Même si elles étaient fatigantes au possible, tu aimais particulièrement ce genre de soirée. C’était bruyant, oui. Il y avait plus de monde que d’habitude et par conséquent tout ça demandait plus d’organisation que d’habitude, plus de travail aussi. Un travail qui souvent pouvait s’étaler et durer jusque tard, très tard dans la nuit. Généralement, ton père mettait fin aux festivités quand il sentait que c’était nécessaire, il avait besoin de sommeil, et toi aussi d’ailleurs. Mais c’était plus fort que toi – quand ça ne dégénérait pas totalement – tu prenais plaisir à voir les autres rire, s’amuser, et même boire pour célébrer quelque chose. La joie des autres était communicative ; du moins pour toi puisque tu avais toujours été une véritable éponge côté émotions.
Oui mais voilà.
Tu avais travaillé toute la journée. Levée à l’aube, comme tous les jours, tu n’avais pas arrêté, pas une minute. Parce que tu étais comme ça, c’était comme ça que tu fonctionnais. Tu mettais toujours de la bonne volonté dans ton travail, tu voulais toujours en faire plus pour ménager ton père qui mine de rien commençait à se faire vieux. D’ailleurs, l’âge et les quelques problèmes de santé qu’il avait – sans gravité heureusement – se faisaient de plus en plus présents ces derniers temps. Tu étais inquiète, évidemment. Mais tu gardais le silence, tu ne posais pas de questions parce que tu savais qu’il n’appréciait pas que tu te fasses du souci pour lui. Tu compensais cela dit, tu t’occupais de plus en plus de choses dans la taverne en plus du service, tu t’arrangeais, l’air de rien, pour garder ton vieux papa si précieux derrière le comptoir à servir les boissons alcoolisées aux clients qui venaient s’asseoir au bar. Pour le moment, il ne semblait pas avoir remarqué ton manège et c’était tant mieux, même si du coup, tu te sentais de plus en plus fatiguée. Éreintée. Ce soir, tu ressentais le besoin presque vital de prendre une pause alors, tu avais apporté la dernière tournée aux quelques fêtards avant de te servir un grand verre d’eau et de t’asseoir un peu à l’écart, à une table pour reposer tes pieds tout en observant cette petite fête, cet anniversaire si tu avais bien tout saisi, tu n’en étais même plus certaine, à vrai dire.
La braille, loin d’être une forme d’écriture pour les malvoyants, était l’activité favorite de certains gardes les jours de repos. Elle consistait en deux mots : Boire et parler, fort de préférence. Il était d’ailleurs cocasse de noter qu’à chaque verre le niveau sonore augmentait de quelques décibels. Comme si, d’une façon ou d’une autre, il existait une relation entre le taux d’alcool sanguin et la résonnance vocale de ces braves gens. A plusieurs reprises au cours de cette soirée, les hommes et femmes accompagnant Marc-Antoine tentèrent d’initier ce dernier à l’alcool, sans grand succès. Alors que plusieurs internes hurlaient à plein poumon, Marc-Antoine jugea bon de prendre ses distances. Il partit s’asseoir à une table relativement éloignée du comptoir. Là-bas siégeait une jeune dame, visiblement serveuse au sein de cet établissement.
Si le jeu de « la braille » n’était pas au goût de Marc-Antoine, celui de la séduction était plus en adéquation avec ses penchants et aspirations. De fait, il engagea la conversation avec l’inconnue :
▬ Au cas où vous vous posez la question, ce sont mes camarades là-bas.
Il tourna la tête en direction des six gardes installés au comptoir puis reprit aussitôt :
▬ Et toujours au cas où vous vous posez la question, c’est mon anniversaire qu’ils fêtent là.
Marc-Antoine avait volontairement mis l’accent sur le possessif « mon », la remarque se voulant plus comique qu’autre chose.
Ce n’est pas ton genre de te mêler aux foules. De toutes façons, dans ce cas précis, tu trouverais ça très impoli. En revanche, tu aimes observer, parfois tu l’avoues, tu laisses traîner tes oreilles, par ci, par là entre les tables et les sièges de la taverne. Au fil du temps, tu as appris que les gens saouls, ou même juste un peu alcoolisés était relativement très bavards, du coup … pas besoin d’aller au marché, ou de lire les journaux pour se tenir informer de ce qui se passe au cœur de la Capitale, il te suffit de tendre l’oreille. Dans le cas de ce groupe d’hommes et de femmes, tu entends bien, mais tu ne comprends bien. La dose d’alcool doit être bien trop importante maintenant, ça parle fort, mais ça n’articule plus beaucoup. Alors tu finis par simplement reporter ton attention sur ton verre d’eau fraîche, tu en avales une longue gorgée avant de poser ton coude sur table afin que ta main vienne soutenir ta tête, comme si elle était bien trop lourde pour tenir seule désormais.
Tu ne restes pas seule bien longtemps, en revanche. Tu n’avais même pas remarqué ce garçon qui venait de se détacher du groupe de fêtard, lorsque tes yeux se posèrent sur lui, il était déjà installé face à toi et il engagea bien vite la conversation. Sans doute légèrement surprise par sa présence, ses yeux restèrent fixés sur lui un instant, avant de se détourner de nouveau vers la source du bruit ambiant.
▬ Un an de plus, il n’y a pas vraiment matière à fanfaronner. Si encore j’avais accompli un exploit quelconque au cours de l’année qui s’est écoulée.
A son âge, son frère était déjà un guerrier reconnu. Marc-Antoine pour sa part peinait à suivre le rythme imposé par ses supérieurs – il faut dire que le jeunot n’y mettait pas vraiment du sien. Le seul fait notable ayant positivement impacté la vie de l’épéiste cette année était l’éveil de son pouvoir. Malheureusement pour l’interne, il était encore dans l’incapacité de contrôler celui-ci. Toujours en guise de comparaison – car Marc-Antoine ne vivait que dans l’ombre de ses frères et sœurs –, Perceval et Luna étaient déjà experts dans leurs disciplines respectives à cet âge.
▬ Et puis je n’aime pas boire. C’est même la première fois que je viens ici je crois.
Marc-Antoine n’aimait pas ses collègues, Marc-Antoine n’aimait pas la boisson, Marc-Antoine n’aimait pas le bruit. En bref, les choses qu’il appréciait se comptaient sur les doigts d’une main et n’étaient pas compatibles avec le concept même de bar. Il était arrivé à notre héros de mettre les pieds dans ce genre d’établissement pour les besoins d’une quête ou tout simplement pour converser avec un supérieur. Toutefois jamais il n’était entré ici sans quoi il se serait souvenu de la décoration, de l’agencement des tables et peut-être même du visage de la jeune femme lui faisant face.
▬ Mais bref. Arrêtons de parler de moi ; Cela fait longtemps que vous travaillez ici ?
Le membre de la garde posait cette question uniquement dans le but de faire la conversation. Dire qu’il se fichait de la réponse que lui donnerait l’inconnue était un euphémisme. Marc-Antoine aimait sa petite personne plus que tout au monde. Il adorait s’entendre parler des heures durant et était rarement à l’écoute d’autrui. A son avis – qui n’avait rien de humble – les aventures d’une serveuse n’avaient rien de palpitantes. L’écouter ne présentait donc pas le moindre intérêt. Malgré tout, le cadet des de l’Épée consentit de façon exceptionnelle à faire un effort et prêta une oreille attentive aux dires de la demoiselle.
Étonnant n’est-ce pas, de constater ce si peu d’enthousiasme, voire d’intérêt chez ce jeune homme pour son propre anniversaire ? Tu trouvais probablement ça un peu triste, de ton côté, même si tes anniversaires n’avaient jamais donné lieu à de telles festivités, tu avais toujours apprécié la manière avec laquelle ton père prenait soin de marquer l’évènement chaque année. Une simple pâtisserie, ta préférée, tous les ans, le soir. Elle était pour toi, rien que pour toi et ça avait toujours été suffisant. Pas de cadeaux, pas de beuveries inutiles, ni même de réunion de famille ou d’amis. Rien que cette douce assiette pleine de crème et de sucre.
Posant tes mains autour de ton verre d’eau, tu te remets à l’observer. Tu fouilles ta mémoire, sans doute par acquis de conscience puisqu’il vient de te dire qu’il ne buvait pas et que c’était probablement la première fois qu’il venait ici … Effectivement, comme ça, en le regardant, même intensément pour réfléchir, son visage ne t’étais pas familier. Tu avais bonne mémoire, normalement, tu avais beau voir passer des dizaines et des dizaines de visages, tu savais t’en souvenir quand c’était nécessaire. Le sien, sans surprise, n’éveillait rien dans ta mémoire. Tu finis donc par terminer ton eau avant de te recaler contre le dossier de ton siège.
▬ Je patrouille, je m’entraîne, jusqu’il y a peu, j’étais l’écuyer de mon frère. Désormais je prépare le matériel de ma sœur, capitaine de la garde royale. Je suis en dernière année d’internat. Normalement, je deviens officiellement membre de la garde dans quelques mois.
« Normalement ». Il n’était pas sûr de réussir les tests aussi bien physiques que psychologiques. Jusqu’à présent, on avait couvert sa médiocrité et ses déviances morales. Ses maîtres d’armes étaient d’ailleurs fascinés par son aptitude à exceller dans la nullité. Marc-Antoine savait qu’un beau jour la supercherie allait bien finir par éclater. A moins qu’il se mette sérieusement au travail ; Il y songeait de plus en plus. Après tout, ses obscurs desseins n’allaient pas se réaliser seuls.
▬ Bref, je m’occupe. Vous, vous comptez travailler ici toute votre vie et reprendre l’affaire de votre père dans un avenir proche je présume.
A en juger par le ton employé, le jeune homme ne faisait même pas l'effort de poser la question tant pour lui cela sonnait comme une évidence. Pourtant Marc-Antoine présumait mal. Comme dit précédemment, à ses yeux, cela aurait été la suite logique de l’histoire. Si depuis toute petite la demoiselle travaillait ci, elle devait avoir appris les tenants et aboutissants du métier. Peut-être même qu’elle aimait cela, servir les gens. Condescendant et hautain au possible, le de l’Épée avait du mal à porter en estime la profession de tavernier. Cependant il envisageait tout à fait que l’on puisse trouver son compte à accueillir des aventuriers, à les écouter raconter leurs aventures et à leur offrir la boisson.
Tu l’écoutais avec grande attention, tant est si bien que tu avais totalement cessé d’observer la salle, et plus précisément le groupe pourtant largement assez bruyant pour continuer de se faire remarquer. Peut-être était-ce de la curiosité, toujours est-il que tu avais toujours eu un intérêt tout particulier pour la vie des autres … Tu aimais écouter les gens parler, et si évidemment, tu étais plus fascinée que jamais lorsque des aventuriers passaient par la taverne pour raconter leurs exploits, tu appréciais tout de même d’écouter un boulanger raconter sa journée, ou même un garde, peu importe qu’il ait passé sa journée debout devant une porte.
Comme tu avais cru le comprendre c’est bien un garde que tu as devant toi, ou plutôt, un presque garde, toujours en formation pour le devenir mais qui le serait – selon ses dires – normalement prochainement. Tu avouais, non sans mal, ne pas spécialement envier la condition des gardes. Quand la guilde recrutait plutôt facilement ses membres, les années d’internat nécessaires pour devenir garde étaient-elles – selon les dires de certains – particulièrement difficiles parfois. Tu n’aurais pas été capable d’endurer un entraînement si rigoureux, ça non. Cependant, la garde avait évidemment tout ton respect.
Ses paroles suivantes te font sourire, étrangement. Ce n’est pas une question. Juste une affirmation.
▬ C’est honorable.
Lui qui d’accoutumée passait son existence à juger autrui avec dédain se voulait neutre dans son intervention. Pour cause, il ne désirait pas faire fuir la demoiselle représentant sa seule et unique distraction de la soirée.
▬ Pour ma part et pour répondre à votre question de tout à l’heure, je n’aime pas ce que je fais, pas le moins du monde ! Mais je n’ai pas vraiment eu le choix. Un beau jour, on m’a dit « fais ça » et c’est ce que j’ai fait. J’ai un frère qui lorsqu’il avait mon âge, a décidé de suivre sa propre voie et a rejoint la guilde. Je n’ai presque plus de contacts avec lui.
Albéric avait quitté le domicile familial peu avant que Marc-Antoine ait à rejoindre la garde. C’était d’ailleurs probablement pour éviter une seconde fugue que les parents du jeune homme avaient jugés bon de guider celui-ci avec plus de fermeté que ses aînés.
▬ Enfin bon. Ce n’est pas très joyeux tout ça. On aura vu meilleure ambiance pour un anniversaire. Je vous rassure en tout cas, je ne compte pas passer le reste de mes jours à être simple garde.
Marc-Antoine avait de l’ambition. Peut-être même un peu trop. Si ses mots laissaient entendre qu’il aspirait à monter dans la hiérarchie, la vérité était toute autre. Il prévoyait bien plus que cela. Finir sa vie capitaine de la garde royale était loin, très loin d’être suffisant pour ce bout d’homme aux rêves démesurés.
▬ Vous non plus j’imagine. Il y a bien un moment où vous irez rejoindre la guilde.
Personne n’est éternel. Ce vieil homme bedonnant, comme tous les vieil homme bedonnant allait passer l’arme à gauche tôt ou tard. Sans pour autant décéder, il pouvait tout aussi bien vendre son affaire et se décider à couler des jours heureux en élever des chèvres à la périphérie de la capitale. Dans tous les cas, ce n'était qu'une question de temps avant que les deux protagonistes prennent en main leur destin.
Honorable, oui. Adorable aussi, selon certains. Dommage selon les autres. Chacun avait sa façon de voir les choses quant à ta façon d’agir et de diriger ta vie. Pour beaucoup, tu étais juste la fille du tavernier, on ne te voyait probablement pas ailleurs, et certainement pas dehors au beau milieu des quêtes de la guilde. Trop dangereux. Toi, la jeune Terry, pas bien grande, pas bien épaisse non plus, tu n’étais clairement pas taillé pour un boulot pareil. Pour les autres, tu avais les capacités de faire mieux. Mieux, oui. Cependant, tu n’avais jamais réellement à quoi ce « mieux » correspondait pour eux, et pour être honnête, tu n’avais jamais posé la question non plus.
A mesure qu’elle parlait et se dévalorisait, les choses devenaient plus limpides pour le bretteur. Loin d’être expert en psychologie humaine, le de l’Épée s’était fait sa petite idée sur son interlocutrice. Pour lui, cette histoire de vieux père à aider n’était au fond qu’un prétexte. Bien sûr, il y avait du travail à fournir. Un établissement tel que celui-ci n’allait pas tourner seul. Et nul doute que le labeur de cette femme était indispensable au succès de la taverne. Néanmoins – toujours d’après lui – plus que les obligations ou le sens du devoir, c’était la peur qui inhibait et retenait la demoiselle.
▬ J’ai pour habitude de ne pas me fier aux apparences.
Marc-Antoine mentait. Il était tout à fait ce genre d’homme, ceux qui ne juraient que par l’aspect extérieur des choses. Adeline et Perceval étaient tous deux puissant en apparence. Et cette puissance qui émanait d’eux n’était en rien décorative. A contrario, il est vrai que son interlocutrice n’était pas très imposante. Par conséquent et toujours dans le but de ne pas la froisser, il affirma :
▬ Mais vous avez sûrement raison. Ce ne serait pas raisonnable.
« Raisonnable » tout comme « honorable » était un terme qui horripilait Marc-Antoine. Ces qualités n’en étaient pas aux yeux du de l’Épée. En effet, pour lui ces valeurs n’étaient que du vernis à apposer sur la dure réalité.
A quelques mètres des deux protagonistes, les membres de la garde accompagnant Marc-Antoine semblaient s’être calmés. Le niveau sonore avait drastiquement diminué. La soirée touchait à son terme. Tout ce beau monde allait bientôt rentrer à la caserne. Le grand blond esquissa un sourire puis se leva.
▬ Merci en tout cas. C’était divertissant. Je ne pense pas que nous nous reverrons. A moins que je revienne ici pour mon dix-septième anniversaire, ce dont je doute.
Marc-Antoine et la jeune femme avaient tout deux d’autres ambitions que de se retrouver ici l’année prochaine. Si le futur de son interlocutrice était incertain, celui de Marc-Antoine était quant à lui moins brumeux. L’année prochaine, il ne reviendrait pas. C’était une certitude. En compagnie de ses acolytes, le jeune homme quitta la taverne.
Il a éludé ta question. Oh, tu l’as remarqué, mais évidemment, tu n’insistes pas et tant pis pour ta curiosité, après tout, tu ne le connaissais pas plus qu’il ne te connaissait, il était normal en un sens qu’il garde sa propre vie pour lui. Tu ne t’en offusquais pas le moins du monde et de toutes façons, tu t’étais mise à parler, un peu trop d’ailleurs probablement si bien que le sujet concernant le jeune homme était très facilement passé à la trappe.
Ne pas se fier aux apparences … C’était une chose, oui. Mais tout de même, peu importe que tu restes persuadée que l’habit ne faisait pas le moine, tu n’en démordais pas le moins du monde sur le fait que ta carrure à toi n’inspirait ni crainte, ni respect particulier et ça n’avait rien à voir avec le fait que tu sois une femme, non. Certaines femmes que tu avais croisées dégageaient une aura bien plus puissante que certains hommes.
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