avait déjà considéré le soutien d'autrui et s'était probablement résolue à ne faire appel à personne.
Cette stratégie du mensonge et de la dissimulation semblait avoir fonctionné un temps, mais pour combien de jours parviendrait-elle encore à mettre à l'abri cette famille ? Quelle était l'étendue réelle de la menace qui planait sur eux ? Toutes ces questions brûlaient les lèvres d'Alvar mais il savait désormais qu'il essuierait un second refus plus ferme, et probablement plus véhément, s'il venait à les poser. La vie de Lunarya semblait se faire au rythme de la terreur et, par conséquent, laisser n'importe qui s'y immiscer sous prétexte qu'ils étaient animés par de bonnes intention paraissait hors de question.
Profondément déçu et attristé par cette issue, Alvar se préparait déjà à tourner les talons et à quitter l'auberge. Il se sentait idiot, maintenant qu'il y repensait, de s'être permis de croire ne serait-ce qu'un instant qu'elle pouvait accepter l'aide d'un ancien compère devenu simple souvenir. Il n'était rien pour elle et ne l'avait jamais été, alors à quoi bon s'évertuer ? Lunarya soupira, tirant partiellement Alvar de ses réflexions moroses. Elle se tourna vers lui pour lui faire face et tenta de le rassurer, mais les mots terribles qu'elle employa pour ce faire n'eurent pas l'effet escompté. Le cœur du soldat se serra à nouveau. "J'ai survécu tout ce temps..." Survivre ? Etait-ce là tout ce à quoi elle pouvait prétendre, désormais ?
Et pour couronner le tout, elle s'excusa de son attitude. Comment pouvait-elle chercher son pardon après de telles révélations ? N'était-ce pas à elle que l'on devait des excuses ? Ne sachant pas s'il devait laisser son empathie s'exprimer par les pleurs ou par la colère, Alvar renifla brièvement puis répondit avec hésitation tout en fuyant le regard de son interlocutrice.
"Bien, j'imagine que tu sais ce qui est bon pour ta famille et toi."
Balivernes. Il ne fallait pas être plus malin qu'un autre pour déceler à quel point Lunarya était perdue dans ses propres tourments et dépassée par les événements. Il se pinça les lèvres mais ne put s'empêcher de surenchérir, tentant une ultime approche pour regagner la confiance de sa consœur.
"Je crois que tu n'es pas sans savoir que je suis issu d'une famille influente. J'ai des relations, Lunarya. Alors si tu changes d'avis un jour, sache que je peux assurer la sécurité de ta fille ainsi que celle de son père. Je ne connais rien à votre situation, mais je pourrai tout mettre en œuvre pour les protéger."
Tout ça pour une vague amitié entre deux recrues ? Oui, probablement. Alvar déglutit, puis conclut son discours :
"Quant à moi, je suis Officier supérieur des Belluaires du Village Perché, division des Tortugrams. Tu peux me contacter facilement ou me retrouver là-bas en cas de besoin, c'est d'accord ? J'ai bien compris que tu ne voulais pas de mon aide, mais si les choses tournent mal de ton côté, promet-moi d'au moins envisager ce que je t'ai proposé, tu veux bien ?"
C'était très peu, mais ce n'était pas rien.
Mais ai-je d'autre choix que ce que je fais ? La seule chose que je fais et que je ne devrai pas, c'est passer du temps avec eux, avec Kahlua. Parce que j'en ai besoin pour ne pas devenir totalement digne.
Et même si l'initiative d'Alvar est certainement là uniquement pour m'aider, l'entendre me dire qu'il possède une famille influente augmente encore plus mon angoisse que j'avais réussi à faire taire quelques peu. J'avais presque oublié que lui aussi venait de la noblesse. Si jamais... Juste pour m'aider il venait à en parler à sa famille... Clairement, je ne peux pas le laisser repartir comme ça. Je dois être sûre qu'il comprenne l'importance de se taire, surtout dans ce milieu là.
- La mienne aussi. Et c'est bien le problème... Alvar, l'ennemis qui m'a prise au piège n'est vraiment... Vraiment pas a prendre à la légère. Et c'est justement dans les milieux influents qu'il officie le plus alors... Surtout, ne dis rien. A personne. Jamais. Vraiment. Pas même à ta famille ou à qui que ce soit d'autres.
"Je crois qu'il a compris Luna..."
- Et puis... Ni ma fille, ni son père son au courant du danger qui les menace... Et j'aimerai que ça reste ainsi au maximum. Mais merci pour la proposition... Ça me touche.
Bien plus qu'il ne l'imagine. Même si je suis obligée de refuser, comme toujours. Par contre, je lève tout de même un sourcil lorsqu'il me parle de son poste et de son affectation. Alors c'est là bas qu'il a été envoyé...
- Officier supérieur au village perché hein ?
Au fond, je suis un peu jalouse. Pouvoir officier loin de la capitale, monter en grade classiquement, faire ses preuves auprès de la population...
- Tu sais, après... l'académie, j'avais espéré te recroiser dans la royale... Après tout, c'est ce que tu voulais faire non ? Mais bon, même si j'aurai apprécié officier avec toi, les choses sont ce quelles sont... Tout ça pour dire que j'y réfléchirai oui.
Si d'aventure je choisis d'appeler au secours, il sera bien évidemment sur la liste des gens à contacter. Même si, me connaissant, je préfèrerai encore mourir que de me résoudre à demander de l'aide...
Et puis bon, je vais clairement pas lui dire non alors que j'ai besoin qu'il garde mon secret. Ce serait totalement con de ma part de braquer la personne qui a soudainement gagner un droit de vie et de mort sur les deux êtres que j'aime plus que tout au monde...
"Je tairai même que je t'ai croisée, Lunarya. Personne ne saura rien, ni à ton sujet ni à celui de ta famille."
Garder un secret était tout à fait dans ses cordes, mais ce qui lui demandait le plus de courage actuellement, c'était surtout d'accepter de laisser une amie dans une telle détresse, sans compter qu'il découvrait à chaque instant un détail plus sordide de l'histoire de celle qui lui faisait face. La jeune femme accepta enfin de faire à son collègue le plaisir d'accepter partiellement son offre, chose qui le fit sourire fébrilement. Il n'y croyait pas totalement mais cela restait rassurant.
Elle décida d'ailleurs de changer habilement de sujet, passant du personnel au professionnel en un éclair. Alvar accepta de s'y engouffrer, même si ce sujet le dérangeait. C'était toujours mieux que de confronter Lunarya à ses démons, du moins pour le moment.
Néanmoins, lorsqu'elle fit allusion aux anciens projets de carrière d'Alvar, ce dernier laissa ses yeux se poser dans le vide et perdit sa gaieté passagère. Il se mit à observer pensivement les ruelles de la Capitale à travers la petite fenêtre. Ce n'était pas un échec qu'il appréciait particulièrement d'évoquer, mais il se devait bien de faire cet effort. Après tout, en terme de révélations difficiles, Lunarya l'avait battu à plates coutures. Après une brève réflexion, il marmonna sa réponse sans conviction :
"Je n'ai pas été accepté à la Garde Royale. J'avais été jugé apte, initialement, mais les risques engendrés par un dérèglement de mon pouvoir étaient trop grands, alors nos supérieurs en ont décidé autrement."
Lunarya ne connaissait probablement pas tous les détails concernant les facultés dont il était doté, il ne lui avait en tout cas pas communiqués. Certains connaissaient sans doute la nature exacte de son régime particulier, néanmoins Alvar n'avait jamais eu le besoin d'informer l'ensemble des recrues sur les risques qui y étaient associés. Il n'avait après tout jamais réellement perdu la raison durant son passage à l'Académie, puisqu'il y avait été en permanence dans un cadre parfaitement contrôlé. Il se força à sourire une nouvelle fois puis compléta sur un ton plus jovial :
"Au final, c'est un mal pour un bien. J'ai rencontré des gens formidables au Village Perché et je m'y sens comme chez moi maintenant. Ils sont devenus comme ma deuxième famille."
Une famille que tu n'es pas fichu de protéger, imbécile. Les mots résonnèrent dans l'esprit du Belluaire mais il n'en laissa rien paraître. Il n'était pas nécessaire de lui expliquer quelle raison l'avait poussé à s'éloigner à ce point de la Grande Forêt, lui et ses hommes. C'était un sujet tout aussi épineux que ce que Lunarya était en train de vivre et ajouter une part d'ombre sur cette conversation déjà bien malheureuse semblait plutôt contre-productif. Alvar tenta de rebondir, se montrant plus positif qu'il ne l'était réellement :
"Et toi ? Tu as un poste fantastique, après tout. N'as-tu rien à me raconter ?"
Rien qui n'implique l'hypothétique décès de ta petite famille, de préférence...
La remarque m'échappe alors qu'il m'avoue ne pas avoir été accepté à cause de son pouvoir. Non mais franchement... Trop de risques ? Quand il s'agit de protéger la famille royale, forcément tout le monde est aux petits soins, mais dès que c'est pour les civils, là, y'a plus personne.
Ça me rend folle... Si le pouvoir d'Alvar relevait d'un véritable risque, à mon sens, il n'aurait simplement pas du être accepté à l'académie, et encore moins dans la garde, quelle soit civile ou royale ! Mais non, il est refusé uniquement dans la prestigieuse qui se doit de protéger la couronne envers et contre tout. Prestigieuse dont je fais partie...
Enfin, il semble s'être fait à sa nouvelle vie. Et au fond, je pense effectivement qu'il est bien mieux là bas qu'il ne l'aurai jamais été à la Royale.
- Désolée... Je crois que j'ai une assez mauvaise opinion de notre société. Enfin, je suis tout de même rassurée d'apprendre que tu es bien entouré Monsieur l'officier supérieur.
Je lui adresse alors un petit sourire en coin, un peu moqueur avant de finalement baisser une nouvelle fois la tête quand le sujet revient sur ma propre vie.
- Moi je suis cuirassière. Et avant ça, j'étais sentinelle... Et détrompe toi, le prestige ne vient de que notre nom et de nos équipements clinquants... Pour le reste, ça n'a rien de vraiment passionnant.
Même si l'entrainement y est plus stricte dans la régulière. Un état de fait qui n'est pas pour me déplaire, n'ayant finalement que ça pour évacuer toutes mes frustrations et mes rancœurs. Visant désespérément les Prétoriens pour satisfaire les envies d'autres que moi. Cela dit, je peux comprendre que notre statut fasse envie. Après tout "Royale", ça sonne terriblement bien hein.
- Tu sais, si tu le désires toujours... Je pourrais peut être parler pour toi au capitaine. Enfin... Je ne le connais pas vraiment mais on le dit plutôt compréhensif bien que bourreau de travail. Je te promets rien hein, mais si jamais j'en ai l'occasion, tu peux compter sur moi pour lui en glisser un mot... Si c'est toujours ce que tu veux bien sur.
Est-ce que je serais vraiment à même de faire cela ? J'en doute. Cela dit, si ça peut me permettre de l'avoir à l'œil alors qu'il détient mon secret, je suppose que je peux faire un effort...
"C'est une façon de voir les choses, oui."
Le ton semblait s'alléger petit à petit et c'était avec gentillesse que la jeune femme vint tourner à la dérision les annonces d'Alvar, chose qu'il accueillit sans prendre la mouche. Il était bon de plaisanter de ces choses parfois, de ne pas accorder trop d'importance aux grades et aux affectations. Après tout, sous les armures et les insignes, ils n'étaient que des hommes et des femmes réunis sous un seul et même étendard, celui du Royaume.
En revanche, l'évocation de sa propre fonction n'éveilla visiblement pas que des bons souvenirs chez Lunarya qui lui dressa un tableau bien peu alléchant de ce qu'était réellement la vie d'un Garde Royal. Etait-ce vraiment si terrible ou souhaitait-elle simplement lui remonter le moral en minimisant la grandeur du poste auquel il avait prétendu avec tant de volonté ? Probablement pas, en vue de la suite de son propos.
Alvar n'ayant pas tout à fait laissé sous-entendre qu'il avait changé de plan de carrière, Lunarya proposa tout naturellement de parler de lui à leurs supérieurs afin de leur faire changer d'avis. Alvar laissa ses yeux se perdre dans le vide un bref instant, considérant tout de même cette possibilité malgré qu'il l'ait abandonné par le passé. Après tout, il n'avait jamais réussi à se montrer particulièrement efficace en tant que Tortugram, alors pourquoi ne pas retenter sa chance ailleurs ?
Le soldat chassa bien vite cette mauvaise pensée et sortit de ses rêveries, répondant à Lunarya avec assurance :
"Je te remercie mais je ne peux pas accepter. C'est très aimable à toi, néanmoins on a besoin de moi au Village Perché et je ne peux décemment pas abandonner les miens. Je crois que j'ai véritablement trouvé ma vocation."
Un rire provenant du rez-de-chaussée lui rappela alors dans quel contexte ils se trouvaient réellement. En bas, la fille de Lunarya devait l'attendre impatiemment et Alvar devinait sans mal que le temps que la militaire pouvait passer en famille était extrêmement limité. Désireux de ne pas empêcher son amie de profiter d'un moment bien mérité de chaleur familiale, il reprit avec douceur :
"Bien, je devrais sans doute te laisser retourner avec la petite. Je t'ai déjà bien assez accaparée pour aujourd'hui, je crois."
Si la situation était normale, il aurait été enchanté de rencontrer le père et la fille et de pouvoir se présenter convenablement, mais rien n'était simple dans cette rencontre fortuite. Si cela ravissait Alvar de découvrir que Lunarya était parvenu à fonder une famille malgré les obstacles dressés devant elle, il était pourtant bien attristé de découvrir qu'ils devaient faire des pieds et des mains pour se retrouver en cachette.
"J'aurais aimé pouvoir garder le contact avec toi, mais j'imagine que tu préfères ne pas me communiquer une adresse. Je le comprends très bien, ne t'en fais pas."
Par les mots qu'avaient employé Lunarya, Alvar avait très bien assimilé qu'elle ne lui accordait qu'une confiance minime. L'hybride avait pour qualité de s'attirer aisément le respect d'autrui, mais la situation de la jeune mère devait être si complexe qu'elle ne pouvait pas lui offrir davantage que ce qu'elle avait déjà laissé échapper par mégarde. Bien que difficile à admettre, cet état de fait paraissait finalement compréhensible, à bien y songer.
Regardant une nouvelle fois par la fenêtre, je souris faiblement, me demandant un peu ce que je suis entrain de faire. Est-ce vraiment bien raisonnable d'être si cordiale avec quelqu'un ? Mais en soit, ai-je le choix ? Il détient mon secret et, comme on dit si bien "soit proche de tes amis et encore plus de tes ennemis"... et pour le coup, je ne sais pas encore dans quelle catégorie mettre Alvar. Pour l'heure, je pencherais pour la première, mais de part ce qu'il a appris ce soir, il n'y aurait qu'un pas à faire pour qu'il passe de l'autre côté. Et si jamais il devait hésiter à le faire, il faudrait que j'agisse avant lui pour lui passer toute envie de me trahir...
Alors oui, je lâche bien facilement l'info de mon lieux de résidence. De toute façon, il sait déjà que je suis garde royale, et cuirassière, donc s'il souhaite me retrouver il le pouvait déjà avec ces simples informations. Et puis, la caserne... Là aussi finalement, l'information est plus professionnelle que privée.
Et tant que ma famille oubliera sagement qu'il m'avait fait promettre de me marier un jour, je peux continuer d'y vivre tranquillement sans rien devoir à personne.
- Et si jamais nos deux régiments venaient à devoir bosser ensemble, hésite pas à me faire demander. Ça me fera plaisir de me changer de mon quotidien.
Après tout, Arthorias envoie assez régulièrement des gardes royaux s'occuper d'affaire plus ou moins éloignée, donc il se pourrait qu'un jour la royale soient appelée à travailler avec la garnison du Village Perché. Et même si je ne désire pas parler de ma vie privée, ça ne m'empêche pas d'apprécier d'agir en temps que protectrice du peuple, et du royaume...
- La seule chose que je te demande... C'est de ne plus remettre les pieds ici... Et si possible de dissuader tout garde voulant y venir. C'est une petite taverne, plutôt mal entretenue et peu agréable alors...
Je souffle, redevenue plus sombre tout en me dirigeant vers la porte de la chambre pour en sortir.
- J'ose espérer pouvoir continuer ma vie comme elle est aujourd'hui... Sans avoir à craindre pour la sureté de ma fille... Donc... Je compte sur toi.
Pour ne rien dire, pour ne pas revenir... Et après un dernier regard qui se veut plus sérieux, j'ouvre enfin la porte et l'invite à sortir de là tout en me demandant si je vais vraiment pouvoir continuer ainsi longtemps...
Aujourd'hui, c'était Alvar... Et une chance, fut un temps ou nous étions amis. J'ose croire qu'il n'a pas mauvais fond, et qu'il est suffisamment détacher de tout cela pour ne plus jamais en reparler, ou même avoir à y penser.
Mais qui sait ce qu'il risque d'arriver demain ? Petit à petit, je me rends compte que ce faible équilibre que je me suis construit ne tient véritablement qu'à un fils... Et qu'un rien pourrait tout faire tourner au cauchemars.
Il hocha la tête et sourit fugacement lorsqu'elle lui intima que travailler ensemble à l'avenir pouvait être une bonne idée. Il était bien d'accord, mais trouvait vaguement surprenant qu'elle accepte de maintenir le contact avec lui après avoir clairement établi qu'elle doutait de ses intentions. Se comportait-elle avec une telle sympathie à son égard pour surveiller celui auquel elle venait de confier son grand secret par mégarde ? Probable, mais peut être souhaitait-elle réellement trouver des alliés solides en vue des circonstances. Elle lui demanda ensuite de ne plus revenir à cette auberge, chose qu'il accepta bien sûr sans sourciller, portant sa main à son cœur pour symboliser son engagement :
"J'y veillerai, Lunarya."
Suite à quoi, Lunarya contourna son camarade et son attitude se fait à nouveau plus dure. Elle semblait presque s'exprimer sur le ton de la menace et cela interpela bien évidemment Alvar, mais il tâcha de ne rien en laisser paraître. Combien de défis avait-elle eu à surmonter pour discerner tant d'antagonisme dans son entourage ? L'hybride ne pouvait que l'imaginer, mais cette simple pensée parvenait toujours à l'émouvoir. C'était donc la gorge serrée à l'idée d'être encore perçu comme un danger qu'il emboîta le pas à Lunarya. Malgré ses états d'âme, il la comprenait. Elle avait besoin de beaucoup plus de temps pour lui faire confiance.
Alors qu'elle ouvrait la porte de la chambre, Alvar vint amicalement poser une main gantée d'acier sur l'épaule de sa consœur et lui répéta avec une certaine fermeté :
"Je ne te trahirai pas. Je suis de ton côté, sache-le. Si ça s'envenime, n'agis pas seule, il n'y a aucune honte à faire appel à ses amis."
C'était bref et quelque peu prétentieux, mais aussi d'une absolue sincérité. S'il n'avait jamais été victime des manigances de la haute société d'Aryon, il connaissait néanmoins le pouvoir qu'ils était à même d'exercer sur autrui et ne doutait pas que Lunarya était en danger. Elle devait savoir qu'elle était entourée de personnes telles que lui, qui étaient prêtes à agir si la situation devenait trop risquée. Après avoir prononcé ces quelques mots, il enfila son masque et emprunta les escaliers sans ajouter quoi que ce soit d'autre.
A la hâte, il se dirigea vers le comptoir sur lequel il déposa une petite bourse chargée de cristaux. La somme était respectable, bien au delà de ce qu'aurait pu coûter un repas à cette enseigne.
"Tenez, pour le dérangement... En vous remerciant."
Sans perdre une minute, il s'empressa de vérifier que sa cape était bien ajustée et se dirigea vers la porte d'entrée, qu'il commença à pousser tout en regardant derrière lui. Il se figea un instant, détailla d'un coup d'œil l'assemblée qui l'observait avec curiosité et laissa ses yeux se poser sur la fille de Lunarya ainsi que sur l'homme qui devait être son père. Les deux lui rendirent son regard. Par Lucy, qu'il était dur de savoir ces gens menacés de la sorte et de ne pas pouvoir les protéger. Il se détourna enfin et prononça quelques mots avant de s'éclipser pour de bon:
"je vous souhaite à tous et à toutes une excellente soirée, messieurs dames."
Certains levèrent silencieusement leurs chopes en guise de salutations et Alvar disparut enfin, ne laissant derrière lui que des questions sans réponse ainsi que des angoisses tenaces, ce à son plus grand regret.