« Luz, il faut que tu m’aides. Aord s’est enfermé dans la morgue depuis 1(minutes et impossible de communiquer avec lui. Je sais pas ce qu’il y fait, mais il avait une tête d’enterrement tout à l’heure et maintenant on l’entend crier dans tout le bâtiment … »
Le regard de la médecin légiste était implorant et sa voix était presque suppliante. En ce moment, le directeur enchaînait les phases de déprime, mais elle ne l‘avait encore jamais vu aussi mal, même après son hospitalisation. Maya guida Luz jusqu’au bâtiment en courant exactement comme à l’allée. Dès qu’elle poussa la porte du bâtiment tout neuf où l’on prenait soin de ce qu’il y avait après la vie, les cris commencèrent à se faire entendre.
« … ENF … COMMENT … ILS !? »
La voix d’Aord se répercutait un peu partout entre les arcades des couloirs, s’écrasant contre les piliers et vibrant sur la pierre. Sa voix était étouffée, incompréhensible pour l’instant, mais on pouvait déjà sentir une colère noire et une sorte de cassure dans son ton. Maya pressa le pas jusqu’à la porte de l’une des salles de thanatopraxie. Plusieurs employés de l’Astre s’étaient regroupés devant la porte essayant de comprendre ce qu’il pouvait bien se passer. Tout le monde s’écarta en voyant Maya rouge comme une tomate, suivie de la directrice qui brandissait son passe-partout.
Un bruit de verre brisé retentit alors derrière la porte, suivi du son de plusieurs objets métalliques qui tombaient sur le sol, puis ce fut le silence. Un murmure d’inquiétude parcourut l’assistance. Maya frappa immédiatement à la porte.
« Aord tout va bien ? »
Elle ne reçut aucune réponse de la part du frère, pire encore un son répétitif commença à résonner derrière la porte, un peu comme si quelqu’un frappait continuellement le mur pour la porte en rythme. Maya abandonna bien vite ses tentatives pour parler à son directeur et se tourna vers Luz pour la laisser ouvrir la porte. Au moment où elle l’ouvrit, tout le monde, même Maya poussa un cri d’effroi. Devant eux se tenait un cadavre aux orbites vide qui continua à frapper sa tête dans le vide même si la porte n’était plus là. Sa mâchoire bougeait dans tous les sens comme s’il essayait d’articuler quelque chose, mais que ses poumons sans airs ne lui donnaient pas le souffle nécessaire pour parler. Un autre bruit de verre brisé retentit. Derrière le premier cadavre, un autre laissé à l’abandon courrait dans tous les sens heurtant les étagères et fracassant leur contenu. Il ne semblait n’avoir aucune intelligence, il était comme un moucheron déboussolé ou un oiseau qui venait heurter toutes les fenêtres qui se trouvaient sur sa route. Le sol était jonché de matériel, bandages et autres flacons renversés. De puissantes odeurs s’échappaient de la pièce à mesure que les liquides d’embaumement se déversaient sur le carrelage jusque là impeccable.
Un troisième cadavre marchait sans but, continuant d’avancer alors même qu’il était déjà collé au mur. Derrière lui se tenait un homme. Effondré sur une chaise, Aord ne faisait aucunement attention au carnage qui l’entourait et à son implication dans celui-ci. Son pouvoir était en total roue libre, mais il n’en avait cure. Des rivières de larmes coulaient sur ses joues, signes qu’il n’en pouvait plus de ce que le destin pouvait lui balancer comme épreuve. Il tenait dans sa main droite une lettre qui avait maintenant plus l‘air d’un vieux chiffon que d’un papier de grande littérature. Il la serrait, la froissait et la dépliait nerveusement encore et encore.
Tout d’un coup il leva les yeux, vit tout le monde devant la porte, dont Luz, et sa poitrine se souleva encore une fois, extrayant un peu plus d’eau par ses yeux. Les cadavres reprirent leur dance de plus belle, plus intense, plus rapide, mais aussi plus agressive.
Elle claqua brièvement ses mains l’une contre l’autre, et les premiers rangs sursautèrent, comme au sortir d’une vision hypnotisante. Il y avait assurément de quoi se sentir ébranlé devant le spectacle qu’offrait présentement le domaine du frère… La plupart de ses collègues n’avaient encore jamais eu l’heur de croiser ses morts-vivants ni de les apercevoir en action. Et encore moins pris de folie furieuse.
Affectant un air de normalité apaisante, Luz tapota du bout de l’index le bois de la porte en guise de signal d’entrée, contournant les premiers débris d’une souple enjambée. Sous sa blouse de travail, l’ondulation caractéristique de la Malepeste se mua en une fine couche d’obsidienne sur sa peau, à peine visible à l’entournure de son col et de ses manches. Pourtant, le bras d’obscurité qui jaillit de son flanc fut parfaitement concret, enserrant dans l’instant le deuxième cadavre dont les égarements précipités avaient failli envoyer Maya au sol : immobilisé net par la poigne métallique de l’armure vivante, la créature ne put griffer qu’une fraction de vide, frôlant d’un souffle la silhouette de la jeune femme médusée. Deux imposants champs de force chatoyants firent frissonner l’air tandis qu’elle les invoquait d’un bref mouvement du poignet, traçant une allée sécurisée jusqu’au Directeur. Elle n’avait cure des dégâts matériels que les cadavres risquaient d’engendrer ainsi contraints à longer les murs, tant que leur étrange et morbide force n’écornait personne – Aord compris. Elle le connaissait suffisamment pour savoir qu’il succomberait à une cascade de culpabilité une fois sa clarté d’esprit reprise s’il devait découvrir des blessés dans son entourage… !
Une pointe de quiétude et d’intonation limpide dénuée de reproches. Ses doigts s’étaient à nouveau dégarnis de leur surcouche d’armure mouvante, et c’est une main maternelle, peau contre peau, qu’elle posa tout d’abord sur son épaule avant de la faire glisser délicatement le long de son bras. Ramassant sa dextre entre ses mains, Luz s’accroupit en face de lui, levant les prunelles vers le regard abattu de larmes de son collaborateur, ami, et frère de Lucy. Une posture ouverte, qui ne le surplombait pas, captant l’once de son désespoir dans ce bout de courrier froissé qu’il malmenait depuis un certain temps déjà.
Elle lui parlait toujours de cette voix basse arrimée d’accents graves, saisissant l’entier sérieux des circonstances. Quelle effroyable nouvelle pouvait bien avoir jeté Aord dans un tel gouffre d’affliction ? Il était su et connu d’une bonne part de l’hôpital désormais qu’il ne traversait pas exactement une joyeuse passade. Entre son hospitalisation récente, ses sentiments égrenés dont il ne parlait jamais mais qu’elle voyait parfois traverser son visage, les non-dits dans lesquels il se drapait et qui ne contribuaient qu’à le noyer plus profondément encore dans ses propres abysses… Rien encore à ce jour n’avait toutefois entrainé une explosion de cet acabit. Ô combien savait-elle qu’Aord tenait à son travail ! A ses créations, à la réussite de la morgue, à son rangement parfaitement méthodique et à ses recherches sur la question. Rien d’ordinaire n’aurait pu le pousser à abimer cet antre à laquelle il tenait comme à la prunelle de ses yeux. Hormis cette nouvelle dont elle pouvait percevoir les lettres chagrines les narguer sur le vélin, innocentes traces d’encre qui avaient violemment poussées le frère par-delà la raison et l’entendement.
Dans sa main, il tenait un chiffon. Anciennement une lettre, ce bout de papier lui annonçait la mort du prêtre de la capitale et également qu’il n’était aucunement le bienvenu à son enterrement. N’ayant plus le prêtre pour le protéger, Aord était redevenu le pestiféré du temple et ses portes lui étaient désormais closes. Autant d’informations qui l’avaient chamboulé au point de créer cette perte de contrôle assez spectaculaire. Il commençait vraiment à empiler les déveines, ce qui était un comble pour un frère de la déesse de la chance. Elles s’enchaînaient tellement bien qu’on pourrait croire à une volonté supérieure qui lui en voudrait personnellement.
Aord leva les yeux et croisa ceux inquiets de Maya et Luz. Non, il n’avait pas eu que de la malchance dans cette histoire. Il y avait du bon, du bon qui se tenait devant lui, très préoccupée par son état. Il s’essuya les yeux, il n’aimait pas qu’on le voie comme ça, qu’on le prenne dans ses moments de faiblesse. Pourtant, c’est elles dont il avait besoin. Il regarde Luz d’un air fatigué, rompu par le destin qui l’écrasait et puis son regard glisse sur les flaques, sur Maya, sur le verre brisé, sur ses créations qui se débattaient aux prises avec une ombre bien étrange.
C’est alors qu’il réalisa ce qu’il se passait et une vague de culpabilité vint se rajouter à sa colère. Ses lèvres tremblèrent et il s’essuya les yeux.
« Pardon, pardon, je … suis à bout, je crois. »
Son regard balaya la salle et les morts-vivants arrêtèrent tout de suite leur cirque, se laissant porter comme des poupées de chiffon par le pouvoir de Luz. Aord soupira.
« *Han* Ça ne m’était pas arrivé depuis longtemps … »
Il regarda Maya.
« Bon maintenant tu sais pourquoi je te demande toujours de sortir avant d’opérer Maya … Je sais ce que tu dois penser et …
- Tout va bien Aord, l’interrompit Maya avant qu’il ne s’autoflagelle comme à son habitude, ça ne change pas du tout la façon dont je te vois. On peut même dire que ça nous rapproche un peu. »
Aord s’étrangla en l’écoutant. Ses mots le touchaient d’une certaine façon, lui qui croyait toujours qu’on allait le détester pour ce qu’il faisait, qu’on allait le rejeter. Ce petit moment de compassion lui serrait le cœur et mettait un peu de baume sur ses émotions. Un fin sourire glissa sur ses lèvres, l’espace d’un instant.
« Merci, soupira-t-il, par Lucy j’ai fait un tel carnage … »
Il ne répondait pas à la question de Luz, n’y aux autres qui semblaient fuser de ses yeux accompagnés de la tendresse dont elle savait faire preuve. C’était encore une fuite, une tentative pour ne pas repenser à ce qui l’avait ravagé. Mécaniquement, il se mit à ramasser les restes de la tempête Aord sans regarder Luz, mais quand elle vint se poster devant lui pour l’assaillir de sa gentillesse, Maya à ses côtés. Il craqua de nouveau.
« C’est Émilien, il … il … il est mort hier. »
Il s’étrangla de nouveau, mais put continuer après une terrible déglutition.
« Il était malade. Je lui ai dit plusieurs fois qu’il aurait dû venir te voir Luz, mais à chaque fois, il esquivait la question. »
Tel un automate Aord se mit à continuer son rangement. C’était une sorte d’ancrage pour lui, lui permettant de parler de ce sujet, malgré sa voix tremblante et ses larmes qui s’agglutinaient aux portes de ses yeux.
« Et … et … comme il n’est plus là, personne ne veut me laisser entrer au temple … Je n’y suis plus le bienvenu … connerie de culte de Lucy ! »
Il écrasa le morceau de flacon qu’il tenait dans les mains et un mince filet de sang commença à couler entre ses doigts sans qu’il ne s’en rende compte.
« Maintenant qu’il est plus là, j’ai l’impression que plus personne ne cache son antipathie pour moi là-bas. Même si j’ai très envie d’aller le voir, c’est peut-être mieux que je n’y retourne pas. »
Il semblait renoncer à quelque chose de très important pour lui en disant cela et son visage se contorsionnait de dépit, de colère, mais aussi de résignation.
« Merci à vous deux, je vais … ranger ce carnage. Vous n’avez pas à vous inquiéter. »
Les plaques d’un joli bleu irisé s’évanouirent dans l’air d’une simple impulsion mentale qui n’avait duré qu’un léger battement de cils. Le bras d’ombre de la malepeste relâcha le pantin sans volonté, avec douceur néanmoins, consciente qu’il s’agissait sinon d’anciens êtres humains garnis de rêves, du moins désormais des précieuses créations d’Aord. A sa mention du carnage Luz eut un léger geste de négation du chef, sentant nécessaire de le contredire en partie :
Il avait d’ailleurs entrepris de s’affairer avec la fébrilité d’un esprit absent. Ni Luz ni Maya n’étaient dupes de cette fuite en avant. Fallait-il lui prêter main forte ? La paume posée contre un meuble gondolé, s’arcboutant brièvement pour le redresser, la praticienne songea qu’elle n’avait finalement cure de ce désordre. La priorité n’était pas le traitement des symptômes, mais bien de se pencher sur le cœur du problème ! Émilien, comme le leur appris presque aussitôt le frère. L’homme qui avait cru en lui, placé ses espoirs dans cet humble subordonné qu’aucun des autres fidèles de Lucy ne souhaitait fréquenter. Émilien Albenet, prêtre au sein de la Capitale, Noble qui avait refusé les avantages de sa famille pour tourner son visage et sa foi vers une plus grande œuvre que le montant d’une trésorerie ou des jeux de pouvoir. Il était tel un maillon vital à la colonne vertébrale d’Aord, la lumière également vers laquelle ce dernier se tournait lorsque les doutes lui étreignaient trop l’esprit… Il était difficile de déduire les implications profondes de leur relation. Il était cependant évident qu’Émilien avait constitué le dernier rempart contre l’ostracisme du frère.
Luz ne pouvait par ailleurs pas être surprise de cette annonce. Les personnes âgées avaient malheureusement tendance à écorner leur fil d’existence plus rapidement que leurs cadets, et tous les soins du monde ne pouvaient repousser très longtemps les affres du temps. Il était plus probable qu’Émilien ait su les implications de la maladie qui le rongeait, conscient qu’un acharnement thérapeutique constituerait un crève-cœur pour l’ensemble de ses ouailles… Cela, ou le prêtre avait effectivement fait le choix d’ignorer sciemment les afflictions de sa chair au mépris de sa propre santé. Dans un cas comme dans l’autre, Aord n’aurait rien pu faire et son mentor avait pris seul sa décision. Une donnée centrale que le frère serait incapable d’accepter avant de très nombreux mois, si ce n’était des années…
Elle s’était faufilée, ce faisant, jusqu’à lui, cherchant à happer son regard couturé de souffrance dans l’immensité de ses prunelles jades.
Elle enroula ses doigts autour de son poignet, grimaçant brièvement lorsqu’elle ôta d’un index prudent le verre qui s’était enfoncé dans sa paume.
Elle baissa explicitement les yeux sur sa main blessée, relâchant avec précaution son poignet. Aord voulait-il s’empêtrer dans un tempérament destructeur au nom de cette vie qu’Émilien avait mis tant d’ardeur à protéger ? Voulait-il explorer ses angoisses et son amertume, reclus dans les contreforts de la morgue, au regard d’un mentor qui avait tant donné pour lui permettre de mieux se confronter à la réalité du monde ? La courbe d’un sourcil froissé d’un pli croissant de discorde, Luz sentait batailler en elle une colère rentrée à l’égard de ces frères outrecuidants qui s’arrogeaient le droit de sélectionner des élus et des condamnés parmi les proches du défunt. La tête haute, un éclat d’or brûlant zébrant ses prunelles, la praticienne s’était parée d’une nuance vindicative plus affirmée, l’aplomb d’un univers sur une couronne de cheveux enflammés :
Elle avait ce faisant brandi un index vindicatif dans les airs entre eux, emportée par une étincelle tempétueuse de rébellion.
Ô comme elle adorerait voir leurs mines déconfites et choquées en découvrant qu’Aord avait osé se pointer au temple pour faire ses derniers adieux ! Quelle saveur aurait pour eux le fait de découvrir qu’il n’avait aucune autorité sur les liens façonnés par le temps entre deux êtres… ?
Aord retira vivement sa main de celle de Luz et un léger tremblement s’empara de lui.
« NON ! »
Le volume de sa voix lui avait échappé. C’était une réaction presque instinctive, animal. Un signe de rejet élémentaire, naturel, automatique. Les propositions de Luz le terrifiaient et instinctivement, il essayait de fuir sa peur.
« Je n’y retournerai pas, jamais … je … je … »
Les cadavres autour de lui se remirent à s’agiter fébrilement et Maya dû intervenir avant qu’il n’explose de nouveau. Luz avait beau avoir les meilleures intentions du monde, elles semblaient bien faibles face à des mois de harcèlement. Elle ne voyait que des hommes à affronter, lui voyait un mur dont le ciment se composait de ses peurs et de ses regrets. Il n’en était simplement pas capable et les propositions de Luz, ses encouragements, n’avaient eu pour conséquence que de le troubler encore plus. Un peu comme une personne accro à qui on demande d’arrêter sa consommation. Il ne connaissait que ça, comment pourrait-il tout changer d’un coup ?
« T’y comprends rien … s’énerva-t-il avant que Maya s’interpose entre eux. »
Elle prit doucement la main d’Aord et fit mine de le tirer vers un coin de la pièce en lui faisant les gros yeux. Il se laissa entraîner en jetant un dernier regard noir à Luz et se laissa docilement soigné par la médecin. Maya profita alors qu’il avait le dos tourné pour adresser un regard à Luz et lui faire un geste plein de sens.
*C’est pas le moment de parler de ça* semblait-elle vouloir lui dire silencieusement.
Elle banda sa main tout en retirant les petits éclats de verre qui s’étaient logés dans ses plaies. La médecin commençait à bien connaître Aord, une sorte de gros bébé qui débordait d’émotions et qui les contrôlait assez peu. Il fallait tout de suite l’écarter d’une Luz Weiss visiblement très remontée, et à raison, contre le culte de Lucy.
« Très bien Aord, inutile de t’énerver, on comprend tout à fait que tu ne veuilles pas y retourner, inutile de crier sur madame Weiss.
- C’est pas que je veux pas y retourner, c’est que je … »
Aord se tut de lui-même. En une petite pirouette verbale, Maya venait non seulement de désamorcer la situation, mais aussi de tuer dans l’œuf toute nouvelle escalade de tension. Aord resta silencieux, sans adresser de regard à Luz tandis qu’il se faisait soigner. Difficile de dire si c’était par ce qu’il lui faisait la tête ou si c’était par honte de s’être emporté. Ses joues creusées par les larmes n’étaient plus vraiment expressives.
Lorsque Maya eut terminé, elle se leva et regarda Aord de toute sa hauteur.
« Bon Aord, je sens que tu as besoin d’un peu de repos et qu’on te laisse un peu seuls n’est-ce pas ? »
L’intéressé leva les yeux vers elle en arquant un sourcil.
« N’est-ce pas ? insista Maya.
- Euh, oui oui, vous embêtez pas pour moi, je vais ranger … »
Il préférait les voir partir plutôt que d’être à côté de Luz et Maya l’avait bien senti. D’ailleurs cette dernière indiquait discrètement à Luz qu’il serait bon qu’elles sortent un instant, histoire de PARLER, genre dans le couloir. Doucement, la médecin légiste se glissa à l’extérieur en adressant un sourire bienveillant au directeur de la morgue.
« N’hésite pas à nous appeler, on est là pour te soutenir. »
La porte grinça et les deux femmes furent enfin seules, même s’il fallait s’éloigner un peu de la porte pour ne pas qu’Aord les entende discuter.
« C’est quand qu’on ouvre le service psychologie ? Car je m’inquiète vraiment pour lui là ? »
Les lèvres de Maya se pincèrent tandis que ses yeux luisaient d’inquiétude.
« Il avait vécu quoi dans ce temple pour être dans un tel état ? Tu sais quelque chose ? Il n’a jamais voulu m’en parler … »
Absolument rien. Ils avaient discuté de beaucoup de choses, mais jamais Aord n’avait mentionné ses mois passés au temple de la capitale. Et elle commençait à se douter que c’était ça qui expliquait le plus son état.
« Tu ne voudrais pas repasser tout à l’heure pour voir comment il va ? Je dois me rendre au tribunal pour certains rapports, je ne peux pas annuler et je m’inquiète vraiment pour lui. »
Luz laissa filer un profond soupir, les mains sur les hanches. Elle sortit toutefois de sa morosité et esquissa un sourire lorsque Maya évoqua la nécessité d’un service psychologique.
En sus d’officier au Grand Port, un trajet qu’Aord refuserait probablement tout de go. Avait-il même vu régulièrement la lumière du soleil au cours de ces dernières semaines ? Il voyageait peu, partageait moins encore d’informations sur lui-même. Un homme solitaire reclus dans cette aile de l’Astre de l’Aube, néanmoins aucunement désœuvré de par la nature omniprésente de son travail. Luz ne lui connaissait qu’un nombre infinitésimal de relations, et ce chiffre se raréfiait pour les relations chaleureuses. Violette, cette Aventurière à la langue bien pendue rencontrée ce lointain jour de portes ouvertes, était l’une d’entre elles. Avec son tempérament et sa douceur pour autant réellement existante, elle était une parfaite alliée d’Aord et lui avait paru en mesure de le comprendre instinctivement. L’Aventurière avait cependant d’autres chats à fouetter ainsi qu’un métier, et Luz ne pouvait décemment pas l’appeler à la rescousse en pleine semaine. Il y avait donc… Maya. Et la praticienne les observa toutes deux avec un regard distancé, elles qui s’étaient réfugiées de concert dans l’obscurité rectiligne du couloir.
Ce qui ne signifiait pas qu’un lien particulier n'existait pas entre Aord et Luz. Directrice à collègue, souffrance et délivrance, un salut inespéré qui avait débuté sur des grondements et des incompréhensions. Oui, la rouge avait l’habitude de se sentir terriblement impuissante lorsqu’il s’agissait de communiquer avec le gérant de la morgue, aussi ressentait-elle une pointe de compassion amusée envers une Maya découvrant pour la première fois les contours frustrants de ce mur.
C’est tout ce qu’elle s’autorisait à confier à la jeune assistante, ce passé appartenant uniquement à son propriétaire. Il était de surcroit hors de question de lui expliquer que ce désastre avait trouvé racine dans la mort du frère Corvus qu’Aord avait fortuitement transformé en cadavre ambulant. La sensation d’avoir piétiné le souvenir de son apprécié collègue devait encore le hanter, de même que l’assassinat de ses agresseurs. Une histoire trop lourde et trop sombre qu’Aord était le seul à pouvoir partager s’il le désirait. Elle fronça toutefois les sourcils, soudain aiguillonnée par un détail. Qu’était devenu le livre sinistre qu’il avait évoqué… ?
Elle lui offrit le sourire le plus rassurant qu’elle fut capable de produire. Allons, les jeunes adultes devaient aussi prendre le temps de vivre leur propre vie. Il relevait du rôle de leurs aînés de prendre en charge les choses quand elles s’avéraient trop ardues à supporter !
L’après-midi touchait à sa fin lorsqu’elle revint arpenter ce couloir. Elle avait ratissé chaque empan de son bureau de longues minutes durant, tapotant pensivement son menton à la recherche d’une brillante idée susceptible d’appâter le Directeur de la morgue. Elle n’avait guère l’habitude d’être autant saisie par une hésitation d’anticipation, mais elle ne souhaitait nullement voir sa relation avec Aord se dégrader sous ses yeux sans rien faire. Certes, elle était elle-même dotée d’un caractère impossible à sa manière, et le frère n’était pas des moins susceptibles, cela ne devait cependant pas signifier la fin de tout effort ! Car elle l’appréciait réellement. Son travail était exemplaire, passionné, intelligent. Peu d’Hommes accepterait ainsi de se dédier à la mort d’autrui et à la préservation de la mémoire : c’était un peu de délivrance qu’il offrait chaque fois aux proches des défunts. En tant qu’individu, quand bien même elle ne possédait pas les clés de son tempérament, elle n’était pas suffisamment aveugle pour oublier qu’il était capable de donner le meilleur de lui-même. Résolue à se conduire en adulte dans ces circonstances éminemment difficiles pour lui – à sa place sans doute serait-elle dans un état pire -, elle avait par conséquent pris son courage à deux mains et s’était emparée d’une offrande. Des kärleksmums délicatement emballés, réalisés par l’une des délicieuses pâtisseries avoisinantes. Peut-être ce geste était-il aussi stupide que médiocre, mais il s’agissait du moins d’un geste ! Avait-il seulement mangé depuis l’arrivée de cette terrible nouvelle… ?
Son premier réflexe fut de laisser couler son regard sur le décor environnant. Avait-il rangé, ramassé les morceaux éparpillés comme de véritables parties de lui ou s’était-il laissé abattre plus encore ?
De tout cela. De l’entièreté de cette affaire. De ce qu’il voulait faire, hormis confronter ses anciens colocataires du temple. Émilien avait-il déposé quelque part un mot à son intention… ? S’il voulait seulement réagir à cette annonce…
Aord leva les yeux, de retour sur sa chaise.
« Ah Luz, dit-il d’une voix bien plus fatiguée. »
Son visage était encore rougi par les pleurs, signe que ses yeux ne s’étaient asséché que récemment, mais il avait arrêté de pleurer, principalement parce que ses yeux étaient secs depuis une heure. Quand il se rendit compte que c’était la directrice qui venait d’entrée, il alla machinalement saisir un balai pour faire un petit tas de débris que Naya se fit un plaisir d’engloutir en sautillant. La petite slime n’avait pas l’air d’avoir conscience de l’état de son maître, mais la voir courir un peu partout en criant de joie devant ce festin arrivait à lui arracher une once de sourire.
« Qu’est-ce que tu veux que je te dise Luz ? Je suis juste … désolé pour tout à l’heure. J’ai pas été très commode … »
Il finit de nettoyer le sol avant de souffler profondément, libérant quelques vapeurs bleutées qui moururent dans l’air. Il se massa les temps à cause de la migraine et des vertiges qui l’obligèrent à se tenir à la table d’opération. Il ferma les yeux en attendant que sa tête arrête de tourner avant de concentrer de nouveau son regard sur Luz.
« Tu sais ce que tu as dit tout à l’heure … je sais que tu as raison. Que je devrais m’en foutre de ce qu’ils pensent, mais … mais … rien que de penser à leurs regards, à ces putains de chuchotements que j’entendais dans mon dos. Ou juste ce mépris ambiant que je pouvais sentir partout autour de moi. Manger seul, prier seul, écrire seul … Au final j’avais l’impression que c’était un peu de ma faute, que je m’isolais tout seul et que les autres avaient juste abandonné avec moi. »
Il s’assit et prit un des gâteaux de Luz, ravit de voir qu’elle s’était un peu renseignée sur les spécialités du Nord. Le goût chocolaté glissa un sourire sur ses lèvres, lui rappelant qu’il n’était plus au temple et qu’il y avait devant lui quelqu’un qui en avait quelque chose à faire de lui. Et il y avait d’autres personnes : Violette, Faolan d’une certaine manière, Merry qui devait être quelque part en Aryon en train de voyager comme à son habitude. Tous ces gens qui s’étaient arrêtés pour lui tendre la main, pour supporter ses caprices et ses frasques de jeunesse.
« Putain, jura-t-il en serrant le poing. J’ai envie de faire comme tu dis, de foncer là-bas et d’en avoir rien à foutre. De leur rentrer de dans à tous ces cons pour aller lui dire au revoir. Ça me met tellement la rage de penser que je ne serais pas là à l’enterrement, que sa vie restera oubliée et rien n’en subsistera au-delà de notre existence. Mais … mais … même si je hurle à l’intérieur, j’y arrive pas Luz. J’arrive pas à le faire, à me bouger le cul et à aller frapper à la porte. Je suis pathétique putain … »
Naya commença enfin à se rendre compte que quelque chose n’allait pas et qu’aujourd’hui n’était pas un jour de fête contrairement à ce qu’elle avait cru avec le festin qu’o lui avait offert. Elle glouglouta jusqu’à Aord et se colla à sa cheville comme elle le faisait d’habitude pour le réconforter.
« Pourquoi j’ai si peur de quelques frères et sœurs de Lucy en robes blanches ? Pourquoi j’ai perdu toute cette force que j’avais auparavant ? »
Il le savait très bien. Il avait aimé et s’était pris la plus monumentale des claques dans le visage. Il avait perdu Klarion d’un coup, comme s’il ne s’était jamais rien passé entre eux. Comme s’il rien n’avait jamais compté. Il avait perdu Nemue aussi, comme si leur amitié n’avait été qu’un rêve et que maintenant il était parfaitement réveillé. Il avait juste voulu être bon et maintenant il n’avait plus assez de doigts pour compter ceux qui le haïssaient.
« Tu crois que je le mérite Luz ? »
La petite slime était adorable et un compagnon tout trouvé pour le Directeur de la morgue. Accroupie pour se placer à portée du familier, Luz eut ainsi l’heur de pouvoir jeter un regard à la ronde, saisissant le spectacle désastreux des lieux sous une nouvelle perspective.
Aord était d’ordinaire l’ordonné du duo, pour ne pas dire pointilleux. Maya avait l’étrange faculté de créer un savant bordel partout dans son sillage, et la morgue ressemblait présentement à l’une de ses œuvres d’art. La praticienne fut tentée l’espace d’un instant de lui prêter main forte, mais elle se redressa finalement pour glisser ses mains dans les fines poches de sa blouse. Non seulement ce capharnaüm n’était pas prioritaire au regard des confidences personnelles auxquelles Aord se livrait enfin, mais elle considérait bénéfique de laisser le frère s’occuper l’esprit de cette manière. Elle n’était certes pas matérialiste outre mesure, elle espérait cependant que son interlocuteur ne s’adonnerait plus à de telles destructions à l’avenir… Surtout au sein des murs de l’hôpital. Et devoir ranger cette kyrielle de débris éparpillés devrait l’orienter dans cette direction non ?
La journée avait été particulièrement stressante pour lui, et elle le trouvait terriblement écorné dans cet espace clos dévasté. Elle n’était ni psychologue ni habituée à traiter avec des problématiques similaires à ce qu’il vivait. Elle pouvait en revanche essayer ! Essayer de lui faire part d’un morceau de sa vision, de la distance nécessaire à un rebond. Elle songea avec une pointe d’auto dérision qu’elle l’avait de toute façon déjà vexé pour la journée : que pourrait-il arriver de pire ? Qu’il s’énerve à nouveau, se braque ? N’était-ce pas déjà des évènements vécus au sein de leur relation, qu’elle pourrait donc dépasser une fois encore s’il le voulait bien ?
Elle s’appuya contre le rebord de la table d’opération, croisant les bras sous sa poitrine en un signe inconscient d’impuissance.
Elle se fendit d’un infime sourire, se désignant d’un mouvement de dextre pour souligner son propos. Cela ne résolvait pas leur problème principal, et Luz était bien décidée à pousser Aord vers ce qu’il n’osait faire. S’il y avait bien un tempérament cavalier et outrecuidant, c’était le sien, et il ne serait pas dit qu’elle se laisserait chambouler !
Émilien était décédé depuis la veille, certes, mais ce type de cérémonie était complexe à organiser.
Ses sourcils se froncèrent tandis qu’une idée de mauvais augure la traversait. Luz, toujours prête à faire les quatre cent coups !
Une étincelle enthousiaste avait pris racine dans les prunelles de la praticienne, trop téméraire pour songer aux potentielles conséquences.
Elle se tut, pensant très fortement à son miroir des glaces. Puis grimaça intérieurement, prête à tout instant à voir Aord s’irriter. Aïe. Etait-elle encore allée trop loin... ?
« Il n’y a pas encore de date, où alors je ne la connais pas. Normalement, cela peut prendre une semaine surtout pour quelqu’un d’aussi connu. Le corps doit être en préparation à la morgue que je connais comme ma poche … »
La morgue du temple n’était plus vraiment ce qu’elle avait dû être. L’argent s’était tari lorsque les fidèles avaient arrêté de venir au temple. Le temple tout entier se dégradait faute de fonds. Même si la morgue avait résisté le plus longtemps à cette lente agonie. Bien qu’on priât moins, c’était souvent aux enterrements qu’on retrouvait la voix de Lucy. Donc tout ce qui touchait aux pompes funèbres avait reçu les derniers cristaux qu’il restait dans les caisses, mais cela ne suffisait plus. Quand il l’avait quitté, Aord était déjà en train de demander à Emilien d’y injecter plus de fonds et c’est l’une des raisons pour lesquelles il s’était senti aussi mal de partir à l’improviste pour rejoindre Luz. Luz qui était aujourd’hui là pour lui, alors qu’il avait réussi à se la mettre à dos en à peine quelques secondes la première fois qu’ils s’étaient rencontrés. Une Luz qui aujourd’hui lui donnait de l’espoir, par ses mots et par ses actes. Chaque jour, le frère remerciait la déesse de l’avoir mise sur sa route.
« Non pas d’esclandre j’ai pas la force et puis j’ai peur de faire quelque chose … d’irréparable. »
Aord avait beau être victime de ses propres émotions et de son caractère très spontané, il savait aussi que lorsqu’il était dans cet état, il ne valait mieux pas que les autres restes autour. Les quelques taches colorées sur les murs venaient attester ce point. Toutefois, Luz avait été plus maline cette fois-ci et avait fait une autre proposition. Une proposition qu’il ne rejetterait pas en bloque à l’instant même où elle passerait la barrière des lèvres mutines de la directrice.
« Je ne te demanderai pas pourquoi tu utilises ses illusions dans ta vie de tous les jours. J’imagine que ça un rapport avec le beau blond aux lunettes fumées qui vient te voir parfois pour t’emmener en voyage ? »
Aord eut un sourire malicieux, un peu comme ceux que Maya leur tirait quand elle avait LE potin du siècle à leur raconté. Pouvoir de nouveau taquiner ses amis était un peu le signe qu’Aord était de retour, tout du moins jusqu’à la prochaine tempête. L’idée de Luz lui allait bien, il voulait juste un moment seul avec le prêtre décédé. Que ce soit dans la froideur de la morgue ou dans une grande cérémonie, il s’en fichait. Emilien était mort, tout ce qu’il pourra dire ou faire ne changera rien pour lui. Les seuls qui avaient besoin de ces cérémonies, c’était les vivants, ceux qui restent pour pleurer. Et lui en avait vraiment besoin, mais pas au milieu de la foule.
« Je préfère ta deuxième option. Si rien n’a changé, il ne devrait y avoir personne à partir de 22h à la morgue. Les frères et sœurs se regroupent pour la prière du soir et vont ensuite se coucher. On pourrait se glisser à ce moment-là, en profitant de ton déguisement, même si tu devrais changer la couleur de tes cheveux. Il n’y a aucune sœur au temple avec de si beaux cheveux. »
Aord sourit après son compliment, avant de rougir légèrement en se rendant compte avec quelle nonchalance il l’avait dit dans sa phrase. Il était vrai que les sœurs de Lucy n’avaient pas vraiment de diversité au niveau de leurs chevelures et de leur couleur. À croire que le peigne magique était un interdit par la déesse.
« Alors on fait comment pour se déguiser ? »
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Aord réajusta sa robe d’un geste nerveux. Il attendait face au temple, caché dans le petit square où il avait déballé tous ses malheurs à Luz quelques mois plus tôt. Il n’aurait jamais cru revenir ici, devant ses longues flèches de pierre qui lui avait servi de refuge quand il avait failli mourir avec Némée. Le frère, ou plutôt la sœur, patientait dans l’angoisse. Il savait que Luz était un être perfide envoyé par Lucy pour le tourmenter, et que Maya était la réincarnation de la déesse descendue sur terre pour l’enterrer vivant. Il n’avait même pas mis un pied devant le miroir des glaces de sa patronne qu’elle avait immédiatement opté pour une apparence féminine. C’est pourquoi Aord ressemblait maintenant à Sœur Gertrude, la cuisinière ventripotente du temple. Une femme enrobée sous tous les angles avec deux belles touffes de poiles qui sortaient de son nez. Les filles avaient bien ri en le voyant, mais lui ne savait absolument pas à quoi il ressemblait avec cette illusion, mais vu les regards fuyant autour de lui, ce devait être assez désagréable. Au moins, le déguisement n'attirait pas le regard, c'était tout ce qu'on lui demandait.
Un son cristallin se fit entendre, c’était le signal de Luz. Aord s’avança prudemment pour la rejoindre et ils se glissèrent tous les deux dans le temple.
« La morgue est de l’autre côté de la bâtisse, il faudra passer près du réfectoire et de la chapelle, faudra se faire très discret à ce moment-là et … attention ! »
Aord poussa Luz dans un placard, alors qu’un frère débouchait au loin depuis un des couloirs. Heureusement pour eux, il ne prêtait aucune attention à ce qui se passait autour de lui. Serré contre Luz, dans leur espace étroit, Aord écoutait ses pas s’éloigner avant d’ouvrir la porte pour vérifier que la voie était libre. Il fit ensuite signe à Luz de sortir.
« Ça me rappelle quand t’es venu me trouver, j’étais toujours enfermé dans ses placards sombres à étudier mon grimoire quand j’avais du temps libre … »
Être saucissonnés à deux dans un placard aurait dû constituer un signe évident en faveur d’une profonde remise en cause de ses choix de vie. Il n’en était rien, bien sûr, dans la mesure où Luz s’amusait follement. Par les astres, son quotidien s’était-il affadi à ce point depuis qu’elle ne passait plus son temps à courir partout à la recherche de sa famille d’espions et des sombres complots qui les environnaient ? Il n’y avait pas à dire, se grimer en quelqu’un d’autre et s’introduire illégalement dans un lieu de culte donnait un sacré frisson du danger. Et ce frisson était justement addictif. Elle coula un regard à Aord, pressée contre lui dans cet espace clos. Elle dut faire un effort surhumain pour étouffer un rire, pouffant dans l’obscurité à sa dernière remarque. Elle n’y pouvait rien, la situation tendait sensiblement à l’absurde, deux parfaits supérieurs hiérarchiques d’un organisme connu ainsi retranchés à l’abri d’un placard qui ne leur appartenait pas. Elle saurait désormais que le meilleur moyen de se réconcilier avec Aord lors de leurs futures disputes serait d’organiser une petite virée anonyme et illégale dans la garnison la plus proche... Elle se mordit la lippe inférieure, luttant contre l’immense sourire qui lui grapillait les lèvres.
Elle repoussa du dos de la main la frange déroutante qui lui barrait les yeux, jetant un bref coup d’œil sur le couloir désormais vide de tout frère indésirable. Qu’il était perturbant de saisir dans les frontières de son champ de vision les courtes mèches brunes et fades qui enserraient son visage dans une coupe beaucoup trop courte ! Elle les avait tant bien que mal coincées derrière ses oreilles, rechignant à surveiller les environs avec une tignasse aussi indisciplinée. Le résultat était pourtant là : dans sa parfaite tenue de sœur procurée par son déguisement magique, avec des cheveux suffisamment méconnaissables de loin grâce à son peigne, l’objectif était de rester perpétuellement à une distance suffisamment importante de tout habitant des lieux. Voire de n’en croiser aucun tout court. Elle n’était pas certaine de pouvoir jouer correctement le rôle d’une religieuse malgré ses euh… Hé bien malgré ses régulières incartades à la bienséance en compagnie d’un certain blond aux lunettes fumées. Elle grimaça, suivant silencieusement Aord comme son ombre incarnée. Oh Lucy, pourquoi fallait-il que cette information tombe entre les griffes de Maya, et par extension celles du Directeur de la morgue ? Elle ne put cependant retenir l’attendrissement latent qui gagnait son cœur. Elle avait beau dire, la taquinerie en règle du frère l’avait amusée et elle s’était irrémédiablement découverte un peu plus proche de Maya et lui. A force de partager leur quotidien et de travailler ensemble, ces relations devenaient précieuses… Même si seul un borborygme confus lui avait échappé sur le coup, un mélange de « Aheuhmaisje » répété très vite avec la capacité d’articulation d’un fenrir. Ou le cri d’agonie d’un gloot.
Un vrai coup de génie si on lui posait la question. Son nez était si touffu qu’elle n’aurait guère été étonnée de voir apparaitre un célèbre écoterroriste décidé à protéger ce territoire naturel et sauvage. Et que dire de ces formes voluptueuses ? La rouge se maudit intérieurement, consciente qu’elle n’aidait en rien son fou rire à peine contenu à disparaitre au large de son cerveau. Mais rien que d’imaginer son Aord au corps plutôt fin, avec ses traits consciencieux, sous la ramure de ce visage féminin et ma foi… Exotique, lui tordait les lèvres sur un frémissement de mauvais augure. Concentration. Allez Luz.
Elle coula un regard dans la pièce qu’il venait d’atteindre. Le réfectoire. A vingt-deux heures passées, aucun homme ou femme de foi ne persistait en ces lieux. Ils n’étaient cependant pas à l’abri d’une arrivée imprévue, encore moins du côté des cuisines. Ce que Luz identifia comme la porte de celles-ci était justement entrouverte sur le réfectoire, et une odeur délicieuse s’en échappait. Peut-être une préparation anticipée pour le lendemain ? Le nettoyage des derniers éléments de vaisselle ? Elle ne souhaitait certainement pas s’attarder pour le savoir : elle se pencha et rampa, se faufilant entre les tables et les bancs avec l’adresse légendaire d’une sœur en fuite.
Ou pas vraiment. Elle se redressa trop vite une fois la porte du fond presque atteindre, heurtant derechef le plafond de la table sous laquelle elle s’était brièvement abritée pour échapper au liserai de lumière issue de la cuisine. Le « bonk » creux qui s’extirpa de sa tête mise à mal, de même que son grondement étouffé, parurent résonner dans la pièce avec toute la majesté d’un éléphant au milieu d’un magasin de porcelaine. Son regard horrifié croisa celui d’Aord.
Alors, Luz n’eut que le temps d’apercevoir la version réelle du déguisement d’Aord se diriger à pas lourds vers le réfectoire, une silhouette à nulle autre pareille. C’était un roc ! Un pic ! Un cap… ! Que dis-je, une péninsule qui s’orienta vers eux avec la force implacable d’une monstruosité humaine ! Le cœur au bord des lèvres, toute dignité perdue, Luz s’élança à quatre pattes dans un bond presque animal vers la porte de sortie du réfectoire. Aord avait de toute évidence trouvé sa propre échappatoire, tant et si bien que la terrifiante Sœur Gertrude ne perçut qu’un bout du vêtement anonyme de Luz. Une toge qui aurait très bien pu être celle du frère incriminé.
Ouf, elle retournait devant ses fourneaux. Le palpitant encore trop agité, joignant les mains devant elle avec toute la repentance dont elle se sentait capable, elle dessina du bout des lèvres un « désolée » entièrement silencieux à l’intention d’Aord. Son apparence illusoire ne la faisait désormais plus du tout rire, poursuivie par un cauchemar qui ne manquerait pas de la harceler durant plusieurs mois. Elle ne pouvait malheureusement pas élaborer davantage sa culpabilité, en cela qu’ils se tenaient à présent à quelques mètres de la chapelle.
Et, plus important encore, ils atteindraient dans à peine quelques souffles de distance le dernier couloir avant la morgue.
Ses prunelles interrogatives fouillèrent le visage de son vis-à-vis, visiblement inquiète.
Surtout après plusieurs jours de décès. Elle cherchait ses mots, maladroite encore et toujours lorsqu’il s’agissait de parler avec son cœur à Aord, de tenter de s’ouvrir à lui et d’anticiper ses souffrances…
« Merci oh déesse, de l’avoir mise sur ma route. »
Il avait prié silencieusement tandis que Luz le dépassait pour inspecter le couloir. On aurait dit qu’elle savait exactement ce qu’elle faisait. Sa patronne aurait-elle une autre vie nocturne où elle joue les espionnes d’un soir ? Aord se promit de lui poser la question en rentrant, mais pour le moment, il sentait l’instant fatidique se rapprocher. La morgue n’était plus qu’à quelques pas et déjà son sourire si vrai s’était évanoui. La main de Luz caressa son épaule l’arrachant à ses pensées.
« Je ne sais pas… Je ne sais jamais si je suis prêt. Le saurais-je un jour ? Tout ce que je sais, c’est que Lucy m’a permis d’être ici à travers toi. Sans cela je n’aurais jamais repassé la porte de ce temple et je ne serais jamais allé lui dire au revoir. Si ce chemin existe, je veux voir où il va me mener. Comme je l’ai toujours fait. »
Il avait toujours eu cette fois en lui que, quel que soit le chemin qu’il empruntait, il n’y avait ni de bon ni de mauvais. C’était simplement un choix qui ouvrait d’autres voies. Il était inutile de se demander où les autres chemins menaient, on n’avait pas assez d’une vie pour tous les explorer. Chaque décision qu’il prenait, il le prenait en sachant qu’elle le conduirait vers l’inconnue et il serait bien sot de penser pouvoir anticiper sa destination. Seule Lucy, la déesse qui traçait ce chemin, savait où terminait son œuvre. Il avait oublié cette philosophie, mais maintenant qu’il sortait la tête de l’eau, il la redécouvrait petit à petit, ainsi que la quiétude qu’elle lui avait apportée. Il avait foi en ce qu’il croyait.
« Je garde la foi, que ce que je fais aujourd’hui m’amènera vers quelque chose de meilleur. »
Son sourire s’éclaira et il aurait pu parler pendant mille ans que ce n’aurait pas été assez pour en dire autant à Luz. Un simple geste lui confirmerait qu’il était prêt et qu’il n’avait jamais été aussi prêt. Il passa devant, poussant la porte de la chapelle endormie. Aucun son n’en provenait. Il glissa sa tête dans l’entrebâillement pour épier l’intérieur. Personne.
« La voie est libre, vient. »
Il prit la main de Luz et l’entraîna avec lui dans le lieu de culte. Des vitraux laissaient couler les rayons de lune sur les dalles de pierre, projetant l’ombre de la statue de la déesse sur les deux conspirateurs. Aord s’arrêta en chemin, le regard capturer par celui de Lucy. L’immense statue tendait les mains vers eux, semblant leur demander quelque chose, un droit de passage. De nombreuses pensées traversèrent l’esprit d’Aord à cet instant. Il lâcha la main de Luz et s’avança de quelques pas comme fascinés par ce qu’il voyait. Il mit un genou à terre, puis un autre et pria. Les deux mains jointes, posées contre son cœur, il murmurait la prière qu’il n’avait plus faite depuis bien longtemps, bien avant que Luz ne le trouve dans son placard poussiéreux.
« Louée soit Lucy, dame de lumière, de tes deux mains tu accueilles d’infinies possibilités. Merci, merci de nous accorder la chance de parcourir ce monde. Et de l’accorder à tous ceux qui nous entourent. *Son regard glissa un instant vers Luz derrière lui.* Tu ne nous donnes rien, car tu nous as déjà tout donné. Chaque vie, chaque être est une chance. Chaque seconde est une possibilité. Ton présent est infini et nous aurons de cesse de le découvrir. Un seul homme est trop peu pour en saisir l’immensité. Mais ensemble, nous en explorons toutes les voies. Je prie en ce jour pour que tu me laisses contempler la beauté de ton œuvre. Pour que de tes mains, tu me guides sur ce chemin inconnu où se cachent mille possibilités. J’apprendrai de ton œuvre, chaque rencontre sera un enseignement, chaque souvenir, ma vérité. Merci, merci oh déesse ! Pour cette chance inestimable ! Je garderai avec moi le récit de leurs voyages. »
Aord se releva le cœur plein de certitude. Cela faisait si longtemps qu’il n’avait pas cherché du réconfort auprès de sa foi. Ses yeux luisaient d’une conviction retrouvée quand il revint vers Luz.
« Désolé, j’en avais besoin. »
Il s’avança vers le dernier couloir, toujours aussi désert. La morgue était au bout du couloir, il s’avança jusqu’à la porte, faisant signe à Luz de se cacher dans un coin de mur pour qu’il regarde à l’intérieur. Au moment où la rousse disparaissait dans l’ombre, la porte s’ouvrit, faisant sursauter Gertraord. Il regarda l’homme qui se tenait devant lui. Il était incroyablement beau. Du même âge que le frère de Lucy, il était cependant plus imposant, attirant malgré lui le regard d’Aord sur les formes cachées par sa robe de prêtre. Ses deux yeux bleu gris le fixaient avec une surprise manifeste, encadrés par des cheveux noir de jais en bataille.
« Mon canard en sucre ? Qu’est-ce que tu fais là ? s’enquit Ludo.
— … en sucre ? balbutia Aord. »
La surprise passée, Ludo se fendit d’un incroyable sourire charmeur qui éveilla quelque chose chez Aord totalement impuissant face à cet imprévu plutôt… plaisant.
« Eh bah alors ma chérie, tu ne pouvais te passer de moi ? Tu as perdu ta langue ? fit le frère de Lucy en s’approchant de Gertraord comme un félin qui venait de piéger une proie. »
Il fallut quelques secondes à Aord pour enfin comprendre ce qu’il se passait. Le temps pour ses deux neurones encore valides de se mettre en route. Ludo se colla à lui, le faisant rougir jusqu’aux oreilles. Un petit couinement se fit entendre dans l’ombre, là où Luz se cachait. Était-elle en train de rire en savourant l’instant ? Jamais Aord n’aurait cru que ces deux-là avaient une histoire. Gertrude passait son temps à chasser Ludo à coup de rouleau à pâtisserie dans tout le temple d’habitude. Oh les cachottiers.
« Hmmmpfff fit Aord quand Ludo captura ses lèvres sans lui laisser de temps de retrouver la voix. »
Un long soupir répondit depuis les ombres, signe que Luz était sur le point de craquer. Aord poussa Ludo à l’intérieur de la morgue avant qu’elle ne fasse capoter toute leur infiltration en explosant devant cette romance non désirée. Ludo eut l’air d’apprécier par ce qu’il sourit tout en tirant Aord à lui par le coin de sa robe.
« Ouh ma petite Gertrude, tu piques plus que d’habitude aujourd’hui, tu as fait quelque chose. »
Il entraîna Aord avec lui dans un coin avant de le plaquer contre le mur pour capturer ses lèvres à nouveau. Aord était pris de panique entre l’envie que cela continue pour toujours et qu’il ne se réveille soudainement pas dans son lit et la terreur qu’il finisse par découvrir qu’il embrassait une illusion et que les poils qu’il sentait venaient de sa barbe et pas du nez forestier de sa chère Gertrude. Il fallait qu’il reprenne l’ascendant. Il attrapa le jeune frère qui se laissa faire avec un sourire et l’emporta à travers la pièce sans rompre le baiser. En passant devant la porte, il remarqua le léger reflet d’un œil qui les épiait depuis le couloir. Soit la maudite Luz, pensa-t-il, avant que Ludo ne le ramène à lui de ses doigts agiles.
Ayant autant envie de continuer que de mourir sur place, Aord plaqua Ludo contre un mur et glissa sa main dans sa robe pour le distraire. L’homme semblait beaucoup s’amuser et Aord se questionna sur le genre de « jeux » qu’il pouvait faire avec la vraie Gertrude. Tandis que Ludo arrachait sa robe, Aord essayait d’attraper un objet sur le petit établi à côté de lui. Il finit par mettre la main sur une statue en bois qu’on taillait pour les enterrements. Elle n’était pas finie et ressemblait donc plus à un bloc de bois qu’à un objet d’art.
« Ludo…
— Oui, mon soleil en caramel ?
— Désolé. »
*POUM*
Aord le frappa par surprise, l’assommant sur le coup. Il s’étala à moitié déshabillé à ses pieds. Aord le regarda, interdit, autant pour se rincer l’œil que parce que son cerveau avait arrêté de fonctionner sur le coup des « émotions » qu’il avait pu expérimenter pendant cet « échange ». Ce n’est qu’en entendant le crissement sourd de la porte derrière lui qu’il se détache des abdos du « canard en sucre » pour tourner son regard vers Luz.
« Tu ne dis rien à Maya, sinon je te jure que je poncerai un cercueil pour t’enterrer vivante ! dit-il en rougissant jusqu’aux oreilles et en se grattant l’arrière du crâne visiblement extrêmement gêné par la situation. »