Eris avait donc rendez-vous avec un collègue, un membre de sa Famille, pour mener à bien cette pêche aux informations. Plus exactement elle avait rendez-vous avec Vrenn dans une taverne de la capitale pour discuter de la marche à suivre avant de se lancer dans l’enquête à proprement parler. De la grande famille des espions il était sûrement l’un de ceux dont elle était le moins proche. Son pouvoir lui permettant de se faire oublier le rendait en fait plus énigmatique qu’autre chose aux yeux de la Corneille. Malgré tout il restait un membre de la famille, et qui plus est un de ses aînés. Eris n’était donc pas mécontente de travailler en tandem avec lui pour cette assignation, d’autant que de ce qu’elle avait pu noter à son sujet -il fallait bien trouver un moyen pour contrecarrer l’oubli- il était tout indiqué pour cette mission. Ou très mal indiqué, dépendant du point de vue.
Vêtue assez simplement d’un pantalon moulant partiellement recouvert par ses bottes montantes, d’un haut en laine de boucton au léger décolleté et d’un manteau en queue de pie dissimulant tant ses manchettes en cuir que les quelques armes discrètes accrochée à l’intérieur. Elle s’était installée bien volontiers, et un peu en avance par rapport à l’heure fixée, près de l’âtre réchauffant la taverne. Sa paire de gants temporairement posée sur la table, elle se réchauffait les mains après avoir dû marcher dans les rues de la ville sous un orage inattendu. Eris s’était commandée un verre -un seul au vu de la vitesse à laquelle l’alcool lui montait à la tête- en attendant l’arrivée du Sbire.
Fallait bien que ça arrive un jour, j’suppose. J’avais tellement traîné dans les bas-fonds, les coups foireux et les plans merdiques qu’une mission en rapport avec la contrebande et le commerce d’objets interdits allait forcément me tomber sur le râble un de ces quatre. Pour être tout à fait honnête, j’suis même étonné que ça ait pris si longtemps, mais à voir l’équipement de la patronne, j’suppose que ç’aurait été assez hypocrite de sa part d’aller leur taper dessus.
Eux, c’est le Marché Noir, planqués dans tous les coins sombres des villes et villages du pays, des négociants, vendeurs, acheteurs, bref le quidam moyen qui revend sous le manteau tout ce que le Royaume peut avoir d’illégal, de volé, ou d’arraché à des cadavres encore chauds. Ah ça, faut pas trop s’attarder sur la provenance du matos, et prévoir quelques produits lessive pour enlever les tâches brunâtres. Et, surtout, ne pas poser de question, jamais, au risque d’avoir la réponse.
Le souci, c’est que ça fait genre un an et demi que j’baigne beaucoup moins dans le milieu, et qu’avec mon pouvoir, c’est dur de maintenir des contacts intermittents. Encore, quand j’me radinais un jour sur deux, j’rappelais vaguement quelque chose aux gens, mais là… Enfin, ils se souviendront, maintenant. Y’a juste d’autres soucis, mais j’ai pas eu le temps de les expliquer à Ombre pour essayer d’esquiver l’assignation.
Comme quand j’étais examinateur et que les chefs m’avaient dans le pif, quoi.
J’retrouve Corneille dans une taverne miteuse comme une autre, pas un point de chute particulier, mais le genre de coin où tout le monde a l’air patibulaire et menaçant pour peu qu’on ait pas l’air du patelin, et j’détone pas : pas de p’tite chemise élégante, c’est plutôt de l’utilitaire, avec une veste par-dessus un haut sombre, et beaucoup trop de poches pour avoir l’air vraiment honnête. J’m’ébroue pour éjecter l’eau de mes tifs, et j’me dis que j’ai sûrement un truc pour sécher instantanément quelque part dans mon sac sans fond. Flemme d’aller fouiller ma liste pour le confirmer, puis ça serait pas raccord avec l’ambiance : le tavernier lui-même vient de cracher dans la paille qui recouvre une partie du sol.
J’tire le tabouret en face de la rousse, et j’utilise Double-Tranchant pour lui rappeler qui j’suis. C’est quand même plus simple que de devoir échanger une batterie complète de phrases codées jusqu’à remettre le Sbire en place. J’remercie d’un grognement et d’un cristal quand ma bière arrive, et j’prends une gorgée avant la parole. Elle est dégueulasse mais l’inverse aurait été étonnant. Ça va pas m’empêcher de la boire.
« J’ai creusé vite fait là où j’pouvais encore, mais depuis le temps, j’ai un peu perdu contact, donc ça sera p’tet plus compliqué que prévu si on veut pas laisser une trace évidente. Y’a un gars qu’est revenu ce matin d’un déplacement au Grand-Port, on peut commencer par lui. J’le connaissais que de loin en loin, par contre. Petit poisson, mais suffisamment gros pour savoir si y’a des remous dans l’eau. Il loge du côté du quartier des drapiers. De là, on verra bien, d’acc, Corneille ? »
Même si ça déconne, au pire, on se fera juste oublier, j’suppose.
Avant même que l’homme ne prenne la parole, les souvenirs de la rousse à son sujet se précisèrent soudainement. Certainement une subtilité de son pouvoir ; bien pratique en tout cas.
- Ça va pour moi. Pas comme si j’avais mieux à proposer de toute façon. Et puis t’as perdu contact mais en te rappelant à leur bon souvenir ça devrait aller non ?
La présence de Sbire facilitait grandement les choses. Avec des contacts dans le milieu et une première piste, Eris se plaisait à se dire qu’avec un peu de chance la mission finirai par être plus simple que prévu même s’il valait mieux ne pas se faire trop de faux espoirs. Allez savoir pourquoi, les choses se passaient rarement comme prévu. Mais ça ne coutait rien d’espérer.
- Quartier des drapiers du coup ? T’as l’adresse exacte j’imagine. Elle finit d’une traite ce qui restait de sa bière en se levant de son tabouret. - Allons-y, je te suis. Pas la peine de s’éterniser ici.
Sur ces mots, ils quittèrent la taverne et prirent la direction de l’adresse du contact de Vrenn. Une maison assez simple, ne payant vraiment pas de mine et se fondant sobrement dans le décor de la Capitale. Non loin de là, le fameux quartier des drapiers et les lavandières qui y travaillaient également. Le contact de Sbire possédait-il une activité d’artisan-commerçant dans le quartier ? Ce ne serait pas très étonnant, les contrebandiers susceptibles de se retrouver au marché noir avaient souvent une activité complètement légale pour dissimuler leurs besognes. Une méthode assez similaire a la façon de procéder des espions au final. La rousse se fendit d’un semi sourire, amusée de la ressemblance puis questionna son aîné.
- Bon, on se la joue comment du coup ? On se contente de débarquer comme des fleurs et de demander à ton ex-collègues s’il sait quelque chose sur le marché noir ou on fait ça plus en finesse pour ne pas éveiller les soupçons ? J’peux toujours utiliser mon pouvoir au besoin… Elle jeta un coup d’œil aux alentours aériens. - A condition qu’on ait des corbeaux à portée de voix, évidemment.
Au vu de la situation elle s’en remettait beaucoup à lui, le jugeant plus apte qu’elle a prendre la meilleure décision.
J’enchaîne les gorgées en gardant davantage les yeux autour que sur la rousse. On a un peu trop attiré l’attention, j’suppose : elle fait un peu jeune, à moins de tapiner, et c’est pas trop l’ambiance qu’elle renvoie. Puis si c’était une travailleuse, ils seraient déjà pour la plupart sur le créneau. Elle aurait dû se colorer les tifs différemment ou quoi. Pas que les gens vont se souvenir d’elle, avec la Coupure Karmique, mais c’est jamais bon d’attirer l’attention. Parfois, ça les agite, les gens. J’suppose que j’ai l’air assez patibulaire, et elle a pas l’air bien rigolote non plus.
Devraient miser sur des mercenaires en maraude, avec un peu de bol.
« J’sais pas. C’était y’a une poignée d’années, maintenant, donc même sans l’action de mon pouvoir, il pourrait bien ne pas me remettre. J’ai gardé quelques points d’ancrage, pour le boulot, hein, mais j’suis moins au courant de ce qu’ils valent. Ce sera la surprise. Au pire, on se démerdera autrement, c’est pas ça qui manque. »
On avale cul-sec ce qui reste de nos bières, et on s’lève. J’aurai fait moins de cinq minutes entre le moment où j’aurais posé mon cul et celui où j’serai reparti, mais c’est ça, la dure vie d’espion : toujours en vadrouille, pour combattre le crime et sauver la veuve et l’orphelin des sales types qui veulent être méchants. Grosso merdo.
Le Quartier des Drapiers, c’est pas tant un quartier que deux ou quatre pâtés de maison. Dedans, on trouve aussi des hangars, mais surtout, ce qui en fait un coin un peu à part, c’est à quel point ça pue la mort, là-bas. C’est à cause des Teinturiers, juste à côté, mais surtout que le vent souffle comme ça là-bas. Résultat, tous les produits qu’ils foutent sur les tissus daubent chez les fournisseurs. Paraît qu’avant, c’était l’inverse, et que les Drapiers étaient bien contents, mais que y’a une bisbille, et que les teinturiers en chefs de l’époque ont tous déménagé juste pour leur faire les pieds, à vivre dans la puanteur. J’sais pas si c’est vrai, mais c’est le genre d’histoire un peu hargneuse que j’aime bien.
« On approche de l’heure de la fermeture. J’me souviens plus des signaux et j’ai pas pu les rafraîchir, donc on va y aller la bouche en cœur. Si ça passe pas, on se fera oublier, littéralement, et on creusera si y’a moyen par ailleurs. Tu peux utiliser les corbeaux pour savoir si y’a du monde chez lui ? J’préfère qu’on arrive quand c’est vide. Ce sera plus simple. »
Entre les corbeaux pour repérer à l’avance, l’oubli et les faux-souvenirs de Déjà-Vu, on devrait s’en sortir. Faut juste préparer le mensonge. J’regarde nos dégaines, et j’sors mon épée de son sac sans fond, pour la foutre à mon côté, dans son fourreau.
« On fait davantage mercenaires pas très sympas, donc arme-toi. »
Comme la voie est libre, on entre dans une grande échoppe avec des tissus qui pendent d’un peu partout, enroulés soigneusement, avec à peu près toutes les couleurs possibles et imaginables. Certains ont du grain ou du relief, d’autres sont en soie, en coton. Pas de trucs plus précieux, a priori, ici, mais ça devrait se trouver dans l’arrière-boutique.
Le vendeur se radine direct, et j’crois bien que c’est notre gars.
« Bienvenue chez Tolmey & Fils, depuis 950 ! Que puis-je faire pour vous ? »
Il nous jauge assez vite, aussi bien pour savoir à qui il a affaire que pour adapter sa gamme de prix. C’était un bon commerçant, dans mes souvenirs.
« On vient de revenir à la Capitale après quelques années là-haut, dans les montagnes, pour le travail. On cherche des tissus plutôt sombres, genre dans le feutré, mais rares. L’idée, c’était d’avoir un lé d’avance sur tous les autres, y compris la Garde. »
Le lé, c’était le signal. C’est une largeur de tissu, on veut niquer la Garde, si ça marche c’est bon, et sinon…
Eris n’eut pas besoin qu’on lui demande deux fois de faire appels à ses amis volatiles ; quelques-uns de ses chers corbeaux étaient justement perchés non loin sur une structure en bois. Elle sortit d’une de ses poches un peu de nourriture pour les appâter et pouvoir s’en approcher suffisamment pour donner ses ordres sans avoir à les hurler en se faisant entendre par tout le quartier. On aurait vu approche plus discrète que celle consistant à bien signaler sa cible et son objectif à tout le monde.
Après avoir fini leur apéro surprise, l’un des oiseaux s’envola en direction des fenêtres du bâtiments, rapidement suivis par le reste du groupe dans un élan social. Quelques instants plus tard l’espionne reçu le signe qu’elle attendait du corbeau sous son joug. Ce n’était pas fiable a 100% mais avec les années de pratiques elle avait appris à interpréter les réactions des corbeaux. A défaut de pouvoir directement communiquer avec eux elle fonctionnait comme ça.
- Personne en vue si ce n’est ton homme, on peut y aller.
Juste avant d’entrer elle donna un nouvel ordre : la prévenir s’il y avait de l’agitation soudaine à l’extérieur. Loin d’être parfait comme système d’alarme ça en restait toujours mieux que rien. Il ne restait plus qu’à espérer qu’il n’y ait pas de grabuges.
Sbire entama la discussion avec le marchand, en profitant certainement pour manipuler ses souvenirs, tandis qu’Eris les observait silencieusement. Bedonnant et relativement âgé -plus qu’elle en tout cas- l’homme avait des allures de vieux briscards. Le genre a tremper dans les magouilles depuis de nombreuses années et il savait assurément comment faire tourner son commerce. A juger par ses expressions faciales il semblait un peu sceptique au premier abord, se donnant quelques instants pour réfléchir avant de répondre aux espions.
- Entendu. Mais si ce que vous voulez là on ne le sert pas à tous les clients, venez avec moi dans l’arrière-boutique. Je garde mes meilleurs tissu pour les meilleurs clients là-bas.
Le marchand tourna les talons, passa derrière son comptoir et ouvrit la porte dérobée derrière quelques tissu colorés. Soit Sbire a fait mouche, soit on se retrouve avec le comité d’accueil derrière cette porte. Après un bref regard approbateur échangé avec le brun, elle suivit les deux hommes vers l’arrière-boutique. Pas d’embuscade a l’horizon, simplement un joyeux bordel de tissus, caisses de rangements et outillages. Le contact de Sbire sortit trois tabourets de sous un établi et invita les deux espions à s’asseoir.
- Si c’est un lé d’avance sur la garde que vous voulez, vous le trouverez pas ici les petits gars. Mais je peux vous renseigner. Vous savez comment sont les affaires, pour rester à la page on est obligés de s’organiser entre honnêtes commerçants. Eris refréna un rictus lorsqu’elle entendit le mot "honnête". Pas question de griller leur couverture. - Vous êtes bien tombés, j’dois voir des gars à moi pas plus tard que ce soir à la taverne pour causer organisation. Lieu, date, tout ça.. Vous n’aurez qu’à repasser d’main si vous êtes vraiment intéressés pour faire affaire.
La rousse souriait intérieurement. S’ils arrivaient à trouver dans quelle taverne le marchand avait rendez-vous il ne leur restait plus qu’à espionner la joyeuse bande pour obtenir directement toutes les infos dont ils avaient besoin. En faisant ça ils auraient même des visages voir des noms à fournir. Et dans le pire des cas il leur suffisait de revenir le lendemain pour obtenir une adresse. Lucy semblait bien avoir souri aux gardes pour cette mission.
- A la taverne ? Ce n’est pas un peu "peu discret" comme lieu de rendez-vous ? Vous avez pas peur de vous faire voler vos secrets professionnel par les poivrots du coin ?