Tourisme pittoresque
+ Participants : Gardes + Guide de montagne
+ Objectif : Accompagner et protéger le Prince
Aeron resserra les pans de sa cape autour de lui alors qu’il écrasait la neige dans laquelle il se retrouvait à marcher. Le climat de la Forteresse était toujours aussi inhospitalier, et la morsure du froid, bien qu’agréable, n’était qu’un des nombreux dangers qui guettait les voyageurs locaux. Derrière lui, son escorte de Garde Royaux se mit au garde-à-vous, et il s’adressa directement au meneur de l’escouade.
« Merci pour votre protection, Sylis, je vais maintenant rejoindre le capitaine Brive. Vous pouvez prendre un peu de repos puis accomplir l’éventuelle tâche que le capitaine Hekmatyar vous aura confié avec la garnison locale.
- Entraînements conjoints, tout à fait, Votre Grâce. Nous restons à votre disposition. »
Le Prince les congédia d’un signe de tête et pénétra dans la caserne, notant les détails qui relevaient tous d’une garnison soigneusement gérée. Un peu à l’abandon depuis le décès tragique de Von Andrasil lors d’un assaut sur un campement de bandits, le Régiment du Nord avait été repris en main par Brive et la présence de gradés, lieutenants compris, pour remettre les choses en ordre avaient fait la différence.
Alors même qu’il était guidé par un soldat jusqu’au bureau du Capitaine, Aeron repensa à la façon dont cette tâche lui était tombée dessus. Cela faisait quelques temps que ses parents insistaient pour qu’il aille visiter le reste du Royaume, une obligation qu’il avait toujours esquivée à cause de la charge de travail conséquente qui lui incombait. Les piles de dossiers, qu’il s’auto-infligeait en partie, ne faisaient que grossir.
Puis, sur les dernières semaines, les nouveaux sujets s’étaient fait plus rares, et alors qu’il avait l’impression d’enfin prendre le dessus sur l’administration du Royaume, il s’était rendu compte que même Père s’était mis à faire sa part. S’il avait d’abord failli laisser échapper un rictus ironique, il s’était ravisé quand il s’était rendu compte que la dernière chemise qu’il ouvrit ne contenait qu’un mot de Mère, lui donnant pour mission d’aller examiner un ancien fort en ruines du côté des montagnes du nord.
Il s’était, de fait, fait avoir comme un bleu.
Mais il n’était ni homme à refuser un ordre royal, ni un fils à tempêter contre une demande de ses parents, donc il avait pris sa plus belle plume, avait écrit une lettre circonstanciée au Capitaine de la Forteresse, prit rendez-vous pour la semaine suivante, et s’était préparé à aller rencontrer Harald Brive et ses troupes, et le froid local.
Au moins, dans la Forteresse elle-même, il faisait meilleur, bien que le nombre de gardes ne soit pas très important. Distraitement, il se demanda si cela voulait dire qu’il devenait facile de s’infiltrer dans les locaux pour accéder jusqu’au bureau du Capitaine, à la porte duquel le garde toqua poliment avant de l’introduire.
« Capitaine Brive, je suis ravi d’être arrivé pour notre petite expédition. »
S’asseyant dans le fauteuil qui faisait face au bureau, il jaugea l’homme qui lui faisait face. La trentaine bien avancée, s’il n’était pas beaucoup plus grand que le Prince, il était néanmoins bien plus massif et musculeux, sans parler de sa pilosité imposante qui mangeait ses joues et se mêlait à ses longs cheveux bruns. Le capitaine avait tout de l’ours, et n’était d’ailleurs pas sans renvoyer la même impression de force tranquille, lovée autour d’un noyau prêt à se mettre en action au moindre besoin.
Dans tous les cas, les échos qu’il avait eu du Capitaine et de son pouvoir en avaient fait le choix naturel pour devenir Capitaine, et Aeron avait hâte d’en observer davantage sur le terrain.
« Comme vous le savez, Sa Majesté le Roi est très curieux de la situation exacte du fort de Château-Tornade. Un peu isolé, mais plus proche de la Frontière, il se pose la question de son état actuel, et des possibilités de la réhabiliter éventuellement. »
Les troupes manquaient présentement, mais rien n’empêchait d’aller les chercher ailleurs ou de recruter davantage, après tout.
« Je présume que vous avez tout préparé ? »
C'est pour cela qu'il renforça son esprit. Envisager toutes les possibilités, surtout les pires.
Château-Tornade, donc. Difficile de mettre en mémoire un fort aussi vieux dans l'âge et dans son histoire. Tout simplement parce que peu de choses sont dites à son sujet et qu'il se demandait d'ailleurs pourquoi ? Un abandon au fil du temps ? Une bataille qui a malheureusement mal tourné ? Une destruction partielle qui a conduit la garnison à partir ? L'ensevelissement continue de la neige, emportant les souvenirs de ce qu'elle couvre avec elle ? Autant de scénarios possibles et cohérents.
Son paquetage de prêt, quelques hommes pour soutenir et renforcer la sécurité du Prince Héritier, il n'avait plus qu'à attendre le concerné. Enfin, pas exactement, et il pouvait remercier Java Anggun pour ça. Cette femme est bourrée de ressources, pensa-t-il. La personne qui manquait était nul autre qu'un certain rôdeur vivant de manière assez reculée. S'il avait eu des doutes sur ses compétences, Anggun a pu les balayer lors de son fait d'arme en sa compagnie. Il ne voulait pas lire le rapport de recherche sur la recherche de ce garde, l'issue n'avait rien d'attrayant et il se devait d'avoir une certaine distance professionnelle à ce niveau. Pour se protéger, mais aussi se concentrer sur ses propres affaires qui demandent une implication entière.
La porte vibre à trois reprises, il se retourne doucement, et machinalement il plie sa révérence dans la direction d'Aeron Renmyrth, les yeux vers le sol, une main dans le dos, une inclinaison prononcée du buste.
« Mes salutations mon Prince, je suis ravi au moins autant que vous. Un honneur de vous accompagner pour cette expédition. »
Tout comme lui, il pouvait avoir un visuel sur lui qui ne demandait qu'à être détaillé. Un homme grand, élancé, les traits fins, de grands yeux profonds encerclés par des verres correcteurs. Un visage impartial, impassible, difficile de le cerner ou bien de s'en faire une idée. Il restait l'une des personnes les plus importantes du Royaume, ce détail était suffisamment important pour en oublier le reste. Le brun n'en demeure pas moins intrigué, qu'il se positionne dans pareille mission en revanche, était-il apte à poser la question ? Est-ce que c'était suffisamment curieux pour ouvrir une quelconque investigation ?
« Et nous allons assouvir cette curiosité qui a alimentée la mienne, Prince Aeron. Nous avons effectivement tout préparé pour que le départ et le voyage se passent dans des conditions sécures, même si cela ne risque pas d'être confortable. »
Il espérait que l'illustre fils d'Allys Renmyrth avait des jambes solides, car la marche risque d'être difficile.
« J'ai pris le soin d'établir un contact avec un homme qui connaît bien les sentiers que nous allons prendre, Votre Grâce. Allons-y, suivez-moi. »
Il se releva, déjà équipé d'une tenue de voyage armurée par quelques plaques en acier, il chercha son épée posée sur un support à disposition au niveau d'une modeste étagère. La lame ira dans son fourreau puis d'une main, l'invita à sortir. Traversant les boyaux du Bastion, ils trouvent le grand double battant qui les emmènent devant une petite compagnie. Huit soldats, pilotés par un sous-officier du nom de Jon Strak, hybride auroch assez redouté, qui vient faire son salut avant de plier le genou devant la présence Royale, puis le reste du groupe suit le mouvement.
Et plus loin... Lui.
Une chevelure d'argent encadre son visage effilé, une peau hâlée, des marques tribales décorent les lignes de sa mâchoire. Des yeux d'un azur lumineux. Il faisait tâche dans toute cette harmonie militaire et formatée sous la même bannière. Harald n'aurait jamais pu le trouver si Java n'y avait pas mis sa contribution. Il ne comprenait pas vraiment le personnage, que ça soit sur son altruisme spontané ou bien ce choix de vivre hors de la société. Mais peut-être que derrière tout ça il y avait une tranquillité convoitée par beaucoup...
« Votre Altesse, je vous présente Frey An Amhran, notre guide pour aujourd'hui. »
Il laisse un signe de tête amical au concerné avant de s'exprimer si le besoin s'en fait sentir. Il regarda le ciel, la météo avait l'air encore calme. Mais il ne suffit pas grand chose avant que le vent ne tourne... Laissant le duo pour transmettre les instructions à la troupe de soldats, il en profite pour récupérer un grand sac, et ferme aussitôt sa fourrure autour de ses épaules.
« OUVREZ LA GRILLE. » Qu'il tonne d'une voix puissante.
On souffle dans des cors, et les remparts s'ouvrent dans une cacophonie de grincement métallique quand les barreaux épais de l'entrée se font tracter vers le haut. Il resta silencieux, ajustant son sac sur le dos, il retrouva le binôme.
« Quand vous serez prêt. »
Il y avait un quelque chose d'étrange à se trouver ici en cet instant, à l'intérieur de cette enceinte interdite et normalement réservée à ceux qui avaient le droit d'y déambuler. C'était une sensation qui mêlait une curiosité certaine et, paradoxalement, une pointe de scepticisme face à l'apparente banalité de ce qu'il percevait en surface. Si Frey avait suffisamment de bon sens pour ne pas se mettre à vouloir faire comme chez lui dans un espace où sa présence était gardée à l’œil, il laissait toutefois son regard silencieux observer les allées et venues des gardes de la Forteresse avec la pertinence de celui qui apprend de ce qu'il voit. Cet endroit était, pour lui, comme la source d'un grand mystère où se déroulaient - il le devinait bien - des affaires tenues à l'écart du commun des mortels. Or, comme toute chose secrète, cela avait le don d'exercer sur lui une curiosité terriblement tentatrice. Qui, après tout, n'aurait pas choisi de pouvoir savoir ce qui se dissimulait à l'abri des hauts murs de ce bastion de pierre si l'occasion lui en avait été donnée ?
Il y avait aussi, peut-être, le soupçon d'une méfiance naturelle face à cet ordre représenté par l'autorité militaire, une philosophie de vie profondément différente pour lui qui valorisait le privilège de son indépendance. Il y avait, dans toute cette intrication de relations hiérarchiques et sociales, une complexité fascinante et parfois étrangère à laquelle son esprit se heurtait de temps en temps. C'était peut-être en partie ce qui le faisait se tenir ici, debout dans cette cour en ce jour. Ça et le lien ténu et pourtant si particulier qui le reliait à Java. Il ne saisissait probablement pas l'ampleur exacte que cette mission avait dans l'esprit de certains mais il avait toutefois bien compris que c'était quelque chose d'important. Même si solennel était peut-être plus approprié. Après tout, ça n'allait être rien d'autre qu'une grande randonnée avec un peu de monde. Mais il était plein de cette curiosité parfois dangereuse et la perspective d'observer de l'intérieur des gens que tout le monde prétendait importants et dont il n'avait toujours eu - au mieux - que de vagues échos informes l'avait convaincu. Ça et partir à la découvertes de ruines à demie perdues, bien sûr.
Alors, oui, il dénotait très probablement au sein de toute cette machine militaire à laquelle il était étranger. Vêtu d'une cape de couleur grise, il avait son habit d'hiver de forestier : une tenue bleue-grise foncée faite d'un cuir robuste et chaud, offrant une protection légère au bénéfice de la mobilité, une veste avec un petit col de fourrure pour protéger son cou, des gants fins et un tas de petites poches sur lui, renfermant divers outils et autres bricoles. La seule arme visible était un couteau de chasse rangé à sa ceinture et ces petites griffes pointues en métal qui terminaient ses doigts. Là, dans l'ennui d'une attente interminable, il avait un peu discuté avec les soldats avec qui il allait partager les prochains jours et, surtout, tourné autour du sous-officier Strak sous prétexte de discuter de l'itinéraire, de matériel, de provisions, de risques et de toutes ces autres considérations spécifiques à un voyage en montagne. Dire que l'hybride auroch était impressionnant était un euphémisme mais Frey était prompt à partager cette compagnie d'apparence austère avec son naturel habituel.
Finalement, les deux qu'ils attendaient finirent par se montrer. Il y avait tout d'abord le capitaine Brive, un homme imposant qui avait bien la tête d'un gars du nord qui aurait passé sa vie à bucheronner des sapins et briser des roches à mains nues. La première - et seule - fois que Frey l'avait rencontré, le rôdeur avait eu cette tension intense dans le regard, un éclat un peu sauvage d'anticipation où il s'était attendu à tout moment entendre un « Je sais que c'est toi qu'est venu bouffer dans mes réserves ». Si ça n'était jamais arrivé, il avait néanmoins deviné qu'il était jaugé en silence à cet instant. C'était cet homme qui incarnait aux yeux de Frey l'essence de la Forteresse et, de fait, suscitait chez lui le même mélange entre curiosité et distance prudente.
Et puis il y avait lui, cet individu dont il avait entendu parler ici et là, de façons diverses ou amalgamées à cette nébuleuse qui regroupait la « famille royale » pour ce que ça voulait dire. Le regard de Frey se posa dessus avec un intérêt aigu, l'observant en silence, et s'il lisait dans le langage corporel du capitaine Brive une force tranquille qui expliquait facilement le comportement des soldats alentours, il avait bien plus de mal, ici, à comprendre cette déférence que tout le monde affichait ostensiblement à l'encontre du Prince. Grand et dégingandé, il avait l'air jeune, très jeune, ce qui mettait encore plus en exergue ce contraste entre sa personne et les autres. L'esprit de Frey n'avait jamais réussi à dissoudre le concept construit dans la royauté - les éléments déformés qu'il avait perçus, du moins - et il éprouvait un scepticisme rebelle instinctif quand on lui affirmait que « c'est eux qui possède chaque montagne et chaque rivière d'Aryon ». Mais il allait éviter d'engager un premier contact avec ce genre de question, d'autant plus qu'un autre mystère de l'univers venait de frapper sa psyché avec violence. Lui qui avait longtemps cru que le Renmyrth était un animal lointain qu'il n'avait jamais vu, il venait de saisir tout à coup le sens caché de l'expression « par les couilles des Renmyrth ! »*.
Et si Frey avait déjà vu des soldats faire le salut, il fut un peu pris de court quand la petite troupe entière mit un genou à terre. Fronçant légèrement les sourcils, il paraissait évident à son expression qu'il n'avait aucune idée de ce qu'il se passait là. Rendant son signe de tête au capitaine pendant les présentations, il profita que ce dernier soit occupé quelques instants à donner ses instructions aux soldats pour examiner une seconde ce fameux prince. Un regard curieux mais sincère, qui tranchait à vif dans un protocole à la con dont Frey n'avait même pas conscience à vrai dire, et qui s'attacha surtout à vérifier si le jeune homme paraissait bien préparé pour affronter le froid. Visiblement, oui.
Il disait ça sur un ton à mi-chemin entre la confidence et la plaisanterie, probablement pas assez fort pour que le reste des soldats n'entendent distinctement cette conversation. Il y avait un éclat malicieux, quelque part, mais qui avait déjà disparu, pour laisser place à un quelque chose de durement sérieux.
Le dernier mot était prononcé avec une certaine hésitation. Il n'avait aucune idée de comment s'adresser à lui. Il mettait les formes par politesse, mais déjà vouvoyer les gens était un effort pour lui.
Le capitaine revint rapidement pour vérifier si tout était prêt et même si Frey devinait que sa dernière question s'adressait principalement au prince, il prit toutefois l'initiative. Dans le même temps, il envoya une pensée à Borée, la toute jeune mainate subjugueuse qui l'accompagnait désormais en plus de Déboule, le grognedent qu'il avait trouvé, pour lui demander de revenir en ramenant son comparse.
Sans véritablement attendre un assentiment quelconque, il sortit de son sac un petit cube qu'il posa dans la paume de sa main. Aussitôt, une carte holographique de la région du nord apparut, avec un niveau de détail assez incroyable et, surtout, la représentation magique de la météo en temps réel. D'un doigt, il désigna les différents endroits dont il parlait.
Mais même une douzaine face à un minotaure ou une meute de cerbères restait un combat qu'il jugeait difficile. Jetant un coup d’œil au prince, il concentra son attention sur celui-ci pour tenter d'y déceler quelque chose à lire. Il venait du sud, non ? Ce pays inconnu où le soleil était si proche qu'il brûlait la terre il paraît.
Environ à cet instant-là, on pouvait entendre crier
L'animal était très observateur et excessivement curieux, n'attendant probablement que le premier mot étrange ou une voix qui retiendrait son attention pour enregistrer et répéter les mêmes mots. Le regard de Frey se tourna dans celui du capitaine sans manquer d'assurance. Il n'avait pas vraiment pensé à le prévenir mais, est-ce que c'était si grave que ça ?
*C'est pas moi qui l'invente, c'est Luz qui s'exclame ça dans un de ses RP. C'est canon, point barre.
Aeron suivit le Capitaine du Blizzard à l’extérieur, et put constater que son arrivée avait mis en branle la machine implacable de la garde du Royaume. Les soldats, aussi bien ceux qui participaient à l’expédition que les autres, s’attelaient à la tâche de préparer tout le nécessaire pour que leur expédition soit couronnée de succès. Malgré tout, il ne s’agissait que de visiter un fort en ruine afin de déterminer s’il était récupérable, et intéressant à réhabiliter. Le jeune homme était persuadé que ses royaux géniteurs avaient un autre objectif, sinon ils auraient simplement envoyé un des ingénieurs qui aurait rédigé un rapport circonstancié, sans nécessiter d’être accompagné par le Brive lui-même.
Le guide choisi par le Capitaine, et recommandé chaudement par Anggun, était un homme plus âgé que l’héritier, difficilement définissable, peut-être même d’âge mûr. Ou bien c’était le soleil qui, malgré sa froideur locale, et le vent hurlant entre les sommets et dans les forêts de conifères, qui avait buriné sa peau et tracé les quelques lignes qui s’y trouvaient. Dans les faits, ses vêtements en cuir et ses deux familiers constituaient le nécessaire fantasmé de tout guide et éclaireur qui se respectait.
Le Prince se contenta de hocher la tête en regardant la carte, qu’il avait déjà mémorisée dans les grandes lignes avant de partir. Même si la probabilité était négligeable, s’il se retrouvait isolé, il lui faudrait tout de même trouver un moyen de revenir à la civilisation. Sans les téléportations inopinées de la malédiction, il ne devrait pas avoir trop de mal, à moins de tomber sur une des nombreuses races dangereuses du nord du Royaume. Dans le pire des cas, il pourrait toujours s’enfouir pour reconstituer ses forces et soigner ses éventuelles blessures.
Mais cela ne devrait pas arriver, en présence du Capitaine Brive, du guide, et qu’une dizaine de gardes.
« Nous pouvons considérer que je suis novice en ce qui concerne le déplacement en montagne. Je tâcherai de ne pas trop nous ralentir, mais j’ai de bonnes facultés de récupération. »
Après tout, les courbatures ne restaient jamais trop longtemps, grâce à son pouvoir de soin tellurique, et les montagnes se prêtaient parfaitement à son application, contrairement à des milieux plus urbains. La reprise de l’exercice physique dans le palais, depuis quelques semaines, lui faisait le plus grand, et c’était là qu’il mesurait à quel point sa longue disparition suivi de son ermitage dans le Palais l’avaient affaibli. Il adressa mentalement à nouveau un remerciement au Docteur Devern.
« Allons-y, dans ce cas. »
Les premières heures furent simples.
Ils se contentèrent de suivre la route qui sortait de la Forteresse, en discutant tranquillement. De temps à autres, Harald et Frey pointaient des pics au loin, ou des vallées en contrebas, les nommant à l’attention d’Aeron, qui les inscrivait sur sa carte mentale, ou échangeaient quelques phrases laconiques sur l’état de la neige, les meutes de créatures qui y passaient. De toute façon, leur groupe était bien trop imposant pour que des wargs décident de s’y frotter, à moins qu’une meute bien plus grosse que d’habitude n’en soit réduite à cela par la famine.
Peu probable, assura An Amhran, étant donné la saison et les traces qu’il avait pu constater au cours des jours précédents : du gibier était bien présent tout autour d’eux, même si leurs odeurs et le bruit dégagé par une dizaine d’hommes d’armes éloignaient toute bête sauvage plus sûrement que n’importe quelle magie.
Toutefois, pour cette journée, le soleil se reflétait sur la neige étincelante des versants montagneux, dans un ciel bleu clair d’une pureté incroyable et, une fois n’était pas coutume, la météo changeante et joueuse du Royaume restait la même, ce qui était d’ailleurs peut-être l’essence-même de son caprice. Rapidement, Aeron entrouvrit sa cape pour profiter du vent frais qui se faufilait dans les vallées, et jouait avec ses mèches sombres. Même l’odeur des pins renvoyait une impression de propreté froide, et le Prince comprit pourquoi, malgré la dureté du milieu dans lequel il se trouvait, bon nombre d’habitants préféraient les régions excentrées au climat plus tempéré du reste du Royaume.
Il sentait aussi les ampoules qui commençaient à poindre à force de marche, et qui se résorbaient quasiment tout aussi vite, sous l’action de son pouvoir de régénération.
Au hasard de la marche, il échangea tour à tour quelques mots avec chacun des soldats, apprenant leurs noms, leurs états. Les discussions restaient ampoulées, bien loin de ce que Père était capable de fournir, en détendant instantanément l’ambiance autour de lui, et en encourageant le moindre habitant du pays à s’ouvrir. Clignant brièvement des yeux, Aeron se demanda si c’était également l’objectif recherché par le couple royal. Cette pensée méritait un examen plus approfondi, auquel il se consacrerait quand ils s’arrêteraient pour la nuit.
« Le soleil se couche plus tôt, en montagne, n’est-ce pas ? Je suppose que nous n’allons pas tarder à nous arrêter pour bivouaquer. »
Un peu de repos lui ferait le plus grand bien, à vrai dire, et la température commençait déjà à chuter, maintenant que le soleil ne surplombait plus les montagnes, les laissant parfois de longues minutes dans les ombres, où le vent initialement frais devenait progressivement de plus en plus mordant.
Préférant garder le silence sur le discours de son prince, habité par une humilité certaine, il incline alors le buste dans une énième révérence. Dans tous les cas, que le Prince Renmyrth les ralentissent ou pas n'y change pas réellement grand chose. Tout ce qui comptait, c'est qu'à l'issue de cette épopée il puisse être en bonne santé pour la raconter à la famille royale comme à ses proches. Puis, dans une écoute particulièrement studieuse, il écoute les instructions de Frey qui a manifestement consulté Jon pour le plan de marche à suivre. Il note son expertise, son regard général sur la météo et son environnement, ce cube si particulier qui suscite un intérêt soudain pour le Capitaine. Ses yeux se plissent, enserrant son regard glacé et menaçant lorsque les dangers concernant le bestiaire du nord sont mentionnés.
« On fera le nécessaire pour mettre Sa Majesté en sécurité. »
Il note également le franc parlé de Frey, mais Java avait déjà fait un petit topo lui concernant. A cela, il l'autorise les écarts de formulation, et sauve alors le randonneur d'une énorme correction à coups de phalanges en acier dans la mâchoire. Au contraire, il opte pour une main rassurante sur son épaule.
« Mes hommes marchent plusieurs kilomètres par jour et ont foulé ses montagnes durant des années. On ne fait pas que se dorer la pilule sur les remparts et profiter des sources chaudes. Les Soldats du Blizzard vivent et marchent dans ce monde hostile depuis assez longtemps pour rivaliser avec vous. Vous nous guidez, mais vous n'avez aucune responsabilité sur l'armée du Nord. » Qu'il tonne avec assurance.
En espérant que ces mots suffisent pour ne pas avoir à le répéter. Fier de son armée, fier de son bastion, le premier à toujours annoncer les faits d'armes de ses hommes qui prennent des risques démesurés pour La Cause. Les impitoyables terres du Nord n'arrêteront jamais les engagements d'Harald et ses hommes. Et en parlant de ses hommes, voilà qu'ils se retrouvent étrangement reniflés par un Grognedent qui a l'air bien jeune, ainsi qu'un oiseau noir. Scène aussi cocasse que laborieuse, Harald ne pouvait s'empêcher que de pousser un soupir consterné qu'en haussant un sourcil sceptique.
« Espérons qu'ils soient utiles, oui. Sinon, on fera sans. »
***
« Oui, votre Grâce, la nuit va tomber. »
Le Soleil n'était plus assez haut pour les grandes montagnes entourant la région. Le ciel commençait à s'obscurcir dans un torrent crépusculaire, d'un panel d'une multitude de couleurs orangées flamboyantes, couplées aux aurores boréales, toutes dessinées sur son tapis céleste. Un vent bien plus frais poignarde les soldats, dont le Capitaine lui-même qui donne des ordres pour commencer à déployer un périmètre de sécurité et lever le camp. Les pierres de feu s'entrechoquent pour accueillir le prince dans un foyer de flammes réchauffant ses extrémités et ses fourrures. Il prit place à ses côtés, un sourire en demi-lune, une force immuable qui dissimule un cœur tendre et soucieux, il ne pouvait s'empêcher de regarder Aeron comme s'il s'occupait de son propre fils, s'il en avait un.
« Cette première marche s'est-elle bien passée ? »
Jon Strak supervise les rondes et les relais pour les tours de surveillance dans la nuit pour maximiser le repos de chacun et garder un périmètre sécurisé et contenant pour ses invités de marques. Il cherche du regard le guide, puis d'un signe de tête l'invite à les rejoindre.
« Alors, qu’en est-il de notre progression ? »
Frey ne comprit pas tout de suite la réponse du capitaine, s'interrogeant bêtement sur les raisons qui le poussaient à évoquer des sources chaudes et un farniente qu'il n'aurait pas particulièrement soupçonné s'il ne lui en avait pas parlé. Est-ce que les gardes faisaient ça ? L'image qu'il avait des militaires de la Forteresse était sur le point de prendre une toute autre perspective dans son esprit quand il percuta brutalement : le capitaine devait avoir pris pour lui et ses hommes les réflexions qu'il avait adressées à Aeron sur son expérience de montagne. Voilà qui n'était pas très commode, et qui laissait le rôdeur un peu idiot devant Brive. Malgré ses rares incursions en ville, le forestier avait déjà eu l'occasion de discuter quelques fois avec certains de ses gardes - en plus de sa récente rencontre avec l'elfe Haydan et de cette expédition - et même s'ils paraissaient être des humains normaux comme on en croise tous les jours, même si quelques soulards se moquaient par provocation, le Bastion avait toujours, en filigrane, l'image d'un roc froid et rugueux, aux angles rendus acérés par le souffle incessant d'un vent glacé et cinglant. Un quelque chose qui résonnait dans le subconscient et qui teintait l'image de ses murs de pierre noire d'une nuance presque menaçante, taillée par les nécessités d'un climat hostile où le manque d'anticipation conduisait à la mort. Pas une seule seconde il n'avait envisagé les hommes du nord s'engraissant dans des sources pour se la couler douce. Il n'y avait qu'à voir le sacré jambonneau qu'était Brive et, heureusement, la poigne du capitaine sur son épaule restait bourrue mais encore amicale.
Le pragmatisme froid de sa dernière remarque, toutefois, rappela durement à Frey combien ils n'étaient pas du même monde. Il discernait mal à quel point le maître du Bastion était absolu dans son propos mais il ne répondit rien car il n'y avait rien à dire. Ses deux amis bêtes étaient sa responsabilité et il partirait plutôt que devoir s'en débarrasser. Voilà qui renforçait, en périphérie de son esprit, cette distance méfiante qui ne le quittait pas tout à fait depuis qu'il avait pénétré en ces lieux.
Durant leur progression, un calme certain avait enveloppé l'esprit de Frey. Une observation équanime qui le faisait s'inscrire dans le mouvement général avec une étrange facilité. L'air était froid et pur, le soleil brillait haut dans un ciel d'un bleu éclatant et la neige conférait à leurs pas cette sorte de presque intimité en étouffant les sons produits. Là, suivant une route enchâssée entre les masses majestueuses de montagnes offrant un paysage à couper le souffle, entre hauts sapins et à-pics vertigineux, le rôdeur ne se lasserait jamais d'une vue pareille pour laquelle il éprouvait l'affection indéfectible de celui qui se sent chez lui. Néanmoins, son attention n'était que modérément tournée vers l'extérieur et dériva rapidement vers la troupe qu'il accompagnait. Même s'il évoluait parmi eux, Frey ne partageait pas leurs habitudes, ces codes et liens créés à force d'entraînements mutuels ou du partage des mêmes galères. Il était dans cet entre-deux singulier qui les faisaient marcher ensemble mais où il se sentait étranger à ce qu'il comprenait être des liens invisibles mais très forts. Il devinait aussi un quelque chose de subtilement différent, bien qu'il n'aurait su dire quoi et qu'il mettait sur le compte probable de la présence du prince et du capitaine. Frey avait d'ailleurs fini par saisir - enfin ! par contraste entre lui et les autres - que la manière qu'il avait de s'adresser à Aeron ou Harald n'avait rien de ce qui aurait pu être qualifié de règlementaire. Mais il observait ce constat avec un pragmatisme profond et sans pour autant changer ses manières, ses mots plein d'un naturel de l'arrière pays. Et, après plusieurs heures de marche, il avait retenu les prénoms de chacun et essayait de cartographier les affinités des uns avec les autres au vu des interactions auxquelles il assistait.
Quant à ses familiers, Déboule avait marché la plupart de la journée à ses côtés, allant gambader ici et là de temps en temps pour assouvir sa nouvelle passion du moment : dégommer des congères de neige en leur fonçant dessus d'un air joyeux. Le grognedent était encore jeune et la pierre grise de ses écailles commençait à peine à présenter une coloration, signe des veines de minéraux qui formeraient plus tard des écailles tranchantes comme du silex. Entre ça et les quelques discussions éparses ici et là, la chose tenait pour le moment plus d'une agréable activité pédestre et le randonneur n'était pas habitué à avoir une clientèle aussi efficace. Il n'avait quasiment rien à faire à part ouvrir l’œil de temps en temps. S'il notait un peu partout des signes de passage de la faune locale, leur nombre éloignerait les animaux sauvages aussi sûrement qu'un grondement de minotaure.
Le soir venu, il put être le témoin de l'efficacité du nombre et de l'habitude des soldats qui organisèrent et montèrent un camp avec une efficacité redoutable. Frey en venait presque à se demander s'il allait vraiment servir à quelque chose et avait, de son côté, creusé à la pelle une dépression dans la neige pour s'y installer sa couche de fourrures et de cuirs imperméables, bien à l'abri du vent dans son trou. Il aurait pu choisir la facilité et utiliser cette drôle de théière magique qu'il avait trouvée dans le sac d'un infortuné gelé depuis des années dans la montagne, mais outre le fait qu'il se méfiait d'un usage trop prononcé d'outils magiques de confort, il préférait de loin participer à l'effort collectif. Il avait toujours du mal à imaginer le style de vie des gardes, où ils n'étaient plus vraiment maîtres d'eux-mêmes puisque d'autres choisissaient à leur place. Mais la camaraderie qu'il découvrait dans leur coordination était quelque chose qui n'était pas sans le laisser indifférent. Parfois, il sentait que la liberté dont il était fier était aussi une solitude difficile à porter, alors la façon que les soldats avaient de lui laisser une place parmi eux autour du feu n'était pas sans lui apporter un peu de chaleur.
Revenant d'une vidange logistique dans les fourrés, Frey aperçut le signe de tête de Brive l'invitant à le rejoindre auprès de lui et du prince autour d'un des trois feux. C'est presque à contre-cœur qu'il abandonna l'idée de continuer de troquer des variétés de saucissons avec les autres soldats et se dirigea vers les deux hommes. Un instant, le rôdeur se demande quel type de conversation ils peuvent bien avoir - quel genre de sujet peut bien occuper un prince, et de quelle manière ça occupe ses journées en général ? - avant d'asseoir ses fesses sur un des troncs posés là. Un peu plus loin, on pouvait entendre les rires des soldats qui tentaient de faire apprendre des phrases de plus en plus osées à Borée, la jeune mainate de Frey, l'amadouant avec des cristaux et autres affaires brillantes pour attirer son attention.
Il avait dit la chose avec une franchise pragmatique. Il y avait peu de distractions dans la nature et un repas en compagnie joyeuse était souvent une perspective qui donnait un coup de fouet au moral. Il détailla un instant Brive du regard : un personnage qui dégageait quelque chose, ça c'était certain, qui n'était pas sans attiser sa curiosité et sur lequel il réservait encore son jugement. L'homme avait clairement un comportement de circonstance, celui d'un capitaine qui avait la charge d'un tas de trucs importants - dont un prince actuellement - qui dépassaient Frey rien que d'y penser. Dans le fond, ce dernier se demandait si Brive avait vraiment besoin de lui. Avec tous les soldats et les ressources à sa disposition, n'y avait-il pas autre chose ?
Le rôdeur était un petit forestier né du vent et des montagnes, un esprit sauvage libre et sans contraintes. La réunion des trois avait, à ses yeux, un quelque chose d'incongru et il faisait beaucoup d'efforts pour paraître civilisé. Les deux individus en face de lui étaient des hommes de pouvoir, détenant entre leurs mains le destin d'une quantité de vies qu'il ne pouvait s'imaginer. Rien que ça suffisait à laisser son instinct sur ses gardes. Pourtant, une part de lui brûlait d'une curiosité contenue : il se demandait, dans le fond, si ces gens avaient vraiment l'occasion de laisser le poids de leurs responsabilités de côté le temps de souffler. Comment étaient-ils, à l'intérieur, sans cette façade construite complexe et archi-codée ? Mais il y avait des questions qu'il ne pouvait pas poser, même lui comprenant qu'elles seraient plus qu'insolentes.
Fouillant un instant sa sacoche, Frey en tira une bouteille en bois sombre finement sculptée d'un tas de petits paysages et autres floralités diverses. Il en servit évidemment une mesure à tout le monde, un début de sourire mutin venant naître sur le coin de sa bouche. Oui, l'idée de mettre un coup dans le nez à ces deux coincés du devoir était une malice plutôt satisfaisante.
La spécialité venait d'une petite localité enfoncée au fin fond d'une vallée loin dans les montagnes à l'ouest. Le rôdeur devait traîner cette bouteille depuis une petite année maintenant et la boisson - traîtreusement sucrée - tapait dans un titrage costaud.
Rebouchant le contenant avec précaution, il observa un peu plus le prince cette fois-ci. Intérieurement, le rôdeur était très critique. Cet humain était très jeune, et il se posait beaucoup de questions sur lui et le rôle qu'il prenait. Ou qu'on lui donnait.
Frey avait parfaitement conscience qu'il mettait potentiellement le doigt là où il ne fallait pas. Attentif, il y avait dans son regard la densité d'un reflet trop ancien pour être réel, une sagesse tannée par le soleil et une vie trop longue pour être humaine. Il était étranger aux jeux de la politique, mais s'ils devaient fouiner dans un endroit dangereux, il voulait savoir ce qu'ils risquaient. Baissant très légèrement la voix d'un ton, il se pencha en avant sous prétexte de se repositionner, pour que seuls ses deux vis à vis ne l'entendent.
En cet instant, il était entièrement focalisé sur le langage corporel de ses interlocuteurs. Après tout, comment justifiait-on de perdre un fort tout entier ?
Laissant les gardes à leur tâche de monter leur campement, pas même un bivouac, juste un coin pour se mettre à l’abri du vent en prévision de la chute nocturne des températures et de la possibilité de chute de neige, encore que le temps semblait clément, mais avait la réputation de changer très rapidement en montagne… Bref, nonobstant l’occupation de son escorte, le Prince s’attacha à noter quelques éléments sur son ressenti pour cette journée de randonnée dans les montagnes.
Le cadre était magnifique, les discussions avec le Capitaine Brive, quand sa charge ne l’appelait pas ailleurs, fournissaient un éclairage fascinant sur la manière dont il avait refondu le Blizzard pour lui redonner sa gloire d’antan. Les soldats étaient restés professionnels, et même pendant l’intérim, ils avaient continué à assurer le minimum des tâches qui leur étaient affectées, à savoir patrouiller les Montagnes, surveiller la Frontière et s’assurer que rien n’en revienne pour pénétrer sur les terres du Royaume, et s’assurer que la Forteresse ne sombre pas dans le chaos et l’anarchie.
Toutefois, rien ne valait la présence sur place d’un officier chevronné pour motiver et tenir les troupes.
Quelques instants plus tard, assis dans l’endroit le plus sécurisé du camp de fortune, Aeron, Harald et Frey contemplaient leurs godets de gnôle faite maison. Poliment, le jeune homme prit une inspiration, et savoura les senteurs de nature, conifères et violette, comme annoncé par leur guide. Puis il prit une gorgée, la faisant tourner dans sa bouche, et notant la morsure brûlante de l’alcool, alors de l’avaler et de le sentir descendre jusqu’à son estomac. Puis il replaça ses lunettes sur l’arête de son nez et expira doucement pour ne pas laisser échapper un toussotement quelque peu compromettant.
Si les soirées de la noblesse fourmillaient d’alcools forts, ils avaient quand même davantage de douceur et moins de titrage, cela ne faisait aucun doute. Toutefois, il remerciait les multiples réceptions où il avait dû goûter tel ou tel breuvage sorti tout droit des caves d’un duc ou d’un autre, pour s’habituer. Son dé d’eau-de-vie ne contenait par ailleurs plus qu’une gorgée qu’il descendit prestement.
Son attention se reporta à nouveau sur le guide, tandis que Brive gobait son godet sans sourciller, en véritable homme du nord, supposa le Prince.
« Château-Tornade, oui. Dans l’optique d’être toujours préparé en cas de nouveau danger, contrairement à ce qui a pu se passer avec le Désert Volant, Père s’est dit qu’il fallait procéder à un inventaire des propriétés militaires du Royaume. Château-Tornade en fait partie. »
Il s’arrêta quelques instants pour se remémorer les détails qu’il avait lus sur les lieux et faire le tri des informations utiles ou non.
« C’est un fort plus petit que la partie centrale de la Forteresse, évidemment, d’où son abandon, qui date déjà de plusieurs centaines d’années. Deux cent vingt-et-un, très précisément, pour l’anecdote. Sa position excentrée surveille un grand col de la Frontière, mais l’évolution des lieux suite à plusieurs avalanches et éboulements l’a rendu moins praticable, plus difficile à atteindre et ravitailler, alors même que la Forteresse bénéficiait d’un essor commercial important, suite à la loi dite Pelior, qui concerne… Enfin, cela n’a pas d’importance. »
Aeron était à peu près certain que la facilitation économique des déménagements et de la taxation des marchandises lors d’un déplacement du sud de la Luisante vers le nord du Royaume présentait peu d’intérêt pour le capitaine et le guide, alors même que le sujet était proprement passionnant : peu de données avaient été rassemblées sur les volontaires, mais le peu qui était accessible fournissait un éclairage fascinant sur les populations prêtes à tout abandonner pour tenter leur chance ailleurs : quatrième et cinquième enfants, veufs ou veuves, quelques nobles désargentés ou aventuriers blessés ou vieillissants…
« Mais bref. Le fort n’est pas ‘’perdu’’ en soit, dans la mesure où nous avons des cartes pour nous permettre d’y aller. C’est, plutôt, qu’il n’y a a priori pas eu d’expédition officielle pour y aller depuis plusieurs dizaines d’années, et que la météo très changeante du Royaume, en plus de celle des montagnes, rend l’accès là-bas plus complexe que de raison. Toutefois, si d’après vous, fit le Prince en regardant An Amhram, nous pouvons y être très rapidement, il faudra peut-être revoir cette évaluation à la baisse. Nous envisagions également des travaux du Génie pour faciliter l’accès si le choix était fait de réhabiliter… Mais nous parlerons de cela plus tard. »
Mystérieusement, son godet s’était à nouveau rempli, et si son pouvoir le prémunissait de la gueule de bois, il ne le protégeait pas des poisons tant qu’ils n’occasionnaient pas des dégâts sur son organisme, et l’ivresse n’en faisait a priori par partie. Il reprit une gorgée, et s’attacha à en laisser au fond du verre pour qu’il ne soit pas rempli de suite.
« Toujours est-il qu’en terme de dangers, à part des effondrements, et quelques bêtes sauvages qui nicheraient dans les ruines, nous pouvons nous attendre à ce que ce soit assez sécurisé. Toutefois, si monstre dangereux il devait y avoir, il faudrait s’en rendre compte suffisamment rapidement pour, soit y remédier nous-mêmes, soit demander une intervention de la Guilde des Aventuriers, pour déloger ou éliminer les monstres. Il m’est difficile de vous donner davantage d’informations, surtout de seconde ou troisième main, mais peut-être que le Capitaine Brive saura nous donner un éclairage plus actuel et réaliste de la situation ? Après tout, peut-être que des trappeurs s’installent là à l’occasion, ou autre… »
Oui, c’était décidément davantage une question pour les habitués de la région. Aeron étendit les jambes vers le feu pour réchauffer ses pieds et s’étira le dos pour se replacer parfaitement à l’aise et écouter la suite de la conversation, prêt à attraper au vol tous les faits dignes de son attention.
L'alcool vient caresser sa gorge dans une étreinte rustre et vive, lui réchauffant le torse sans que le grand Brun vacille d'un centimètre. Plus que l'habitude, c'est comme ceci que les hommes du nord apprécient les breuvages alcoolisés, en tout cas une grande partie. Donc, le fort n'était malheureusement plus assez intéressant pour le Bastion, aussi que la nature avait l'air de vouloir reprendre ses droits. Sans pouvoir négocier la moindre parcelle de terre, déjà ensevelie sous l'immense poudreuse et autres éboulements. Harald était prêt à écouter son Prince toute la nuit s'il le fallait. Car en plus d'être d'une efficacité sans nom, il avait cette manière de narrer, prenante et presque immersive. Levant le coude machinalement chaque fois que son godet se remplit, son corps se réchauffe d'une chaleur plus intense dans la poitrine, ses rougeurs se dissimulant doucement dans sa barbe épaisse.
En connaissance de la future activité du Génie si l'expédition aurait une issue favorable, Harald répondit par l'affirmative en opinant du chef. Et, effectivement, le sujet reviendra sur la table bien assez vite. Quant à l'interrogation de l'Héritier sur les possibles situations qu'il vont rencontrer, le Capitaine prit une inspiration avant de se racler la gorge. Mine de rien, ce breuvage fut plus corsé qu'il ne le soupçonnait.
« Je n'ai encore envoyé personne en éclaireur avant l'expédition. Il y aura une étude de terrain en effet, en laissant la majorité de l'escorte parmi vous dans un camp qu'on montera afin de vous mettre en sécurité. Il n'est pas impossible que An Amrhan ne vienne nous rejoindre afin de choisir les sentiers les plus praticables possibles jusqu'à notre destination. En fonction de ce qu'il nous attend, nous aviserons. Une missive à la Guilde des Aventuriers me semble le plus adéquat suivant ce qu'il grouille dans les alentours ou bien à l'intérieur du Fort. »
Puis, après une moue bien plus sérieuse...
« Qu'il y est des chasseurs dans le coin qui s'est saisi de l'endroit n'est pas un réel problème... Mais dans l'idée que des personnes pouvant nuire Sa Majesté et son Royaume se retrouvent en plus grand nombre que notre effectif - une garnison de bandits entre autres - nous ne prendrons pas de risques. Puisse Lucy nous offrir la tranquillité de visiter Château-Tornade dans des conditions calmes et favorables. Nous resterons toutefois vigilants. »
Sur ses mots, le verre descend cul-sec une nouvelle fois, puis se redresse pour appuyer une révérence distinguée afin de prendre congés.
« En attendant, reposez-vous bien. Monsieur Frey, Mon Prince. »
Une main sur le fourreau, il ajusta son cape afin de couvrir un maximum de parties moins protégées par le froid avant de rejoindre ses hommes. Quelques échanges avec Strak pour prendre connaissance des informations recueillies sur leur environnement. A priori des traces de pas, probablement des loloris curieux mais pour l'instant rien de dangereux. Quelques ordres pour ajuster le périmètre de sécurité, Harald attendit patiemment que les flammes s'éteignent les unes après les autres, laissant ses invités s'abandonner à un repos salvateur.
Demain est un autre jour de marche et de surprises.