Alors que je me délestais de mon sac en ouvrant la porte de la forge, où le souffle braisé vint fouetter mon visage de quelques désagréables picotements, je donnai quelques coups de pied dans l’entrée afin de détacher la neige de mes semelles. Dès lors le grincement significatif et habituel de la porte se manifesta, le martèlement du métal était lui, complètement absent. Il aurait sûrement été possible d’imaginer qu’il ne s’agissait probablement que du passage d’un client, mais la forte voix du maître des lieux laissaient supposer que l’ambiance n’était pas aussi joyeuse qu’à l’accoutumée. Un frémissement me traversa lorsque les murs s’étaient mis à trembler à mesure de la colère grandissante d’Ivan. Pourtant le sourire sur ses lèvres resta très aimable maintenant qu’il se dirigeait vers moi. Je pouvais aisément sentir la tension qui planait dans l’air, les deux hommes assis face à Ivan avaient une aura sinistre qui planait au-dessus d’eux comme si elle prévenait d’elle-même qu’ils étaient dangereux.
« Merci Adam, je vois ça avec toi lorsque j’en aurai fini avec ces messieurs, m’interpella Ivan en me sortant de mes pensées. »
D’un mouvement presque trop lent, j’opinai de la tête en refermant la porte derrière moi, me dirigeant prudemment vers l’arrière-boutique. Un silence pesant s’était installé, et je pouvais sentir les paires d’yeux s’être posées sur moi, alors que les miens étaient désespérément vissés sur la fourrure de mes bottes. À peine avais-je disparu que je pouvais entendre le reste de leur conversation dans l’entrebâillement de la porte en tendant légèrement l’oreille.
« Ecoutez, je ne sais pas ce que vous recherchez, mais nous ne travaillons pas avec de la marchandise qui provient du marché noir. Vous devrez vous passez de nos services si ce que l’on vous propose ne vous convient pas. »
Il y eut soudainement un bruit sourd comme si divers outils venaient de rencontrer le sol, et l’inquiétude monta soudainement en moi. Des éclats de voix diffus me parvinrent, et malgré l’impassibilité dont faisait preuve le forgeron, je craignais que cela puisse dégénérer. Inconsciemment, je laissai mon pouvoir se frayer un chemin dans chaque veine de mon corps, frémissant d’une douleur incontestable. La fourrure blanche, recouvrait peu à peu mon corps, et les vêtements devenant trop petits se déchiraient à mesure que les os se brisaient pour mieux se reformer. Je me mordais les lèvres pour ne pas crier la souffrance qui me traversait.
« Bon vieux con, j’ai bien compris que tu voulais rien nous faire, mais on est des clients honnêtes, on veut pas de problèmes. Tu fais nos armures, et on en reparle plus.
- Je crois que vous avez mal compris. Alors je vais vous indiquer la sortie poliment, et vous devriez sortir avant que ce soit moi qui vous foute dehors avec mon pied dans le cul. »
Lorsque j’entendis une arme se dégainer de son fourreau, je traversai la salle d’un bond, le poil hérissé sur le dos, aboyant avec frénésie au-dessus des deux hommes que je venais de renverser sur le sol. Ma patte s’enfonça dans le plexus de l’un d’eux, en temps normal je n’aurais peut-être jamais agi de la sorte, mais l’idée même qu’Ivan puisse être en danger m’avait mis hors de moi, Alors que je le savais parfaitement capable de les jeter à la rue sans mon intervention.
« Dehors on vous a dit, grognai-je entre mes crocs. »
Ivan se mit à mes côtés en posant une main sur le haut de mon crâne comme pour m’appuyer dans mes propos. Il se baissa pour attraper par le col celui qui n’était pas retenu par mon poids.
« Je vous le répète, nos mains ne travailleront pas pour vous, nous menacer ne servira à rien. »
L’homme que j’écrasais sous ma patte fit siffler une petite lame contre ma joue, entaillant ma joue qui fit s’épanouir l’écarlate au milieu du blanc. La surprise me fit reculer, le libérant de ma prise. Il se releva, en se positionnant pour l’attaquer.
« Peut-être que quand on aura fait chialer ton sale cabot, tu nous écouteras. »
Je jetai un regard dans la direction d’Ivan un court instant. Pourquoi est-ce qu’ils tenaient tant à ce que ce soit lui qui s’occupe de leur commande ? Il y avait bien d’autres forgerons renommés à la Forteresse qui étaient tout aussi capables que lui.
Et ce jour est une belle opportunité ! Après sa rencontre avec la flamboyante Edelweiss qu'était Sia, il avait obtenu l'adresse de l'un de ses amis qui, selon ses dires, pourrait l'aider avec certains de ses projets, et plus particulièrement en ce qui concerne ses besoins en armures et en protections. L'adresse écrite sur un petit papier qu'il tient dans une main, le borgne observe les environs pour se repérer. En une décennie, la ville n'avait pas réellement changée. Après tout, son évolution dépendait de son environnement, et l'on ne rase pas des montagnes d'un claquement de doigt. C'est donc bien rapidement qu'il trouve la rue recherchée. Vêtu de son armure habituelle surplombée de son manteau de fourrure qu'il ne quitte presque jamais, qu'il apprécie porter et qui pourrait surtout surement se montrer utile pour les dimensions et les conversations plus détaillées et techniques qui pourraient survenir, le combattant n'a toutefois pas ceint dans son dos sa lame chérie. Une lance dans une ville, ça fait rarement bon ménage. Non, pour cela il compte simplement sur son épée courte à la hanche et sa dague à la cuisse.
Frappant à la porte de l'établissement, il voit que ce dernier est ouvert. Bon, au moins cela lui épargne de devoir repasser plus tard. Par contre, si l'aventurier s'attendait à simplement avoir une conversation sur la faisabilité de certaines de ses idées, clairement il n'avait pas prévu d'entendre des éclats de voix à l'intérieur du petit atelier d'Ivan et d'Adam. Hésitant un instant entre entrer pour voir ce qu'il se passe et repasser plus tard, c'est le ton des voix et surtout les intonations qui finissent par le convaincre. Ce n'est pas un simple échange un peu bruyant entre deux artisans concurrents ou un client mécontent, il y'a quelque chose de plus.
Loin d'être au bout de ses surprises, Sileas entre dans l'établissement, entendant la fin de l'échange qui lui fait froncer les sourcils. Il sait pas de quoi il s'agit encore, mais menacer de s'en prendre à un animal ne fait pas partie des choses qu'il tolère. La menace et le ton mauvais de la phrase l'incitent à appuyer un peu plus ses pas pour qu'ils résonnent et annonce son arrivée. La main gantée glissant sur la garde de son épée, il peut bien rapidement observer le spectacle. Le forgeron et cet étrange animal au pelage légèrement entaché de sang. Le poignard de l'un des deux hommes face à eux maculé du même liquide. Le même qui se tourne vers l'aventurier pour le détailler de haut en bas.
-"T'es qui toi ? Dégage moi le camp de la, tu vois pas qu'on est occupés à discuter ? Repasse plus tard si t'as quelque chose à faire avec le vieux, si il est toujours en état d'écouter ce que t'auras à lui dire."
Sileas cligne de l’œil en voyant cette lame pointée vers lui, menaçante. Il n'arrive pas à déterminer si c'est réellement de la bravade de la part de ce qui semble être un bandit particulièrement motivé, ou alors réellement un danger potentiel. Mais ne souhaitant pas sous estimer un potentiel adversaire, surtout dans une situation où des otages peuvent rapidement être en jeux, le borgne s'avance d'un pas en dégainant d'un geste sec son épée courte, main serrée sur le manche et pouce sur la lame.
-"Je ne sais pas qui vous êtes. Mais je vous conseille de ranger vos armes tout de suite, et de partir sans faire de bêtises tous les deux, et tout de suite. Et je sais déjà ce qui te traverse la tête, que si tu choppes le forgeron, tu auras un otage. Mais je te déconseille de faire ça, car j'aurais planté mon épée dans ton ventre bien avant que tu arrives à lui mettre ton couteau sous la gorge."
Est-ce que l'aventurier rigole ? Absolument pas. Il fait même un pas de plus pour raccourcir la distance, alors que les deux semblent hésitants. Néanmoins, leur attention semble clairement se concentrer sur lui plus que sur Ivan et Adam qui sont soudainement bien moins menaçants. Ce qui leur donnera clairement l'opportunité de s'échapper ailleurs... Ou de profiter de la faille ouverte dans l'attention de leurs assaillants.
La porte s’ouvrant à la volée, la silhouette d’un homme borgne apparut dans mon champ de vision. L’arrivée de renforts ? Un grognement sourd fit vibrer le fond de ma gorge, j’étais prêt à m’élancer pour faire naître un rideau de sang à travers l’établissement, quand bien même ce n’était pas la solution à notre problème. Je reculai de quelques pas lorsque la voix de l’aventurier me parvint, il ne dégageait pas tout à fait la même présence que les deux mercenaires qui avaient souillé les lieux. Un certain soulagement fit s’envoler le poids de mes épaules.
Ivan s’approcha, aussi imposant qu’un mur de glace, aussi impénétrable qu’une forteresse, aussi meurtrier qu’un assassin. L’attention des deux hommes détournée, ils ne perçurent sa présence que lorsque son poing s’abattit sur le visage de l’un d’eux. Le son d’une mâchoire qui se disloque se fit entendre malgré le crépitement des flammes derrière nous.
« Je vous avais prév’nus, mais vous avez osé vous en prendre à mon apprenti. À mes clients. »
C’était le signal de départ, je me jetai sur l’autre homme, enfonçant mes crocs dans sa main armée. Le goût du sang traversa mon palais, je sentis l’os se briser sous la puissance de ma mâchoire, mais j’étais sourd aux hurlements et aux supplications de ma présente victime. Je ne sus ce qu’il se passait autour de moi, ni ce qu’il advenait du second mercenaire, mais il fallut qu’un coup de poing dans le visage pour me sortir de mon massacre. Légèrement sonné, je me tournai vers mon agresseur prêt à lancer un nouvel assaut avant de me rendre compte qu’Ivan se tenait à mes côtés.
« Bordel Adam, tu vas lui briser le bras si tu continues ! »
Me rendant compte soudainement de la gravité de la situation, je lui lançai un regard déconfit. Je m’étais laissé emporter par l’adrénaline du moment sans réaliser ma propre puissance. Mes yeux cherchèrent un point d’ancrage, tiraillé par la honte. Je me retirai derrière l’aventurier, m’accablant d’excuses confuses entre mes crocs.
« Tout va bien, calme-toi déjà. On va déjà prévenir la garde. »
J’hochai la tête comme hypnotisé par la voix de mon maître, les oreilles aplaties sur mon crâne. L’air frais de la Forteresse caressant mon pelage étanche. J’avais presque brisé le bras d’un homme, incapable de maîtriser cette nouvelle force en moi. Incapable de revenir à mes propres sens, et ce devant le regard d’un inconnu. Cette simple idée me terrifia.
Je m’assis sur le sol pour essayer de calmer les battements frénétiques de mes tempes. La main large d’Ivan vint ébouriffer tendrement mon crâne, et j’eus l’impression de redevenir un enfant sous son regard. Il s’éloigna ensuite de moi pour soigner la plaie du mercenaire qui s’était évanoui face à la douleur.
« Je me charge de les emmener à la garde, je leur expliquerai la situation, toi tu restes ici et tu t’occupes de notre client. J’peux te faire confiance ?
- O-oui…
- Parfait, fit-il avant de se tourner vers l'aventurier. J’te remercie, grâce à ton intervention, ça s’est moins mal terminé que ce que j’avais imaginé. »
Sa large main se posa sur l’épaule du blond dans une accolade franche et amicale. Puis, un homme sous chaque bras, mon maître disparut dans la cité.
Un long silence s’installa dans l’habitacle, et j’osai à peine rencontrer le regard de notre invité. Finalement, je tirai la porte avec mes crocs afin de la refermer pour éviter au froid de rentrer davantage dans notre boutique. Et oubliant que j’avais revendu ma bague il y a peu, je repris douloureusement mon apparence humain, accompagnant la transformation de quelques bruits écœurants, et surtout terminant complètement nu.
Le rouge s’empara violemment de mes joues, et je saisis vivement ma cape à l’entrée pour me couvrir.
« Je… Je… Je reviens ! M’écriai-je, en disparaissant dans l’arrière-boutique. »
Non seulement honteux de ma perte de contrôle, j’avais désormais envie de disparaître dans le sol, une main écrasée sur mon visage. Je tirai quelques vêtements au hasard que j’avais laissés dans un tiroir, m’habillant très rapidement. Réapparaissant à travers l’embrasure de la porte, j’osai à peine rencontrer notre nouveau client, mais Ivan me l’avait confié le temps qu’il revienne.
« Excusez-moi pour… Tout, achevai-je maladroitement. Bienvenue dans notre atelier, en quoi puis-je vous être utile ?»
Ma voix aussi tremblante qu’incertaine réussit tout de même à s’élever à travers la pièce. Dans un coin de la pièce, dansant sur mes propres pieds, je n’osais pas vraiment me rapprocher de lui. Ivan avant un fort charisme qui le rendait amical et qui mettait tout de suite en confiance. Mais moi, je ne réussissais qu’à installer un malaise dès que j’ouvrais ma foutue bouche.
Voyant que la situation est sous contrôle et que finalement, sa seule distraction aura été suffisante pour mettre fin au combat, le blond range sa lame sans hésiter. Il aurait été dommage de tendre l'atmosphère plus que de nécéssaire, surtout au vu des oreilles de l'animal, qui semble particulièrement choqué de ce qu'il vient de se passer. C'est étrange pourtant, Sia lui avait parlé de son amis et il ne ressemble en rien à Ivan. Et cet animal ressemble à un familier particulièrement coriace, mais nulle trace de ce fameux Adam. Puis les mots du forgeron lui reviennent en tête. Adam, Adam. C'est le nom donné par l'ancien en parlant à ce que jusque la, l'aventurier prenait pour un familier particulièrement bien dressé. Clignant de l’œil valide, Sileas reste silencieux en détaillant cette métamorphose dont l'Edelweiss avait jugé bon de taire l'existence. Après, elle ne se doutait surement pas que le blond allait arriver dans une telle situation.
-"De rien, je suis la pour cela après tout, même si c'est un accueil plus que surprenant. Ça m'avait presque manqué, la Forteresse."
Un léger sourire vient déchirer les traits du blond qui laisse l'adrénaline qui avait en quelques instants empli son cœur et ses veines redescendre, usant de cette petite boutade pour essayer d'alléger l'atmosphère. Il ne s'attendait certes pas à une telle arrivée, mais ce n'est pas pour autant qu'il va oublier la raison de sa présence. Le départ d'Ivan vide la pièce de trois présences, et bien rapidement ce qui est un homme usant de son don referme la porte... Avant de se retransformer. Si Sileas prévoyait de ne pas regarder et de simplement observer les différents ouvrages et outils visibles sur les murs de l'établissement, les bruits produits par ce changement de forme finissent par attirer son attention, sur un Adam nu comme un verre. Par décence pour lui, l’œil unique est rapidement redirigé pour tenter de préserver la pudeur de cet armurier qui passe décidément une journée bien étrange lui aussi. Et quand enfin il revient, ses excuses sont accueillies par un léger sourire, et un éclat pétillant, presque amusé dans le regard d'acier de l'aventurier.
-"Ne vous excusez pas voyons. Vous ne vous attendiez pas à vous faire attaquer et devoir vous défendre en pleine visite d'un client je pense. Voir vous faire attaquer tout court, surtout en pleine ville."
Sileas agite ensuite une main gantée, pour passer à un autre sujet et essayer de détendre un peu Adam qu'il sent fort tendu. Après un dernier coup d’œil aux murs fort passionnants mais dénués de vie, l'homme se concentre pour de bon sur l'artisan et sa question pertinente.
-"Eh bien je viens de la part de l'une de vos amie, une certaine Sia. J'ai eut l'occasion d'échanger avec elle à propos d'armures et d'améliorations que je souhaiterais apporter à ma tenue, et elle m'a conseillé de venir vous voir pour vous poser toutes mes questions, voir passer une commande."
Elle avait chaudement recommandé le travail de son ami, il est vrai. Espérant que l'évocation d'une tête connue aide l'armurier ainsi seul en sa demeure à se détendre, il vient fouiller dans son sac sans fond avant d'en sortir un carnet. Bien rapidement, il tourne les pages à la recherche d'un point bien précis, tout en enchainant sur la suite de son explication.
-"Je viens donc voir si vous pouvez entretenir et améliorer l'armure que je porte actuellement, voir directement m'en faire une nouvelle. Elle est assez pratique, mais elle a fait son temps et j'aimerais quelque chose de plus solide maintenant que les quêtes que j'accepte sont de plus en plus exigeantes. Et j'aimerais aussi votre avis sur un projet personnel."
Déposant le carnet sur la première table avec un peu d'espace, il laisse Adam venir s'en saisir et l'examiner à sa guise. Sur la première double page tient un croquis de ce qui ressemble une cape, si elle était faite en tissu. Mais de nombreuses annotations montrent que le but est de faire une sorte d'armure semi-souple, composée non de fibres mais d'écailles tissées par des fils d'un métal travaillé très fin. Une sorte d'armure de mailles allégée, mais pour protéger la nuque et le dos, usant de ce matériau plus léger qu'est l'écaille pour garder un poids décent. Bien sur, tout cela ne sont que des spéculations et de la curiosité d'aventurier néophyte en forge et attendant l'avis de l'expert pour savoir ce qu'il en pense sur la faisabilité d'un tel projet...
Je m’approchai de l’aventurier afin de jeter un coup d’œil à ses esquisses, sans me rendre compte que ma joue était encore poisseuse de sang. Une trainée écarlate s’écrasa à côté du carnet, l’éclaboussant de quelques gouttelettes, machinalement, j’apportai ma main jusqu’à la plaie qui soudain révéla la douleur. Je soulevai le bas de mon tee-shirt afin de faire un point de pression et cesser le saignement.
« Je suis confus, bafouillai-je rapidement. Je n’avais pas vu que j’étais blessé après la confrontation. »
Décidément, cette journée n’était pas annonciatrice de bonnes nouvelles aujourd’hui, et si l’aventurier ne m’en avait pas tenu rigueur jusqu’à présent, je ne pouvais pas m’empêcher de m’en sentir que plus honteux. Je cherchai du regard un linge afin de nettoyer rapidement mes bêtises. J’avais soudainement hâte de m’effondrer dans mon lit pour oublier tous les soucis de ce jour maudit. Détachant mon haut, qui se décolla de ma joue après que le sang ait coagulé, je nettoyai rapidement les traces de sang qui avaient malheureusement déjà séchées.
Je poussai un profond soupir en baissant les épaules, car en plus cette fois-ci, je n’avais même pas Ivan pour rattraper mes éternelles bourdes. J’abandonnai l’idée de me rattraper avant de me laisser tomber sur la chaise la plus proche.
« Je peux vous aider en effet pour votre commande, je vais juste avoir besoin d’un peu de temps pour réfléchir à vos besoins, annonçai-je songeur. De ce que je comprends, c’est davantage pour protéger vos arrières. »
Je plongeai mon regard dans son œil unique pour venir découvrir enfin son visage pour la première fois, sans être distrait par le feu de l’action. Son œil unique me mettait légèrement mal à l’aise tandis qu’il m’observait. Il fallait dire que notre rencontre assez originale ne m’aidait pas vraiment à me sentir tout à fait à l’aise en sa présence. Je me relevai, mon pied butant dans un marteau qui jonchait le sol. Et en y regardant de plus près, le paysage de la forge était chaotique, les tables étaient renversées et les outils traînaient sur le sol comme si une tempête avait tout balayé sur son passage. Je poussai alors un profond soupir de dépit, en me penchant pour ramasser ce qui traînait sur le sol en faisant part de ma pensée à l’aventurier. Ne pas le regarder me permettait de ne pas m’enfoncer dans ma propre bêtise, et avoir les mains occupées m’aidait à réfléchir sans m’emmêler les pinceaux.
« Pour une cape, il faut un matériel assez souple, mais sans enchantement, il va être difficile de vous protéger avec un matériau assez solide mais qui garde les même propriétés de souplesse. »
Remettant un peu d’ordre, la pièce me semblait soudainement plus familière et plus confortable pour discuter. Je l’invitai à s’asseoir afin que nous puissions débattre à nouveau de son projet. La joue posée dans le creux de ma main, je pointai alors l’armure du bout du doigt.
« En revanche, il est possible de renforcer le métal pour qu’il soit léger et plus confortable à porter sans qu’il ne perde sa solidité. »
J’offris un sourire encourageant vers l’aventurier allant dans la réserve pour revenir deux plaques de métal bien distinctes. Il pouvait de la sorte comparer les matériaux et voir ce qui lui conviendrait le mieux.
« En attendant, comme je ne suis pas enchanteur, je peux déjà vous proposer ce que nous sommes capables de faire. Celui-ci est robuste mais limite les mouvements, fis-je en donnant un petit coup sur le métal. L’autre protège un peu moins, mais il est très confortable à porter. Ou bien il reste encore le cuir de certaines créatures comme la peau du cobra Koï qui est aussi résistante que souple, mais encore faut-il s’en procurer… »
Je me rassis pensif, cherchant encore quelques idées à lui proposer.
-"Mais ne vous en faites pas, je ne vais pas vous juger pour ce qu'il vient de se passer."
Définitivement, le borgne n'est pas doué pour rassurer les gens. A croire qu'il n'est pas fait pour entretenir des relations avec ses comparses, autrement que sur le terrain. Soupirant intérieurement de cette remarque qui ne lui sert à rien, il laisse à Adam le temps nécéssaire pour se débarbouiller avant d'écouter ce qu'il lui explique. Finalement, le client hoche de la tête en répondant.
-"J'ai tout mon temps. Et vous avez raison, mes arrières sont ma principale faiblesse. A défaut de pouvoir l'éliminer entièrement, je voudrais m'assurer qu'elle ne me soit pas trop aisément fatale."
Voyant que le métamorphe s'occupe à ranger un peu la boutique, Sileas vient l'aider en attrapant les pièces qui passent à sa portée et en redressant les petites tables qui ont été bousculées pour s'en servir de débarras improvisé. C'est physique, mais un peu d'activité ne fait jamais de mal. Une fois le plus gros du ménage fait, l'aventurier s'installe à son tour sur une chaise, croisant les bras sur son plastron et rivant le regard sur l'artisan, pendu à ses lèvres. Ses mots ont une importance capitale pour la suite du travail, et sa propre survie. Il veut s'assurer de ne pas faire d'erreur de compréhension qui pourrait être fatale au mauvais moment.
-"Pour tout dire, je pense bien faire enchanter la cape ensuite. Je me doute que quelque chose d'assez solide ne peut passer sans faire un poids assez élevé. Pas forcément un grand enchantement, mais juste de quoi alléger un peu son poids et peut être augmenter sa résistance."
La conversation sur l'armure est encore plus intéressante. Hochant du chef, il laisse Adam partir dans l'arrière boutique en observant ses propres plans, réfléchissant à ce dont il a réellement besoin. Plus qu'une armure particulièrement coriace, il lui faut quelque chose qui termine le travail de ses talents et de son Don. Quelque chose qui permette aux coups affaiblis de glisser sans le blesser. Tout comme la cape en réalité, dont le but est simplement d'essayer de faire perdre à l'attaquant le maximum de puissance et l'empêcher d'exploiter l'une des nombreuses failles de la tenue en cet endroit si sensible.
L'armurier revient ensuite avec les deux plaques, en lui expliquant rapidement les différences. Sileas se redresse et vient se saisir des deux, les presser entre ses doigts gantés, les tapoter de la phalange. Quelques tests qui n'ont grande utilité au vu de leur superficialité, mais qui l'aident à se concentrer. Posant les pièces à coté de son carnet, il se réinstalle à son tour.
-"L'armure, j'aimerais me passer d'enchantement. Je plancherais sur un projet bien plus détaillé et couteux une fois mon idée arrêtée. Il me faudrait surtout de quoi remplacer celle-ci qui est certes très efficace, mais me dure déjà depuis quelques années. Les réparations sont bonnes, mais je sens qu'elle fatigue peu à peu, et qu'il est de plus en plus difficile de l'entretenir. Après, si vous avez des secrets d'armuriers ou des moyens de juste la renforcer et la modifier sans en refaire une entière, je suis toute ouïe."
Et finalement, le blond se rend compte qu'il a totalement oublié de parler du but de son armure. Passant une main sur son visage en secouant la tête, il pousse un soupir entre la lassitude et l'amusement.
-"A choisir, je préfère un alliage plus léger et mobile. Je porte une armure pour certes me protéger, mais principalement en complément de mon don. Celui me demande le maximum de mobilité possible, et fonctionne de sorte à ce que le blindage ne doive recevoir que des coups déviés. Donc une armure plus légère est parfaite pour me permettre d'éviter de me faire blesser à chaque coup de griffe, sans trop m'handicaper. Hélas ça ne fonctionne moins bien sur les attaques dirigées vers mon dos, d'où le besoin un peu plus précis pour la cape. Cela peut peut être vous aider sur le choix que vous estimez le plus juste."
Et le borgne lui même se replonge dans ses pensées, essayant de voir ce qu'il pourrait rajouter d'utile pour faciliter la vie d'Adam... Mais en cet instant, rien ne lui vient en tête.
« Je comprends tout à fait vos besoins, repris-je d’un ton plus jovial. Dans ce cas, je pense qu’il est tout à fait possible de redonner une nouvelle jeunesse à votre ancienne armure. Bien que… Vous permettez ? »
Sans attendre de réponse, je m’approchai de lui pour venir examiner le cuir usé de sa tenue. En effet, il était possible de voir que cette dernière avait vécu son temps, et bien que de belle facture, il n’en demeurait pas moins qu’une nouvelle beauté s’imposait. D’un œil vif, elle s’emblait encore en bel état, mais j’arrivais à percevoir certaines coutures qui avaient sauté, ou encore le cuir enfoncé qui pelait sur les zones les plus dévoilées. Accroupi face à l’aventurier, je restais pensif, il allait sûrement falloir bien plus de travail que ce que j’imaginais afin de retaper son armure.
« Je pense qu’aux vues de l’état d’usure de votre armure, il est préférable d’en faire une nouvelle. Presque toutes les pièces sont à changer de ce que je peux voir, affirmai-je en glissant un doigt sur le cuir défraîchi. Par contre, nous sommes totalement en mesure d’en reproduire une presque à l’identique de la vôtre. Ajouté à cela une carapace plus solide pour votre dos. »
Ce n’était pas vraiment l’étape la plus compliquée, mais elle demanderait certainement un peu de temps pour adapter le métal à la morphologie du blond. Alors que j’allais reprendre mes explications, la porte s’ouvrit avec fracas, me faisant soudainement sursauter. L’ombre massive d’Ivan se dessina sur le sol, dansant sous le crépitement des flammes. Je tournai la tête vers lui, croisant son regard interloqué. Il rentra avant de tirer une chaise pour s’asseoir lourdement dessus sans me quitter du regard. Sans en comprendre la raison, je me tassai sur moi-même, toujours aussi intimidé par l’aura qu’il pouvait dégager.
« T’sais gamin, c’est pas vraiment l’heure, ni le lieu pour ça. »
Je manquai de m’étouffer avec ma propre salive, avant de jeter un regard outré vers mon maître qui ne put s’empêcher de s’esclaffer ouvertement. Les joues écarlates, j’enfonçai mon visage dans mes mains, en poussant un profond soupir de dépit. Il avait le don de se montrer déplacé dans les moments où l’on s’y attendait le moins. Sa main large tapota le haut de mon crâne, et je relevai le visage vers lui.
« Tu devrais arrêter de faire ce genre de blague devant les clients, on va finir par avoir des problèmes, m’offusquai-je en le dardant d’un regard sévère.
- Mais oui, mais oui. C’est toi qui joues ta prude. Alors ça donne quoi ? »
Il donna un coup de menton dans la direction de l’aventurier, et j’osai à peine le regarder maintenant qu’Ivan venait de rentrer à la boutique. Je me levai pour ranger les plaques de métal dans un coin. M’évitant l’occasion de devoir rentrer dans une conversation où je risquais de faire face à notre client.
« Une armure classique, rien que je ne puisse pas concevoir, rétorquai-je la tête baissée sur le feu de la cheminée. Il faudra sûrement passer une nouvelle commande auprès d’Helira pour du cuir. »
Revenant auprès des deux hommes, je laissai mon regard s’échapper sur mes pieds. J’avais envie de mourir de honte, surtout après avoir fini complètement à poil devant le blond. Le bras d’Ivan s’enroula autour de mes épaules en relevant la tête avant d’offrir un faible sourire à l’aventurier.
« Faut pas hésiter à le secouer un peu, sinon il va continuer à marmonner dans ses dents, éructa le maître des lieux en tapotant fièrement mon épaule. Mais il fait du bon boulot, tu verras tu seras pas déçu.
- Si ce que je vous propose vous convient, je peux dès maintenant commencer les premiers croquis pour vous donner une idée de l’ensemble final, repris-je sans relever les propos d’Ivan. Tout reste possible dans votre situation. »
-"Alors si vous considérez qu'il me faut une nouvelle armure, j'écoute votre avis. Néanmoins, plutôt que de la refaire à l'identique je ne serais pas contre un coup de neuf. Celle-la date de quelques années, et même si ma morphologie n'a pas tant changée depuis, je pense que quelques nouvelles mesures ne feraient pas de mal et pourraient servir pour d'autres projets que cette première commande."
Et il n'utilise pas le terme première commande pour rien. Il espère bien attirer l'attention d'Adam à ce sujet et le motiver à donner son meilleur. N'ayant même pas le temps de réagir, voici Ivan qui rentre, avec un drôle d'air sur le visage que le borgne n'arrive à comprendre. S'est-il passé quelque chose d'imprévu, ou est-il sous le choc d'avoir été ainsi attaqué ?
Et non, tout ce qui en sort est une phrase cryptique. Le blond ne comprends pas durant quelques instants, et finalement c'est l'air écarlate du métamorphe qui lui font comprendre de quoi il s'agit. Pendant un instant ses traits prennent un air outré, passant du maître à son apprenti, avant qu'il ne parte dans un rire profond et fort. Son sourire s'agrandit alors qu'il n'arrive pas à s'arrêter de rire, finissant par simplement porter un gant à sa bouche pour mordre l'un de ses doigts gantés et se calmer peu à peu.
-"Osé comme blague, mais j'apprécie. Votre apprenti à toutefois raison, avec certains ça ne doit pas très bien passer."
Ce n'est absolument pas dit méchamment et il laisse les deux ouvriers converser ensembles à propos de sa commande. Au moins ils semblent confiants, et c'est un bon point. De l'autre coté, Sileas ose espérer que Sia ne l'aurait pas envoyé chez un mauvais artisan simplement car c'est un ami, mais cela ne semble être le genre de la charmante demoiselle. Au conseil du maître, l'aventurier étire de nouveau son sourire, laissant Adam parler avant de reprendre la parole pour l'un, puis l'autre.
-"Si c'est dans son caractère, je ne vois pas pourquoi je le brusquerais tant qu'il fait du bon travail, je vous fais confiance et je lui fais confiance."
Le regard quitte Ivan pour revenir au second armurier, récupérant son carnet pour laisser son regard le parcourir avant de le pivoter vers ce dernier.
-"On peut commencer dès que vous le souhaitez, j'ai justement prévu du temps libre pour pouvoir faire cela sans avoir à se précipiter. Néanmoins, se pose la question pour ma cape. Pensez-vous faire cela dans un second temps ou préférez-vous voir autre chose auparavant ?"
L'aventurier croise ensuite les mains, songeur quelques secondes. Si il est sur que cette fameuse cape est un projet qui lui tient à cœur, il est tout de même moins prioritaire que de posséder une nouvelle armure, bien plus fiable et surtout mieux ajustée. Si celle actuelle est du bon travail, elle n'avait pas exactement été faite sur mesure, contrairement à celle que semble lui proposer Adam bien plus proche de sa morphologie. Vient ensuite une question fort importante qui fera surement briller le regard des deux hommes face à lui, alors qu'il redresse la tête, un sourire sur les traits tandis qu'il s'attaque à l'aspect plus commerçant des choses.
-"Maintenant, avant d'attaquer cela dans le détail se pose une question, celui du prix. Combien pour l'armure dans l'un des métaux que vous m'avez présenté ou similaire dans ses caractéristiques, et si vous estimez mon expérience personnelle pour protéger mes arrières, à combien elle me reviendrait pour obtenir un produit qui une fois enchanté serait confortable sans trop m'alourdir ? Si c'est possible, bien sur."
Et c'est un sacré "si" que soulève Sileas alors que son regard danse d'Adam à Ivan. Il adorerait posséder un objet de ce genre pour se protéger des mauvaises surprises et limiter l'angle d'attaque sur la seule réelle ouverture offerte par son don. Mais il est bien plus facile de penser à quelque chose que de le concevoir, et seuls les experts pourront lui dire si oui ou non, il a eut les yeux plus gros que le ventre.
Je n’avais jamais vraiment trop aimé me pencher sur le côté financier, Ivan s’en chargeait très bien, et bien que j’étais capable d’avoir de bonnes estimations, je ne pouvais me fier à mon éloquence pitoyable. Je n’avais rien hérité des Obelia à ce niveau. Le langage se marquant parfois de quelques prouesses acrobatiques, j’arrivais tout de même à me faire carotter sur mes propres ventes. Le maître des lieux avait donc jugé bon de garder sa réserve, ou tout simplement de ne pas me laisser m’embrouiller dans mes propres mots afin d’éviter que je ne m’écrase face à la clientèle.
Toutefois, je me permis d’intervenir en m’installant à nouveau sur la chaise.
« Nous restons tout de même abordable, c’est juste qu’on a choisi de privilégier la qualité. Rien n’est impossible pour nous sans que ce soit hors de prix pour nos clients. »
En observant plus en détail la tenue de l’aventurier, j’avais déjà des estimations en tête qui ne dépassaient pas le budget moyen d’une armure classique. Avec les améliorations à ajouter, elle pourrait certainement durer un moment avant d’être obsolète. En ce qui concernait la cape, tant qu’il n’avait pas les projets de l’enchanteur en main, je préférais ne pas me lancer dans sa conception, au risque que celle-ci ne corresponde plus à ses besoins. Mais avant tout, il fallait d’abord que j’estime sa première demande.
« Dans l’état, si je devrais chiffrer votre armure, nous serions probablement autour de six cent cristaux sombres, mais à nouveau tout dépendra des matériaux que nous utiliserons, repris-je à voix basse. Il est toujours possible de remplacer le cuir d’osarex par celui de smilodon. Un peu moins résistant, mais qui fait tout aussi bien l’affaire, et qui baissera un peu le coût final. Disons que nous pouvons également nous adapter à votre bourse pour trouver un juste équilibre entre le résultat et le tarif. »
Je jetai un bref regard dans la direction où j’avais déposé mes plaques, ignorant les regards posés sur moi pour éviter de défaillir dans mes propres phrases. Je sentais qu’Ivan souhaitait également parler, mais il tenait également à ce que je fasse ma part. Sûrement un moyen de me faire comprendre que je n’étais pas juste un apprenti qui suivait bêtement les préceptes de son maître. J’avais eu l’occasion de voir des têtes passer dans la forge, et Ivan qui rongeait son frein pour ne pas les jeter dès le premier jour. La science n’était pas infuse à tous les forgerons du royaume, mais je supposais que simplement s’atteler sans se dépasser n’intéressait pas mon maître. Dans mon cas, je n’avais jamais éprouvé un réel attrait pour la forge, jusqu’à tenir mon premier marteau en main. Et si au début je me contentais de faire fondre le métal – et très souvent manquer de mettre le feu à la maison – il était vrai que j’éprouvais un réel plaisir à concevoir au-delà des espérances de nos clients.
« Je pense qu’il est préférable que vous soyez celui qui nous donne votre budget pour que l’on estime ce qui nous sera possible de vous faire. »
Si Sia m’avait envoyé un tel aventurier, c’est qu’elle savait pertinemment qu’il avait les moyens de s’octroyer nos biens. Elle ne me ferait pas l’offense de présenter une personne inapte à payer ses biens, puis nous avions bien l’avantage d’être très flexibles dans la mesure où tout était fait en fonction du client.
-"Il est vrai que j'expliquais cela à votre apprenti, si je ne me trompe pas, mais je ne suis pas ici par hasard. C'est une amie d'Adam qui m'a recommandée la boutique, et c'est justement car vous faites du travail sur mesure que je suis ici. Je suis prêt à mettre le prix pour une armure qui m'aidera à rester en vie. Économiser une poignée de cristaux sur un achat aussi important ne mérite pas que je finisse éventré au milieu d'une forêt ou des neiges éternelles."
Adam le rassure ensuite sur le prix, lui expliquant leur objectif et leur façon de faire. Le blond sourit en hochant de nouveau la tête. Il apprécie que l'armurier lui propose plusieurs options pour faire varier les prix selon sa bourse, au lieu de directement essayer de lui vendre les matériaux les plus chers. Réfléchissant à l'offre, l'homme tapote quelques instants le bois de la table de ses doigts gantés.
-"Alors encore une fois, tant que j'ai des matériaux solides mais assez souples, tout me convient. J'accepte aisément que cela coute plus cher. Je peux pas avoir résistant et en plus léger sans en mettre le prix."
Quelque chose passe entre les deux armuriers. Une sorte d'échange silencieux. Sileas leur laisse le temps de choisir qui veut prendre la parole, et il semblerait que le maître soit d'humeur à laisser l'élève apprendre et faire ses choix. Après tout, il y'a de fortes chances qu'Adam tienne sa propre forge un jour, si c'est le chemin qu'il souhaite emprunter. Donc même si il semble gêné dans ce genre de moments, il est obligé d'apprendre à faire avec et savoir tenir tête aux clients. Pas que l'aventurier aie pour objectif de rendre cela plus complexe et difficile que de besoin. Non, c'est juste c'est une personne exigeante. Alors qu'il se fait demander son budget, il serait tenté de refuser, étant donné que cela pourrait pousser à l'arnaque, à lui vendre du matériel inutile pour gonfler la facture. Mais il a confiance en Sia, et si elle lui a conseillé cette personne, c'est qu'elle n'est surement pas la pour l'arnaquer.
-"Alors, si je dois donner un budget... Je dirais que pour une bonne armure qui me tiendra mes prochaines missions et quêtes qui risquent d'être particulièrement exigeantes, j'aurais un budget de mille deux cent cristaux sombres, pouvant monter jusqu’à mille cinq cent si vraiment c'est utile ou vital."
Voyant bien qu'il évite le sujet de la cape, le combattant récupère son carnet et vient le ranger dans son sac, avant de grogner en se redressant. Son regard passe de l'un à l'autre, alors qu'il vient commencer à retirer les pièces de son armure. Car même si il présume un peu, sachant qu'il a pour ainsi dire doublé le prix annoncé par Adam lors de son premier devis, il se doute bien qu'il aura leur attention, et que l'un des armuriers risque de rapidement vouloir prendre ses mesures ainsi que celles de ses pièces pour savoir quoi lui proposer.
-"J'aimerais aussi savoir si vous vendez des kits de réparation ou ce genre d'outillage. J'essaye d'improviser en mission, mais quitte à prendre l'armure chez vous, autant prendre les produits que vous pourriez conseiller pour l'entretenir entre deux passages pour la faire réviser."
« J’entends parfaitement, mais nous ne sommes pas des enchanteurs, ça ne reste qu’une... Commençai-je avant d’être interrompu par la main d’Ivan.
- T’as du culot gamin. Très bien, Adam s’occupera de ton armure, elle sera si parfaite que tu voudras même pas la retirer pour pioncer. »
J’ouvris les yeux bien ronds face à mon maître qui sortait des inepties qui me donnaient envie de m’étrangler sur place. Un simple regard paniqué en direction de l’aventurier me fit me pincer outrageusement les lèvres. Un coup d’épaule de la part d’Ivan me fit me lever aussitôt pour venir saisir l’ancien vêtement afin de l’inspecter. Plus lourde qu’il n’y paraissait, je la déposai sur la table afin de venir caresser lentement les points en cuir, ainsi que les dessins vieillissants du métal qui avait vécu.
« Pas adaptée, trop lourde, constatai-je pensivement. »
Je ne m’étais même pas rendu compte que je m’étais exprimé à voix haute, avant de me tourner vers notre client, muni d’un sourire plus posé. Il n’y avait pas à douter que ce n’était pas son armure qui avait forgé son expérience, mais j’avais la nette sensation qu’il devait être bridé dans ses mouvements. Je ne pouvais alors m’empêcher de dessiner intérieurement les plans d’un nouveau bijou qui redorerait son corps. Saisissant à la volée le mètre qui traînait sur le coin de la cheminée, je m’approchai de lui afin de prendre ses mesures.
« Légèrement trop grande aussi, pas assez de prise sur le buste et trop serrée pour les épaules, vous avez dû prendre du muscle depuis que vous la possédez. »
Les commentaires fusaient à chaque fois que je reposais mon regard sur l’ancienne armure de l’aventurier. Celle-ci était pourtant très belle, et sans doute très confortable malgré mes différentes constatations. Seulement, j’imaginais quelque chose d’encore plus grandiose à chaque fois que le mètre s’enroulait autour du corps du garde. Toutes les informations s’annotaient une à une sur un papier volant, avec à côté les différents matériaux qui s’adapterait au mieux à sa morphologie et à sa demande. Sans contrainte financière, j’étais libre d’utiliser les matériaux les plus chers du marché afin de lui offrir la résistance maximale.
« Combien ? Héla mon maître d’une voix désintéressée.
- Si on a les matériaux, en une semaine, je peux la terminer, répondis-je songeur. Peut-être quelques jours de plus pour les finitions, mais ça ne devrait pas être intensément long.
- Très bien, tu commenceras dès demain si notre ami est partant. »
Je penchai la tête vers lui curieusement, sans comprendre où il voulait en venir.
« Demain ? Pourquoi pas dès aujourd’hui ?
- Ouais, aujourd’hui tu dois quelques explications de ton comportement à la garde. Ils ont pas vraiment aimé que tu réduises en charpies le bras d’un homme. »
Mon visage s’anima d’une expression terrible. J’avais complètement oublié cette histoire. Non pas que je souhaitais l’éviter, mais je sentais surtout que ma déposition allait traîner en longueur. Mais je baissai les épaules, je ne pouvais en effet pas vraiment m’en sortir sans donner ma version des faits. J’avais été aveuglé tant par la peur que par la colère que ces événements avaient éveillés en moi.
« J’m’occupe du reste pendant que t’es là-bas. Oublie pas de mentionner la légitime défense. J’préfère te le dire parce que tu vas l’oublier en te pissant dessus. »
J’étais à la fois consterné et terrifié, mais il fallait le faire, répondant alors d'un sourire crispé. Je saluai d’un geste de la main l’aventurier avant de m’échapper dans les ruelles glaciales de la cité, me rassurant tant bien que mal sur le fait que ce n’était qu’un mauvais moment à passer.
La suite devient une tempête de réflexions, remarques et notes. Une fois pris dans son travail, l'armurier semble totalement oublier sa gêne naturelle pour se concentrer sur des questions bien plus pratiques. Le blond ne peut qu'apprécier cela, attendant d'avoir un moment de répit dans l’œil du cyclone pour répondre à quelques points que l'artisan a soulevé durant ses mesures.
-"En effet, cette armure date d'il y'a quelques années, quand le travail d'aventurier s'est mis à bien fonctionner pour moi, et une fois les premières missions un peu juteuses terminées. Avec les années d'entrainement et de combat en plus, même si j'ai pas changé de morphologie, j'ai quand même continué d'évoluer, contrairement à elle."
Et enfin, le travail préliminaire termine. Adam possède ses notes pour entamer le travail, et ne reste que les petits détails finaux. L'aventurier est ravi que le travail puisse commencer si rapidement, et il a un mouvement de tête appréciateur alors que le coin de ses lèvres s'étire un peu plus largement en un sourire satisfait. La suite est certes bien moins heureuse, mais prévisible. Ivan est dans le vrai toutefois, et la légitime défense devrait l'aider. Après avoir salué un Adam paniqué se dirigeant vers les casernements, Sileas profite du temps nécéssaire à récupérer et remettre son armure en place pour poser son regard sur l'expert qui sent venir le moment intéressant, celui du paiement.
-"J'ai hâte de voir ce que vous me réservez comme armure. Mais outre les compliments gratuits, vous souhaitez vous arranger comment pour les cristaux ? 600 tout de suite, le reste à la livraison si tout me convient et selon le devis restant ?"
Le forgeron ne réfléchit presque pas. La moitié du paiement en immédiat correspond déjà au prix initial de l'armure. Autant dire qu'il ne craint pas grand chose. Tout en se redressant, il tend la main en reprenant de sa voix profonde habituelle.
-"Cela me convient. Repassez d'ici un peu plus d'une semaine et elle sera prête. Vous n'en serez pas déçu, je vous le garantis. Adam vous fera un travail d'orfèvre."
Les cristaux changent de main, suivie d'une poignée du même membre pour valider la transaction et se saluer. L'aventurier repart ensuite dans la rue, retournant à son quotidien. Une semaine à tuer dans la Forteresse, ce n'est pas particulièrement compliqué. Et venant justement de faire descendre ses cristaux, il est d'humeur à aller prendre des missions pour remplir de nouveau sa bourse et ne pas trop s'ennuyer...
-----------------------------------------------------------------------------
Presque une dizaine de jours ont passés. Le travail l'a vraiment absorbé, presque trop. La Guilde ne manque jamais d'occupation pour un homme à la recherche de paiements, et retrouver ses terres natales a fait le plus grand bien au Borgne, l'aidant à se rappeler un temps plus simple. Pas forcément plus agréable, mais différent. Tout n'a pas été particulièrement agréable, et la blessure cicatrisée d'une pointe de flèche l'ayant blessé le tire encore, mais Sileas est en forme tandis qu'il se dirige vers la forge d'un certain armurier, avec l'espoir au cœur que sa commande soit terminée. Frappant à la porte qu'il trouve ouverte, il rentre sans hésitations, satisfait de voir que pour une fois, des bandits n'attendent pas pour essayer de le poignarder, lui ou les propriétaires des lieux.
Attendant patiemment qu'il soit enfin remarqué au milieu du travail des deux artisans, l'aventurier finit par lever la main avec un sourire, prenant immédiatement la parole.
-"Bonjour et excusez moi pour l'attente. Vous aviez dit une semaine mais le travail m'a retenu un peu plus que je ne l'aurais souhaité. Est-ce que mon armure est prête ? J'ai hate de pouvoir l'essayer et en changer."
Car en effet, celle qu'il porte est marquée de nouveaux stigmates, certains plus profonds que d'autres. Et si l'entretien des différentes plaques pourrait leur rendre une nouvelle jeunesse, il est clair que ces nouvelles balafres dans le blindage montre ses limites, et l'urgence d'en changer. Heureusement, c'est exactement pour cela que Sileas est la, commençant déjà à retirer les pièces usées de sa tenue pour essayer celle que l'on risque de lui proposer sous peu, son regard d'acier ne ratant pas un seul détail de ce qu'il aura sous le regard, tout comme son oreille elle même attentive aux informations que l'on lui donnera sur la composition de sa nouvelle tenue, ses qualités et ses défauts.
Faisant un détour par la forge avant de rentrer chez moi, je vis Ivan qui se trouvait encore à son poste, fidèle à sa propre éthique. Il m’épargna de son long discours, mais je pouvais voir qu’il n’en pensait pas moins. À la place, une unique main sur mon crâne et un regard brillant de bienveillance m’accompagna jusqu’à la sortie.
En effet, mon travail ne commencerait que le lendemain.
~
Trouver les matériaux en conséquence de la demande ne s’était pas montré des plus aisé, et la hausse des demandes avait rendu le travail bien plus ardu qu’il aurait dû l’être. Et au final, l’assemblage des matériaux m’avait juste semblé n’être qu’une farce à côté des détails qu’il avait fallu régler. Durant ces jours, j’avais pu voir le regard d’Ivan se moquer ouvertement de moi, comme me narguant de ma propre naïveté concernant cette commande.
Jurant dans ma barbe, je promettais de ne plus me lancer aussi aisément dans un projet sans me pencher davantage sur tous les problèmes auxquels j’allais être confronté. Puis quel idiot doublé d’un imbécile fini doublait la somme de sa commande ? C’était simplement une belle farce afin de mettre la pression sur l’artisan qui offrirait l’armure finale.
« Tu fais quand même du bon travail Adam, arrête de revérifier cette armure. »
Je ne pouvais m’empêcher de revoir toutes les finitions pour m’assurer que tout était bien, inquiet de savoir si le résultat conviendrait bien à l’aventurier. Mais je ne le saurais que lorsqu’il franchira enfin le palier de la porte.
~
« Je doute que tu sois déçu, j’laisse Adam se charger de toi. »
Reposant sur un mannequin en attendant son nouveau propriétaire, l’armure semblait presque briller d’un éclat de renouveau. Détachant les sangles, j’offris l’armure à l’aventurier, en l’observant curieusement. Avant de sortir d’un coffre, une boîte contenant du matériel de réparation d’urgence.
« Avec ça vous pourrez raccorder les pièces en cas de dégâts mineurs, pour quelque chose de plus gros, il faudra malheureusement revenir ici. Au moins, je connais chaque plan de l’armure pour vous la remettre à neuf. »
Si dans mon zèle, je n’avais pas prêté attention à sa demande concernant le matériel de réparation, cette fois-ci, j’avais bien tout fait dans l’ordre, sachant que chacun repartirait avec ce qu’il désirait. Lorsque l’armure fut sur son dos, je me permis des retouches qui permettraient à l’aventurier de se sentir pleinement à l’aise dans son nouveau vêtement. Et sans vouloir me vanter, j’étais assez satisfait du résultat. Une certaine superbe ressortait de notre client, et j’étais certain que son corps serait bien protégé. J’avais pris soin de choisir les matériaux les plus souples et le plus solides afin qu’il souffre le moins possible des gênes que pouvaient occasionner le port d’une telle armure.
La somme maintenant empochée et le client satisfait, il était certain que les prochains jours ne seraient pour moi qu’un repos bien mérité.