Dissimulé dans les ombres, Khepra attendait patiemment son heure. Son commanditaire du jour n'était autre qu'un riche malfrat dont le cœur de métier était d'acheminer diverses ressources plus ou moins illégales entre la Capitale et la Forteresse. Malheureusement, la compétition dans le domaine se faisait de plus en plus rude et la jalousie germait, créant pour les moins scrupuleux des offres d'emploi tout à fait alléchantes. Le Non-Mort ne se déplaçait que rarement pour des meurtres de seconde zone, néanmoins sa cause nécessitait un apport financier aussi régulier que conséquent, le contraignant occasionnellement à s'intéresser à de bien petites affaires pour réunir les cristaux essentiels au bon fonctionnement de la Cabale.
Cela faisait quelques minutes désormais qu'il observait les gardes postés à l'entrée du manoir de sa cible, cherchant tel un prédateur avide la meilleure opportunité pour frapper. Le relâchement des trois hommes ayant atteint un degré satisfaisant, Khepra fondit sur ses proies depuis son perchoir, abattant avec une violence sans nom un khopesh doré sur l'épaule de l'un des hommes de main. Le malheureux s'écroula, tant sous le poids de la douleur que sous les bottes de son agresseur, et ce fut dans une gerbe écarlate qu'il s'éteignit sans avoir le temps de pousser le moindre cri. Le fracas vint cependant attirer l'attention des deux autres gaillards présents, mais il était déjà trop tard pour sonner l'alerte car, déjà, le monstre au faciès décharné fondait sur eux avec l'agilité surnaturelle d'un félin enragé. D'un ton provocant, il vint moquer ses ennemis de sa voix cadavérique :
"Vous l'avez vraiment pas senti venir ? 'Faudrait travailler l'instinct."
L'assassin fut vaguement étonné lorsque son premier adversaire matérialisé une lame de glace dans sa main mais, fourbe qu'il était, il ne se laissa pas démonter et décrivit un grand arc dans le vide à l'aide de son arme ensanglanté, ce qui vint projeter des gouttelettes pourpres dans les yeux de l'ennemi, le déstabilisant juste assez pour lui administrer un coup d'une telle précision qu'il fut aussitôt fatal. Le Khopesh agrippa la gorge du gaillard et son monstrueux propriétaire sentit la chair de son adversaire se déchirer avec aisance. Alors que la dernière lueur de vie disparaissait du regard de son opposant, le tueur incontrôlable laissa un éclat de rire malfaisant lui échapper mais fut interrompu par une dague qui s'enfonça en plein dans son cœur, ou plutôt là où il devait se trouver. Le monstre s'immobilisa puis tourna lentement sa tête sur le côté pour apercevoir le dernier survivant qui, dans un élan de courage absolu, s'était risqué à attaquer de dos la créature maudite qui venait de tuer froidement ses deux amis.
"T'aurais vraiment dû rester à la maison, mon gars. T'es absolument pas assez payé pour ce que tu fais."
Incapable de concevoir que l'étranger ait survécu à une attaque théoriquement léthale, le jeune homme s'immobilisa tant par terreur que par incompréhension et ne fut pas à même d'empêcher l'iimmortel de le désarmer d'un geste habile. En une simple rotation, l'immortel s'écarta de son adversaire et l'entailla en plein torse, si profondément qu'il le tua sur le coup. Le garçon s'effondra à son tour, rejoignant dans la mort ses deux compères. Le mort-vivant observa silencieusement le macabre résultat de son travail avant de porter sa fidèle lame courbée à son fourreau. Dans sa folie meurtrière, il oublia cependant d'ôter la dague solidement enfoncée entre ses côtes.
"Tu vois ? Je t'avais dit qu'on pouvait y aller au culot. Ces guignols sont pas entraînés, ils sont juste là pour foutre la trouille aux passants."
S'il était fou à lier, le Non-Mort n'était cependant pas en train d'halluciner, loin de là, car il était effectivement accompagné dans cette assassinat organisé. Dans les ténèbres, la silhouette d'un autre homme se dessinait lentement. Le commanditaire avait estimé qu'il valait mieux ne pas lésiner sur les moyens pour venir à bout de son concurrent, aussi il avait décidé d'y mettre le prix en faisant appel non pas à un, mais bel et bien à deux tueurs professionnels, et pas des moindres. Khepra n'était pas nécessairement habitué à collaborer avec autrui mais ne refusait pas cette opportunité après plus d'un demi-siècle de solitude.
"De toute façon, la caserne la plus proche est à des dizaines de kilomètres d'ici. Pas très malin de la part de ce mafieux de pacotille de s'isoler de la sorte en pleine nature, il pourrait lui arriver des bricoles et personne serait au courant, pas vrai ?"
Il ricana à nouveau et sa carcasse dépourvue de chair se secoua au gré de ses mouvements. La simple perspective de commettre un massacre en toute impunité le réjouissait, mais l'idée de le faire en bonne compagnie l'était d'autant plus !
Enfin, bonne, c'était encore un peu tôt pour le dire. Comment il s'appelait, déjà ?
D’habitude, j’prends pas les offres qui sortent trop des sentiers battus. Au sens littéral, j’veux dire : la flemme d’aller me radiner au fin fond d’une forêt ou d’une montagne moisie, là, pour une poignée de cristaux. Et c’est difficile de justifier ça totalement eu égard à mon autre boulot, celui d’examinateur de la Guilde. Mais parfois, faut faire des efforts et des affaires. Et puis, j’ai toujours apprécié de mêler l’utile à l’agréable.
Là, le gars chez qui j’ai été envoyé, il me l’avait comme qui dirait fait à l’envers. Pas qu’il s’en souvienne, ni les autres, et personne associera ça à moi et s’dira qu’on peut me la coller facilement. Nan, c’est plutôt par principe, j’aime pas qu’on me chie dans les bottes, et j’compte bien vivre libre et sans regrets, y compris si ça implique que lui arrête de respirer.
Du coup, c’est parfaitement ironique d’être avec mon partenaire du moment, et j’peux pas m’empêcher de tressaillir quand le planton à l’entrée la plante dans le dos, un coup d’estoc d’école, vraiment, qui l’aurait allongée aussi sec, si elle avait été une personne normale. Ça me fait comme un grattement entre les omoplates, mais j’retiens la pulsion et j’me concentre sur la mission en cours.
« Ouais, les gars pourchassés veulent toujours se foutre au vert, mais c’est toujours là qu’on les repère. Faut bien qu’ils aillent acheter à bouffer au village, y’a des messagers qui circulent quand ils gèrent encore leurs affaires à distance, et les gens bavent, toujours, immanquablement. »
Enfin, lui il peut visiblement pas crever, mais c’est pas mon cas, alors on traîne pas trop. C’pas pasque les nazes à l’entrée sont des incapables que y’a personne à l’intérieur, ou qu’ils sont pourris tout pareil. A priori, ils sont même un paquet, toute la garde rapprochée et quelques traîne-savates de qualité mêlés dans le tas. Et vu la taille du manoir…
On laisse les cadavres là, cela dit, pour servir de message. Puis j’pense qu’il a autant la flemme que moi de les traîner dans les buissons alors qu’on prévoit pas de rester longtemps.
On pousse la porte de concert, et y’en a deux autres qui grillent une clope dans une ambiance maintenant enfumée. Celui de gauche commence une phrase qu’il a pas le temps de finir pasque mon couteau se plante dans sa gorge, et le cri qu’il allait pousser se transforme en simple borborygme. Le Non-Mort est déjà sur l’eau avec sa lame tordue, et boucle le boulot. On récupère nos affaires, et on regarde les différentes portes qui s’offrent à nous.
Y’a un peu de bruit qui vient d’en face, mais j’ai pas forcément envie d’entrer dans un salon avec dix mecs armés.
« Deux portes à gauche, une à droite, pas celle de devant, t’en dis quoi ? Que j’demande en haussant les épaules. »
Il pointe la première de gauche, et j’me mets devant, avant de l’ouvrir d’un coup sec, pour qu’il rentre, sabre armé. Mais y’a personne, et on a un rictus un peu tendu, alors même qu’on était prêt à défourailler et qu’on a l’air de deux guignols. Mieux vaut ça qu’autre chose. Porte suivante de gauche du coup.
Même procédé, mais c’est une longue cuisine, et le gars est à l’autre bout, mais de dos. On s’baisse derrière un plan de travail, et on court à quatre pattes jusqu’à arriver jusqu’à lui alors qu’il chantonne les premières mesures de « La Nuit à la Frontière ». Pas près de la voir, du coup. J’essuie mon surin sur ses sapes, et j’me dis que le petit gros ventripotent avec la toque et le tablier blanc, c’était probablement pas un criminel, et p’tet juste un cuistot.
D’un autre côté, on devient rarement cuistot pour un baron de la pègre et grand contrebandier en étant soi-même un gentil. Puis s’il décide de donner l’alerte pasqu’on le fait pas taire, c’est nous qui risquons d’y passer. Enfin, moi, surtout.
D’ici, y’a qu’une seule autre porte, un escalier et un monte-charge, mais tout petit, pour envoyer des plateaux vers les étages.
« Pas trop le choix, hé ? Plus de chances qu’il soit en haut. »
J’attrape une gougère en passant, que j’gobe d’un coup. Délicieuse.
Parlant de pitance, la dernière victime en liste fut un pauvre marmiton qui n'avait probablement que très peu d'implication dans les affaires du maître des lieux, mais que le collaborateur du Non-Mort avait décidé de supprimer néanmoins, chose que n'allait pas lui reprocher son confrère assassin. Tout en chipant de quoi se sustenter, le barbu proposa de tenter un assaut sur l'étage, ce à quoi Khepra répondit d'abord par un haussement d'épaules :
"Ca se tient. J'espère qu'ils sont un peu plus belliqueux à l'étage, j'en ai ma claque de taper sur des mômes."
Le monstre qu'il était n'avait pas un goût particulièrement prononcé pour le défi, néanmoins cette opération s'avérait pour le moment un peu trop aisé pour nécessiter la présence de deux pointures du carnage. Puisqu'ils avaient décidé de passer à l'étage, Khepra ne fit pas dans la dentelle et repoussa légèrement la porte située non loin du corps du pauvre cuistot qui nageait dans ses propres restes. Un coup d'œil rapide lui permit de découvrir un couloir menant directement sur un escalier.
Décidément, le manoir était foutrement immense et comptait un nombre incalculable de salles toutes plus superflues les unes que les autres, ce qui ne facilitait pas leur tâche. N'étant pas tout à fait convaincus de l'agencement des pièces, ils allait devoir faire preuve de discrétion encore un moment. Khepra s'aventura en tête du duo d'un pas mesuré, tâchant de ne pas émettre le moindre son lors de ses déplacements. Le tapis aidait, fort heureusement, et ce fut donc sans encombre qu'ils purent emprunter l'escalier les menant à l'étage supérieur.
Khepra s'immobilisa subitement en entendant des bruits de pas dont le rythme légèrement plus rapide que la norme pouvait éventuellement laisser supposer un état d'alerte. Il pouvait malheureusement s'agir d'un serviteur pressé de livrer ce que son patron lui avait demandé comme d'un patrouilleur qui venait de découvrir les corps laissés au rez-de-chaussée. En l'absence de cri, il avait tendance à opter pour la première option, cela dit.
"J'pense pas qu'ils sachent qu'on est dans le coin. Ca a pas l'air de s'activer plus que ça. Accélérons le mouvement, des fois qu'ils se rappellent comment faire leur boulot."
Ils firent quelques pas en avant et aussitôt, un garde sorti de nulle part apparut depuis un angle, l'air pensif et la tête basse. Coup de chance pour eux, mais surtout de malchance pour lui, il ne se dirigea pas vers eux mais dans la direction opposée et semblait si absorbé dans ses pensées qu'il ne les aperçut pas du coin de l'œil. Khepra mit un léger coup de coude dans le bras de son compère avant d'extraire une dague dorée de l'une des sacoches ornant son armure. D'un ton plein de fierté, il glissa :
"Eh, mate un peu ça."
Puis il s'élança d'un bond vers le pauvre homme qui entendit les pas furtifs dans son dos juste à temps pour esquiver une première lacération. Surpris par la présence de cet intrus qui semblait né des ombres, il parvint à effectuer un pas en arrière pour éviter le second assaut mais fut frappé par le troisième, une estoc vicieuse en plein bas-ventre qui lui fit perdre l'équilibre. Ce fut cette opportunité qui détermina la prise d'ascendant déterminante du mort-vivant, ce qui lui permet d'asséner sans difficulté le coup fatal, venant ainsi à bout de son adversaire. Une fois débarrassé de cet obstacle, Khepra réajusta sa tenue et se tourna vers son compère qui se tenait encore à quelques mètres de là, non loin de l'escalier.
"Bon, j'admets que j'ai déjà fait mieux maaaAAAaaaaaAaais... Eeeh !"
Trop happé par sa propre performance, le Non-Mort n'avait pas senti venir le géant qui était arrivé dans son dos, le soulevant par le crâne à une seule main dans une démonstration de force effroyable. Les bras du mort-vivant virent battre l'air un moment à la recherche d'une prise tandis que ses yeux luminescents jetaient des regards vaguement désespérés vers son allié du soir. A moitié écrasé dans la paume titanesque de celui dont la force herculéenne n'avait clairement rien de naturel, Khepra parvint tout de même à articuler :
"Tu saurais m'donner un petit coup de pouce ?"
Visiblement peu enclin à laisser aux intrus une telle chance, le titanesque patrouilleur utilisa sa seconde paluche pour saisir Khepra par le tibia et profita de cette prise solide pour le balancer sur le côté, lui explosant littéralement le crâne contre le mur du manoir. La face abjecte de l'immonde Khepra vint s'éclater en mille morceaux, libérant un épais nuage de brume bleue. Son corps vint s'éteindre aussitôt dans un ultime sifflement fantomatique et le géant décida d'utiliser les restes comme projectile, qu'il dirigea vers le second mercenaire dans un lancer d'une rare puissance.
Une fois débarrassé de la carcasse, le colosse fit craquer les jointures de ses énormes mains et s'avança lentement vers son prochain adversaire qu'il ne projetait pas d'épargner non plus, à en juger par le sourire profondément malveillant qu'il lui adressait. Ce qu'il ne voyait plus en revanche, c'était le petit nuage magique qui se frayait lentement un chemin vers le corps sans vie du jeune garde, l'envahissant tout doucement.
Khepra aurait certes dû informer son compagnon qu'il disposait d'une telle capacité, mais un peu de surprise ne faisait jamais de mal, même au boulot.
J’regardais dans une autre direction quand le gros baraqué s’est radiné, et j’ai juste eu le temps de faire une grimace quand il a fracassé mon camarade du jour à mort. Salissant, sur les tapis, ça, j’espère que la femme de ménage est efficace. P’tet qu’elle a un pouvoir en lien, d’ailleurs. Ça pourrait être bien utile, m’est avis.
Mais mes pensées sont tirées de leur cours un peu trop paisible par le colosse qui avance vers moi. J’compte mes options. Une, lui défoncer la gueule, là, comme ça, et en silence par-dessus le marché. J’suis ni timide, ni maladroit, mais ça m’semble un peu compromis, vu qu’il a des bras comme mes cuisses et le regard excité du gars qui va enfin pouvoir se défouler après avoir perdu aux cartes trois soirs d’affilée.
Deux, passer invisible et me barrer. C’est un coup à ce qu’il déclenche une alerte générale, et la tentative d’assassinat sera carrément morte, comme le collègue. D’un autre côté, j’ai de meilleures chances de partir en vie dans ce cas. Mais la mort de Khepra a quand même un avantage non-négligeable : toute la paye sera pour ma gueule si j’arrive à aller au bout. Et ça, ça n’a pas de p… bon, ça en a un, si.
Trois, le buter discrétos. J’avoue que j’tends pas mal vers cette option, j’ai juste pas envie qu’il gueule.
« Tu crois que t’as de la force brute avec ton pouvoir ? J’vais te montrer ce que c’est, la vraie puissance. »
Un bluff éhonté, évidemment. J’suis juste en bonne condition physique. Je serre le poing d’un air appréciateur et j’lui adresse un sourire carnassier. S’il commence à parler, j’lui saute dessus, pas le choix. Mais alors après, comment…
La question devient assez superflue quand il accélère brusquement et tend la main, grande comme un battoir, pour me chopper au col. J’évite d’une inclinaison du buste en arrière, puis j’viens beaucoup plus au contact, et le couteau que j’ai fait jaillir dans ma main d’un mouvement du poignet vient entailler ses côtes. Sa chemise, bien tailladée, laisse apparaître un justaucorps de cuir moulé qui lui colle au corps, et qui fait que j’ai à peine fait perler une goutte de sang.
Il tente de refermer ses bras sur moi, mais j’suis suffisamment vif, avec mes vingt centimètres de moins et probablement deux fois plus de kilos, pour me soustraire à sa tentative et remettre l’écart de trois mètres. Une bagatelle, vu sa taille. Il prend une mine contrariée, puis son souffle. Ah, ça y est, putain, il va gueuler.
J’lui lance mon surin au visage, qu’il évite sans difficulté, et j’suis direct au contact, avec deux autres planteurs en main. J’vise les doigts, mais j’prends un coup de genou qui me décolle du sol et m’fait tomber sur le tapis en hoquetant, à la recherche de mon souffle perdu. Invisibilité et fuite, alors, j’suppose, surtout que l’autre que j’pensais buté par Khepra se relève. Rah, les pouvoirs d’immortalité, mais quelle arnaque, putain…
Sa pogne immense se referme sur mon épaule, et il me redresse à sa hauteur, pendant que mes pieds pendent stupidement dans le vide. Derrière, le minot sort un long-couteau, quasiment un glaive, et le plante par le côté de la mâchoire jusqu’au haut du crâne du titan, qui tombe à genoux, et manque de me tomber dessus.
« Khepra ? C’est toi ? »
Sur confirmation de sa part, j’me détends, et j’vois que le crâne a pas été transpercé. Voilà qui illustre très différemment le surnom de Non-Mort du confrère, j’suppose. L’a dû aller dans le cadavre. Mais je déteste toujours les pouvoirs d’immortalité, pasque c’est foncièrement injuste.
« Tu peux le faire autant que tu veux, la réincarnation dans les cadavres ? Ou y’a une limite ? Histoire que j’me prépare, la prochaine fois, tu vois ? »
Difficile de lui en vouloir pour pas m’avoir dit ce dont il était capable : j’ai coutume de faire la même. Et il sait pas qu’il va m’oublier bien vite après toute cette affaire. C’est que quand les gens savent, ils ont tendance à vouloir écrire un peu partout, pasqu’ils ont l’impression de se faire avoir. Et soit j’dois tout cramer, si j’veux vraiment pas laisser de traces, soit faut que j’bosse le truc en amont, genre fausse identité et tout. Et là, clairement, j’me suis pas donné cette peine. Après tout, c’est déjà suffisamment dur de creuser son trou dans le milieu avec mon pouvoir, autant avantage qu’inconvénient, alors si j’dois en plus faire le nettoyage au cas par cas à la fin…
Toujours est-il que quand il se retourne pour reprendre sa route, j’me sens d’humeur taquine, alors ma dague s’enfonce dans son cou pile au même endroit que là où il a buté le géant, et met un terme à cette mascarade. Puis, alors que le nuage bleuté se dirige vers le géant, j’prends une mine contrite et satisfaite à la fois.
« T’sais, j’pense que c’est mieux que t’aies ce corps, après tout. Genre, il a l’air bien plus intimidant et utile que l’autre minus. Moins abîmé, aussi. Si tu mets une écharpe, personne se rendra compte que c’est pas le vrai. Ça fait partie de mon plan. »
Puis ça m’a bien défoulé. C’est important, ça aussi.
"J'peux changer à volonté mais ça rend pas moins impoli ce que tu viens de m'faire. Où t'as vu qu'on plantait des trucs dans la tête de ses copains ?"
Question rhétorique évidemment, ce fut donc sans attendre de réponse qu'il passa à autre chose. Il avait certes vu moins sain d'esprit, dans le milieu, néanmoins ce type faisait froid dans le dos. Il y avait dans l'attitude du barbu une sympathie et un air de détachement qui entrait en totale dissonance avec la cruauté sans faille de ses actes. Autre facteur inquiétant, Khepra n'avait jamais entendu le moindre ragot sur cet étrange assassin, visiblement très talentueux de surcroit, alors que ce dernier semblait pourtant opérer dans les même sphères que lui.
Il n'était certes pas bien atypique de garder secret son identité dans une profession telle que la leur, cependant peu de meurtriers de carrière parvenaient à échapper au réseau d'informateurs dont le Non-Mort s'était entouré au fil du temps. Qui était ce foutu barbu, en fin de compte ? Si s'en méfier ne valait pas le coup, s'informer à des fins purement professionnelles avait toujours été un bon moyen de se démarquer des médiocres. Il verrait cela plus tard mais la question le titillait toujours : qui pouvait bien être cette mystérieuse pointure qui paraissait pourtant tout avoir du gars banal ?
Plongé dans ces réflexions, le Non-mort profitait de l'accalmie pour récupérer les affaires dont sa précédente enveloppe était encore équipé. Un vif tour de son inventaire lui permit de se réarmer et de retrouver l'essentiel de ces biens, il était après tout bien habitué à ce genre de contretemps. Une fois équipé convenablement, l'immortel suivit diligemment le conseil de son compagnon et enroula une écharpe jusqu'au dessus de son nez, camouflant ainsi sans peine la plaie mortelle qui ornait son menton.
"Allez, on s'bouge."
Après un vague signe de tête indiquant leur prochaine direction ainsi qu'un roulement d'épaules, Khepra se remit en route d'un pas décidé. Dans ses mouvements abrupts et nerveux, on lisait sans mal la frustration d'avoir été ridiculisé par de simples gardes au service d'un escroc quelconque, cependant ce petit accroc dans le plan d'attaque lui avait permis de se ressaisir. Plus question de s'amuser, il était temps de clore cette affaire avec assez de vitesse et de sauvagerie pour éviter d'offrir à leurs ennemis l'opportunité de se rassembler.
Ils n'eurent pas à attendre bien longtemps car, à force d'arpenter les couloirs de l'immense demeure de leur proie, ils finirent par tomber sur une porte qui semblait bien plus gardée que les autres. Au culot naturel du mort-vivant s'ajoutait désormais une bonne couche de colère, ce fut donc d'un pas anormalement rapide qu'il s'avança vers les deux hommes de main qui, parfaitement leurrés par son déguisement de fortune, ne furent pas sur leurs gardes malgré l'entrain avec lequel il s'approchait. Le premier eut à peine le temps de marmonner un mot de salutations qu'il essuya un coup de dague mortel en pleine gorge sous le regard totalement médusé de son confrère.
Face à cette attaque qui paraissait tout bonnement surréaliste, le deuxième loustic eut tout juste le temps d'adopter une posture défensive mais le Non-Mort profita de l'instant de doute qu'il avait semé par son implacable brutalité, effaçant toute distance entre lui et sa cible suivante. Une attaque latérale suivie d'une estoc furent bien assez pour débarrasser le duo d'assassins de cet obstacle mineur, ce qui leur offrit le champ libre pour atteindre la phase finale de cette opération. L'éternel sourit puis offrit quelques mots à son collaborateur avant l'ultime assaut :
"T'es pas bien élevé mais je dois dire qu'on se marre plutôt pas mal avec toi. J'espère qu'on aura l'occasion de remettre ça !"
Les tueurs professionnels échangèrent un furtif regard puis, après un hochement de tête signifiant leur entente, ils enfoncèrent la double-porte à grands coups de bottes. Le bois craqua sous les impacts et les assaillants pénétrèrent dans la pièce avec la ferme intention de faire pleuvoir le sang dans une véritable tempête d'acier. Leur proie se trouvait droit devant, attablée à un somptueux bureau et les dévisageant avec un air idiot dans lequel se lisait la plus parfaite incompréhension. L'homme concevait difficilement d'avoir été retrouvé et encore plus de subir une telle attaque dans son propre domaine.
Il voulut beugler des ordres à la poignée de gaillards présents autour de lui, mais déjà les coups pleuvaient. Le Non-Mort et son associé, lancés dans une frénésie meurtrière, ne prenaient pas le moindre instant de répit dans le massacre qu'ils commettaient sans une once d'hésitation. Les murs et les tapisseries ornant le bureau furent très vite maculés de pourpre, le tout dans une symphonie de sanglots étranglés et de hurlements rageurs. Rien n'arrêtait le duo apocalyptique qui semblait ignorer jusqu'au concept de la pitié et ce fut dans l'effroi de leurs adversaires qu'ils achevèrent leur contrat.
Chaque fois que l'histoire de ce fameux contrat lui revenait, il trouvait une étrange peine à se remémorer les détails. Sa mémoire lui avait souvent fait défaut depuis l'éveil de son maudit pouvoir, néanmoins il n'avait usuellement pas ces difficultés à trier des souvenirs aussi récents que ceux-ci. Mais là où ces curieux symptômes d'altération mémorielle aurait pu susciter l'angoisse chez autrui, Khepra ne ressentait que peu d'inquiétude. Après tout, cela faisait plus d'un demi-siècle qu'il avait perdu la raison, ne pas parvenir à visualiser convenablement un massacre parmi tant d'autres était aujourd'hui le cadet de ses soucis.
Parmi ses nouvelles priorités, on comptait d'ailleurs l'intégrité de cette petite famille dont il était curieusement le père. Enfin libéré de la Cabale qui avait fini par devenir un frein à ses petits projets, l'immortel était parvenu à réunir un effectif relativement conséquent et c'était dans les ombres qu'il tissait sa toile sur le Royaume, faisant croître chaque jour un peu plus son influence sur les terres d'Aryon. A l'abri des regards, il gagnait en puissance et partageait ce pouvoir avec des alliés puissants qui, fort bientôt, allaient faire parler d'eux en remuant un peu la poussière que la royauté tentait de fourrer sous ses meubles reluisants.
Ce soir, cependant, c'était dans la solitude qu'il passait sa nuit. Ses hommes de main dormaient ou montaient la garde au rez-de-chaussée tandis qu'il ressassait le passé en silence depuis la pièce dans laquelle il avait élu domicile. Laissant son esprit voguer dans les méandres de sa mémoire fracturé, Khepra était profondément enfoncé dans son fauteuil, les deux pieds posés sur le bureau de cette planque de fortune qu'il venait de s'accaparer. Vêtu comme un prince et affublé de son fidèle manteau à col de fourrure, il détenait actuellement le visage d'un jeune voyou qu'il avait exécuté lors d'une précédente opération de banditisme. Pensivement, le tueur immortel inspectait sa plus récente acquisition, qui n'était autre que le somptueux miroir miniature qu'Aord le prêtre l'avait aidé à récupérer.
Grâce à cet artefact formidable, il entrevoyait enfin l'espoir de retrouver l'humanité qui lui avait été arrachée. Si cet éclat de vie l'emplissait d'une joie qu'il croyait définitivement perdue, il se penchait parfois sur les étranges sentiments qui l'habitaient depuis peu. Lui qui n'avait été qu'un mort-vivant errant et privé de la moindre attache redécouvraient peu à peu la saveur du rapport humain. Il refusait certes de l'admettre, néanmoins certains de ses proches étaient devenus un peu plus que de simples instruments qu'il tordait et utilisait selon ses lubies. Dans son ascension, il devenait vulnérable. Tôt ou tard, son passé allait bien finir par le rattraper.
Peut être même ce soir.
La Grande Forêt, ce repaire de brigands.
Entre les bois et les montagnes, les criminels de bas-étage choisissaient plutôt le premier : le climat est plus sympa, on peut se cacher du soleil, et la surface colossale en dehors des routes, parsemée de petits villages, hameaux et autres camps de bûcherons fait qu’on peut facilement y survivre. Pas comme les montagnes, où il fait froid sa mère, bourrées de monstres plus dangereux les uns que les autres, et où, globalement, si on n’est pas trappeur, ça va être compliqué de survivre. Un vrai gruyère, en plus, avec tous les souterrains et les grottes squattées par d’autres criminels, des sectes, des fous qui se cachent…
Mais pour l’instant, c’est la forêt.
Y’a un chasseur, le genre solitaire et qui se lave pas très souvent, qu’est tombé sur un coin qu’avait pas l’air net, manifestement occupé, mais ensanglanté. L’a rapidement identifié que c’était des criminels, et il est venu refiler les infos à la garnison la plus proche, troquer ses peaux de bêtes, et disparaître à nouveau dans le maquis. Y’en a, des comme ça. Gentil mais carrément bizarre, a dit le garde qui l’a eu en vis-à-vis, mais ce qu’il nous a filé valait son pesant de cacahouètes.
La garde aurait juste pu faire une descente en nombre, évidemment. Raser tout ça, bousculer leur cabale merdique en bois et en merde séchée, foutre le feu… non, pas dans la forêt, cela dit, mais balancer tout ça au trou avec une potion de vérité et s’assurer de tout boucler. Mais les sérums, ça pousse pas sur les arbres, sinon y’en aurait plein ici, et moi j’y serais pas.
J’me passe la main dans les cheveux, un peu crades, mais pas sur le visage, sale aussi. Ma chemise est un peu déchirée, et tachée aussi, pasque j’ai dormi à la belle étoile la nuit précédente. Le climat s’y prêtait bien, faut dire. Pas hyper fan de ce que je dois me coltiner, mais les ordres, c’est les ordres, et y’a peu de chances que j’réussisse pas à m’en tirer tout seul si vraiment la situation dégénère, avec tout ce que j’ai sur moi. J’passerai p’tet même au nettoyage direct, si l’occasion s’y prête.
J’crache dans un buisson proche, j’m’étire les bras et les épaules, j’fais craquer ma nuque. Allez, pas envie de me retaper une nuit dehors non plus, à les regarder au chaud dans leur barraque.
J’sors des fourrés, et j’marche tout droit vers la porte. Le gars qui surveille vaguement les environs, vaguement seulement pasque y’a pas grand-chose à voir, m’est avis, et qu’il pense pareil vu qu’il était en train de se curer le nez en roulant une clope d’une main –impressionnant par ailleurs, m’interpelle.
« Hé, t’es qui ? Tu fous quoi ici ? »
J’lève les mains en signe d’apaisement.
« J’suis simplement un voyageur égaré, hein ? Moyen de squatter votre feu et votre toit ? »
Il me jauge, regarde autour. Mais oui, y’a personne, allez, grouille, j’suis sûr qu’il va flotter, en plus, à voir la sale tronche des nuages. Il fait enfin le signe, et j’le remercie avant de pousser la porte, lui derrière. Il est mal coiffé, mais a l’air bien nourri, bien portant, et armé jusqu’aux dents. Et jeune. C’pour ça qu’il est dehors, j’suppose, le bizut. C’est le cas de la bande à l’intérieur, une bonne dizaine déjà à vue de nez dans la première salle, pas moyen de savoir si y’en a qui sont déjà pieutés ou non. C’est qu’il se fait tard, vu qu’ils ont fini leurs gamelles et sont en train d’échanger des histoires et des vannes en descendant des godets. Belle vie.
« C’est qui, ça, Ropier ?
- Un gars qui s’est radiné à l’entrée. Pas de raison de le laisser dehors, si ?
- Ouais ? Et il se présente, le gars ?
- ‘Sûr. Vrenn, j’me promène dans la forêt. J’ai croisé un chasseur qui m’a dit que y’avait des bon gars qui zonaient par ici, alors même que j’discutais avec Chalad, du village d’Aubépine. »
Un tavernier qui mouille dans tout ce qui traîne de contrebande, et d’écoulement de marchandises. Pour le moment, on le laisse un peu en place, pasqu’il nous rencarde aussi, et que ça permet d’élaguer un peu les branches autour de lui. J’me suis dit qu’il était pas bien loin, et qu’il fournirait une bonne phrase d’accroche.
« Chalad, hein ? »
Celui qu’a pris la parole, petite quarantaine, cheveux d’un blond un peu sale, plisse les yeux en me jaugeant.
« Et c’est juste pour passer la nuit au chaud et au sec ?
- Ca ou plus, j’suis sans emploi en ce moment, alors tout peut s’faire, j’suppose, si z’avez besoin d’un coup de main.
- C’est plutôt le chef qui décidera ça, s’il descend. En attendant, tu pourras dormir à côté de la cheminée.
- Impec’, merci.
- Les gars, servez-lui une lampée et ce qui reste du ragoût, qu’on nous taxe pas d’inhospitaliers, quand même. Ça serait con. »
On commence à échanger des nouvelles, des informations, avec cette façon un peu voilée et pleine d’euphémismes des criminels qui sondent un peu le terrain, et j’touche pas des masses à mon assiette : pas que j’ai peur que ce soit empoisonné, mais putain c’est pas bon, quoi. Aucun assaisonnement, j’ai l’impression de bouffer de la terre. Enfin, ils font ce qu’ils peuvent.
A l’étage, y’a une porte qui claque, et des pas dans l’escalier, et les conversations baissent jusqu’à ce qu’il reste qu’un murmure.
Le chef qui vient souhaiter bonne nuit à ses troupes, les coller au plumard et leur faire un bisou sur le front ?
Malheureusement, lorsque l'on étendait ses recrutements jusqu'aux fonds de baril de la Capitale et qu'on prenait si peu de soin à bien s'entourer, on réunissait rarement les plus grands esprits de la nation sous son étendard. Les gaillards qui lui servaient de bouclier venaient encore de briller par leur intelligence, car ils s'étaient permis d'inviter un parfait inconnu dans l'antre du Non-Mort et ce sans même envisager de le consulter. Les murs étaient fins et les nombreux orifices qui parsemaient la ruine faisant office de planque laissaient filtrer les conversations, ce fut donc avec aisance que le maître de l'Ossuaire découvrit la présence de l'intrus.
Agacé par la perspective de devoir accueillir ce nouvel arrivant, l'immortel s'empressa de dissimuler l'artefact reluisant dans l'une des poches intérieures de son manteau. Il se saisit machinalement d'une dague qu'il fit jouer entre ses doigts squelettiques avant de quitter son bureau. Ses hommes cessèrent d'échanger avec l'arrivant lorsqu'ils entendirent le patron qui rappliquait. Etaient-ils assez malins pour se douter que la perspective de croiser un visiteur surprise risquait de déplaire à leur employeur ? Probablement pas, à en juger par le sourire imbécile qu'affichait l'un d'entre eux.
"On vous a pas réveillé, chef ?"
Pas seulement idiot, mais également mal informé. Sans être au fait des pouvoirs sordides dont était doté Khepra, la plupart de ses hommes savaient au moins que ce dernier était incapable de connaître les joies d'un sommeil réparateur. Le malfrat soucieux du bien-être de son employeur n'obtint pour seul réponse qu'une œillade sévère et, lorsque les iris bleutés se posèrent sur lui, le concerné sentit instinctivement que son patron n'était pas d'humeur.
"Qui est-ce ?"
La voix graveleuse résonna dans la bâtisse. Pour qui avait l'œil, on distinguait déjà que quelque chose clochait chez l'être mystérieux qui venait de descendre les escaliers. Au delà de cette aura malsaine qu'il dégageait naturellement et de ce timbre de voix qui contrastait bien trop avec la jeunesse supposée de son propriétaire, on pouvait percevoir ça et là des fissures dans son faciès décrépi. Un peu déboussolé par le sérieux presque menaçant du Non-Mort, l'homme qui avait pris la parole reprit :
"Oh, lui ? 'S'appelle Vrenn. Chalad lui aurait dit de venir ici pour trouver du boulot, il paraît."
"Il paraît ?"
Assez futés pour comprendre que la présence de leur invité jetait un froid, les gaillards tentèrent tant bien que mal de faire passer l'idée mais leur nervosité grimpait déjà d'un cran. Khepra, quant à lui, avait déposé ses prunelles luisantes sur le visage de l'inconnu qui n'éveillait chez lui aucun souvenir. C'était donc avec une rare intensité qu'il le toisait, cherchant à analyser le nouvel arrivant avec une insistance qui se voulait dérangeante.
"Oui enfin, c'est ce qu'il a dit quoi. Il veut juste bosser, comme nous tous."
La pointe d'hésitation se lisait dans le propos comme dans le ton. Tout le monde comprenait désormais que l'arrivée de ce Vrenn posait problème et la tension grimpante devenait perceptible pour chacun des voyous. Le visage de Khepra s'adoucit alors étrangement et, pour la première fois, il décida de s'adresser à celui qui faisait l'objet de son attention en lui offrant un sourire qui faisait froid dans le dos:
"Il veut bosser, tu dis ? Il sait faire quoi de beau ce Vrenn ?"
Le recrutement n'était certes jamais fermé et c'était toujours avec plaisir que Khepra mettait la main sur de la chair à canon, mais une règle pourtant évidente semblait avoir échappé aux crapules lui servant d'effectif: il était plutôt déconseillé d'inviter n'importe qui dans les planques où l'un des plus grands meurtriers du royaume se trouvait présentement. Un rappel semblait s'imposer, vraisemblablement, mais Khepra allait pour l'heure devoir jouer le jeu.
La punition viendrait plus tard.
Plus jeune que j’aurais cru, Chef. J’ai p’tet le double de son âge, à vue de nez, ou pas loin. Mais y’a le manteau de fourrure, et c’était le signe distinctif qu’il fallait le plus retenir, de ce que j’savais. En tout cas, j’sais pas s’il est mal luné ou s’il me fait pas confiance, mais l’ambiance prend un tour assez peu enjoué. J’me démonte pas, y’a pas de raison, cela dit. Au pire, j’ai largement de quoi prendre la poudre d’escampette, même de la gueule du loup.
Dans tous les cas, à sa place, j’me ferais pas confiance. Mais entre carnivores, même si j’suis en laisse maintenant, on s’reconnaît plutôt bien, j’dirais.
Son sourire est trop tiré, trop large, avec trop de dents, et les yeux restent fixés avec cette concentration étrange et beaucoup trop intense. Le genre qui hurle le danger, alors j’réponds avec mon propre sourire en coin, pas celui qu’est simplement canaille, celui qu’est davantage carnassier, rigolard et dur.
« J’sais bricoler, on va dire. J’avais des activités un peu variées à la Capitale et les bleds alentours. Echange de bons procédés, persuasion, soustraction, par exemple. »
Comprendre : chantage, extorsion et racket, vol. L’ironie des euphémismes m’a toujours pas mal fait ricaner. Cela dit, p’tet qu’il faudrait pas trop élever le débat, ça reste une bande de bandits de grand chemin qui se planquent dans la Grande Forêt, à bouffer de l’écorce et des racines quand ils manquent de rapines. Probablement autant trappeurs et chasseurs que voleurs, finalement.
« Rançons, coups de couteau, dans le dos ou en face, aussi. Un peu de boulot loin des gros patelins pour faire retomber la pression, ça m’irait pas mal, vu que j’ai deux-trois grosses affaires qui sont tombées en même temps, donc j’voudrais me faire oublier quelque temps. »
Mouais, donne un peu trop l’impression de demander la charité, là, on va corriger un peu tout ça, des fois que ça leur donne envie de me balancer ou qu’ils se disent que le jeu en vaut pas la chandelle.
« J’ai des contacts qui se sont fait chopper par la Garde, et pas dit qu’ils arrivent bien à tenir leur langue. Puis si ça se passe bien, et comme j’ai entendu dire que les affaires marchaient bien, de façon croissantes, j’me dis que c’est aussi p’tet bien le moment de tenter une nouvelle aventure. »
C’est le moment de vendre mon meilleur laïus.
« J’peux pas dire que j’sois un spécialiste de la survie en milieu forestier, mais j’ai assez de contacts du côté de la Capitale, du Village Perché, et même un peu à la Forteresse, s’il s’agit de s’étendre un p’tit peu. C’est que j’suppose que le plan, c’est pas de bouffer du ragoût dans une hutte au fond des bois toute votre vie, hé ? »
Enfin, j’espère, pasque sinon, même moi j’vais être déçu d’être venu. Cela dit, vu la hausse de la criminalité dans la région, qui vient du dénommé Khepra, tous les brigands arrêtés jusqu’à présent le disent, j’gagerais qu’il vise à prendre de plus en plus contrôle de la Grande Forêt puis prendre de l’influence sur les villes qui la jouxtent. C’est comme ça que je la jouerais, ou que je l’aurais joué, si les gens se rappelaient de moi.
Cela dit, j’serais jamais allé ici, sans mentir, j’aurais creusé mon trou à la Capitale. Les frondaisons, les oiseaux qui chantonnent et les sangliers dans les clairières, j’laisse ça à la paysannerie, faut quand même pas déconner. Moi, me faut des pavés, des flaques non-identifiées sales, et des arrière-salles glauques pour donner libre-court à mon inspiration, sans inspirer trop fort les effluves enfumées de gens frustes.
D’un mouvement du poignet, j’sors un couteau, un p’tit, pour pas intimider, et j’enlève une crasse qui traîne sous un de mes ongles. L’avertissement devrait être clair : çui qui veut mes godasses et ma chemise, il a intérêt à vouloir vivre avec un autre trou dans le poumon, pasque rien n’est gratuit dans ce monde, sauf ça.
Quoique, parfois j’le fais payer aussi. Mais, hé, tant que y’a de la demande, je fais que fournir l’offre, c’est les affaires.
Outre les talents qu'il vendait, il y avait chez cet intriguant personnage une forme d'arrogance doublée d'une lueur d'intelligence évidente, un petit détail qui attirait l'attention de l'Immortel et qui lui donnait étrangement l'envie d'accorder une chance à l'étranger, ce malgré les circonstances peu engageantes dans lesquelles il avait fait sa rencontre. De toute manière, il avait de quoi se tirer d'affaire si ce Vrenn préparait un coup fourré, sans quoi il n'aurait pas pris le risque de faire un détour par cette cabane miteuse.
Une fois le silence de la pièce retrouvé, Khepra marqua une pause appuyée pour réfléchir à la meilleure façon d'accueillir leur invité. Dans sa surprise et de par toutes les interrogations qui lui traversaient l'esprit, il avait d'ailleurs négligé un aspect de son déguisement, car il ne simulait absolument pas la respiration de son corps d'emprunt et n'avait pas cligné des yeux une seule fois depuis leur rencontre, chose qu'avait peut être relevé son interlocuteur. Sans quitter Vrenn du regard, il laissa enfin un sourire trahir son soudain enjouement.
"Vous savez quoi, les gars ? On va le mettre à l'essai. Bienvenu à bord, Vrenn."
Rassurés que leur patron ait décidé de se détendre, les voyous laissèrent la tension descendre d'un cran et ce fut avec une franche sympathie que le dénommé Ropier vint tapoter l'épaule de celui qu'il avait fait recruter. Comme quoi, le Non-Mort savait parfois se montrer clément malgré la réputation effroyable qu'on avait tendance à lui faire. Un autre s'apprêtait déjà à récupérer une bouteille de vinasse afin de marquer le coup, mais Khepra leva brusquement la main, attirant à nouveau l'attention de ses hommes.
"Pas le temps de faire la fête, on a justement un truc sur le feu. Sortez pas de table, je vous la fais courte."
Intrigués par ce boulot si urgent qu'il ne pouvait pas attendre le lendemain, mais toujours partants pour participer à un mauvais coût de leur chef, les concernés se redressèrent sur leurs assises et se préparèrent en silence pour les explications. Quelques regards déconcertés étaient échangés aux quatre coins de la table et ceux qui n'avaient pas trouvé d'assises se contentaient d'observer de loin. Sans abandonner son vilain sourire, Khepra se lança :
"Ca me chagrine de vous dire ça, mais cette affaire concerne un gars à nous. Vous n'êtes pas sans savoir que notre profession requiert de prendre diverses précautions et ce pauvre type nous fout des bâtons dans les roues, alors on va devoir s'en charger avant que ça ne devienne contagieux."
Après une brève pause, un homme adossé à un mur s'approcha de quelques pas, souhaitant apparemment prendre la parole pour demander des précisions quant à cette mission pour le moins inhabituelle, mais Khepra lui fit signe d'attendre.
"Et ça tombe bien, parce qu'on va pouvoir faire d'une pierre deux coups. Vrenn, tu te sens capable d'aller régler le souci ? J'te parle pas de le charcuter pour lui apprendre une leçon, il est question de régler ça de manière définitive. Couper le mal à la racine, tu piges ?"
Il fit mine de laisser un peu de temps l'intéressé pour lui répondre, mais il reprit la parole après une poignée de secondes, privant Vrenn de l'occasion de refuser.
"Tu peux faire ça ? Splendide. Je savais que je pouvais compter sur toi. J'te mets sur le coup tout de suite, qu'on perde pas de temps avec cette affaire."
Avec un air empli de malveillance, l'Immortel accorda ensuite un vague regard à celui qui avait souhaité prendre la parole quelques instants plus tôt, puis il l'invita à s'exprimer par un furtif haussement du menton.
"On parle de qui, exactement ?"
Le sourire de l'ignoble meurtrier s'agrandit encore. Après avoir laissé planer le doute un moment, il fit passer sa langue grise et desséchée sur ses lèvres avant de pointer du doigt l'un des hommes qui dégustait encore son ragoût. Il s'agissait de nul autre que Ropier lui-même. Profondément choqué par cette annonce, l'intéressé laissa mollement retomber sa cuillère en bois dans son assiette. Les yeux écarquillés et le teint subitement blafard, il dévisagea d'abord Vrenn, puis Khepra lui-même, avant de bredouiller difficilement :
"Ch... Chef, vous rigolez ? Je... J'suis pas un traître."
L'Immortel prit appui sur la table et s'abaissa légèrement pour faire face à Ropier. Son sourire disparut aussitôt et, d'un ton bien moins enjoué qu'auparavant, il lui répondit :
"T'as jugé bon de laisser entrer un type que t'avais jamais vu dans la planque de ton patron et ce, sans le prévenir. T'étais censé surveiller une porte, pas t'inquiéter de la santé des malheureux qui passent devant. Si t'es pas un traître, t'es au moins le plus gros incompétent du coin, ce qui te rend suffisamment dangereux pour que je décide de me séparer de toi."
Puis, accordant un regard d'une froideur sans égal au nouveau-venu, il conclut :
"Mais t'as encore une chance de t'en tirer, mon grand. Si t'arrives à tuer ce type-là, j'te pardonnerai pour ta petite bêtise. J'suis un papa sévère, mais je sais me montrer raisonnable."
Il s'éloigna ensuite de la table, laissant un peu d'espace aux hommes qu'il avait décidé de forcer à s'entretuer. Son rictus malveillant apparut de nouveau et ses yeux allaient et venaient entre Ropier et l'étranger tandis qu'il attendait avec impatience le début des hostilités. De toute évidence, il trouvait un certain plaisir dans cette situation.
Marrant, comme la dynamique de la pièce a changé, maintenant que le chef est là, et que son regard parcourt tranquillement les visages de ses ouailles. Tranquillement, pasqu'il est carrément serein, chez lui, et qu'il doit considérer avoir le contrôle plein et entier de la situation. J'pense qu'il a pas tort, dans tous les cas. En tout cas, pour le moment, c'est pas moi qui l'ai, j'essaie juste de flotter assez pour m'accrocher au radeau.
Et ça enquille direct' sur le test qui m'est dévolu. L'a raison, ça sert à rien de me laisser devenir pote avec eux si je sers à rien, et au moins, j'me rends utile. J'peux qu'admirer cette façon de rien gâcher, tout dans le turbin et pas dans l'affect, histoire de pas passer sa vie ici jusqu'à finir par bouffer les pissenlits par la racine. Y'a juste le dilemme, pas moral mais... judiciaire ? Si je dois buter quelqu'un d'important ou quoi. J'crois que Zah aime pas trop, ses chefs non plus, donc ça signerait la fin de la mission et j'ferais une sortie rapide du groupe. Bah, ça arrive.
Mais nan, c'est juste le gars qui m'a laissé entrer. Je hausse un sourcil légèrement surpris, toujours le couteau en main. Hé, mais lui, ça me dérange pas, j'suis sûr que j'ai le droit. Suffira d'écrire le rapport tranquillement, c'est pour la bonne cause, après tout. J'me demande juste comment les autres bandits le prennent. Pas très bien, mais ils vont se dire qu'ils auront qu'à mieux obéir aux ordres, si Khepra leur fait assez peur en l'état. Et s'ils en ont suffisamment rien à foutre du dénommé Ropier.
En tout cas, lui, il hésite pas trop. Il sent qu'il a une place à regagner, alors il sort un couteau et un gourdin. Le cliché du malfrat des bois, ça, c'en est désolant. Pas qu'un gourdin soit inutile, évidemment. Bien loin de ça, d'ailleurs, ça te brise les os et ça t'assomme bien comme il faut, mais juste que... Bah ça fait clodo, voilà. J'dégaine un second surin, de mon côté, et j'm'avachis un peu, tandis que les gars autour se lèvent et tirent les tables pour nous dégager un peu d'espace.
La surprise de l'annonce est remplacée par la perspective d'un peu de spectacle, et ça se bosucule au tonneau pour reprendre une liche et profiter de tout ça tranquillement.
Ropier décide que c'est le moment de briller, alors il avance sur moi en me fixant du regard, et j'commence à tourner vers la gauche. Le premier coup de gourdin sert à jauger la distance, sans laisser vraiment d'ouverture. L'atomiser proprement sans pouvoir, c'est ça qu'il faut que je fasse, sinon ça va devenir casse-couille à gérer et...
Le bout en bois tape pas trop fort sur mon épaule quand j'me rapproche brusquement, mais il recule d'un coup en agitant son couteau, et je presse pas l'avantage. P'tet pas si serein que ça ? Quoique. L'attaque verticale qui suit est doublée par le couteau, et j'trébuche en reculant dans un tabouret. Il me fonce dessus, tout en violence à peine contenue, et j'tire dans le bout de meuble pour qu'il l'ait dans les pattes aussi. Déséquilibré, j'me laisse tomber au sol, et j'roule sur le côté pour éviter le gros gourdin, et j'lui colle le panard dans le genou, le genre à te déboîter la rotule.
Mais j'tape dans le vide, et Ropier est un mètre derrière. J'cligne des yeux et j'me relève fissa alors que ça gueule et que ça rigole derrière, autour, et que ça me flanque une bourrage pour que je me rapproche du centre du cercle. Bon, bon, ça sent le pouvoir d'illusion ou de mirage ? Nah, y'a bien un trou dans le sol là où y'avait eu le gourdin.
Sa mère. J'suis sûr elle était polie et bien élevée.
J'prends l'air soucieux, nerveux, et j'passe ma langue sur mes lèvres. Une nouvelle énigme, j'adore ça, et va p'tet être temps d'arriver sur le devant de la scène. Ce coup-ci, c'est moi qu'avance, en lui balançant le couteau que j'ai dans la main droite avant d'en dégainer un nouveau, qu'était dans ma manche. Hé, mes numéros de prestidigitateur, ils ont toujours fait mon succès, surtout dans ces moments-là.
Il évite mollement d'un pas sur le côté, j'bloque son gourdin avec le manche de mon poignard, et j'laisse l'autre tracer une ligne sur mon cuir de Survie, 100% gévaudan, pas ce qu'il va transpercer comme ça. Par contre, lui il a rien, et ça va direct dans son bide... dans son côté, juste une estafilade, alors qu'il est plus au même endroit qu'avant.
Un genre de téléportation mineure ? Très mineure, alors, genre un mètre ou deux au maximum ?
Le coup de gourdin, ce coup-ci, je l'évite pas, donc c'est un peu sonné que j'fais une roulade au sol pour m'éloigner au maximum, alors même qu'il se touche là où j'l'ai un peu charcuté.
"Tu retournes là où tu étais une ou deux secondes avant, c'est ça ?"
Il répond pas, mais j'suis quasi-sûr de mon coup. J'attrape une choppe qui traîne à porter pour lui balancer, suivie d'un couteau, puis d'un second, alors même quand y'a un bon gros coutelas qui tombe dans ma sénestre. Le genre à écorcher des bêtes dans les bois, ce que j'trouve assez ton sur ton avec la situation. Il s'attendait pas à ça, et quand il retourne dans son arrière à lui pour se déplacer, j'lui fous mon poing dans la gueule, suivi de la lame dans la gorge, au prix d'un coup de couteau sur le haut du bras.
J'halète en regardant la flaque de sang grossir, puis j'nettoie les taches sur ses vêtements avant de l'assortir d'un bon gros crachat glaireux, et de lever les yeux vers brigand en chef.
"C'est bon, j'peux vous appeler patron ?"