La cime des arbres bruissait doucement dans une sorte de mélodie agréable tapissant les alentours d'une présence rassurante. Une brise légère et indolente venait souffler par intermittence, animant les feuilles et faisant se balancer les branches et les hautes herbes dans un mouvement endormi et tranquille. Le paysage était fait d'un millier de nuances de verts et de marrons, de gris, de jaunes et de bleus, le tout rehaussé ici et là par les couleurs excentriques des fleurs sauvages présentes un peu partout. Une multitude de tâches de lumière parsemait l'ensemble et donnait de la forêt l'image d'un endroit où il faisait bon se balader. Néanmoins, c'était trompeur, et il valait mieux ne pas se laisser prendre au piège si facilement : ça ne prenait qu'un sanglier énervé ou deux pour transformer une épopée champêtre en une mauvaise rencontre.
Voilà une petite heure déjà que Frey et Zeny, son compagnon de route pour cette aventure, s'étaient mis en route pour une destination qui était au final moins importante que le voyage. Partis en milieu de matinée, midi approchait doucement et le soleil commençait à taper haut dans le ciel, réchauffant tout ce petit monde en les accompagnant d'un temps dégagé avec à peine quelques nuages. Le bestiau - car il fallait voir la taille que celui-ci faisait ! - dépassait facilement le rôdeur d'au moins une tête et était large comme une penderie à linge. Frey était très curieux vis à vis de celui qui l'accompagnait, même s'il faisait encore l'effort de ne pas se montrer envahissant avec. Le personnage lui paraissait singulier, avec son manteau flamboyant, ses lunettes excentriques et cette manie étrange de se balader torse nu. Il l'avait d'emblée prévenu : Frey pouvait bien lui montrer quelques astuces de survie mais cet apprentissage était quelque chose qui prenait du temps pour être approfondi correctement et, surtout, une préparation adéquate. La moitié du succès d'un voyage en zone sauvage résidait là-dedans et le rôdeur avait fait part de ce point très important à son peut-être futur élève temporaire, lui dressant une liste des impératifs qu'il fallait absolument avoir pour partir.
De plus, il avait observé d'un regard inquisiteur le torse et les avant-bras de l'aventurier. Celui-ci paraissait bien bâti, dans la force de l'âge, mais la présence des bandages qui lui enserraient ces parties du corps lui avait fait froncer les sourcils. Si vous êtes blessé, faut pas partir dans le sauvage comme ça. L'aventurier lui avait affirmé que non et Frey n'avait pas voulu insister, lui faisant ensuite remarquer que le froid de la nuit était un ennemi dangereux et qu'il serait plus sage qu'il prenne de quoi avoir chaud. Encore une fois, Frey n'avait pas insisté plus que nécessaire, considérant que la randonnée pour laquelle ils étaient partis était censé rester quelque chose de relativement surmontable. Le rôdeur serait là pour veiller au grain et si Zeny voulait partir en pleine nature à moitié nu, autant qu'il apprenne de ses erreurs maintenant que quand il serait seul. Mais il était curieux, donc, de cet étrange personnage - ironique si on prenait en compte le propre physique de Frey - qui lui semblait dégager un quelque chose de particulier, et il se demandait bien comment cette randonnée sauvage allait tourner. Ils partaient pour plusieurs jours et, pour l'heure, leur but était de monter le camp un peu avant la tombée de la nuit, une fois qu'ils se seraient suffisamment éloignés de la civilisation.
Frey, quant à lui, était vêtu de ses habituelles affaires : des chaussures solides faites pour de longues marches, une tenue qui tenait à demi de l'armure légère en cuir mais qui privilégiait la mobilité à la protection, un carquois pendu à sa taille et un arc rangé dans une fine protection de cuir ainsi qu'un sac avec ses affaires et une couche roulée et paquetée sur le dessus. Une épée courte d'une soixantaine de centimètre était également présente, bien qu'il ne soit pas un très bon bretteur. Ça pesait son poids mais c'était là toutes les affaires que possédait Frey ou presque. Il n'avait pas besoin de ce qu'il ne pouvait pas emporter, et il devait bien faire des sacrifices là-dessus. Quelque part, c'est aussi ce qui contribuait à cette liberté sans attaches qu'il affectionnait tant.
Pour l'heure, ils marchaient sur un petit chemin de terre forestier qui allait les emmener de plus en plus loin de la zone civilisée du Village perché. Mais ce début en apparence tranquille ne devait pas induire l'aventurier en erreur. Frey comptait bien l'emmener aussi loin que possible et ils n'étaient pas là pour enfiler des perles. Aussi, c'est non sans un sourire espiègle mal dissimulé que Frey s'adressa à son comparse.
Pour Frey, c'était une formalité : il connaissait la région, il avait une mémoire de mist pour peu qu'il daigne faire l'effort de se concentrer et il avait... Plus d'années d'expérience que l'âge qu'on lui donnait. Il dégageait, en plus, ce quelque chose d'étrangement indéfinissable et qui paraissait presque hors de ce monde, une subtilité dans le langage corporel et dans sa façon de s'exprimer parfois, trahissant une trop longue adaptation au sauvage qui pouvait se remarquer pour les plus observateurs. Mais pour Zeny, ce serait une toute autre paire de manche et mieux valait qu'il le mette dans le bain directement.
Bien sûr, il n'allait pas laisser Zeny finir en compost pour bosquet si vraiment il se perdait totalement et il n'allait pas ne pas lui donner d'indices tout au long de cette expédition. Néanmoins, ce n'était pas juste une randonnée pour le plaisir et Frey avait été quelque peu contrarié au début du projet. Quelques jours n'étaient pas assez pour préparer quelqu'un à une survie efficace, alors il devait mettre les bouchées double pour donner une chance à son élève. L'avenir leur dira s'il était prometteur ou non.
Il lui posait quand même la question car, après tout, il n'allait pas non plus le forcer et c'était important que ce soit un accord commun. Partout autour, le bruit des insectes butineurs les accompagnait et, au loin, une petite colonie de lapillons se pressa sur une branche pour les observer passer, curieux de ces visiteurs aux chevelures excentriques.
Mais le retour à la réalité se fit lorsque le fameux comparse adressa la parole au musicien. L'homme s'appelait Frey, et était le guide que Zeny avait engagé afin de le former aux techniques de survie. Il n'avait pas une demi-année devant lui, aussi s'était-il contenté d'une première séance sur quelques jours – afin, notamment, de savoir si les choses collaient entre eux et si une suite pourrait être donnée à cette première leçon. La première impression qu'avait eu l'aventurier de son professeur était mitigée. Il trouvait que, physiquement parlant, le type avait un visage assez atypique et intéressant. Il lui donnait une vague impression à la fois poétique et nostalgique – ou peut-être suranalysait-il tout simplement l'expression fermée de son visage ? Frey ne dégageait pas spécialement d'aura positive ou négative par rapport à son travail de traqueur – qui était pourtant décrit par les quelques badauds et collègues aventuriers auxquels Zeny s'était adressé comme exemplaire. Certains gens, lorsqu'on les voyait, inspirait d'office confiance : on savait qu'ils étaient bons à ce qu'ils faisaient, car ça se voyait. Mais l'aventurier trouvait justement que son professeur ne laissait pas ressortir ce sentiment de confiance inexpliquée qu'on pouvait avoir face à des gens au charisme important. Finalement, il s'était dit qu'il devait y avoir du bon à paraître neutre, et à ne pas détonner dans l'environnement ambiant, quand on était un rôdeur. Maintenant qu'il y pensait, peut-être qu'il aurait dû se changer et s'habiller autrement qu'avec sa tenue habituelle... La forêt avait beau afficher des couleurs chatoyantes sur son feuillage, il y avait peu de chances que qui ou quoi que ce soit confonde Zeny avec un arbre.
Le type venait donc d'expliciter le projet pour cette leçon de survie : se perdre, apprendre les bases, et revenir grâce à ce que Zeny avait pu apprendre pendant ces quelques jours... Cette perspective fit naître un stress aigu dans le cœur de l'aventurier aux cheveux bleus, qui lui hurlait que c'était une très mauvaise idée. Il était parfaitement conscient de ne pas avoir inventé le fil à couper le beurre, et réalisait que compter sur lui comme guide pour revenir de leur séjour en forêt était un objectif peut-être un peu trop ambitieux pour une première séance... S'il pouvait déjà se concentrer sur ce qu'il fallait apprendre – les positions des étoiles et constellations, les plantes comestibles et celles toxiques, comment trouver son chemin sans soleil ni étoiles, etc –, ce serait vraiment pas mal. Mais son amour propre lui interdit d'en parler à Frey. Au lieu de ça, il se contenta de hocher la tête avec un sourire un peu faux aux lèvres, et fit un signe du pouce à son guide :
« Yeah, ça devrait le faire ! »
Et ils reprirent leur route, à travers les bois, loin des grands chemins que le musicien avait l'habitude d'emprunter.
Pendant leur journée de marche, il ne s'arrêta pas de poser des questions : il avait payé pour avoir un professeur, et même s'il n'était pas à quelques cristaux près, il comptait bien mettre à profit les connaissances de son nouveau mentor pour emmagasiner le plus d'informations possible. Il questionna donc Frey sur toutes sortes de choses, principalement la végétation : pour chaque arbre, champignon ou buisson qu'ils croisaient, il lui demandait son nom, ses particularités, comment le différencier d'autres espèces, s'il poussait dans d'autres environnement que dans cette forêt... Et bien évidemment, il notait tout – TOUT – dans un petit carnet relié de cuir vert qu'il avait acheté pour l'occasion. Lors de leur pause pour le repas du midi, qui se composa d'un morceau de pain et de baies ramassées en route – sur lesquelles Zeny posa ENCORE des questions –, le carnet comptait déjà une dizaines de pages noircies de l'encre des notes de l'aventurier, parmi lesquelles se trouvaient des croquis des plantes croisées afin de mieux les reconnaître s'ils venaient à les croiser à nouveau. Le barde passa d'ailleurs le plus clair du repas à relire ses notes et à poser des questions plus précises sur certains végétaux, gribouillant ce qui devait être corrigé sur les pages déjà bien chargées.
L'après-midi passa plus calmement, rythmée de quelques questions qui poignaient aléatoirement dans l'esprit de l'élève, sur les animaux qui vivaient dans le coin, sur les éventuels prédateurs, sur le temps, la façon de repérer les traces de pas et si elles étaient fraîches ou non... Des sujets parfois trop larges et qui méritaient bien plus qu'une réponse balancée en une dizaine de secondes.
Le calme relatif de Zeny était aussi du au froid qui l'enserrait petit à petit. Ne souhaitant pas donner l'impression au traqueur qu'il était venu en étant totalement inconscient de ce dans quoi il s'embarquait, il garda pour lui le plus longtemps possible son ressenti, se forçant à bien bouger et à faire des mouvements inutiles mais théâtraux afin de faire circuler son sang et de le réchauffer. Finalement, lorsque Frey se décida à lui annoncer qu'ils allaient monter un camp pour la nuit, l'aventurier acquiesça et hurla intérieurement de joie : plus que quelques minutes d'effort, à ramasser du bois et organiser un feu, avant de sortir enfin sa couverture et de s'enrouler dedans. Cette perspective était si séduisante qu'il ramassa le bois sec nécessaire au feu en à peine plus de temps qu'il n'en fallut à son professeur pour organiser un foyer pour accueillir le feu sans danger de déclencher un incendie dans cette magnifique forêt.
« Aaaaaaah... »
Zeny soupira d'aise une fois emmitouflé dans sa couverture bleu nuit, sans faire attention qu'il venait indirectement de reconnaître devant Frey qu'il avait froid – je vous l'avais dit qu'il n'était pas le couteau le mieux aiguisé du tiroir... Sans même réaliser son aveu accidentel, il tira un luth d'un brun foncé de son sac sans fond, tendit l'oreille et l'accorda en deux temps trois mouvements, avant de laisser ses doigts glisser quelques instants sur les cordes, pour exprimer enfin la musique que lui inspirait l'endroit : quelque chose de mélancolique et lent qui se construisait petit à petit en plus chaleureux. Revenant à la réalité avec un craquement du feu, il leva les yeux vers Frey, l'air surpris :
« Oh pardon, est-ce que c'est bon si je joue un peu ? Je suis musicien de base, et ça me démangeait de jouer quelque chose... Je passe rarement autant de temps sans jouer quoi que ce soit, je m'sentais vraiment pas bien ! »
Frey avait été agréablement surpris. La plupart du temps, les fois où il avait été engagé pour conduire des curieux, des amoureux de la nature ou pour faire découvrir les petites merveilles locales de randonnées, il avait eu affaire à des curieux, des individus parfois en quête d'un sentiment d'aventure ou simplement des personnes venues pour se reposer et changer d'air. Quelque fois, oui, il avait montré et appris ici et là, mais la plupart du temps ceux qui l'accompagnaient écoutaient, ramassaient quelques plantes un peu au gré du vent pour en garder un exemplaire et s'en souvenir mais, jamais jusque présent, il n'avait eu à faire à quelqu'un d'aussi acharné que Zeny dans son souci d'enregistrer le moindre détail. Au début, Frey avait été un peu dubitatif. Selon lui, il fallait regarder, écouter et sentir pour s'imprégner de la réalité d'un élément et l'ancrer dans sa mémoire. Mais, il avait tendance à l'oublier facilement, tous n'avaient pas le flair aiguisé d'un mist en ce qui concernait la facilité à se souvenir des noms, des visages, des dates et des circonstances. Étranger à l'écriture, c'est également à peine s'il aurait été capable de déchiffrer les lettres et les mots, et il avait observé avec un regard incertain les pages et les pages que son élève du moment noircissait.
Un regard incertain mais de plus en plus captivé à mesure que le jeune homme lui posait des questions, au fil du hasard, des choses rencontrées ou de ses propres pensées. S'il n'était pas assez lettré pour lui donner un quelconque avis sur les notes qu'il avait prises, il pouvait néanmoins lui faciliter la tâche sur ses croquis et lui montrer les détails pertinents qu'il fallait retenir. En réalité, soyons honnêtes, il n'avait pas fallu longtemps à Frey pour s'enthousiasmer face à la soif de savoir de Zeny et il avait abondé sur les détails à mesure qu'ils avaient avancé dans la discussion. Le rôdeur était étrangement stimulé de voir quelqu'un s'intéresser autant à toutes les choses des plantes et aux petits détails de la nature qui paraissaient insignifiants mais qui jouaient pourtant leurs rôles. Il s'était surpris plus d'une fois à attendre la suite des questions et il éprouvait un plaisir certain à partager ses connaissances. De temps en temps il dérivait et l'assénait de détails certes intéressants mais qui n'étaient d'aucune utilité dans l'immédiat du moment, sur l'usage de certaines plantes ou la relations entre certains insectes. Ici et là, il lui avait également suggéré de faire le croquis rapide d'un affleurement rocheux remarquable ou de mettre sur le papier la direction cardinale grossière des chemins empruntés. Pas besoin de s'improviser cartographe, mais savoir au moins dans quel sens on allait était toujours un gros plus.
La journée était passée assez vite et ils avaient bien avancé. Frey avait cueilli quelques pieds de plantes ici et là, tant pour montrer quelques racines à Zeny que pour les garder pour plus tard. Malgré tout, il essayait de rester attentif à la manière dont le jeune homme absorbait les informations. Il ne voulait pas le noyer et il même s'il avait tenté de lui faire un peu peur au début de leur voyage avec le challenge de retour, le rôdeur trouvait important que son disciple de moment trouve du plaisir dans l'émerveillement de ce qui l'entourait. Rien de mieux que la curiosité pour motiver les méninges.
Le soir venu, le feu de camp avait été rapidement mis en place. Non sans quelques conseils car c'était le point central de la survie, surtout lorsqu'il faisait froid ou qu'il pleuvait. Frey lui-même n'était pas mécontent de se poser enfin et ils avaient bien progressé. Quant à Zeny, dire qu'il n'avait pas remarqué qu'il endurait plus que ce qu'il aurait dû sur la fin aurait été un mensonge, mais il n'avait rien dit pour le moment et l'avait laissé profiter tranquillement de ce moment de repos.
Il y avait un petit cours d'eau non loin - l'endroit n'avait pas été choisi par hasard - et Frey s'était absenté quelques minutes pour aller remplir leurs gourdes. Ayant sorti un petit récipient en fer qu'il avait suspendu au-dessus du feu, il était affairé à faire cuire un mélange de racines, d'herbes, d'un peu de gras qui lui restait dans ses poches, de fruits sauvages et de miel. Il fallait faire mijoter un moment et les portions étaient bien assez généreuses pour manquer de faire déborder la petite casserole. Pour tromper la faim, il s'était mis à suçoter une des sucreries que lui avait offertes une grand-mère du Village perché.
C'est d'un œil non désintéressé que Frey avait observé Zeny tirer son instrument de musique, curieux, et n'avait osé troubler son inspiration par la suite. Là, entre la douce chaleur du feu, le crépitement du bois mort et les dernières couleurs du crépuscule, les premières notes prirent bien vite Frey dans la poitrine. Elles tiraient de lui un sentiment mélancolique, presque une élégie qui le laissait contemplatif, absorbé par ce moment qu'il n'osait pas troubler. Les notes se firent un peu plus chaleureuses, il se détendit petit à petit, observant presque à la dérobé l'expression pleine et entière du musicien qui jouait, légèrement fasciné par la façon qu'il avait d'être pris complètement dans son œuvre. Jusqu'à ce qu'il ne s'interrompe.
Il avait cherché une seconde ses mots, pris sur le fait à rêvasser sur la musique, presque troublé.
En réalité, Frey brûlait d'envie de l'entendre à nouveau jouer. Le petit côté théâtral qu'il devinait chez Zeny agitant l'esprit de Frey comme un souffle de vent dans les feuilles des arbres. Il se mit à fouiller rapidement dans son propre sac.
Sortant finalement une flasque et deux tout petits récipients, il en proposa à son compère, avec un petit sourire entendu.
Il fit une pause dans son improvisation et prit le petit verre que lui tendait son guide avec une effervescence non dissimulée : il n'avait jamais bu ce breuvage, mais faisait confiance au nom. L'hydromel, bien que ça ne valait pas un bon whisky tourbé à souhait comme ils en faisaient sur l'Archipel, c'était une bonne boisson ça, douce et enivrante. Une caresse potable, en soi. Ils trinquèrent, et burent. Soucieux d'apprécier cette petite douceur qui était bien plus puissante en goût que l'hydromel classique, le musicien se contenta d'une gorgée avant de recommencer à pianoter de ses doigts sur les cordes de son instrument. La mélodie devint plus précise, moins confuse, et légèrement mélancolique. Le moment était certes beau, avec cette canopée splendide aux dessus de leurs têtes, le crépitement rassurant du feu, les bruissements des feuillages et des pas des animaux qui les observaient sûrement, tapis dans l'ombre, curieux. Mais il se sentait l'âme calme et douce, avec une pointe de nostalgie.
Alors même qu'il jouait, Zeny répondit à Frey :
« T'es bien le premier qui pense que mes compagnons de route sont chanceux, l'ami. Habituellement, les gens s'agacent de ma présence. Ils me trouvent lourdingue, trop... trop trop, quoi. »
Il s'interrompit un instant, le temps de fredonner un air, un rythme qui pourrait aller aux paroles, puis reprit :
« Enfin c'est normal qu'on me trouve trop trop. M'enfin... On peut pas être la première et plus grande popstar qui foulera Aryon et rester tout fade et calme, faut s'imposer, faut en envoyer ! »
Ponctuant ces quelques mots d'une légère envolée dans le rythme de la guitare. Quand il y pensait, quel comble qu'un balourd qui verse tout le temps dans l’exubérance reçoive une formation de rôdeur ! Sa pulsion passée et satisfaite, il revint rapidement à ce qu'il avait précédemment joué.
« Un jour, je serais plus connu encore que Dame Belmont... Peut-être qu'elle acceptera de chanter sur l'un de mes rythmes ? » Les yeux levés au ciel, il souriait. « Ouaaaaah le rêve de malade ! Si ça arrivait un jour, sûr que j'en aurais une gaule titanesque... »
Un ricanement s'échappa de ses lèvres, mais il se reprit bien vite. Frey n'était clairement pas du genre à avoir ce genre d'humour – ou du moins c'était ce qu'on pouvait supposer aux vues de son apparence. Reportant son attention vers son verre, le musicien le finit et s'assit en tailleur.
« Alors, dis-moi, prof ! Parle-moi un peu de toi. Qui tu es, qu'est-ce que tu as fait, qu'est-ce que tu espère... On va passer plusieurs jours ensemble, autant apprendre à se connaître un poil, hm ? »
- [HRP] Chanson jouée par Zeny:
Difficile de juger de la personnalité de Zeny, en ce que Frey ne le fréquentait vraiment que depuis quelques heures mais il devinait - y avait-il vraiment besoin de deviner ? - un caractère enthousiaste et volontaire. Si en plus il jouait de la musique pour accompagner les longues nuits de solitude et de fatigue après une journée harassante de marche, qui ne voudrait pas un barde de poche pour égayer un peu sa vie ? Mais une présence était à double tranchant et Frey connaissait bien ce dilemme, à toujours osciller dans une recherche farouche entre solitude et compagnie. Pour l'heure, cette première journée lui avait donné un à priori plutôt positif du jeune homme et celle-ci avait été riche en apprentissages. Se resservant de l'hydromel il reboucha ensuite la petite flasque avant de la poser au sol à ses pieds. Écoutant son compagnon raconter sa vie et jouer un air qu'il ne connaissait pas, ses remarques lui tirèrent quand même un sourire tandis qu'il sentit la chaleur de l'alcool envahir brièvement ses joues. Il ne connaissait pas la personne à laquelle son élève du moment faisait référence mais ça devait être quelqu'un d'important à priori.
Puis il devint le centre de l'attention. Et les questions posées étaient... Vastes. En cet instant, il se demandait ce qu'il aurait de si intéressant que ça à raconter. Ce qu'il pouvait dire, surtout.
Il ne lui avait pas échappé que le musicien venait de finir son verre. Quoi de plus naturel, alors, que de le lui reremplir. Ce qu'il fit en même temps qu'il répondait. Après tout, ça n'allait pas se boire tout seul et c'était le moindre des cadeaux qu'il puisse faire.
Un résumé très résumé, un peu facile, il en avait conscience.
Il avait hésité sur une partie de sa phrase, ne sachant trop à quel point il pouvait donner de détails mais entre la musique et le coucher de soleil, il avait un ton presque mélancolique.
Il ne parlait pas souvent de ça et la vérité était plus complexe. Malgré ce qu'on racontait sur la mémoire des mists, cette époque restait trouble dans son esprit et était à la limite de ce qu'il avait oublié. De son séjour là-bas, il en gardait un souvenir presque fantasmé de liberté, une idée qui l'attirait inconsciemment, en permanence. Mais maintenant qu'il était forcé de rester sous forme humaine, un tel voyage n'était plus envisageable sans moyens magiques de pallier à une multitude de dangers et autres difficultés.
Il fronça les sourcils, comme s'il se concentrait. Il espérait juste que Zeny n'allait pas se moquer. Il avait l'impression d'en dire presque trop.
Il s'abstint de lui partager cette histoire de soleil trop près de la terre et de chaleur. Il y avait de bonnes raisons pour lesquelles Frey n'avait jamais quitté les limites de la forêt ou des montagnes. Des raisons probablement stupides mais il faisait avec ce qu'il avait toujours connu.
Ayant terminé de raconter, pour le moment en tout cas, il bascula presque aussitôt sur un détail, de but en blanc, qui était probablement insignifiant mais qu'il voulait savoir, aussi peut être pour tenter de dissiper un peu cette légère gène momentanée. Il le lui demanda d'une façon totalement ingénue.
Mais ce qui choqua le plus Zeny fut la suivante : Frey ne semblait pas connaître l'océan. Il en parlait comme d'une histoire irréelle, d'une fadaise aux airs de légende racontée aux enfants qui avaient l'envie de voir le monde.
« Quoi, tu connais pas l'océan ?! »
Pour être honnête, ça avait été plus fort que lui. Il l'avait dit avant même de réfléchir – comme souvent – et regretta presque instantané à la vue de l'expression qu'arbora soudainement le visage de Frey. En y repensant, il n'y avait rien de si étonnant à cela, en ayant vécu dans la forêt toute sa vie. Tout comme lui-même avait mis les voiles en direction du Grand Port lorsqu'il avait quitté le domicile familial, pour voir enfin ce fameux océan dont tous les voyageurs lui avaient parlé.
Il se reprit bien vite.
« Ahem, désolé l'ami... J'aurais pas du m'exclamer comme ça, surtout qu'j'ai été comme toi, moi aussi. Mais je t'assure que ce qu'on raconte sur l'océan est vrai. »
Bondissant sur ses pieds, toujours emmitouflé dans sa couverture, le feu crépitant accompagna alors sa tirade grandiloquente :
« Quand t'arrive dans le sud, tu commence par entrevoir ces reflets au loin. Tu distingue vaguement le soleil qui se reflète bizarrement sur l'eau, comme si elle bougeait : pas comme un lac hein, vraiment qui bouge ! Alors, intrigué, t'avance, tu cours même – j'ai couru – jusqu'au port. Là, tu vois tous ces bateaux au bois vermoulu qui attendent bien sagement attachés aux pontons. Un bateau c'est comme un grosse barque, avec une voile, un gros morceau de tissu, pour aider à se déplacer à l'aide du vent. Mais surtout tu vois enfin l'océan. Il est juste devant toi, et il va à perte de vue. Là où il n'y a pas de pontons, tu as des plages. C'est comme... » Il s'arrêta un instant, le temps de chercher ses mots, puis reprit, toujours autant d'étoiles dans les yeux : « … Comme des plaines, mais de sable ! Tu sais ce que c'est le sable ? C'est comme de la poussière, mais moins désagréable, et dans les tons jaunes pâle, un peu. Et y'en sur ces plages, qui sont situées juste entre les plaines normales et herbeuses qu'on connait, et l'océan. L'eau de l'océan avance sur les plages avec de la mousse au bout de ses vagues, et une fois qu'elle s'est complètement étalée, elle recule et retourne dans l'océan, créant la prochaine vague. L'eau est salée, c'est très étrange d'ailleurs, je comprends pas pourquoi, mais elle l'est. Tellement que c'en est imbuvable – crois-moi, j'ai essayé. Et des poissons vivent dedans malgré tout ce sel !! Au loin, tu vois que de l'eau. De l'eau et de l'eau. Comme si c'était le bout du monde, comme si là, au bout de ce que tu vois, il n'y avait plus rien, et que s'y tenir, c'était comme être debout sur un rempart : d'un côté, le sol, de l'autre, le vide. Mais le plus fou ?! C'est que j'ai parlé à des marins, qui m'ont dit que là où on croit que l'océan se finit, au delà de ce qu'on peut voir depuis le port ou les plages, il y a ENCORE de l'eau !! Comme si la terre sur laquelle on marche était juste un croûton de pain dans une immense soupe, infinie. C'est vraiment... »
Zeny se rassit doucement, l'air aux anges, extasié. Il venait de se rappeler de l'émerveillement qu'il avait ressenti en voyant pour la première fois l'océan, et comme il était exactement comme on le lui avait décrit. La joie extatique se mêlait à une certaine nostalgie, ainsi qu'à la mélancolie de savoir que, comme toute chose, plus jamais il n'éprouverait ce sentiment, cette sensation qu'il avait eu en découvrant l'océan.
Toujours piégé dans son espèce de torpeur, le regard dans le vide, son cerveau et son corps permirent malgré tout aux mots suivants de s'échapper de ses lèvres :
« Tu devrais y aller. J't'y emmènerai, l'ami. Tu verras. »
L'exclamation de Zeny le prit légèrement de court. S'il s'était méfié d'une possible réaction du genre, il lui donnait en cet instant l'impression d'avoir dit une bêtise et son visage se plissa bien malgré lui en un froncement de sourcils contrarié, une pointe de regret venant teinter la couleur de ses yeux. Pouvait-on réellement reprocher à quelqu'un de ne pas croire en une absurdité aussi énorme qu'une flaque qui ferait le tour de toute la terre pour aller rencontrer le ciel à l'horizon ? Probablement pas, et s'il tenta de retenir cette réaction, on pouvait tout de même percevoir qu'il était piqué. Cela n'avait pas dû échapper à son compagnon de route qui se reprit aussitôt avant de bondir sur ses pieds avec excitation pour entamer son récit.
Et quel récit !
Zeny était comme un peintre qui utilisait les mots en autant de couleurs, décrivant petit à petit ce qu'il avait vu pour que Frey le voie aussi. Sceptique au départ, presque défiant, le rôdeur fut néanmoins bien vite emporté par l'enthousiasme du musicien, voyageant avec lui sur ces rives qu'il décrivait, interprétant parfois étrangement ce qu'il lui figurait - de l'eau qui bouge ? Il imaginait les petits splish splosh d'un lac frétillant comme si l'eau se contractait et se détendait à tour de rôle en tentant d'avancer sur la berge avec ses petites mains. C'était particulièrement incongru et donnait presque une volonté propre à l'océan dont il lui parlait, au point de se demander s'il était sérieux ou s'il affabulait. Pourquoi l'eau ferait de la mousse ? Pourquoi elle s'étalerait ? Mais s'il y avait une chose qu'on ne pouvait nier, c'était la capacité de Zeny à captiver. Dressé là face au feu, sa carrure de géant aux cheveux bleus se détachant dans le contrejour saturé de teintes de violets, de roses et d'or, l'éclat du feu faisait ressortir les traits de sa silhouette engoncée dans sa couverture. Il avait l'air d'un magicien qui donnait à la réalité la signification qu'il voulait, simplement en éparpillant des mots l'un après l'autre. Un genre d'illusionniste capable de faire naître des images à partir de rien, et qui s'en drapait comme d'une aura.
Quelque part, sa description lui évoqua inconsciemment ces discussions qu'il avait eu il y a longtemps avec cette jeune fille qu'il avait connue quelques étés vers le Village perché. Agacée par l'obstination de Frey à ne pas vouloir croire ce qu'elle racontait sur l'océan tant qu'il ne l'aurait pas vu de ses yeux propres. C'était comme hier, dans sa mémoire, et l'image fugace d'une femme poisson passa dans son esprit avant de s'évaporer. Pris dans l'instant, Frey avait bien vite laissé fuiter cette contrariété initiale pour laisser place à un quelque chose de captivé qui s'ouvrait petit à petit à l'autre. Au point où la fin fut presque fâcheuse, se terminant bien trop abruptement à son goût.
Toutefois, les derniers mots du magicien le touchèrent plus que ce à quoi il s'était attendu. Il avait transformé une réalité inconcevable en une promesse de voyage et il y avait, en cet instant, une pointe d'admiration en Frey. Il disait ça avec une telle simplicité, comme s'il suffisait de partir demain pour arriver dans quelques jours. Cet acte transpirait la liberté la plus pure et n'était pas sans laisser le rôdeur insensible.
Il ne savait pas quoi dire, alla pour prononcer quelques mots mais se ravisa, laissant passer quelques secondes de silence. Une petite partie de lui luttait presque pour conserver ses vieilles croyances et ne pas plonger tête baissée dans toutes ces descriptions, sur le point de contester tout ce qu'il trouvait impossible. Finalement, il se raccrocha au plus facile, arborant une expression à demi décontenancée mais où pointait tout de même un sourire qu'il ne cachait même pas :
Un scandale ? Criminel ? L'image que Zeny lui avait donnée était drôle, mais cruellement terrifiante dans le fond. Il ne termina pas sa phrase, son esprit étant déjà passé à autre chose, tournant intérieurement comme s'il examinait les choses une par une.
Pas méchant mais un peu têtu quand même. Zeny n'était pas le seul duquel il avait entendu des choses sur l'océan et plusieurs se recoupaient. Pour autant, il se méfiait de ce que les gens racontaient quand il entendait ce qu'on disait parfois sur la montagne ou la forêt.
Dans le fond, une partie de Frey était envieuse mais n'osait pas le dire. Avant la mort de son ancienne maîtresse, il n'aurait jamais pu s'éloigner si loin pour entreprendre une telle aventure. Maintenant...
Il se demandait parfois ce qui le retenait. L'inconnu ? La peur ?
Il exprima tout ceci sous le couvert d'un sourire espiègle. Zeny avait titillé la curiosité de Frey et il aurait du mal à ne pas fouiner partout là où ses sens étaient attirés.
« Ah, ça, j’ai pas mal voyagé, ça oui ! Généralement je reste pas plus d’une semaine dans la même ville. Non pas que j’sois recherché, hein ! Juste que j’suis artiste, chanteur. J’écris des chansons, et pour en écrire il me faut de l’inspiration. C’est pas en zyeutant les mêmes péons qui vendent les mêmes poires au même marché toutes les semaines que je vais réussir à pondre une chanson capable de marquer Aryon si fort qu’on la chantera encore dans des siècles ! » dit-il tout en fixant le feu, le regard perdu dans le vide.
Le temps était encore de son côté, mais il devait bien reconnaître qu’il s’était attendu à une réussite plus fulgurante, compte tenu de son talent pour le moins exceptionnel. Les bardes n’étaient pas spécialement monnaie courante en Aryon, aussi n’était-il pas trop difficile de se faire un nom dans le milieu, en particulier dans les tavernes et auprès d’aventuriers désireux qu’on conte leurs exploits, à condition d’être un peu doué pour écrire des chansons et composer les mélodies. Et lui était particulièrement doué pour ces deux choses, à tel point qu’il improvisait parfois des chansons sur le tas. Peut-être avait-il encore besoin de quelque chose de plus, quelque chose qu’il trouverait sûrement sur les routes, en voyageant, se rassurait-il en lançant machinalement des petits bouts de bois dans le feu.
« Sacré bordel que d’être artiste, l’ami, » commença-t-il avant de revenir à lui. « Mais dans mon carnet, là, » il le brandit, « tu trouveras les notes et dessins de ce que tu m’apprends, ou des chansons, des airs de musiques que j’ai couché sur papier. Rien d’autre. Si j’note tout ce que tu m’dis, c’est parce qu’on m’prend souvent pour un boulet quand j’pars en mission. Au moins, avec des connaissances sur la survie, j’serais un peu moins mal vu, j’imagine ? »
La fatigue commençait à se faire sentir. Ses yeux le piquaient, et ses paupières se fermaient d’elles-mêmes sous l’effet hypnotique des flammes dansantes de leur feu de camp. Zeny s’emmitoufla encore un peu plus dans la couverture et s’approcha encore un peu plus du foyer.
« Désolé l’ami, je fatigue fort là. J’vais faire un somme, si tu veux bien. J’te souhaite de rêver d’l’océan. Tu verras, quand on y s’ra, comme c’est beau… »
Il ne fallut pas plus de quelques secondes au barde pour s’endormir dans un inconfort comme il n’en avait probablement jamais expérimenté.
L’aventurier aux cheveux bleus se réveilla en sursaut et bondit sur ses pieds, prêt à en découdre. Mais son corps ne fut pas du même avis, et un vertige le prit du fait de s’être relevé trop vite, le faisant poser un genou au sol pour éviter de s’étaler par terre.
« C’est quoi c’bordel ?! » jura-t-il en fixant le nuage de poussière qui s’était formé à une dizaine de mètres du camp que Frey et lui avaient monté.
Il resta figé quelques instants, le temps que cette purée de pois ne se dissipe, laissant apparaitre petit à petit les contours étranges de ce qui ressemblait à un rocher un peu plus grand que Zeny. La forme était encore floue et cachée par la poussière et la terre volant dans l’air suite au choc de l’impact dudit rocher sur le sol, quand soudain, une voix se fit entendre :
« B’soir ! »
Il n'aurait su comment qualifier ça, mais quelque chose dans la façon de se comporter de Zeny semblait toucher la sensibilité de Frey. Ou peut-être était-ce cette façon qu'il avait de lui parler des choses : une sorte de sincérité farouche avec une pointe de rudesse à couper au couteau et mêlé d'une forme de poésie naïve et rafraîchissante. À l'écouter, il y avait une motivation toute humaine et qui semblait se porter elle-même, un élan dynamique aux reflets bigarrés qui promettaient des histoires impossibles, à raconter au coin du feu comme il venait de faire là. Est-ce qu'il n'embellissait pas quand même un peu les choses ?
Un instant, il se surprit à l'envier, à parcourir comme ça le monde sans autres limites que celles qu'il s'efforçait de dépasser. Curieux, non, pour un voyageur aguerri comme Frey ? Examinant son propre sentiment, il ne parvint néanmoins pas à en circonscrire la source, mais fut rapidement distrait par son compagnon du moment qui continua de lui parler et qu'il écoutait avec attention. Ça faisait deux fois en cinq minutes qu'il se dépréciait mais Frey était plutôt impressionné par son acharnement à prendre des notes de tout qu'il découvrait. De toutes façons, il était impressionné dès qu'il voyait quelqu'un qui savait lire ou écrire des quantités de pages probablement dérisoires mais qui lui paraissaient affolantes en tant que novice.
Tandis que son compagnon de route s'installait comme il pouvait - sous l’œil sceptique du rôdeur - il lui lança un dernier conseil.
Comment pouvait-il alors se douter qu'il avait déjà plongé dans le sommeil ?
Frey resta un moment près du feu, s'assurant d'entretenir un peu celui-ci, perdu dans des pensées qui revenaient inlassablement vers les descriptions faites par Zeny. De l'eau qui bouge et qui fait de la mousse, qui s'étale sur du sable en d'interminables allers et retours. Comment ? Il n'en avait aucune idée mais les images que le barde avaient fait jaillir dans son imagination lui rappelèrent les fois où cette fille, une dame du lac qui était devenue une amie d'instants éphémères partagés, lui avait décrit des choses qui lui paraissaient ne pas pouvoir exister.
Poussant machinalement quelques braises du bout d'un bâton, il laissa l'ambiance paisible du feu de camp, de la fin du crépuscule et du secret de la nuit emporter ces interrogations pour le mener à une sorte d'équilibre mental silencieux. Rien n'aurait pu exister que c'eut été pareil, et il contempla longtemps les flammes lécher les bûches. Il sentait l'appel mélancolique d'un vent léger, prompt à vouloir faire la course avec lui entre les arbres, mais il n'y répondit pas. Pas ce soir.
Avant de se coucher, il déposa sa cape de voyage sur les épaules et le dos d'un Zeny endormi, pour lui éviter l'inconfort de se retrouver tout humide de rosée au petit matin. Rien de tel pour tomber malade. Il faisait bien assez bon pour que ses habits à lui suffisent, aussi alla-t-il se coucher comme ça, la tête calée contre son sac. Il s'endormit en se faisant la réflexion que Zeny n'avait pas répondu à sa question : promettait-il souvent à des inconnus de les amener jusqu'au bout d'un demi monde ?
L'onde d'un impact puissant traversa tout le corps du rôdeur, lui faisant instantanément ouvrir les yeux. Il y eu ce moment suspendu où son cœur était en plein saut dans sa poitrine et où aucune des choses qu'il percevait n'avait de sens. Juste un vide sans pensées, purement conduit par un instinct primaire qui le prenait par surprise. La seconde d'après, l'adrénaline lui inonda le cerveau et il eut un mouvement incohérent qui le fit basculer comme une chèvre tombée sur le côté, son corps actuel ne répondant pas du tout de la même manière à ce que son esprit avait commandé. Il ne glissait ni ne flottait sous cette enveloppe humaine, et ses pupilles étrécie n'exprimaient en cette seconde qu'une réaction au plus premier degré : sans civilisation ni raison, un animal qu'on propulse soudain à la conscience avec brutalité.
Son cœur battant à tout rompre, il se ramassa à quatre pattes avec célérité pour observer tout ce qui se trouvait autour de lui. Un feu mourant, un Zeny affaibli avec un genou à terre, une poussière épaisse qui obscurcissait encore plus l'atmosphère et un silence anormal qui planait dans la nature.
Il lui fallut une interminable seconde pour que son esprit ne remette le contexte du lieu, de cet autre humain et se remette en branle à toute vitesse. Posant sa main sur son arc à proximité, il était sur le qui-vive, prêt à encocher si la moindre menace jaillissait.
_ B'soir !
Devant eux, une forme floue commençait à se préciser, accompagnée d'un halètement monstrueux que le rôdeur identifia instantanément comme trop tranquille. Les impacts caractéristiques d'un mastodonte piétinant le sol à chaque pas se firent ressentir jusque dans les os, tandis qu'une grosse roche s'avança jusque dans le faible halo de lumière rougeoyante que dégageaient les braises en fin de vie.
La chose était colossale, facilement de la taille d'un humain, et aurait pu être facilement confondue avec un rocher si ce n'avait été ces centaines de reflets violacés aux nuances de pourpres, de cœur de charbon encore incandescent mais à peine visibles, que la poussière et la très faible luminosité laissaient tout juste deviner. C'était un kaléidoscope de lumière, un millier de facettes reflétant à peine les braises mortes et paraissant d'un rose pâle, presque cadavérique, sous le reflet de la lune.
Frey resta immobile, ses sens et son instinct en alerte, ses perceptions allumées à cent vingt pourcent et prêt à exploser quelque soit le choix de son action. Déjà, le carreau d'une flèche glissait lentement entre ses doigts pour se diriger vers la corde de son arc.
_ Humains !
Un bruit de reniflement intempestif se fit ressentir alors que la créature vint inspecter Zeny, juste devant elle, qui avait l'air d'avoir un souffle au cœur au pire moment. Ses deux énormes pattes de pierre se plantèrent devant lui alors que Frey n'aimait pas du tout ce qu'il devinait dans la posture dominante de l'animal.
_ Humains donner nourriture à Glouton. Glouton pas faire de mal à humains.
Maintenant que ses yeux s'étaient un peu habitués à l'ambiance de la nuit, et avec un peu de l'aide des astres, Frey pensait comprendre ce qu'il avait devant lui : un de ces rochers vivants et plein de dents qui déboulaient parfois la montagne dans une cacophonie destructrice, provoquant avalanche et chutes de roches extrêmement dangereuses. Un grognedent aux écailles d'améthystes.
Celle-ci laissa justement échapper un grognement terrible, ressemblant fortement à un frottement de pierre. Il avait l'air un peu stupide mais déterminé. Rien que sa masse et son empressement étaient capable de tous les écraser.
_ Humains donner précieux à Glouton.
Par quel miracle parlait-il ? Personne n'avait le temps pour cette question.
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