La plume vert acide de Lunar griffonnait avec fougue sur la page vierge disposée sur son porte-documents. La scribouilleuse dessinait l’intérieur d’une pièce en suivant les instructions de son maître. Croquant les pourtours d’une grande cheminée, la plume rajoutait ça et là des ornements qui n’existaient tout simplement pas. Tantôt une fleur de lys, tantôt une esquisse de bas-relief, l’âtre prenait une allure bien plus majestueuse qu’il n’en avait jamais possédé. Lunar ne semblait pas être mécontent du résultat, regardant les traits subtils que faisait sa plume avec intérêt. Tapant du pied sur le perron de la Volière aux dragons, l’académicien attendait que son scribe magique termine son œuvre avant de se décider à frapper pour s’annoncer. La plume à papotes achevait un vase fleuri, débordant de bruyères et de crocus, et entamait la dentelle d’un napperon lorsque le jeune lui ordonna de s’arrêter afin de terminer les meubles du salon.
- C’est un résultat satisfaisant, tu peux rajouter quelques bibelots sur la table basse entre les sofas et nous aurons une redécoration satisfaisante pour leur pièce à vivre. J’estime la satisfaction des visiteurs à plus de 80%. Note-le, d’ailleurs. Je tiens à ce que Weiss le montre à sa locataire. Pense-bête à moi même : pensez à leur envoyer une copie du Manuel du savoir vivre de l’Hôte pour une bonne soirée en société par Donatien de Montbazillac.
Lunar conserva la plume en suspension au-dessus d’une nouvelle feuille de papier, prenant la précédente pour l’enrouler consciencieusement et la nouer à l’aide d’un ruban de soie carmin. S’il se présentait à la Volière aux dragons ce jour, c’était pour répondre à l’invitation privée de la maîtresse de maison, du moins l’une d’entre elles, qui lui avait envoyé une lettre il y a quelques jours de cela. La correspondance de Lunar avec la fondatrice de l’Astre de l’Aube, grand hôpital et fleuron de la médecine du royaume, s’était intensifiée depuis une brochette de semaines. En effet, les deux avaient été emportés dans un cauchemar lucide dans lequel ils avaient été poursuivis par des créatures atroces, proches d’un phasme, en compagnie d’une aventurière et d’une sculptrice. Si Lunar n’avait tissé aucun lien avec les deux autres femmes qui les avaient accompagnés dans leur voyage au pays de l’infortune, Luz avait décidé d’entamer de longs échanges épistolaires une fois libérés. Cette escapade cauchemardesque avait donné une idée un peu spéciale à Lunar. Une idée qui, si elle arrivait à prendre forme, ferait de lui un des individus les plus puissants d’Aryon…
La dernière fois qu’il était venu à la Volière, s’était à l’occasion de la fête qui y avait été donnée pour célébrer le Solstice, ainsi que le passage vers la nouvelle année. Lunar y était venu pour s’entretenir avec Luz de l’affaire qui l’animait, mais n’en avait pas eu l’occasion. Tout le beau monde présent à la réception s’accaparant soit leurs hôtes, soit la nouvelle coqueluche de la Guilde, Jin Hidoru. Le Fiel n’avait pas vraiment compris ce que tout ce petit monde pouvait lui trouver. Sans avoir l’air spécialement désagréable, il sentait la châtaigne grillée, avait l’air ronchon, ne lui avait pas parlé malgré de longues années passées au sein de la Guilde, et portait un manteau de cuir trop serré. Peut-être que tous ces gens voulaient juste faire bonne figure devant la première ministre et s’attirer ses bonnes grâces ? Il avait beau être talentueux, le Châtieur Ardent n’avait rien d’un membre de la haute société. Et le fait qu’il ne lui ait pas adressé la parole suffisait à Lunar pour le qualifier de gueux sans manières.
Lunar fit quelques pas sur le perron pour arriver devant la porte. À l’aide de sa canne de métal, le scientifique tapota doucement sur le bois de la porte pour s’annoncer, sans même qu’on ne lui ait ouvert :
- Lunar Le Fay, Académie des Sciences, ouvrez-moi.
Il abaissa sa canne et tourna la tête pour tomber sur un pot de géraniums d’un rose criard. Les fleurs n’avaient même pas été dépotées et restaient là, posées sur un banc de pierre qui commençait à se faire couvrir par de la mousse.
- Immonde, fit Lunar en fronçant le nez.
Avec sa canne, il donna un coup au pot de géraniums qui tomba à la renverse et se perdit au milieu d’un buisson de sauge, disparaissant entre les feuilles. Personne n’irait chercher ce pot ici, et vu qu’elles n’avaient pas été replantées, les maîtresses de maison devaient l’avoir oublié depuis longtemps. Des plantes aussi hideuses ne manqueraient à personne, pensait-il.
- Nouveau pense-bête à noter : leur transmettre un nouvel agencement pour leur jardin, quelque chose de sensiblement différent de l’actuel, pour un résultat élégant, sophistiqué, et impressionnant. Biomes appropriés : tempéré caducifolié, prairie et broussailles.
Il laissait la plume danser sur le papier alors qu’elle inscrivait toutes les paroles du jeune homme. Du bruit provenait depuis la porte, cette dernière était en train d’être déverrouillée, le bruit de la serrure faisant lâcher un soupir de satisfaction à Lunar.
- Enfin.
Lunar poussa la porte lui même pour l’ouvrir plus rapidement avant de s’annoncer à nouveau, tendant le croquis qu’il avait fait dessiner à sa plume :
- Avant que vous ne demandiez, mon thé : matcha de l’Archipel, s’il vous plaît, avec un nuage de lait. Prenez ce parchemin, il dépeint votre intérieur, mais c’est moi qui l’ai fait, donc c’est mieux.
Et il passa à l’intérieur du hall…
Dommage fromage, arborait la couverture en belles lettres d’or lorsqu’elle reposa l’ouvrage sur la pile. Un savant traité aux passages douteux qui s’appesantissaient sur l’idée d’aura olfactive, nuage odorant astrologique supposé environner chaque être vivant de ce continent. Si les assertions et les pseudos preuves scientifiques de l’auteur, Jim Idobrive, étaient faiblardes en argument, sa lecture s’était révélée bien plus appréciable et distrayante que le livre voisin : L’histoire du Glooball, ou l’extinction provisoire des gloots endémiques du Grand Port. Les pauvres bestioles avaient souffert de leur malencontreuse ressemblance avec les glooby éponymes de ce sport, et bon nombre de spécimens s’étaient tout bonnement retrouvés transformés en balle rebondie, véritable prouesse en taxidermie. … Qui diable était allé leur offrir de pareils bouquins ces dernières années ? Assurément, ce n’était pas le type de lecture qu’achetait Zahria. Luz soupira, une main fatiguée passée sur ses épaules douloureuses, un frisson prestement arraché par le courant d’air froid qu’elle avait précédemment créé. Son pénible travail soulevait régulièrement d’importantes volutes de poussière, et il était tout bonnement hors de question de recevoir son prochain invité dans ces conditions. Heureusement, l’ouverture des fenêtres avait suffi à palier au problème et ses rangements s’avéraient à seconde vue efficaces puisqu’ils ne donnaient pas au salon l’allure d’un complet champ de bataille.
Depuis que les colocataires avaient débuté les premières étapes d’importants travaux d’agrandissement, la Volière aux Dragons bruissaient d’une activité hors norme – bien plus que celle créée par leur éternelle tribu d’espions en vadrouille -, et il fallait sans cesse déplacer des quantités astronomiques de bibelots et d’étagères pour prendre des mesures si ce n’était dégager l’espace. Bientôt, le mur du fond serait abattu pour y construire un couloir et relier la demeure à la maison adjacente, récemment extorqu… Achetée au voisin. Encore une année où il faudrait cravacher de plus belle pour restaurer ses fonds de cristaux, mis à mal par leurs coûteux projets personnels. Luz se souvenait avoir suggéré à Zahria de s’inventer rapidement une nouvelle Cabale en riant, mais le souvenir de Ruth et de l’expérience récemment vécue par la belle Maitre espion l’avaient immédiatement encouragée à plutôt fixer le fond de sa tasse d’un air très très absorbé. Heureusement pour elles, les criminels n’étaient pas prêts à rendre leur tablier et Zahria était assurée de ne jamais écoper du moindre chômage gênant !
Les coups discrets portés sur la porte la firent instinctivement pivoter, arrachée à sa contemplation songeuse. Prise de subite panique, elle parvint à ôter les lanières de son tablier, raclant les paumes de ses mains poussiéreuses sur le tissu avant de balancer celui-ci dans la cuisine. Trois pas précipités plus tard, juste le temps de vérifier que tout était correctement placé dans le salon, et Luz ouvrait la porte à Lunar Le Fay, Le Fiel pour les intimes – ou pour ses détracteurs... ?
Ses lèvres s’étaient ourlées d’un véritable sourire, probablement unique personne en ce monde sur qui les directives cavalières de Lunar glissaient comme autant de gouttes d’eau sur les plumes d’une Maman canard. Luz était véritablement radieuse et ravie, par trop indifférente aux simagrées du scientifique, par trop connaisseuse de ses travaux. Peu de choses l’attiraient à la mesure du Savoir, phalène tempétueuse irrésistiblement appâtée par la lumière flamboyante d’un cristal de lumière. Elle n’était pas du type à juger l’Homme, elle était du type à juger l’effort, la quintessence d’une science ramassée en un même individu. Et l’on pouvait dire ce que l’on voulait du verbe acéré de Lunar, cela n'entachait nullement la qualité de ses travaux.
Ce faisant, elle le guida d’un pas leste jusqu’au salon, bien que celui-ci lui soit familier depuis la fête du 1er de l’an 1002, ouvrant théâtralement grand les bras pour lui présenter fugacement l’envergure de son travail. Ce n’était pas la bibliothèque à demi vidée ni les étagères déplacées qu’elle souhaitait lui montrer. Mais bien la quantité astronomique de pots d’un rose criard, disposés ici et là sur les meubles, rehaussés de géraniums resplendissants aux couleurs aussi diversifiées que diaprées.
Incapable de tenir trop longtemps en place, heureuse et agitée comme un jeune chiot par la venue de Lunar, elle avait déjà glissé la tête par l’entrebâillement de la porte de la cuisine pour souffler une poignée d’instructions à la cuisinière. Elle avait l’heur de disposer d’un placard entier rempli de thé de différentes saveurs, savamment collectionnés au fil du temps pour abreuver sa famille aimée de litres titanesques de boissons chaudes. Si les pots de fleurs devaient avoir vraisemblablement refilé une apoplexie au malheureux Académicien, son choix de thé pourrait au moins lui être fourni avec exactitude… Luz était pour sa part revenue s’accroupir devant la cheminée, le parchemin confié par Le Fiel déposé sur une étagère, tâchant à présent de redonner aux cendres leur bel aspect de flammes remplumées.
Elle désigna d’un geste lest du poignet la silhouette imposante qui dormait paisiblement à l’autre bout du salon, Alraqs présentement plongé en pleine sieste sur son tapis coutumier : le rarwük avait à peine bougé une oreille à l’entrée du scientifique. C’est cet instant que choisit également Nakai, son shupon, pour bondir gracieusement sur le dossier du canapé, deux prunelles curieuses et un brin craintive détaillant subtilement la silhouette de l’individu inconnu.
Son messagerbou était quant à lui en pleine mission de transmission de courriers.
Lunar jeta un air mauvais aux pots de géraniums posés partout dans le salon, remplaçant les vases ouvragés, les statuettes sur les commodes, et même les bibelots dans les armoires. La pièce à vivre de la Volière dans laquelle il avait évolué tout au long de la soirée de la nouvelle année avait pris des airs de salon de thé mièvre. Tout ce rose faisait mal à l’œil et aurait sans doute provoqué moult relents gastriques à tous les courtisans poudrés du palais. Tordant ses lèvres en une moue écœurée, l’académicien s’en retourna vers la cuisinière qui arrivait avec une tasse remplie de thé chaud. La servante disposa la tasse face à lui, le laissant admirer les belles effluves de fumée émanant du liquide vert dans le récipient. Son choix de thé était quelque peu original, mais Lunar appréciait tout particulièrement les notes amères du matcha lorsqu’il avait besoin de se concentrer. Elles lui apportaient le focus nécessaire dont il avait besoin en toute circonstance.
- Quoi qu’il en soit, je ne suis pas venu ici pour siroter du thé et parler familiers. Ni pour admirer l’horrible collection de géraniums que votre patient, sans doute aveugle soit dit en passant, a choisi de vous offrir. Il y a une urgence, mademoiselle Weiss. Et si personne ne se décide à prendre de mesures, la situation pourrait dégénérer.
Le scientifique porta la tasse de thé à ses lèvres pour prendre une petite gorgée, la boisson venant lui réchauffer le palais, embaumant ses narines d’une douce odeur agréable. Il semblait manifeste que la fondatrice de l’Astre de l’Aube avait moult préoccupations entre son travail, l’état de son foyer, les nombreuses tâches administratives qui lui incombaient et sa propre vie privée. Mais Lunar était persuadé que ce qu’il avait en tête dépassait de loin toutes ces choses. Leurs échanges épistolaires, bien qu’espacés en raison de leurs nombreux déplacements professionnels, s’étaient comme suspendus avec les festivités du Solstice. L’entrevue qu’ils menaient à présent semblait salutaire aux yeux du jeune homme afin de raviver tout le sel de leurs courriers.
- Depuis notre nuit horrifique durant laquelle nous avons été emportés dans un cauchemar, j’ai eu comme une épiphanie. Je ne prends jamais de pastille de rêve, et je suppose que, si vous vous adonnez à pareilles pratiques, vous sélectionnez avec soin vos partenaires. Ce qui signifie que quelqu’un de mal intentionné nous a drogué, nous en plus de ces deux citoyennes dont j’ai déjà oublié le nom. Si nous avons pu être atteints malgré nos positions, alors d’autres ont pu l’être via le même modus operandi.
Sur le dossier du fauteuil de Luz, le shupon gazouillait en battant des ailes pour ne pas tomber à la renverse sur le sol. La petite créature aux allures de fée aquatique scrutait Le Fiel de ses prunelles noires, cherchant par la même occasion quelque chose à se mettre sous les chicots. Malheureusement pour l’animal, Lunar avait l’intuition que sa maîtresse n’avait pas constamment sur elle une gourde fontaine pour satisfaire l’appétit de l’amphibien ailé. Néanmoins, il savait que le shupon devait déjà être en train de se repaître sans même en avoir l’air, ces étranges salamandres ayant la capacité de se nourrir de l’affection de leurs propriétaires.
- Cette attaque m’a fait réaliser qu’il était grand temps de prendre les choses en main, de manière drastique et efficace. Entre les attentats répétés contre la Couronne, la criminalité en forte hausse, la Garde débordée, cet étrange désert flottant au-dessus de la côte depuis toutes ces semaines, ce n’est plus qu’une question de temps pour que quelque chose de cataclysmique n’arrive. Et je suis bien placé pour le savoir, la magie peut être bien chaotique.
Lunar but une nouvelle gorgée de thé avant de relever des yeux perçants vers Luz, comme un chat fixant une proie dans la nuit noire.
- Il est grand temps que quelqu’un se décide à agir en tant que garde-fou pour le royaume. J’ai donc décidé de réunir plusieurs individus de grande influence afin de garder, dans le plus grand des secrets, un œil sur les affaires d’Aryon et potentiellement intervenir quand l’équilibre est menacé de rupture. D’où ma présence ici chez vous et mes échanges via lettres. Votre réputation et influence ne sont plus à refaire, vous seriez vitale pour ce que j’envisage.
Cette fois, le jeune homme esquissa un fin sourire en demi-lune, conservant la tasse de porcelaine dans le creux de ses mains.
- Notre groupuscule ne serait composé que de personnes d’influences afin d’avoir une portée et capacité d’action à grande échelle et tous les leviers que cela implique. Et, bien entendu, nous œuvrerions pour le bien du royaume dans les coulisses, c’est une prérogative de la plus haute importance. Les citoyens d’Aryon n’ont pas à savoir que nous agirions en éminences grises. Cela causerait de gros remous envers la Couronne et dans la société.
Il reposa sa tasse sur le napperon de dentelle que la domestique avait disposé sur la table basse, entre les fauteuils.
- Je sais que je vous prend au dépourvu et que ce n’est pas une demande anodine. Mais j’en appelle à votre bon sens. Si ce qui nous est arrivé cette nuit cauchemardesque a pu nous arriver, si du jour au lendemain la reine en personne peut se faire enlever, si n’importe quel malfrat peut s’introduire dans nos casernes, plus personne ne sera sauf. En agissant ainsi nous aurions ainsi la certitude de veiller sur nos terres, et pour le bien du Royaume. Nous saurions que, dorénavant, nous pourrions avoir confiance, car soyons réalistes, qui pouvons-nous réellement croire ces temps-ci ?
Lunar s'éclaircit la voix, réajustant une de ses mèches de jais à l’aide de deux doigts rigides.
- Prenons votre colocataire, choix purement prédéterminé et volontaire de ma part. Elle m’est tout à fait suspecte. Fut un temps, elle a été missionnée pour me surveiller durant une mission basique quand j’étais à la Guilde ; elle, une sergent de la Garde. Et, depuis tout ce temps elle n’est toujours pas montée en grade, elle vit avec vous, et est familière avec les personnalités que j’ai vu lors de votre soirée. Qu’on ne me fasse pas croire qu’une « simple » sergent de la Garde soit chargée de dératiser une ruine en ma compagnie mais en même temps puisse connaître personnellement une Saphir, l’enchanteresse royale, un Conseiller, un Capitaine, la Première Ministre. Qu’elle puisse avec son simple solde s’offrir le luxe de vivre dans un manoir comme le votre et le train de vie qu’il incombe. Vous ne me ferez pas croire que tout ceci est le fruit de votre position.
Il tapa des mains avant de croiser les jambes pour reprendre sa tasse.
- Tout ceci n’a aucun rapport avec notre discussion, mais je tenais à vous le dire. Je ne suis pas dupe.
Et sur ces mots, Lunar but une énième gorgée de matcha, fixant Luz de ses yeux mutins.
- J'espère que vous aimez les hiboux, mademoiselle Weiss.
Mais puisque Lunar enchainait sur l’urgence de la situation, elle se tint coite, grignotant d’une main distraite les gâteaux ronds apportés par sa cuisinière. Il est vrai qu’elle n’avait jamais eu l’explication rationnelle sur leur projection onirique. Pour fonctionner, une pastille de rêve devait être partagée entre chacune des victimes et aucun d’entre eux n’avaient eu l’heur de se croiser auparavant. Pire, elle ne connaissait absolument pas l’Aventurière brune, quatrième participante de cette mascarade. Il était en revanche indéniable qu’il s’agissait d’une relation d’Ivara et qu’un lien les liait donc tous les quatre… Une coïncidence de cet acabit pouvait-elle se produire ? Rien n’était moins sûr. Est-ce que cela l’inquiétait ? Pas réellement non plus. Aucune attaque ne s’était reproduite depuis et le rêve avait pris fin sans heurt ni dommage. Aryon avait parfois l’activité saugrenue d’un immense dé roulant, frappant au hasard ses habitants d’une fatalité magique imprévisible. Peut-être ce dé était-il manipulé par Lucy en personne… ?
Elle suivit du moins attentivement la suite du discours de son invité, sirotant son propre thé avec délectation. Elle posait sur lui un regard curieux, un brin interrogatif, assurément songeur. Si elle comprenait parfaitement la portée de ses inquiétudes, elle ne partageait pas nécessairement la volonté d’agir. Outre qu’une nuée de questions lui traversait l’esprit comme autant d’étourneaux agités, la perspective de se mettre en avant faisait peser une épée de Damoclès sur les proches qu’elle désirait ardemment protéger. Personne n’était aussi enchainé qu’elle à une multitude de chaines contraires… Et ces chaines risquaient à tout instant de trancher la chair de sa précieuse famille d’adoption. Pourrait-elle conserver ce statu quo en s’engageant plus avant dans la politique et la gestion du Royaume ? Que lui coûterait le fait de glisser sa paume dans le feu dans l’espoir d’en manipuler les braises, mordue immédiatement en retour pour son ego ? Elle n’était pas exactement objective. Ni même bienveillante. Elle tâchait certes de maintenir une neutralité précaire, celle-ci ne saurait néanmoins souffrir qu’une justice s’opère à l’encontre de son aimé requin – Lunar changerait probablement d’avis s’il savait à quelle mesure meurtrière elle était prête à recourir si le gouvernement mettait les griffes sur Warren. Et ce déchirement intérieur s’accroissait d’autant plus que le Maitre espion en personne faisait également partie de cette famille prioritaire.
Elle se para d’ailleurs d’un air étonné lorsqu’il évoqua les étranges relations de Zahria. Ce secret-ci ne lui appartenait pas, et il n’était pas de son ressort d’en débattre avec Le Fiel, et ce, malgré tout le désir qu’elle avait d’échanger avec lui à cœur ouvert. Ce n’était cependant pas la première fois qu’on l’interrogeait sur les bizarreries de sa colocataire, au demeurant toutes justifiables par son sacré foutu caractère… N’était-ce pas cependant ce qui faisait son charme ?
Elle haussa les épaules.
Ses prunelles brillaient d’intérêt à présent, tandis qu’elle décroisait ses longues jambes fuselées pour se pencher sensiblement en avant, les sourcils froncés par un pli concentré.
Elle avait glissé un bras sous sa poitrine, l’autre tapotant son menton avec circonspection.
Elle retint son souffle, releva les prunelles vers Lunar, une part d’elle demeurant admirative et impressionnée par les possibilités.
Elle passa délicatement son index sur le rebord de sa tasse, cherchant à mettre des mots sur son ressenti :
- Mademoiselle Weiss, je comprends vos inquiétudes, commença-t-il d’une voix calme. Mais ce projet est d’une importance capitale, et tout laisse à constater qu’il aurait déjà dû voir le jour depuis des siècles. Lorsque les Cavendish agissaient en tyrans sur le Royaume, personne n’était là pour contrer leur emprise sur la population. Ils ne sont tombés que grâce à la révolte. Lorsque Gudmund Renmyrth laissa l’économie vaciller et que le pays sombra dans la famine, personne ne fut là empêcher quoi que ce soit. Lorsque Lyss Renmyrth abandonnait ses devoirs de reine, personne ne put palier à ce vide de pouvoir tant le cercle des ministres ne fut fondé. Lorsque Brand Renmyrth vit le palais et la Capitale ravagés par les flammes, personne ne put maîtriser la situation. Et lorsque notre reine Allys fut enlevée, personne ne put la sauver.
Il avait l’œil sévère. Dans un coin du salon, le rarwük précédemment endormi avait redressé sa tête, désormais attentif. L’animal adressait à Lunar un étrange regard, comme s’il se sentait concerné par la situation, ses oreilles pointues pliées vers l’arrière de son crâne.
- La criminalité ne fait que croître, la Couronne reste bien à l’abri entre ses murs, mais le fait est que le royaume saigne tout comme les attentats qui se multiplient. Et que, quand bien même ils puissent s’en sentir concernés, ce n’est pas à nos souverains d’endurer tout cela mais bien au peuple. Au nord, les créatures remuent de l’autre côté de la Frontière, et je n’ai nullement besoin de vous rappeler le désastre qui se produirait si l’une d’elles parvenait à percer les défenses de la Forteresse.
Il croisa ses jambes tout en fronçant ses sourcils, ajustant l’une de ses mèches ébène.
- Je peux donner plusieurs pichenettes sur une fourmilière, ça ne la ferait pas tomber. Mais si je l’écrase avec ma botte, elle s’effondrera sur elle-même. Cela tuera les fourmis ? Si aucune n’a construit de galerie souterraine vers lesquelles elles peuvent se réfugier, assurément. Mais si ne serait-ce qu’une poignée de fourmis ouvrières ont pu creuser un réseau de tunnels, alors la colonie peut être sauvée. Aryon est une fourmilière au sein de laquelle les fourmis, ouvrières comme soldats, sont émues par des instincts et besoins individuels. Il faut que nous soyons celles qui garantissent la survie des autres.
Lunar soupira, le rarwük déplaçant ses pattes félines pour en poser une sur l’autre, sa langue de fauve pendouillant hors de sa gueule alors qu’il baillait à tout rompre. Dans le pot de fleurs, le shupon avait fermé ses petits yeux et commençait à s’endormir, ses ronflements évoquant un petit son de trompette à peine audibles.
- Si personne ne fait rien, un membre du gouvernement voire de la famille royale sera retrouvé un jour liquéfié par les acides d’une plante carnivore, ou assassiné par un mort-vivant. Le royaume a besoin que quelqu’un puisse garantir un équilibre, puisse intervenir en coulisses quand le besoin s’en fait sentir, et uniquement quand cela est le cas. Vous voulez savoir qui j’envisage de démarcher ? Vous vous en doutez, des personnes suffisamment bien placées pour pouvoir créer un réseau tentaculaire. Vous en connaissez certains d’ailleurs, une connaissance à vous avec une merveilleuse position au sein de la cour du palais, un autre invité de votre petite fête… Peut-être vous sentirez-vous plus rassurée en sachant que vous connaissez ces gens ?
Lunar plissa les yeux, étirant ses fossettes en un fin sourire. Ni carnassier ni sardonique, ce sourire était quelque peu étrange, presque rêveur. Il passa quelques doigts sur le pommeau de sa canne, n’accordant que peu d’attention aux familiers qui devenait un peu plus bruyants autour d’eux. À l’étage, un son lourd vint marteler le pavé, sans doute était-ce le Dohlio ou le Mist se réveillant de leur sieste ? Il reprit alors :
- Aucune décision ne pourrait être prise par un membre individuel, toutes doivent être l’objet de réunions, les plus importantes devant être votées à l’unanimité. Tout manquement ou corruption de la part d’un des membres sera passible de sanction des plus drastiques et… irréversible. Comme cela, vous vous sentirez peut-être plus confortable à l’idée d’un tel conseil.
Lunar posa alors sa tête sur son poing, son coude posé sur un des accoudoirs du fauteuil.
- L’intérêt et l’équilibre du royaume seraient nos mots d’ordre, peu importe la situation. Ce qui serait nécessaire pour préserver ces éléments, nous devrons le mettre en œuvre. Parfois, mademoiselle Weiss, il faut accomplir de vils actes pour de nobles raisons. Falsifier des comptes est un acte vil, mais pour exposer un entrepreneur corrompu, ne le feriez-vous pas ? Mentir est un acte vil, mais ne l’avez-vous jamais fait pour protéger ceux que vous aimez ? Tuer est un acte vil, mais si personne n’avait arrêté les Cavendish, nous ne serions sans doute même pas ici pour en parler.
Il soupira, ses yeux perçants étincelant d’une flamme passionnée.
- Aryon a besoin de cela, plus que jamais.
L’académicien passa subitement ses yeux vers la baie vitrée en direction des jardins.
- C’est un Balthazar sur votre pelouse ou simplement une horrible statue… ?
Pour tout l’amour qu’elle portait à Ivara, cette statue méritait un glissement de terrain urgent vers la Luisante. Quelle idée saugrenue avait eu Zahria ! Depuis, il n’était pas rare pour elles de sursauter le matin en découvrant sur la pelouse un Balthazar sauvage charmé par son alter ego de verre. Luz s’était déjà brûlée à plusieurs reprises de café débordant. Elle suspectait sa colocataire de tirer un plaisir infini de sa déconfiture régulière, incapable d’exprimer son dégoût devant la créatrice de cette horreur par crainte d’heurter ses sentiments : elle était faite comme un rat. Quant à parler de piège… Elle se reconcentra sur la conversation présente. Elle ignorait que Monsieur Le Fay se sentait aussi investi dans le bienêtre du Royaume et dans la politique de grande envergure ! Elle songea avec l’aube d’un sourire au coin des lèvres qu’il s’entendrait fort bien avec Dame Belmont. Elle n’était pas certaine en revanche de partager son postulat de base, de même que la fougue qui l’agitait. Pour ce qu’elle savait, la moitié du Royaume pouvait commencer à s’effondrer qu’elle s’assurerait uniquement que les membres de sa meute étaient en sécurité… Ce n’était pas là l’unique problématique qui lui triturait l’esprit en cet instant, tant le sujet était complexe et d’une saveur toute particulière. Echanger avec lui était pour autant délicieux et soulevait des interrogations philosophiques tout à fait intéressantes !
Qui plus est, le peuple était partie intégrante de ce vaste plateau d’échiquier. Il ne pouvait être laissé de côté lorsque ses rebellions étaient susceptibles de jeter à bas un pouvoir dominant, ni être infantilisé au point qu’il faille le prendre par la main et le guider. La révolte qui s’était orchestrée contre les Cavendish en était un bel exemple, et l’histoire n’avait conservé que le terme « peuple », mêlant les membres de l’aristocratie à la nuée en colère.
Elle reposa sa tasse à présent vide sur le bois verni de la table et se laissa aller contre le dossier moelleux du canapé. Un soupir franchit ses lèvres comme le souffle d’une vie entière et c’est une main fatiguée qu’elle passa dans ses cheveux, rabattant quelques mèches folles en arrière. Elle n’était nullement fatiguée de son interlocuteur, que l’on ne se trompât guère, elle trouvait fascinant son point de vue et son désir brûlant de prendre les armes et la rigueur de l’action pour soutenir le Royaume. Elle n’était pas certaine en revanche d’y trouver sa place, elle qui avait justement fui les salons de sa caste par manque flagrant d’intérêt envers la politique.
Seul le terrain lui procurait cette palpitation naissante, l’appât scientifique de la découverte et de l’exploration. Elle ne trouvait principalement son compte que dans les expéditions réalisées au nom de la Couronne - et plus occasionnellement par l'Ordre des Célantia -, et par bien des aspects, elle avait ainsi davantage valeur de soldat que de tête pensante. Elle avait peine à se concevoir dotée de quelque puissance politique que ce soit, hormis par le biais de ses relations – encore que dans ce cas de figure, ses relations avaient plutôt tout pouvoir sur elle et son amour obsessionnel. C’était également sa neutralité d’observatrice qui était à l’origine de ses liens avec nombre de personnes influentes. Sans ce statut de non intervenante, aucune confiance n’aurait pu se créer.
Elle tourna brièvement les prunelles vers son gros chat d’Alraqs, le familier somnolent s’étant discrètement levé pour mieux venir se recoucher à ses pieds, son large museau posé sur ses genoux. Elle gratouilla distraitement son pelage, la mine profondément pensive.
Elle lissa du plat du pouce les poils emmêlés du rarwük, cherchant à trouver les bons termes pour clarifier sa pensée.
Réagirait-il de façon hostile à sa déclaration ? S’insurgerait-il de son absence de réactivité, de ce feu tempétueux qu’elle sentait gronder en lui ?
Dans un certain sens, oui, elle se sentait vieillie et écornée par les évènements passés. Elle qui ne pouvait s’investir, ne pouvait déroger à ce quotidien déjà extrêmement chargé tant ses obligations étaient nombreuses. Mais c’était également dans ce rôle de mère attentive, de mère dont les mains n’avaient d’autre but que de choyer sa meute, qu’elle s’épanouissait le plus. C’était là sa vocation, sa raison de vivre première. Les enfants devaient apprendre à grandir par eux-mêmes et à guérir de leurs blessures. Son rôle était de leur bâtir des protections en mesure de leur permettre de se relever encore et encore, éternellement s'il le fallait. Pouvait-elle agir sur ce monde, elle qui n’était qu’un soleil en gravité stationnaire, dardant ses rayons à double tranchants sur les âmes qui s’agitaient, elles, pour agir ?
Lunar était déçu, il s’attendait à ce que la fondatrice de l’Astre de l’Aube soit sur la même longueur d’onde que lui. Pourtant, malgré son intérêt et sa considération, la noble rouquine prétendait ne pas se sentir suffisamment légitime pour intégrer pareille coalition. Qu’y avait-il de plus important pour elle ? Son hôpital lui paraissait la réponse la plus sensée, pourtant il tournait très bien sans elle en ce moment précis. Ses proches ? Pourquoi serait-elle réticente si telle en était la raison alors que ce que lui proposait l’académicien avait justement pour but de leur garantir protection et avenir. Non, Le Fay ne voyait qu’une femme hésitante, bien que captivée, assise au milieu du luxe de son salon et frileuse à l’idée que tout ce qu’elle avait connu jusqu’à présent puisse changer. Tout ceci lui paraissait paradoxal, Lunar lui avait justement expliqué que son projet avait pour but de garantir la préservation de son petit univers. Il lui avait donné sur un plateau toutes les clés pour qu’elle puisse conserver son confort, protéger ceux en qui elle tenait, de même que sécuriser le royaume contre les menaces internes ou externes. Mais Luz n’en voulait pas, et Lunar n’en comprenait pas la raison, la véritable raison…
Avait-il vraiment manqué de discernement ? Elle lui avait paru pleine de clairvoyance lors de leur épopée cauchemardesque cette nuit de saison fraîche. Mais, en ce moment précis, l’ancien aventurier avait l’impression de se retrouver face à une lettrée égoïste, apeurée par ce qui pourrait secouer la cage dorée qu’elle s’était elle-même construite. C’était injuste. Il regardait autour de lui, ne voyant que d’horribles pots de fleurs et un intérieur en pleine rénovation. Était-ce tout ce qui trouvait grâce aux yeux de mademoiselle Weiss ? Si pour elle le prix du royaume entier résidait en un joli manoir, peut-être était-ce finalement de la faute de Lunar lui-même, et qu’il l’avait mal jugé ? Cela le blessait en plus de le décevoir, cette perspective d’avoir eu tort, d’avoir fait une erreur d’appréciation. Il tentait de se rassurer en se disant que c’était l’apanage de tout bon scientifique, être conscient de son erreur et se corriger proprement. Mais la blessure demeurait, à l’égo comme au cœur.
- Le peuple doit pouvoir être préservé, à tout prix. C’est parce que des gens se sont contentés d’observer ou de baisser la tête que le peuple a versé son propre sang pour faire tomber les Cavendish. Du sang qui aurait pu être épargné si les « témoins » de l’Histoire avaient décidé d’en devenir des acteurs, avant qu’il ne soit trop tard. Mais je suppose que tout va bien dans le meilleur des mondes étant donné que les tyrans sont tombés, hm ?
La voix de Lunar était étonnement calme bien qu’aussi tranchante qu’une lame de rasoir. Dissimuler sa déception et sa frustration lui était bien complexe, ainsi préférait-il ne pas hausser la voix tout en continuant de scruter la pièce. Les familiers assoupis près de la baie vitrée s’étaient enfin réveillés. Le rarwük avait l’air en alerte, comme s’il sentait toute la tension électrique qui émanait cet étrange garçon. Mais Lunar n’avait que faire de toute la ménagerie que Luz conservait avec elle et ni de la fin de leur sieste.
- Vous voulez être pragmatique, mademoiselle Weiss ? Fort bien, alors je vais l’être aussi et exposer ce que je pense. Vous êtes réticente car vous craignez que ce groupe perde sa ligne directrice. Pourtant, il ne tient qu’à ses membres de rester des individus nobles d’âme et au groupe d’avoir suffisamment de clairvoyance pour constater quand l’un d’eux failli à leur cause. Ou peut-être avez-vous peur de devenir vous-même corrompue ?
Sa tête posée sur son poing fermé, accoudé sur son fauteuil, Lunar bascule sa tête pour à nouveau fixer son interlocutrice.
- Je ne serais pas surpris, considérant l’entourage que j’ai pu rencontrer lors de votre fête. Je n’y ai trouvé, hormis vous et le capitaine Brive, que des gens jetant vers moi des regards qui en disaient long, qui n’ont même pas pris la peine de me saluer ou de vouloir faire connaissance. Votre colocataire a même fait l’affront de me donner un familier comme compagnie. Mépris, décadence et égocentrisme, tout ce qui pourrit la haute société… Sans doute en êtes-vous déjà consciente ? Tout comme je suis conscient que le monde me déteste. Je ne prends jamais de pincettes, dit tout haut ce que je pense, me fiche de si la vérité blesse.
Il marqua une pause avant de se lever, rattrapant sa canne pour la tenir fermement sur le plancher grinçant. Au fond de la salle, le rarwük avait les yeux fixés droit sur lui. Tandis que le shupon dans son pot de géraniums avait déjà déplié ses ailes et s’apprêtait à s’envoler pour retourner près de sa maîtresse.
- Je ne vais pas vous faire perdre plus de votre temps à m’écouter. Si jamais vous décidez de devenir actrice du destin plutôt qu’observatrice, vous savez où me trouver.
Lunar continuait de la fixer, cette fois avec le regard dur d’un chat fixant le monde du haut de son perchoir.
- Votre thé était très bon. Si jamais vous n’avez rien d’autre à échanger ou désirez me montrer, j’ai fait ce que j’étais venu faire…
Sans doute aurait-elle dû répliquer quelques réponses bien senties de son cru, froncer les sourcils d’une courbe irritée ou se préparer à gronder comme le faisait parfois ses familiers devant un intru. Elle n’en avait toutefois ni l’énergie ni l’envie, ses prunelles songeuses en réalité posées sur Lunar, plongée dans l’expectative. Son grand-père avait coutume de dire qu’il était impossible de débattre avec les furieux prédicateurs que les aléas de l’existence déversaient parfois dans les rues. Elle comprenait, soudain, toute l’envergure de cette constatation tant il lui semblait évoluer dans une dimension alternative de celle qui effarouchait tant son invité du jour. Elle s’était passée mentalement la future conversation susceptible de résulter de son intervention, et n’y vit qu’une inutile débâcle de mots et de gorges échauffées. Monsieur Le Fay était d’une intensité par trop vibrante, presque à se briser lui-même, distordant dans son champ de vision des obstacles en drame majeur… Si sa personnalité extrême était souvent un bienfait dans son travail scientifique, elle ne retrouvait plus du tout à présent cette clarté d’esprit, cette ouverture aux hypothèses et cette recherche de vérité dans les élans colériques qui l’agitaient présentement. Etait-elle femme à se jeter sous les sabots d’un talbuk rendu fou par la piqure d’un frelon ? Sans doute, en circonstances réelles. Certainement pas au milieu de son salon, lorsque l’après-midi s’étirait et que sa préférence se portait davantage à finir ses rangements et à profiter du splendide plateau que venait justement d’apporter sa cuisinière, inconsciente du changement d’atmosphère.
Elle jeta un œil appréciateur aux jolies vérines contenant de la terrine de Squiperl, un sourire ravi sur les lèvres. Voilà qui accompagnerait parfaitement la deuxième fournée de thé, comme le lui confirma un rapide coup de cuillère qu’elle reposa derechef. Elle repoussa gentiment le large museau de son rarwük pour mieux se relever, une main tendue invitant son collègue de l’Académie à se diriger vers l’entrée :
Elle s’était engagée dans le couloir à présent, agitant de ci de là sa main comme l’on chasserait un détail non essentiel :
Outre qu’il serait épuisant d’essayer de partager son point de vue à une personne déjà convaincue de ses bassesses et de l’anéantissement du Royaume, Luz n’avait cure de la manière dont Lunar pouvait la percevoir. Elle ne trahissait pas Zahria ni les espions ce faisant et mieux encore, elle enterrait définitivement toute grande idée de ce qu’elle était aux yeux un peu trop inquisiteurs de ce scientifique. Qu’il reste résolument convaincu d’une image biaisée de sa personnalité et de ses problématiques servait tout à fait leurs intérêts communs, et la praticienne n’avait pas suffisamment d’égo pour s’offusquer des reproches déjetés autour d’elle comme une marée montante. Elle ne pouvait en revanche accepter de le retenir en ces lieux pour l’unique raison qu’il avait dévié sa haine sur son entourage, faute de parvenir à atteindre la rouge elle-même. Certes, le procédé était enfantin et capricieux, et elle l’aurait d’ordinaire contourné d’un rire amusé, mais une partie de sa patience s’arrêtait singulièrement quand la haine se tournait vers ses proches.
Son sourire était franc, imperméable aux secousses de leur relation. Elle souligna ce dernier échange d’un vague haussement d’épaule, consciente que le tempérament explosif du scientifique s’empresserait probablement de déchiqueter ce maigre conseil.
Il ne lui serait pas aisé de constituer un groupe de personnes influentes et loyales à sa cause s’il abordait ses cibles avec autant de lames de couteau à la bouche et si peu de compréhension du genre humain. Devait-elle également l’inciter à s’adoucir et à se méfier de ce qu’il énonçait tout haut dans le salon d’individus hauts placés au sein du gouvernement, lui qui n’apparaitrait à leurs yeux qu’en tant que citoyen opportuniste parmi les anonymes, dénué de passé et de pouvoir ? Cette tentative aussi lui parut veine. Il n'y verrait qu’une menace sous-jacente de délation, ou la preuve de son effroyable esprit retors et corrompu. Tant pis.
Bizarrement, elle était parfaitement sincère. Oh, ces éventuelles visites se finiraient vraisemblablement toutes en fiasco, mais elle n’était pas une âme soucieuse par nature et le conflit n’avait que trop peu d’influence sur elle. Elle coula un regard pensif à son tempus tandis que bruissait le bois de la porte refermée. Les véritables questions s’imposaient désormais dans cette aube de temps libre.
Aurait-elle le temps de cacher la désastreuse sculpture de Balthazar dans un arbuste avant que Zahria ne rentre… ?