Un calme tranquille se laissait bercer par le bruit du vent dans les feuilles des arbres, le chant des oiseaux et les quelques rares échos lointains d'une activité humaine locale mais discrète. Les rayons du soleil perçaient la canopée verdoyante d'une manière agréable et on pouvait deviner, distant, le rythme doux de quelques notes de musique qui finissaient d'ajouter une aura de quiétude aux lieux. Perchée là en équilibre entre trois branches massives d'un arbre haut, une petite bicoque biscornue en bois surplombait les environs en périphérie du Village perché. Suffisamment éloignée pour ne pas subir la frénésie d'une activité bourdonnante et encore tout juste assez proche pour ne pas être complètement isolée. Une cordée de planches pas toujours bien entretenues reliait le reste du réseau de déplacement aérien à la petite passerelle qui entourait la bicoque. Un petit auvent protégeait le perron de la pluie, sous lequel une vieille chaise à bascule et une toute petite table étaient posées là, faisant probablement office de poste de surveillance quand les occupants voulaient prendre l'air. La cordée était ici un cul-de-sac et ne menait nulle part ailleurs, bien que de vieille marches en fer aient été plantées directement dans le tronc de l'arbre et permettaient de descendre jusqu'au sol, si on ne craignait pas cette voie accidentée considérant que les marches se déplaçaient lentement au fil de la croissance de l'arbre pour finir par ressembler au pire des escaliers traîtres.

Installé à une table à l'intérieur, concentré sur son office, Frey était à l’œuvre depuis un moment déjà. Une fenêtre ouverte laissait entrer l'air frais et les senteurs d'écorce et de sève de la forêt, diffusant le calme jusque dans les pensées du rôdeur, l'aidaient à se focaliser sur sa tâche. Actuellement en train de tailler consciencieusement des pointes de flèche dans de l'os de bois de cerf, tout un fatras organisé était répandu sur la petite table : fines branches, plumes, ficelle, sève, charbon, et plusieurs outils permettant de mélanger, de couper ou de tailler. L'intérieur de la maisonnée n'était pas très grand, et tenait à vrai dire plus d'un atelier ou d'une réserve dans laquelle travailler que d'une maison. Il y avait un nombre impressionnant d'outils en tout genre accrochés aux murs, quelques armes et trophées de chasse et deux vieux cadres magiques montrant pour l'un un homme à côté d'une prise de pêche et pour l'autre une photo de famille avec le même homme, une femme et une fille. Un poêle en métal était installé au centre de la pièce et un escalier de bois extrêmement raide menait à une mezzanine bas de plafond où Frey avait installé sa couche et ses quelques affaires. Ce n'était, en réalité, pas chez lui. Le petit atelier appartenait à un vieux pêcheur du nom de Kamaji qui n'avait plus la force de l'âge d'antan et que le rôdeur connaissait depuis plusieurs années maintenant. En échange d'un peu d'aide pour son bricolage ou de quelques plantes, il le laissait dormir ici et utiliser ses outils au cours de ses passages épisodiques.

Son esprit particulièrement habitué à utiliser son ouïe pour visualiser l'espace, Frey perçut tout de suite le bruit caractéristique de la passerelle de bois avant que ne suive le bruit des planches du perron. Instinctivement, il suspendit son geste et son souffle, oublia le reste et se focalisa uniquement sur ça. Il devina qu'il y avait plus d'une présence. Combien ? Il n'en savait rien. Il se leva, doucement, en silence. Ce n'était pas une situation de danger et il était dans un environnement familier, néanmoins on ne se défaisait pas si facilement des instincts sauvages et une bête restait une bête. Se déplaçant sans bruit en sachant exactement ou marcher, il s'approcha de la porte au moment où quelqu'un y frappait. Jetant un œil vers le tout petit carreau rond en verre structuré qui ornait la porte d'entrée, il ne voyait pas grand chose derrière le vitrail qui déformait la lumière, si ce n'était une vague silhouette.

Ouvrant la porte, ses yeux tombèrent en premier sur le visage d'une jeune femme, avant de glisser instantanément vers le laïum et le griffroid, deux bêtes qu'il reconnut au premier coup d’œil. Un léger froncement de sourcil interrogateur passa sur son visage, tandis qu'il s'interrogeait sur la présence singulière de ces deux animaux, normalement issus des régions montagneuses et plus froides. Il devinait en partie le caractère apprivoisé des bêtes, de par ce qu'il lisait dans leur posture et car sinon elles ne se trouveraient pas si proches. Observant la petite troupe, ses yeux allaient et venaient avant de revenir rapidement sur l'humaine.

_ Bonjour ?

Il y avait une légère curiosité dans son ton, presque innocente. Il remarqua alors le petit insigne de la garde sur le vêtement de la jeune femme. Lui-même était habillé d'une manière simple, d'une tunique sombre sans fioritures mais efficace, coupée proche du corps pour ne pas gêner les mouvements et suffisamment robuste pour ne pas se déchirer au premier accroc. Pieds nus, il était sans son armure de cuir, sans son carquois et son arc et sans le reste de son attirail. Il semblait ainsi bien plus léger qu'usuellement, presque menu, et une partie de ses bras et ses avant-bras était à peau découverte, laissant apercevoir des lignes blanches semblables à celles qui marquaient son cou et le dessus de ses pieds.

_ Vous cherchez quelque chose ?

Après tout, peut-être quelle cherchait des outils du vieux Kamaji ou que celui-ci lui avait dit d'aller se servir. Ou peut-être... Qu'il avait fait quelque chose de répréhensible ? Probablement, restait à deviner quoi. Instinctivement, il surveillait du coin de l’œil les deux dragons. Leur présence induisait un comportement subtilement différent chez Frey, mais les humains n'étaient en très large majorité même pas capables de remarquer ce détail.

Il la laissa venir. Elle avait l'air jeune. Enfin, pour ce que ça signifiait réellement, lui-même... Lui-même ayant ce que d'aucuns diraient la chance d'avoir l'air toujours aussi jeune alors qu'il avait... Et bien il ne savait pas trop, en fait, mais l'estimation la plus basse n'était pas inférieure à trente ou quarante et la plus haute restait très floue, alors qu'il semblait en avoir vingt-sept, quelque chose comme ça. À vrai dire, personne n'était vraiment au courant même s'il existait probablement quelques individus dans Aryon qui pourraient le reconnaître et trouver ça bizarre. Mais ce n'était pas le sujet actuel et il fut rappelé à la réalité quand il entendit son prénom.

Un instant il s’interrogea, puis se trouva un peu bête. Il avait déjà eu, à plusieurs reprises, des contacts avec les Belluaires pour rapporter ce que ses yeux et ses oreilles avaient vus, ou pour leur donner un coup de main ponctuel sur des sujets très précis. Il n'avait pas de mal à travailler avec eux. À vrai dire il admirait même plusieurs d'entre eux ainsi que la cohésion et l'esprit d'équipe qui les liait parfois très fortement, et il s'était toujours senti une attirance particulière pour la division des Tsi'Lys. Néanmoins, il savait qu'il dépérirait à s'engager dans une structure hiérarchisée où discipline et contraintes s'opposeraient à ses désirs fugaces et à la vie de nomade qu'il menait. Sans compter qu'il aurait pu dire adieu à ses petites escapades en forme animale. Pour toutes ces raisons il préférait rester un outsider, faire sa vie de son côté et ne faire que passer dans celle des autres, bien qu'il ait de nombreuses affections au Village perché.

_ Oh.

Il commençait à deviner où elle souhaitait peut-être en venir. La façon dont elle expliquait sa présence et ses compétences laissait facilement supposer la chose. En un instant, un éclat pétillant s'anima dans le regard du rôdeur et un début de sourire espiègle se laissa deviner à la commissure de ses lèvres. Il n'y avait rien de plus plaisant que de surprendre les gens.

_ Oui, oui. D'habitude c'est pas facile de le trouver car il est souvent en vadrouille ici et là, mais actuellement vous l'avez en face de vous, enchanté.

Il parut subtilement plus détendu, plus assuré dans ses gestes et son expression. On demande le grand Frey, le voilà !

_ Vous cherchez des conseils ? Ou peut-êtres des plantes ? Vous êtes dans quelle division ?

Interrompu dans son élan, ce n'est qu'à cet instant qu'il remarqua les quelques rares flocons qui tombèrent, probablement les premiers de la saison, et Frey fut laissa un instant une expression de surprise passer sur son visage, tendant la main paume vers le haut pour en récolter un ou deux avant de les observer fondre très rapidement. Il huma l'air par deux très courtes inspirations, réflexe stupide mais qui donnait l'impression qu'il goûtait le vent. Il reporta son attention sur le laïum et le griffroid.

_ Et ben, c'est vous qui allez être contents. Comment ils s'appellent ?

Cette dernière question étant, évidemment, posée à Xylia. Il s'accroupit sans se précipiter pour se mettre à la hauteur des deux bêtes, façon de se présenter à elle, d'une manière qui montrait subtilement qu'il avait une compréhension certaine des interactions avec les bêtes. Tendant sa main à plat, paume vers le haut, il ne la leur mit certainement pas sous le nez, mais juste un peu devant lui, invitation à faire connaissance si les deux bêtes le souhaitaient. Plein d'odeurs différentes l'entouraient, des ingrédients de ce qu'il faisait à l'instant aux odeurs émanées par les trophées de chasse présent dans l'atelier, en passant par ses propres odeurs.

Frey eut rapidement confirmation qu'en plus d'être effectivement apprivoisées, les deux bêtes étaient probablement des familiers. Une magie étrange de lien entre un animal et un humain qu'il ne s'expliquait pas tout à fait et dont les arcanes lui échappaient encore. Mais ce n'était pas très compliqué à comprendre, donc, dans la mesure où les deux avaient réagi fièrement à l'énonciation de leurs noms. Elles avaient compris ce qu'il se disait et il pouvait suspecter une intelligence inhabituelle chez la griffroid et la laïum. Un détail qu'il n'était pas du genre à oublier. Il les salua de la main avec un sourire sincère avant qu'elles ne se mettent à dévorer la friandise qui leur avait été donnée. Oui, bon, il aurait probablement fait pareil. Difficile de résister à l'attrait de la nourriture.

Écoutant ensuite les explications de Xylia, il se redressa pour se remettre debout, assimilant les informations qu'elle lui donnait, fronçant légèrement les sourcils. Ce n'était pas désapprobateur, mais plutôt l'expression d'une concentration croissante. Croisant les bras, sa main droite vint toucher le bas de son menton par réflexe. Finalement, il haussa les épaules, comme s'il balayait ses dernières remarques.

_ Du temps, j'en ai.

Les impératifs de Frey et ses voyages étaient dictés par les nécessités et ses envies. C'est à dire que la plupart du temps il allait où il voulait et migrait quand l'envie s'en faisait ressentir.

_ C'est pas une mauvaise idée, surtout si vous voulez soigner les gens. Et comme vous dites, faut commencer par se sauver soi-même avant de vouloir sauver les autres. Les gens comprennent jamais quand on leur dit que la montagne peut les tuer en moins de deux heures. Enfin bref...

Il balaya ce dernier argument comme pour s'empêcher de le développer lui-même. Il pouvait radoter des heures sur les gens qui partent mal préparés sans se rendre compte qu'une nuit dans le froid était en générale mortelle pour les novices.

_ Survivre, c'est mon travail, alors, je peux bien vous apprendre la flore de la montagne, deux trois onguents à faire avec et la survie de base face au froid, pourquoi pas. Au moins le minimum pour pas être complètement novice. Combien de fois y a des gars qu'ont ramené un corps gelé alors que ça aurait pu être évité ? Pfff

Il leva les yeux au ciel, soupirant.

_ Mais c'est pas des trucs qu'on peut apprendre en cinq minutes ou dans les papiers. Ici, c'est la forêt alors j'peux vous montrer à survivre en forêt. Pour la montagne... Faut aller en montagne.

Il haussa les épaules, paumes vers le haut, comme pour dire qu'il n'y avait pas meilleure explication après tout. Ça le faisait légèrement sourire, mais il restait sérieux car il ne voulait pas que Xylia prenne ses avertissements à la légère.

_ J'ai prévu de voyager à la Forteresse dans pas longtemps pour y rester plusieurs mois. Alors après, tout dépend du niveau que vous voulez avoir, du temps que vous avez et de l'investissement que vous êtes prête à faire. Tout ça c'est des choses qu'on découvre sur le terrain, qu'on touche, qu'on sent. On peut pas les montrer autrement. Il pourrait falloir au moins un mois d'apprentissage par exemple, vous voyez ?

Est-ce qu'elle aurait le temps avec son assignation de garde ? Est-ce qu'elle était vraiment prête à crapahuter dans la montagne une semaine ou deux à la sauvage pour récolter quarante cinq sortes d'herbes ? Sans compter les bêtes sauvages.

_ C'est quoi votre pouvoir ?

De but en blanc. Il n'aimait pas trop fouiner de ce côté-là chez les gens car lui-même n'aimait pas qu'on lui fasse, mais elle avait amené le sujet sur le tapis et il semblait à priori lié à son savoir sur les plantes.

Xylia fit de nombreuses remarques et aborda beaucoup de sujets. Il ne dit rien tout du long, se contentant d'écouter attentivement en silence. Il apprenait beaucoup rien qu'en écoutant ce qu'elle avait à dire et les opinions qu'elle laissait transparaître. Un mois entier dans la montagne ce n'était pas rien, surtout si une personne était débutante et une fois rendu dans l'isolement et la nécessité de survie par l'autosuffisance, on pouvait facilement se rendre compte qu'il ne suffisait parfois pas de le vouloir pour réussir, même avec la meilleure volonté du monde. Elle paraissait encore très jeune, et c'était à ses yeux tant un avantage qu'un potentiel inconvénient. Il ne pouvait pas trancher là tout de suite, tout dépendait d'elle, de ses motivations, de sa hargne et d'un tas d'autres facteurs complexes et entrelacés. Attentif, il essayait pour le moment de se faire une première impression qui puisse lui permettre de déterminer si oui ou non il était prêt à s'engager sur une telle durée. Très égoïstement, cela signifiait pour lui un mois entier durant lequel il serait enfermé dans ce corps sans perspective de pouvoir s'en libérer. C'était long, quand on était habitué à être soi-même sa seule et unique contrainte. Mais plus pragmatiquement, il voulait aussi essayer de déterminer la motivation de Xylia. Il n'avait rien contre le fait d'enseigner - à sa manière un peu sauvage - mais ça demandait de sortir de sa zone de confort, comme toute chose, et il ne tirerait pas les gens pour les faire avancer à leur place.

Il plissa légèrement les yeux à plusieurs reprises, notamment quand elle souligna que les objets magiques ne remplaceraient jamais la pratique mais aussi sur le fait que les humains faisaient un bon engrais. Il avait du mal à déterminer si elle plaisantait ou non en cet instant, et son instinct lui disait qu'il s'agissait plutôt d'un pragmatisme dénué de fioritures.

Finalement, il ne répondit pas tout de suite, se contentant de continuer à l'observer comme s'il l'écoutait encore alors qu'elle avait terminé de parler, réfléchissant. Après quelques secondes, il revint à la réalité.

_ Intéressant.

Difficile de dire à quelle partie il faisait référence exactement, ni même s'il parlait plutôt à Xylia ou à lui-même. Il y avait beaucoup de choses à dire et, comme d'habitude, il n'ordonna rien ni ne répondit dans l'ordre. Il finit par s'asseoir à même les planches de bois, en tailleur, le dos droit, invitant la jeune garde à faire de même si elle voulait.

_ Si tes familiers ne connaissent pas la montagne, tu dois apprendre avec eux et ils doivent apprendre avec toi. Si on fait cet entraînement sans eux, leur présence remettra ensuite en cause tout l'équilibre que tu cherches à atteindre. Je ne sais pas à quel point ils sont autonomes ou habitués à la vie sauvage mais si un jour tu te retrouves isolée en pleine montagne, ils ne doivent pas être un poids pour toi, ce qu'ils seront s'ils ne savent pas trouver leur nourriture seuls.

Disant cela, il s'adressait tout aussi bien à Xylia qu'aux deux dragons, persuadés qu'ils pouvaient le comprendre et leur parlant comme à des égaux dans tous les cas. Après tout, s'ils partaient pour cet entraînement, ce n'était pas juste Xylia qu'il devait jauger, mais les trois à la fois.

_ Comme tu as dit, beaucoup de personnes imaginent pouvoir remplacer la nature par la magie, mais ça ne marche pas comme ça. Utiliser des objets magiques pour apprendre, c'est t'affaiblir avant même de commencer. Là-bas, tu n'as pas de seconde chance si tu échoues, tu ne peux compter que sur toi-même et une aiguille de direction ne te servira à rien si tu ne sais pas t'en servir. Cette dépendance est mauvaise et si je t'emmène dans la montagne, il n'y aura rien de tout ça.

C'était une question d'humilité face à la nature, d'acceptation de sa place dans un tout qui était plus grand que soit. Anticiper, s'adapter, avancer en harmonie avec les forces qui vivent dans l'air, toutes ces choses qui se voyaient forcées quand des novices utilisaient des objets magiques en croyant ainsi avoir le monde à portée de main. Il ne connaissait pas Xylia, mais ces notions étaient en général des choses que comprenaient un peu mieux les habitants du Village perché, ainsi que ceux de la Forteresse, par la nécessité des choses. Dans tous les cas, c'était là probablement l'enseignement le plus important et c'est pour cette raison qu'il ne le formulait pas à voix haute. C'était quelque chose qui s'apprenait, et même en le sachant il fallait le vivre pour s'en imprégner. Utiliser un allume-feu magique était une chose, ne pas savoir allumer un feu un problème, et le premier entraînait souvent le second.

_ Je refuse aussi tout genre de repérage comme ceux que tu as mentionnés. On ne peut jamais savoir sur quoi on va tomber et ce n'est pas la priorité. Un mois, c'est pas beaucoup tu sais. Les montagnes changent complètement avec le temps et les saisons, il te faudra au moins un an et affronter l'hiver pour estimer avoir fait un premier tour. Pour découvrir les plantes de saison aussi. Je peux t'en montrer plusieurs, mais tu devras apprendre les autres au fil du temps.

Quelque part il avait envie de lui dire qu'elle avait de la chance que l'hiver soit encore loin, car ça faciliterait les choses, mais il voulait aussi s'assurer qu'elle comprenne que camper le soir en été au bord d'une rivière n'avait rien à voir avec la recherche d'un abri en plein blizzard. Il ne doutait pas qu'elle aurait du soutien et du partage d'expérience au Blizzard, mais ça n'en restait pas moins une réalité.

_ Ta dernière question est bonne, mais je te laisse me dire ce à quoi tu as déjà pensé, comment tu envisages la montagne et ce qu'il faut. Est-ce que tu as déjà des compétences de survie ? Dans la forêt peut-être ?

Il était curieux de voir ce qu'elle allait lui dire et sa réponse allait clairement influencer son choix.

Elle avait de la suite dans les idées et semblait bien jeune par rapport à ce que voyait d'habitude Frey, pour parler de survie, de naufrages et de situations aussi critiques que ce qu'elle laissait sous-entendre. Le rôdeur tiqua un instant quand elle lui parla de pleine mer, il n'avait aucune idée de ce que ça voulait bien vouloir dire et cette affabulation d'une flaque si grosse qu'on n'en verrait pas le bout le laissait fermé à toute ouverture sur cette réflexion. Perdu dans l'eau, comment veux-tu survivre à ça ? Un instant de suspicion passa derrière ses prunelles tandis qu'elle lui parlait de tous ces biomes qu'il n'avait jamais ni éprouvés ni même vus. Le désert, c'était une contrée qu'on disait exister dans le sud. Est-ce qu'elle avait été si loin également ? Pour une garde du Village Perché, toutes ces pérégrinations semblaient étranges, en ce que les Belluaires ne quittaient pas la forêt, non ? Ou alors c'était là des choses dont il ignorait l'existence, très probablement, dans leurs activités plus ou moins secrètes. Ses familiers, également, n'existaient normalement pas sous ces latitudes, ça il le savait.

Quant à mentir à demi à ses supérieurs pour justifier de son absence et de sa formation, il retint une réaction à mi-chemin entre l'amusement et un quelque chose de plus complexe. Il discernait dans tout ça le contour d'un certain culot, mais Frey se moquait bien des justifications exactes qu'elle allait donner et, dans le fond, il oscillait entre un début d'approbation et un peu de méfiance. De ce qu'il en savait elle pouvait tout à fait être en train de lui raconter des histoires pour couvrir de toutes autres motivations. Ce dont il se moquait bien tant qu'il ne se trouvait pas avec un couteau sous la gorge.

_ Un tas de merdiers, ouais, c'est exactement ça. Plein de gens seraient pas foutus de faire un feu qui dure toute la nuit même avec leurs trucs magiques. Alors après, t'as des nobles et des aventuriers prétentieux qui se pensent obligés d'envahir la forêt avec des feux de camps magiques et autres trucs du genre. Pourquoi pas foutre la forêt en bouteille, tiens.

C'était à peine une exagération, en ce qu'il était quand même rare de croiser des gens avec toute une panoplie de trucs magiques, mais il avait tendance à juger fort ce genre de personnes et à tenter de les orienter vers les pires chemins possibles pour leur faire regretter profondément leurs choix.

Il n'avait pas répondu à sa question et elle était là dans l'attente, avec son fusain et ses papiers, comme s'il allait lui donner des secrets magiques. Est-ce qu'elle ne venait pas de lui retourner sa propre question ? Toutefois, il répondit complètement à côté de la plaque, observant sa réaction.

_ Je savais pas que les Belluaires avaient besoin de survivre en mer.

C'était des conneries, à son avis, qu'est-ce qu'ils iraient à l'autre bout du monde pour se noyer dans un trou ?

_ T'as besoin d'un couteau, un vrai, pas les machins pour couper des tartes hein. Pour couper des branches, dépecer la chair, planter quelqu'un ou juste manger avec. C'est ton premier outil, et sans ça t'iras pas loin. Il te faut aussi des bonnes chaussures, parce que si tu pars en sandales, t'auras les pieds en sang au bout de deux heures. Un allume-feu, parce que sans chaleur et sans lumière, t'es foutue aussi. T'as besoin d'une couche solide pour dormir, qui craint pas l'eau ni le froid ; des vêtements qui te protègent du climat ; une pelle c'est encombrant mais très pratique pour construire un abri, surtout quand la terre est gelée. Il te faut à manger, aussi, parce que les idiots qui disent que le premier truc à faire c'est un arc et des flèches, c'est souvent eux qu'on trouve crevés en premier. Garde du gras ou du lard dans tes poches, ça accompagne bien les racines et ça donne de l'énergie.

En somme, rien de bien sorcier. Il suffisait juste de réfléchir deux minutes.

_ Et de l'eau, hein. Une gourde est jamais trop grosse si tu sais pas où tu vas. Une aiguille, du  fil, des tissus propres et de l'alcool de patate pour désinfecter. T'as pas le luxe de te plaindre si tu te fais attaquer par un ours là-bas. Des petits sacs pour mettre des herbes dedans aussi. Le reste, c'est superflu, tu peux trouver tout ce qui manque dehors.

Ses yeux se posèrent sur les deux familiers. Il les avait presque oubliés ceux-là. Ils pouvaient devenir très problématiques s'il fallait les nourrir.

_ Ils savent faire quoi, eux ? C'est pas une mauvaise idée de leur attacher des poches ou quoi. Si tu dois leur emporter de la nourriture ou du matériel en plus, faut bien qu'ils servent à quelque chose.

Frey ne comprenait pas tout mais il saisissait qu'elle avait subi un genre d'évènement-choc qui l'avait mise face à sa propre impéritie. S'il hésitait quant à savoir si par Astres elle désignait les étoiles ou quelque chose de plus concret, ça n'avait finalement que peu d'importance face à la conclusion à laquelle elle en venait. Une conclusion qui était plus ou moins le socle d'humilité qu'il fallait construire pour espérer emprunter un jour la voie de la nature dans le bon sens. Lui-même, qui se prenait pour une bête sous forme humaine, restait parfois béat devant les choses simples mais merveilleuses qu'il y trouvait, ou terrifié et impuissant face à certaines démonstrations de force, qu'elles soient animales ou climatiques. Il y avait toujours quelque chose à apprendre, il suffisait de regarder, et si certains outils étaient bien pratiques en cas de nécessité, il ne fallait pas pêcher par fainéantise ou par orgueil et les laisser remplacer la sagesse d'un savoir précieux.

Il écoute avec attention les mots qu'elle prononce et la gestuelle de sa posture, ce que sa façon de se tenir raconte de son état d'esprit. Laissant échapper un léger signe de tête d'assentiment face aux remarques qu'elle eut sur ses familiers, voilà qui était une bonne chose et elle ne semblait pas partir de zéro non plus. Devoir nourrir un animal au jour le jour était parfois bien plus complexe que ce qu'il y paraissait, en quantité comme en qualité, surtout pour les urbains habitués à toutes sortes de facilités magiques trouvables dans les commerces. La viande était ce qui était le plus coûtant à chasser en pleine nature sauvage.

_ S'ils savent subvenir à leurs propres besoins de nourriture, c'est déjà le plus important. Si tu peux faire des trucs magiques avec eux, tant mieux, mais même sans les transformer en bêtes de somme, ils peuvent transporter deux trois trucs et c'est déjà bien. Je suis pas dresseur et t'as pas besoin de plus pour l'instant.

Pouvoir se délester d'une tente ou d'une pelle sur un familier, ce n'était pas grand-chose, mais c'était tout de suite très encombrant pour ramper dans les broussailles. Toutefois, il fallait toujours faire attention à la répartition des ressources, pour ne jamais mettre les affaires les plus cruciales au même endroit.

Il fronça néanmoins les sourcils, sceptique, observant les deux familiers d'un air circonspect.

_ Par contre, leur apprendre à récolter... C'est la pire idée que j'ai jamais entendue. Mâcher l'herbe pour la recracher dans un sac, ça va juste tout saccager, crois-moi. S'ils ont pas de doigts, de couteau ou qu'ils comprennent pas ce qu'ils font, ils vont juste prendre le risque de s'empoisonner avec des saloperies.

Frey était bien placé pour savoir que c'était pas avec des griffes et des crocs qu'ils allaient aller bien loin.  Peu de choses égalaient la dextérité minutieuse des doigts humains dans la nature, il fallait l'admettre.

_ Autant demander à un boucton de brouter que les orties.

Cette image n'avait aucun sens, et c'était pour ça qu'il l'avait exprimée, bien que les orties aient de nombreuses vertues.

_ Tes bêtes peuvent t'aider à chasser, surveiller, à te tenir compagnie, à transporter des choses et plein d'autres j'imagine. Ça dépend s'ils t'écoutent bien, si tu les as habitués à ça, s'ils ont envie... Mais tu dois avoir leur confiance, tu dois être capable de les soigner, de les nourrir, de les protéger parfois. Votre lien peut être une force si tu le travailles, mais une faiblesse fatale dans le cas contraire.

Il y avait toujours une dualité difficile à prendre en compte de son point de vue. Beaucoup de gens pensaient leurs animaux comme des outils ou des propriétés apprivoisées qui leur devaient quelque chose.

_ Sinon, j'en sais rien. La lune est descendante. Le mieux c'est de partir à son prochain premier quartier. C'est bien plus pratique pour y voir la nuit. Pour le paiement, faut compter un mois complet comme avec un instructeur de la garde, sans oublier les provisions à acheter. Je peux m'en occuper si tu veux, plus le matériel de survie si tu n'as pas le minimum vital. Est-ce que ça te va ?