Le gaillard tapa le cul de la pinte sur le comptoir. Ses camarades firent de même, gaiement. La journée avait été rude, pour eux. La guilde leur avait proposé une mission particulièrement périlleuse, au nord du continent, dans les montagnes. Un groupe de Boum-Boum, - des créatures incandescentes, qui vous explosaient au visage et vous éparpillaient comme un jeu de puzzle 100 pièces - qui harcelaient un village d'honnêtes mineurs. Ils s'étaient mis à dix, pour les déloger, à raison de cinq de ces bestioles. Certains avaient failli y laisser la vie, - comme John, dont le pouvoir consistait à absorber l'énergie. Les explosions qu'il avait endurées étaient telles qu'il avait manqué de sauter à son tour comme une mine anti-personnel. Billy, aussi, qui prétendait être le meilleur aventurier de sa génération. Il était capable de contrôler la roche, comme une extension de lui-même.
Tous ces joyeux lurons s'étaient finalement donnés rendez-vous à cette taverne, trinquant, festoyant, buvant jusqu'à plus soif. Avec tout l'argent qu'ils avaient en poche, ils pouvaient se le permettre !
« Si ça continue, j'vais pouvoir tutoyer des petites nobles ! », croassa John.
« N'y compte pas trop, mon gros, elles vont juste t'envoyer paître, vu la vieille ganache que tu t'traînes ! », répliqua un de ses congénères.
« T'en penses quoi, Terry, fit Billy à la fille du tavernier. Tu crois qu'il pourrait leur plaire, notre John national ? »
La belle ambiance ! C'était une soirée qui allait pour être parfaite.
Puis, la porte à double vantail claqua. Incrédule, le groupe se retourna... et manqua de s'étouffer dans leurs bibines. John eut un soubresaut, brutal, comme s'il avait aperçu le diable en personne. Et il n'avait pas tout à fait tort.
Marchant d'un pas leste, guindé, la Fée avait pénétré l'auberge. Elle zieuta les alentours, distraitement, avant de s'approcher du comptoir. Les joueurs de cartes la dévisageaient ; certains murmuraient son nom. Aniel Guradon, une aventurière de renom. A elle seule, elle avait empoché plus de primes que tous les bagnards de la pièce. On racontait que son pouvoir avait suffi à mettre en déroute une famille de dragons. Qu'elle cueillait directement sa gloire du cadavre d'un Osarex - sorte de reptile géant, mangeur d'hommes - sans l'aide de personne. Les Boum-Boum, elle en faisait son affaire, - comme à vrai dire tout le bestiaire d'Aryon. Du moins, c'est ce que certains dirent à son approche.
Elle s'installa sans un mot au comptoir, croisant élégamment les jambes.
« Hey, Aniel... tenta Billy. Alors, la forme ? »
« Vous êtes nombreux, ce soir, fit remarquer la jeune femme. - Car elle devait être moins âgée que la plupart d'entre eux. Qu'est-ce qui se passe, vous revenez d'une mission périlleuse ? »
Il y avait certaines personnes, sur cette terre, qui naissaient avec des pouvoirs particuliers. Certains étaient capables de lire les pensées d'autrui, d'autres de produire de l'énergie par les oreilles. On parlait d'hommes capables de courir sur l'eau, de femmes pouvant parler aux animaux... Toutefois, rares étaient les pouvoirs dont la puissance suffisait à faire la réputation de celui qui le détenait. Dans le cas d'Aniel, personne n'était exactement sûr de ce qu'elle possédait, puisqu'elle agissait toujours seule. Toutefois, les rumeurs parlaient d'ennemis désintégrés, réduits à l'état de pulpe. De brasiers incandescents, qui vous vitrifiaient la surface d'une île entière. Les monstres ne peuplaient pas tous le bestiaire : certains vivaient parmi les Hommes.
« C'est l'genre, ouaip ! tonna un des hommes, qui se tenait silencieux jusque-là. Un groupe de Boum-Boum... Tu sais, ces merdes qui t'explosent au visage quand tu t'approches... »
« Mais ils ont eu de la chance, renchérit Billy. J'étais-là pour leur sauver les miches, héhé... »
Le pouvoir de Billy était impressionnant. Celui qui maîtrisait la roche était, pour ainsi dire, le maître parmi les montagnes, et dans les zones escarpées. Pourtant, même lui se tenait à distance respectable de celle qu'on appelait la « Fée Rouge ».
« Jeune fille, fit Aniel, à l'adresse de Terry, du scotch, s'il-te-plaît. »
On ne pouvait pas dire que le travail manquait, ces derniers temps. L’auberge tournait en effet à plein régime, les clients affluaient, défilaient et toi, Terry, tu courrais dans tous les sens. Parfois, lorsque pratiquement toutes les tables étaient pleines, tu aurais pu donner l’impression que tu dansais au milieu de ces dernières, ton plateau dans les mains, souvent bien trop chargé et qui avait toujours l’air d’être sur le point de s’étaler au sol accompagné de son chargement, tu évitais les pieds qui traînaient dans le passage ainsi que les barbus un peu trop entreprenants avec une dextérité acquise au fil de tes nombreuses heures de service ici. Du côté du bar, ce soir, toutes les places étaient occupées par quelques aventuriers de la Guilde qui visiblement avaient rempli leur mission avec brio. Les proches pleines de leur - probablement – large récompense, ils avaient pris place ici depuis une bonne heure pour fêter leur succès du jour mine de rien dans la joie et la bonne humeur.
Un sourire accroché aux lèvres, tu viens remplir les pintes déjà vides tout en suivant d’une oreille plutôt attentive les discussions du groupe d’hommes. Ils étaient loin de ce que tu aspirais à devenir un jour, surtout dans leur manière de se comporter – même s’ils avaient toujours été corrects vis-à-vis de toi et de l’établissement de ton père. Pourtant, leurs récits t’intéressaient au plus haut point. Ecouter de véritables aventuriers était toujours bien plus passionnant pour toi que de simplement lire les livres d’histoires. Là, il y avait de la vie. Tu écoutais leurs histoires et parfois, tu avais l’impression d’y être, en quelques sortes. Le danger en moins, évidemment.
C’est alors que tu revenais vers le bar que la porte de la taverne s’ouvre. Aussitôt, le silence se fait dans la taverne – chose assez rare pour être remarquée et remarquable – et les regards se tournent vers cette élégante dame. Elle s’avance d’un pas assurée et ne manquant pas de classe vers le bar pour prendre à la toute dernière place, juste à côté du groupe d’aventurier. Eux aussi ont cessé de rire et discuter, alors tu attrapes un torchon propre faisant mine de t’installer non loin d’eux, tu te mets à frotter le dessus du bar sans grande conviction tout en écoutant le début de discussion ainsi que les murmures qui traînent dans la salle. Un nom revient, un nom relativement connu dans la Capitale puisqu’il est celui d’une aventurière dont le talent et la force ne sont plus à prouver. Lorsqu’elle s’adresse à toi pour se commander un verre, tu ne peux empêcher ton corps de sursauter de lui-même.
Néanmoins, là où l'élégance fait défaut au vagabond, chez la Fée, c'était comme une seconde nature. Une femme comme il y en avait peu, qui aurait fait le caviar des grandes muses mondaines si la vie ne lui avait pas infligée toutes ces épreuves. Son visage était ferme ; son regard jauni, comme deux pépites de soufre ; et malgré cette grâce apparente, aucun geste superflu dans sa dégaine. Elle avait incontestablement quelque chose de plus que les loubards de tout à l'heure.
Ces derniers, comme par instinct primitif, se tenaient à distance respectable d'elle. Non pas qu'ils la craignaient à proprement parler, - auquel cas, ils auraient détalé sans demander leur reste... C'était comme un accord tacite, entre deux espèces différentes. L'une ne devait pas empiéter le territoire de l'autre, et pour cause : Aniel était une solitaire. Déjà attablée au comptoir, elle méditait, triturant sa lèvre du bout de ses doigts gantés.
Puis vint la question. Les aventuriers se concertaient du regard, incrédules. Certains joueurs de cartes se couchaient, exprès, pour assister à la scène. La Fée se contenta de répondre, patiemment.
« Tout ce que tu as entendu sur moi est probablement vrai. »
En silence, elle sortit un cheroot de sa besace et le riva entre ses dents... puis l'alluma, comme par magie, sans un geste. Chose qui n'avait rien d'extraordinaire en soi, c'était cependant un premier indice sur le tenant de son pouvoir. Elle cracha quelques ronds de tabac dans les airs, avant de prendre une gorgée de whisky. La dégaine d'un vrai pistolero de film spaghettis, le chapeau et le six-coups en moins. Après quelques instants, elle enchaîna.
« J'ai rejoint le continent dans un seul but. Tant qu'il n'aura pas été accompli, je vivrai. Et personne ne pourra m'en empêcher. », d'un ton sans détour, qui gonfla l'ardeur des hommes dans la pièce. Cette femme n'était pas diabolique ; moins qu'on l'eut cru, au premier abord. Ils voulaient la suivre, en cet instant. Pour un aventurier, le monde d'Aryon était bien terrifiant, - ce qui attendait quiconque franchirait le territoire perdu, au nord, l'était encore plus. Mais Aniel n'avait pas peur. Sa voix portait la promesse qu'elle réussirait ce qu'elle avait entrepris.
« Et toi, Terry ? fit John, comme pour allégir l'atmosphère. Y a bien un truc qui doit t'botter, pas vrai ? Tu vas pas servir de la brune à nos vieilles trognes toute ta vie. »
La question avait de quoi prendre de court. Davantage quand la Fée vous observait.
Si les hommes qui se tenaient à côté d’elle étaient à mille lieux du but que tu t’étais fixé dans un coin de ta tête, cette femme là en revanche en était beaucoup plus proche. Tu aurais presque pu commencer à envier cette aura qu’elle était capable de dégager de par sa simple présence ici. Force, respect, ainsi qu’une certaine crainte, le tout mêlé a une bonne dose de courage sans oublier cette fameuse prestance que tu n’avais évidemment pas manquer lorsqu’elle était entrée. Elle est loin de ce que tu es actuellement, loin de la petite serveuse relativement frêle, pleine de bonne volonté, certes, mais qui manque cruellement de courage et de confiance en elle aussi. Ce que tu aimerais lui ressembler, au final. Pouvoir aller et venir sans réellement te poser de questions, pouvoir simplement faire confiance aussi. Avoir l’esprit et le cœur aussi léger qu’elle semble l’avoir, ainsi qu’une partie au moins de sa détermination.
A des lieues de ce qu'incarnait Aniel, davantage une entité, un symbole qu'un être à part entière. Du moins, c'est ce qu'ils pensaient tous, ce soir-là. Et pourquoi auraient-ils tort ? Après tout, la Fée elle-même jouait de ça pour s'imposer. Plus on la craignait, mieux ça valait ; elle avait la paix, de la sorte, et la redevance qu'elle méritait. Ce qu'elle était ultimement n'intéressait personne. Seules ses ambitions comptaient. Toutefois, intriguée, celle-ci passa sa langue sur la pointe de ses canines, quand Terry se justifia.
« Rejoindre la guilde ? fit un des aventuriers. C'est un beau projet, ça ! Mais méfie-toi quand-même... 'Faudrait pas que tu te blesses... »
« Il dit vrai, renchérit un autre. C'est dangereux, là-dehors. Plein de bestioles que pourraient te gnacker en un coup de mâchoire. Même nous autres, on doit s'y mettre à plusieurs pour les vaincre... Et encore, c'est pas de la tarte ! »
Indistinctement, il leur paraissait improbable que la fille du tavernier, celle qu'ils connaissaient depuis longtemps, - et dont certains avaient vue grandir - puisse les rejoindre un jour sur le front. Elle était la chaleur, le feu de cheminée réconfortant en hiver. La sécurité, le chez soi. Elle portait cette aura comme eux-mêmes portaient la leur. Comme Aniel portait la sienne. Le monde était ainsi fait : chaque chose devait être à sa place, et il serait incongru qu'un bout de fragilité comme elle puisse un jour rejoindre la guilde, - bien qu'ils s'évitaient de le lui avouer. Ils n'avaient aucune envie de la blesser.
« Un jour. Peut-être ? La taverne c’est pas si mal non plus... »
Ils soupirèrent, rassurés... Jusqu'à ce qu'un rire n'éclate dans la pièce. C'était elle.
Aniel écrasa son cigare dans le cendrier, avant de se frotter les mains. Puis, elle croisa les bras, et avisa la petiote d'un oeil critique... avant de s'esclaffer de plus belle.
« Eh, Aniel, fit un homme, qu'est-ce qui-... »
« Tu transpires le déni, jeune fille, c'en est presque gênant. Toi, terminer tes jours dans un pub, à récurer les bocks de ces vermisseaux ? Tu te moques de moi... ? »
Inquiets, les hommes se concertèrent du regard.
« Personne ne veut vivre dans l'ombre de ses aînés, et personne ne devrait avoir à le faire. Tu veux combattre ? Tu veux empocher des cagnottes ? Tu veux parcourir ce monde jusqu'à son dernier centimètre d'inconnu ? Alors fais-le ! Il n'y a que ceux qui agissent qui méritent d'être appelés des hommes, des femmes... Les autres ne sont que des figurants. Et au diable ce que tu es actuellement : tu n'es pas encore née. »
Elle marque un temps. John tenta sa chance :
« Comment peux-tu être sûre de ce que t'avances ? »
Aniel le regarda, avant d'étirer un ravissant sourire.
« Je le sais. »
Il était relativement gênant pour toi de déballer tout ça devant des aventuriers de la guilde déjà rôdés au combat. Eux, ils savaient ce qu’il y avait dehors. Ils avaient déjà combattu des tonnes de créatures, certaines dont tu ignorais même sans doute l’existence. Il connaissait le danger. Les risques. Ils savaient sans doute avec une incroyable justesse ce qu’il fallait à un être humain pour s’aventurer là-bas et rentrer vivant ou même entier. Pourtant, c’était fait maintenant. Tu avais parlé, et évidemment, ce sont des regards inquiets que tu avais reçu en retour. Qui aurait pu imaginer un jour la chère fille du bon tavernier dehors, au milieu des monstres et créatures qui peuplaient le monde ? Probablement personne. Tu paraissais surement frêle, fragile. Peut-être l’étais-tu réellement d’ailleurs. Peut-être que tu n’étais effectivement pas taillée pour espérer un jour aller au bout de tes ambitions … tu y avais déjà songé, et chaque mot que tu entendais à présent de la bouche de ses hommes étaient des mots que tu avais intérieurement déjà prononcés pour toi-même. Pourtant, cette fois, étonnement, ces derniers paraissaient durs à avaler, et de tristesse, ton visage passa à une espèce de douce colère silencieuse, une colère qui n’attendait que d’être libérée. Tu n’étais pas si incapable que ça, tout de même. Peut-être que tu n’avais pas leur carrure, ni même leur force physique, et peut-être aussi, qu’effectivement, le pouvoir qui t’avais été offert à la naissance n’était rien en comparaison des leurs mais tu découvrais à ce moment présent un trait de caractère que tu ne te connaissais pas encore : la fierté. Tu refusais que l’on doute de toi et surtout de tes capacités, et tu n’appréciais pas que l’on remette en doute ce rêve que tu avais depuis l’enfance, peu importe qu’il soit fou ou encore très incertain. C’était le tien. Rien qu’à toi.
Tu allais répondre. Ouvrir la bouche. Tu avais envie d’affirmer qu’ils se trompaient, et que tu pourrais le faire. Après tout, tu pourrais te trouver des compagnons, t’améliorer au fil du temps. Tu ne jugeais pas les missions qu’ils effectuaient comme faciles, jamais, mais une part de toi ne pouvait s’empêcher de penser que si eux pouvaient le faire, toi aussi. Cependant, avant que n’ai le temps de faire de nouveau entendre le son de ta voix, un rire sonore vient percer à travers le peu de bruit que les clients de la taverne on recommencer à faire, peu à peu. C’est encore cette femme. Elle a posé les yeux sur toi et son regard semble t’analyser … avant que l’hilarité ne la reprenne de plus belle. Tes joues se gonflent légèrement alors que la peau de ton visage prend une légère teinte rosée. De la honte. Ou alors es-tu simplement intimidée … Toujours est-il que les mots qu’elle prononce après ça eux te gonflent soudainement de courage. C’était le genre de beau discours franc et plein de motivation dont tu avais besoin pour simplement te laisser aller à l’envie de passer le cap.
« Je veux faire comme vous. Devenir aussi forte. »
La Fée sourit. Les gaillards, eux, se concertèrent, ébahis. Elle venait réellement de faire avouer à cette fille, d'habitude aussi douce et paisible qu'un ruisseau, qu'elle voulait devenir forte ? Jusqu'où s'étendait la foutue influence de cette femme, à la fin ? Ils avaient fait l'erreur de la considérer telle qu'elle voulait être considérée : comme un monstre. Ces forces immuables de la nature, contre lesquelles on ne pouvait rien faire. Mais Aniel n'était pas tout à fait une créature à part. C'était, avant tout, un être bien vivant, conscient des choses qui l'entouraient, conscient du dilemme qui tiraillait la serveuse, ce alors qu'elle ne la connaissait même pas, - car comme elle, il a été un temps où elle se posait ces questions. Toute puissante qu'elle était, elle demeurait une femme. - Mais ça, évidemment, ce n'était pas vendeur, quand on voulait prendre le monde de haut.
Elle tiqua quand elle vit le père de la jeune fille passer dans son giron.
« Mais je ne peux pas laisser mon père se débrouiller tout seul. Il n’a plus que moi… Je serais ingrate de l’abandonner ici avec la taverne. »
Elle fronça du nez.
« Tu serais une mauvaise fille de le laisser à son sort... mais il serait un mauvais père de te cadenasser ici, avec tes responsabilités. C'est l'inéluctable de la vie : chaque chose doit changer, qu'elle plaise ou non. Ce monde ne s'est pas bâti sur des inquiétudes, mais sur des actions, des prises de risque. Dis-moi... »
Les yeux grands ouverts, on scrutait la discussion au mot près.
« Penses-tu que tout est pré-écrit ? fit-elle, la tenant du regard. Crois-tu au destin ? (Elle ne lui laissa pas le temps de répondre.) Je pense, pour ma part, que chaque personne sur cette terre est prédestinée à quelque chose... Mais ce serait insulter Lucy que de penser que cette chose est simple à interpréter. Elle est faite de décisions, de joie, de regrets, de remords... mais surtout, d'exaltation. Tu dois vivre ce que tu es réellement ; c'est le seul moyen pour toi de découvrir la vérité. Si tu ne le fais pas, tu peux bien aller pourrir en Enfer... »
« Aniel ! s'exclama John. N'exagère pas, ce n'est qu'une jeune fille... »
Mais Aniel resta imperturbable. Ses yeux ne quittaient pas ceux de la demoiselle. Son père, les aventuriers... Ils pouvaient bien aller se faire voir. Ils étaient ce qu'ils s'étaient préfigurés à être dès le départ : du décor, un paysage, pour ceux aux ambitions plus grandes... Il n'y avait aucune prise de risque dans leur attitude.
Ils combattaient certes, mais parce que la vie leur avait imposé ce créneau. Certains, probablement, auraient rêvé pouvoir s'élever dans la société, tutoyer du sang-bleu, vivre confortablement dans un château... mais ils s'en étaient montrés incapables. Ils vivaient, désormais, de ce qu'ils étaient, - non plus de ce qu'ils désiraient être.
La vie les avait vaincus.
« Dis-moi, dit Aniel, d'un ton plus mesuré, toi qui désires découvrir le monde, quel est ton pouvoir ? »
Ton père avait déjà vécu bien trop de choses négatives. Du moins, c’est ce que tu pensais. La mort de ta mère, peu après ta naissance l’avait grandement affectée et s’il ne t’avait jamais rien reproché, s’il t’avait élevé avec bonté et amour, tu savais au fond de toi que tout ce qu’il avait fait ces dix-neuf dernières années lui avait demandé une énergie considérable. Tu étais simplement reconnaissante, au fond, tu voulais probablement te racheter – pour quelque chose dont tu n’avais jamais été responsable – et être cette sorte de béquille sur laquelle l’homme pouvait désormais s’appuyer lorsque cela s’avérait nécessaire. Tu voulais être assez solide pour ça. L’envie était présente, mais tu aimais aussi la vie que tu avais ici, on ne pouvait pas dire que tu étais malheureuse, juste que la voie sur laquelle tu te trouvais n’était pas forcément celle qui te procurais le plus de frissons, d’émotions. Tu n’aurais probablement jamais de problème à accepter de travailler ici jusqu’à tes vieux jours, mais oui, tu aurais des regrets, beaucoup de regrets. Parfois, certains jours, l’envie de passer la porte de la Guilde était forte. Mais peu importe à quel point tu réussissais à te motiver, à te convaincre, lorsque tu commençais à réfléchir au moment où tu en parlerais pour de bon à ton père, tu te dégonflais. Tu pouvais sans peine imaginer sa mine inquiète ou encore son inquiétude, justement, lorsque tu partirais pour une quête loin de la maison. Tu n’avais pas envie de lui infliger ça, surement parce que tu ne comprenais pas encore à quel point l’inquiétude faisait parti de la vie des parents.
Finalement, ton accès de courage n’aura pas duré bien longtemps. Tu à l’impression de lire une pointe de déception – ou quelque chose qui y ressemble – sur le visage d’Aniel. Tu sais à quel point elle a raison, mais c’est plus fort que toi, tu ne peux pas t’empêcher de penser aux autres avant de penser à toi-même. C’est l’une des qualités les plus flagrantes, mais aussi probablement l’un de tes plus gros défauts au final. Lorsqu’elle reprend la parole, le ton de la brune est différent. Elle s’adresse à toi avec une pointe de dureté en plus. Cependant, comme précédemment, tu l’écoutes avec grande attention, comme s’il s’agissait d’une personne réellement importante, peu importe que tu ne la connaisses même pas. Tout est toujours terriblement vrai, jusqu’à la fin. Tu entends bien les protestations des autres, mais tu te contentes de baisser les yeux. Ce n’est pas de la tristesse, non, sans doute une pointe de honte finalement, la honte de ne pas être capable d’affirmer que tu étais convaincue totalement. Tu traînais tes doutes depuis bien des années, maintenant, il aurait été surprenant que tu t’en débarrasses en quelques minutes, quand même les paroles d’Aniel venaient tout de même toucher des points sensibles et faire tomber encore quelques barrières supplémentaires.
« Je sais que vous avez probablement raison. Cependant… je ne peux pas vous dire que je me lancerais à coup sûr, j’aurais trop peur que mes paroles ne s’avèrent être des mensonges. »
Elle tiqua de l'oeil droit, nerveusement. Le souci de remord qui habitait la jeune serveuse était plus fort qu'elle le pensait. Quelques discours, - même de la Fée en personne - ne suffiraient pas à la faire sortir de son pub. Elle redressa le buste, s'installant confortablement contre le dossier de sa chaise. Ce après quoi, la rousse ajouta :
« La météo. J’ai une certaine… incidence sur la météo. »
Aniel écarquilla doucement les yeux ; ses congénères aventuriers avaient été moins discrets. Certains s'étouffèrent dans leur grog. « La météo ? toussa Billy. Bien travaillé, ça pourrait être un pouvoir extraordinaire. » La guerrière croisa les bras. Force est de constater que cette demi-portion la surprenait. Un tel pouvoir n'était en effet pas anodin ; la météo, cela signifiait aussi bien un haut zénith qu'une averse terrible... ce qui avait de quoi inquiéter des monstres même comme Aniel.
« On pourrait parler de contrôle du temps, seulement, je ne contrôle absolument rien ou presque. »
La Fée crissa des molaires, serrant les poings contre ses bras croisés. Elle exulta, de longues fumerolles s'échappant de ses narines. La chaleur de ces vapeurs était délirante. En un instant, son whisky s'ébouillanta et les glaçons sautèrent du verre, frappé d'un choc thermique. Comment cette jeune fille osait-elle... ? Comment avait-elle osé se payer sa tête de la sorte ?
« Sais-tu seulement combien d'hommes, combien de femmes sont condamnés dans leur vie pathétique, à cause de pouvoirs qui ne méritent même pas d'être cités ? Projeter de la lumière par les oreilles, voyez-vous ça... (Il y avait quelque chose d'à la fois cru et pervers, dans son ton, comme une réalité projetée avec amertume. Certains colosses se mirent à rire malgré eux.) Invoquer du sucre par les narines... Pouvoir agiter ses cheveux... Et toi, tu te tapes le luxe d'avoir un tel pouvoir, et tu refuses d'entreprendre quoi que ce soit ? »
« Aniel, fit John, de nouveau, tu devrais-... »
« Ferme-la ! »
Un blanc. Son poing avait éclaté contre la table, dans un violence inouïe. Les colères de la Fée étaient légendaires. C'était ce qui avait, en partie, forgé sa réputation. Celle d'une mégère implacable, qui détruisait tout sur son passage. Bien évidemment, il y avait un monde entre les rumeurs et la réalité... Mais en cet instant, tout semblait pouvoir voler en éclats. Dans ses yeux bouillaient une rage incommensurable, comme nul autre diable n'aurait su témoigner.
Elle clôt les paupières et soupira, un long instant. Tous les hommes de la pièce étaient pétrifiés de terreur.
Quelques secondes passèrent, et elle reprit.
« Laisse-moi te montrer quelque chose. »
Elle farfouilla dans sa besace... Qui sait ce qu'elle allait en sortir ? Une arme ? - Non, elle n'en avait pas besoin. Un outil ? Un calepin ? Ce qu'elle en tira pris de court l'assemblée. C'était un petit crâne de rongeur, dont les gencives avaient poussé jusqu'à lui traverser la jugulaire. Tout le monde le savait : ces bêtes-là devaient passer leur temps à ronger, ronger, ronger... Dans le cas contraire, leurs dents finissaient par se retourner contre elles, - et les tuer, immanquablement.
« Quiconque a un grand talent se doit de l'utiliser, de le mettre au service du monde. Sans quoi, son propre talent se retournera contre lui. Il mourra alors comme il a toujours vécu : telle une merde. Est-ce que tu comprends à quel point cette loi transcende toutes valeurs morales, tout sens de la famille ? Il n'y a pas une seule créature sur Aryon qui peut s'en débiner. (Ses yeux coulissèrent dangereusement jusqu'au père de la jeune fille.) Tu devrais le savoir, n'est-ce pas ? »
Tu avais probablement bien trop de respect pour cette aventurière de talent, de renom, pour oser lui mentir en face à face. Tu ne pouvais pas, tu préférais être honnête. Peut-être que tu te lancerais, au fond de toi, tu ne pouvais pas t’empêcher de penser que ce serait le cas. Demain, la semaine suivante, dans plusieurs années ou alors … jamais. Ça restait une possibilité. Le futur était et resterait un mystère. Un soupire s’échappe de tes lèvres, tu espères que cette discussion se termine, tout simplement parce qu’elle commence à peser. Encore une fois, tu cherches à fuir. C’est un peu ce que tu fais en permanence et ça, Aniel semble s’en être rendu compte. Malheureusement pour toi, elle semble s’être prise d’intérêt par ton pouvoir, et elle n’est pas la seule. A peine les mots ont-ils franchi la barrière de tes lèvres que les voix s’élèvent de nouveau, que les regards se posent sur toi. Tu n’as jamais su quoi faire de ton pouvoir. Si certains se servaient du leur pour travailler, le tien n’était clairement pas utile à une taverne. Dans l’état actuel des choses, ta magie n’était pas puissante, mais tu savais aussi que tu ne l’avais sans doute pas assez travaillé. Tu t’étais arrêté à son inutilité et surtout, aux conséquences que son utilisation avait sur toi. Faire tomber la pluie ou ramener le soleil t’épuisais au plus haut point … tu n’étais pas encore capable de concentrer assez de magie pour y parvenir plus facilement.
Elle était en colère maintenant. C’était presque une évidence. Et toi, tu n’avais toujours pas bougé. Ni même ouvert la bouche pour te défendre d’ailleurs. Tu acceptais. Point. Tu étais au moins capable d’encaisser ça sans te mettre à pleurer comme une enfant, c’était déjà la preuve d’une certaine force de caractère, non ? Tu restes d’ailleurs encore une fois très passive lorsqu’elle sort le crâne de ce petit rongeur pour illustrer son éloquent discours. Tu te mets à fixer le petit crâne, juste lui, sans doute pour éviter de faire face à d’autres regards. Cependant, tu oses tout de même observer Aniel à un moment et c’est lorsque tu vois son regard glisser vers ton père que tu imploses. Subitement, tu manges à nouveau la distance, tes mains viennent claquer sur le bois du bar – avec bien moins de puissance que la brune, évidemment – et tout en te tenant bien droite, tu plantes ton regard dans le sien.
Un coup de chaud l'avait faite s'approcher de la Fée, encore attablée au comptoir. Les aventuriers crurent s'étouffer dans leur stupéfaction. John secoua nerveusement la tête, de gauche à droite ; Billy, désemparée, créa un bouclier de roche devant lui. C'était la fin, ils allaient tous mourir...
La jeune fille n'en démordit pas, cependant, ses mains s'abattant, à son tour, sur le bois de la table, - avec certes moins de force, mais plus de cran. La symbolique était plus forte. Il fallait du courage pour se lever contre Aniel. Plus que contre John McGate, dont le pouvoir d’absorption d'énergie était trop situationnel pour être réellement menaçant.
« Je vous remercie du temps et de l’énergie que vous dépensez pour me gratifier de vos leçons mais si vous désirez continuer, je vous prierais de vous concentrer sur moi, uniquement, sur moi. »
La guerrière l'observa, impassible. Cependant, un bruit la tira de sa posture, en même temps que tous les autres soûlards. Quelque chose tapait contre les fenêtres de l'auberge, comme autant de petits doigts... Un homme entra en vitesse, trempée jusqu'aux os. Tout guilleret, ignorant de l'orage qui sévissait aussi à l'intérieur, il fit : « Héhé, c'est que ça vous tombe dessus sans prévenir ! Délirant ! Un ciel clair, pis d'un coup, PAF ! J'me retrouve mouillé comme une puc... aheuh, désolé. » Penaud, - un regard de John avait suffi à le faire taire - il gagna une chaise, en silence.
La serveuse soupira.
« Ce sera passé dans cinq minutes… »
Ca grondait, dehors, comme un temps de Bretagne.
« Eh bah dis donc, lança un aventurier, dans l'espoir de décompresser l'atmosphère. On l'a échappé belle ! Imaginez s'il avait plu dedans... »
Ce n'était, - du moins, de ce qu'estimait Aniel - pas une simple pluie. Elle avait quelque chose en plus... une énergie salvatrice, qui apaisa les tensions. Son bruit... carillonnait. Ca n'avait, évidemment, rien de naturel. Et il était tout à fait possible que la Fée se trompât. Après tout, cette dernière avait une relation particulier avec l'eau.
Soupirant à son tour, elle alluma un deuxième cigare, qu'elle pressa entre ses lèvres.
« Tu fais bien ce que tu veux, finit-elle par dire. Mais dans quelques années, il sera trop tard. Tu as toujours eu du temps, devant toi, mais je pense pouvoir affirmer, sans me tromper, que ce temps diminue à mesure que tu séjournes dans cette auberge. Tu vieillis. Tu es à l'âge où ton pouvoir arrive à sa fécondité. Si tu n'en fais rien, maintenant, tu le regretteras toute ta vie... »
« Aniel », souffla Billy, rassuré.
Il n'aurait jamais cru que la Fée Rouge puisse se montrer aussi... compatissante ? ce n'était pas le mot exact. Mais, tout baroudeur qu'il était, il ressentait une sorte de bienveillance, dans ses paroles. Elles n'avaient pas la forme proverbiale que les nobles aimaient leur donner... mais qui diable se souciait de ces sodomites, parmi eux ? Elles étaient sincères : c'était tout ce qui importait.
« Crois-moi, je ne pense que qui que ce soit ici te veuille du mal, à toi ou à ton père. Mais le sort se moque bien de mes égards. Un jour viendra où il mourra. Et ce jour-là, - puisse-t-il être le plus tardif possible - toute ta vie sera déjà passée. »
La Mort. Elle en parlait avec tant de ferveur... Tous, ici, avaient eu affaire à ce drame. De proches amis qui mouraient dans vos bras, écartelés par l'explosion d'un Boum-Boum... Disparus, subitement, dans le souffle d'un dragon... Tant que cela ne vous arrivait pas à vous, il était impossible de vous en prémunir. Et quand cela arrivait, même des monstres comme Aniel se rendaient compte à quel point ils étaient petits. Il fallait vivre, urgemment. Personne ne vous aiderait à le faire.
Rares étaient ces moments où tu perdais le contrôle de tes émotions, du moins, ça n’était pas arrivé depuis plusieurs années maintenant. Tu n’avais plus vraiment de raison de te sentir frustrée, énervée. C’était souvent le cas, lorsque tu étais enfant et que tu te posais encore mille questions à ton sujet, au sujet de tes parents, de ta mère tout particulièrement. Ton père s’était renfermé sur lui-même – sans t’oublier cependant – durant un long moment, une période durant laquelle il se refusait complètement à parler de ta mère, ou même à simplement l’évoquer. Maintenant, tu comprenais sa réaction, tu te rendais bien compte à quel point ça avait dû être difficile mais à l’époque, tu avais simplement ressenti le besoin de l’entendre te parler d’elle. Lorsqu’il avait consenti à le faire, tu t’étais apaisée, depuis, ça allait bien mieux.
Aujourd’hui, à cet instant, face à Aniel … tu n’avais pourtant pas pu te résoudre à laisser passer certaines choses. Tu ne voulais pas que ton père soit pris à parti, ou mêlé d’une façon ou d’une autre à cette histoire de Guilde, de changement de vie. Il avait toujours été un homme bon et compréhensif, s’il serait probablement très inquiet pour toi, et sans doute triste de te voir partir loin de la maison après dix-neuf ans à te voir tous les jours en sécurité entre les murs de cette taverne, tu doutais fortement que le vieil homme ne t’empêche de vivre quoi que ce soit. C’était toi, uniquement toi. Tu étais finalement la seule à te poser trop de questions, à la seule à te dire que ton départ ne serait pas bon pour ton père, pour sa santé, son moral. Il fallait que toujours que tu penses aux conséquences, que tu imagines le pire dans chaque scénario. C’était une erreur, oui, mais c’était bien plus fort que toi.
Tu viens reprendre le torchon entre tes mains, essuyant les quelques gouttes d’alcool qui avait précédemment jailli du verre d’Aniel, ainsi que quelques cendres tombées sur le bois du bar. Évoquer la mort de ton père n’était pas … Disons simplement que ces quelques paroles n’étaient pas faciles à entendre. Ton père était encore en forme et tu étais persuadée qu’il avait encore quelques belles années devant lui. Alors, franchement, c’était quoi le plan finalement ? Attendre la mort de ton père pour te décider à quitter l’enceinte sécurisante de la Capitale ? Non. Tu n’avais pas envie que ton destin n’attende que la fin d’un être cher pour se mettre en place.
Le calme revint peu à peu dans l'auberge. Chacun profitait de l'accalmie pour tirer sa meilleure carte, pour boire paisiblement, en compagnie des amis... Même Aniel s'était calmée, - si tant est qu'elle fut vraiment énervée - se contentant de déguster son cheroot, en silence. Elle avait dit ce qu'elle avait à dire. Tout le reste reposait désormais sur les épaules fluettes de Terry.
« Désolée… Disons… que je me donne une dernière année de réflexion. Si d’ici ma vingtième année atteinte, je n’ai toujours pas résolu d’entrer dans la Guilde, je ne le ferais jamais. »
Le groupe se concerta du regard. Billy regretta de ne pas avoir sollicité la jeune fille plus tôt, dans sa quête. La Fée avait dit vrai sur une chose, - bien que sur un ton atrocement péremptoire : la vie n'attendait personne. C'était à soi d'agir.
« Et tant pis pour moi, si je laisse passer ma chance, je ne pourrais m’en prendre qu’à moi-même dans quelques années. »
« On t'attendra, finit-il par dire. Quand d'ici un an tu te seras décidée à nous rejoindre, on t'attendra, mes gars et moi, à l'entrée de la guilde. Et t'en fais pas, va, être aventurier, c'est pas qu'une question de force. Y a l'exploration, aussi... La découverte. »
Il tira un sourire plein de bonhomie. Terry lui avait toujours évoqué la maison, le confort, pas seulement parce qu'elle s'y était cantonnée, mais aussi parce que personne ne l'avait poussée à penser différemment. Du moins, pas suffisamment. Il en vint à se demander si Aniel, elle-même, avait eu cet élément déclencheur, dans sa vie. Quelque chose qui l'avait poussée à prendre le large plus que les autres, en quête de péripéties. Il ne le saurait probablement jamais. S'il y avait bien une chose qu'il ne fallait pas évoquer au sujet de la Fée, c'était son passé.
« Vous êtes bien moins effrayante que ce qu’on raconte, Madame Aniel. Mais bien plus impressionnante, cependant. »
La guerrière fronça du nez. Était-ce un compliment qu'on venait de lui faire ? Elle avisa la jeune fille. Il semblait que oui. Pour la première fois depuis sa venue sur le continent, ce n'était pas sa force ni son pouvoir démesuré, qu'on avait louangés, mais elle, Aniel Guradon. Il lui semblait qu'aux yeux de Terry, rien d'autre n'importait que l'individu. Elle finissait par l'apprécier, cette serveuse... Bah ! pesta-t-elle, intérieurement. Qu'est-ce qui m'arrive ? Tu te ramollis, ma vieille... Tu as un but, ne l'oublie pas. Elle ne l'oubliait pas.
Au fond d'elle, le son des vagues, creux et amer... d'une seule vague, en vérité. Les cris, le désespoir, les pavillons qui volent en éclats... Le vieillard, qui meurt d'épuisement entre ses bras. Puis ses pleurs, à elle. Son sanglot... Vint ensuite la rage, celle de se venger de ce monde qui lui avait tout pris. Lucy l'avait mise à l'épreuve, et elle comptait bien triompher.
Elle jeta son cigare dans le cendrier.
« Est-ce que je vous ressers ? »
« Ça ira, jeune fille... Prends soin de ton père. »
Elle se releva, reprit sa besace et fit volte-face, se dirigeant vers la sortie. Les cinq minutes étaient passées : la pluie avait fini par se calmer. « Attends, fit John, tu as oublié-... » Elle était partie.
Sur le comptoir, à côté de son whisky et du cendrier, le crâne de ce rongeur, et ses dents, qui s'enfoncent dans sa propre gorge, seule trace de son passage.
Une nouvelle fois, l’ambiance a changée. Pour s’apaiser. Tout semblait plus calme, tout à coup, les jeux avaient repris, les discussions aussi. Au bar, seuls les aventuriers qui assistaient aux échanges entre toi, et l’aventurière semblaient toujours aussi calmes et d’une certaine façon ; figés. La discussion arrivait enfin à son terme. Il n’y avait plus rien à ajouter, que ce soit d’un côté ou de l’autre, tout semblait désormais avoir été dit. Tu avais repris ta place de serveuse en proposant un nouveau vers à la brune, un verre qu’elle avait poliment et simplement refusé. Et puis, tandis que tu te mettais à resservir de la bière aux quelques aventuriers, tout en les remerciant de leurs bonnes paroles et de leurs encouragements chaleureux, elle s’en était allée en toute simplicité et la porte de la taverne s’était doucement refermé sur elle. Dehors, le soleil était de retour, discret, il réchauffait la ruelle et asséchait déjà tout doucement les pavés trempés.
Sur le bar, le cendrier légèrement fumant, le whisky et puis … le petit crâne du rongeur, celui dont les dents lui avaient transpercer la gorger. Il illustrait parfaitement ta condition. Tu finirais sans doute par étouffer, à force de t’enfermer. Alors, délicatement, tu viens attraper le petit objet du bout des doigts, tu l’observes un instant avant de le glisser tout doucement dans la poche de ton tablier. Il prendrait place dés ce soir dans ta chambre histoire de te rappeler chaque matin les paroles d’Aniel.
Histoire de te rappeler comment tu n’as pas envie de finir ta vie.
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