Queen était assise à son bureau depuis déjà une bonne demi heure. Elle était arrivée tôt ce matin-là afin de régler quelques affaires urgentes qui étaient restées en suspend depuis trop longtemps et que ses assistants n’avaient pas cru bon de gérer. Ensuite elle s’était rendu dans les bureaux de la première ministre afin de travailler sur les prochains rendez-vous où elles devraient assister. Elle tria des dizaines de dossiers, remis de l’ordre dans les emplois du temps surchargés et quand elle décida que la vue de la secrétaire d’Haru lui était trop insupportable, elle décida qu’il était temps de regagner la trésorerie. Elle traversa l’aile ministérielle pour y retourner, fit mine d’ignorer ouvertement chacun de ceux avec qui elle travaillait ; même sa propre secrétaire tenta de lui dire quelque chose qu’elle ne comprit pas et claqua la porte pour bien signifier qu’elle ne souhaitait pas être dérangée.

Cependant elle regretta de ne pas l’avoir écoutée lorsque, sur son bureau, elle découvrit une enveloppe. Marquée du sceau royal, elle lui sembla peser une tonne. Queen resta un long moment interdite. Puis lentement, comme si le bout de papier pouvait lui sauter au visage et lui arracher la jugulaire, elle traversa la pièce pour aller se servir un café. Noir et aussi amer que possible. Que lui voulait la couronne ? Ils n’avaient pas fait mine de bouger un orteil quand ses parents avaient été assassinés et depuis l’escarmouche avec Grimvor il y avait presque deux ans elle n’avait presque plus jamais eut à faire à eux. Avaient-ils été mit au courant de son affiliation à la cabale ? Elle soupira lourdement en se laissant tomber dans le fauteuil confortable trônant derrière son bureau, fusillant la lettre des yeux sans oser l’ouvrir. Elle attendit onze longues minutes avant d’enfin tendre la main pour attraper son coupe papier. Puis à contre cœur elle brisa le sceaux, lu la lettre et recracha l’intégralité de son café sur la table. Elle dû la relire une bonne vingtaine de fois avant d’intégrer ce qui y était écrit.

- Alana ! S’écria-t-elle. Elle ne savait même pas si il s’agissait de son prénom où si c’était elle-même qui le lui avait donné parce qu’il sonnait bien. Toujours est-il que sa petite secrétaire, ratatinée sur elle même à l’idée d’ouvrir la porte et de voir voler un dossier lourd comme un bœuf lui passer au-dessus du crâne, ouvrit la porte.

- Mademoiselle Milan ? Bredouilla-t-elle en repoussant ses lunettes sur son nez.

- Trouvez une domestique, faites nettoyer mon bureau. Je ne suis pas là cet après-midi. Vous enverrez les dossiers B12 et CH-D-24 à la première ministre à quatorze heure, les comptes rendu également à son assistante dans la foulée. Le budget de la garde du Village Perché doit impérativement être réglé avant ce soir à dix sept heures. Je viendrais m’en assurer. Les comptes concernant les frais de la dernière expédition doivent être clôturés et pensez bien à retirer du budget les récompenses des aventuriers et des gardes. Tout est déjà calculé, vous n’avez qu’à soustraire. Troisième tiroir sur l’étagère de gauche. Montée sur ressort, Queen s’arracha à son siège et fit les cent pas. Sa secrétaire, elle, la regardait avec des yeux ronds et sa bouche lui donnait un air de carpe, s’ouvrant et se refermant sans cesse. - Oh par pitié ! Comptez-vous me regarder longtemps la bouche ouverte ? Où allez vous daigner bouger faire ce que je vous demande. Mettez à contribution les deux potiches que vous appelez assistantes et plus vite que ça ! La femme resta interdite un instant puis comme si son cerveau se reconnectait subitement elle partie en toute hâte, récoltant des piles de dossiers ci et là.

Queen pour sa part, jeta son dévolu sur le canapé, empoigna une plume et s’attacha à abattre la quantité la plus drastique de travail qu’elle eût jamais à faire en si peu de temps. Quand elle eut terminé l’heure du repas était passée depuis bien longtemps et le début de l’après-midi avait déjà commencé. La jeune femme quittait la trésorerie quelques minutes plus tard.

Il aurait été mentir que de dire que Queen savait ce qui l’attendait. La lettre était claire mais succincte, l’enjoignant à se rendre l’après-midi même dans les quartiers de la couronne afin, disaient-ils, de s’entretenir d’un sujet important. Cette question taraudait la noble depuis maintenant plusieurs heures mais ne l’empêcha pas de se présenter en temps et en heure dans le bureau désigné.

Elle ne fut pas surprise de découvrir Aeron lorsqu’on la conduisit à l’intérieur de la pièce. Ce n’était plus un secret pour personne qu’il se préparait déjà à prendre la suite de ses parents et qu’il était considéré comme un membre éminemment actif -contrairement à son père qui était bien plus avide d’amusement que de paperasse. Elle ne savait pas vraiment sur quel pied danser, plus jeune qu’elle, il restait toutefois détenteur d’un pouvoir qui l’a surpassait aisément. Elle fit donc le choix de la docilité et se pencha bassement lorsqu’il l’a salua.

- Plaisirs partagés. S’entendit-elle répondre avant de s’approcher du fauteuil qui faisait face au bureau du petit prince, comme il ne l’invitait pas à s’asseoir, elle l’écouta attentivement puis prit place, croisant ses longues jambes sans cesser de le fixer.

A la fois sous le choc, bouleversée par l’avidité qui vint lui tordre l’estomac et par la complexité du choix qu’il lui imposait, elle resta silencieuse jusqu’au bout et même après. Quand elle fut certaine qu’il avait terminé de parler, elle s’était rengorgée d’une arrogance qu’elle n’avait pas ressenti depuis de trop nombreuses lunes et un fin sourire étira ses traits avant de disparaître derrière un masque de neutralité. Si Queen était prête à se ruer sur le pouvoir, ce n’était pas à n’importe quel prix ; à l’instar de son vis à vis, elle s’appuya sur le dossier de sa chaise.

- Je vous remercie, votre altesse. Il est toujours agréable de voir son travail reconnu et récompensé. Elle se fendit d’un sourire tout en essayant d’oublier la phrase indiquant qu’elle était présente bien avant qu’il ne soit en âge de prendre ses fonctions. Par la déesse, elle n’était pas si âgée ! Ravalant le goût de rancœur qu’elle éprouvait, elle poursuivit. - Quel genre de troubles rencontre le Village Perché ? Si il s’agissait là de sa terre natale, elle n’y avait pas mis les pieds depuis le décès de ses parents et ne se contentait que de gérer ce qui attrayait à leurs finances. Si elle était prête à accepter cette offre sur un plateau d’argent ce n’était pas à l’aveugle, elle voulait avant tout savoir à quoi s’en tenir. Et si elle décidait d’accepter peut-être pourrait-elle envisager de lancer une enquête qui viserait directement la cabale ?  Cette idée lui arracha un second sourire aussi affuté que rêveur. - Leur budget est respecté et respectable, le taux de criminalité ne semble pas au plus haut et si mes souvenirs sont bons, un nouveau capitaine vient d’y prendre ses fonctions, je me trompe ? Elle tapota son menton du bout de l’ongle en attendant que le prince daigne lui répondre.

Queen fut partagée entre l’envie d’étrangler le prince sur le champ et celle d’éclater de rire. Le moins que l’on puisse dire c’est qu’il venait de la prendre de court. Si elle s’était longuement imaginée, enfant, aux rênes de son petit royaume personnel, il ne s’était agi que des rêves ébauchés dans un coin de nuit d’une petite fille. Queen excellait dans son domaine car elle le connaissait sur le bout des ongles, loin d’être sotte elle apprenait vite, cependant elle doutait fortement d’être en mesure d’offrir un plan qui plairait à Aeron dans les cinq prochaines secondes. Ses yeux céruléens le scrutèrent. Elle ne savait quoi répondre. Il y avait tant d’informations à récolter, tant d’autres à prendre en compte et sans cela Queen ne pouvait affirmer qu’elle était la bonne marche à suivre. Originaire du village perché, il ne faisait aucun doute qu’elle avait déjà foulé le sol de la ville en hauteur, mais elle ne s’y était jamais intéressé outre-mesure.

- Voilà une question bien épineuse. Finit-elle par admettre car elle commençait déjà à se perdre dans l’enchevêtrement de ses pensées. - Vous n’êtes pas sans savoir que j’ai quitté les miens depuis de nombreuses années, je ne peux prétendre aussi bien connaître le Village Perché que les locaux et notamment votre nouvelle capitaine. Elle resta songeuse un moment, détournant son attention d’Aeron. - Je ne pourrais mener qu’un combat de front. Ce serait évidemment perdant, mais je ne pense pas qu’impliquer mille et un changements soient non plus une bonne idée. Sommes toutes je commencerais avant toutes choses par m’occuper des méfaits qu’ils soient au village même ou dans ses alentours. Nous possédons des lieux rares et précieux qui doivent être plus ouverts au monde. Que cela soit de manière touristique ou pour les étudiants. Rendre le village perché plus vivant engendrerait une expansion de l’économie et avec elle un confort de vie pour les habitants. Mais pour cela, il faut que le peuple puisse voir en cette ville, un lieu de perdition et de protection.

S’asseyant un peu plus droitement sur sa chaise, elle se tut. Le Village était un bel endroit mais ses bâtiments étaient souvent sous exploités, que cela soit la Grande Bibliothèque ou la tour d’astronomie.

- A plus long terme, peut-être serait-il envisageable d’ouvrir une école. De magie, d’astronomie, d’art ou d’autres choses, Queen n’en avait pas encore la moindre idée mais les ressources offertes tendaient à permettre cela. - Le grand Atelier pourrait aussi être un atout permettant d’inviter des artistes de renoms, augmentant l'intérêt des citoyens. Elle s'adossa sur son siège. - Mais avant cela, il faudra faire un ménage conséquent parmi les groupuscules que vous avez évoqué. “Et la cabale avec eux…” songea-t-elle sans partager le fond de sa pensée avec son interlocuteur.

- Le village perché est prometteur et je compte bien en tirer partie. Pensez-vous que j’oserais associer mon nom à un ville peu reluisante ? Cette fois son sourire se fit bien plus félin. Oh oui, si Queen tendait à gouverner l’ouest du pays -même si cela restait sous le joug de la couronne-, elle entendait bien faire de cet endroit le plus impressionnant d’Aryon avec ou sans l’aide du nouveau capitaine. - Mais pour cela, il me faudra m’entretenir avec Madame Anggun. Ma réponse vous satisfait-elle ? Elle déposa nonchalamment son menton dans la paume de sa main, attentive et presque impatiente.

Le sourire éclatant de Queen, lorsque le prince valida ses propos, perdit quelques peu de sa lumière lorsqu’il précisa attendre ses propositions avec impatience. Non pas qu’elle ne s’en cru pas capable, mais cela ajouta un certain poids sur ses épaules. Il lui était à nouveau nécessaire de faire ses preuves. Elle était à la fois galvanisée par cette simple idée et complètement atterrée de devoir les faire à nouveau. S’élever au rang de trésorière, conserver sa place et gagner un véritable respect de ses pairs n’avait pas été une mince affaire. “Mère n’aurait pas été peu fière” songea-t-elle avec un brin d’amertume en songeant que si Nienor était toujours en vie, elle aurait sans nul doute tenté d’utiliser ce nouveau statut d’une manière ou d’une autre. Dans un recoin de sa tête, sa conscience lui souffla que sa mort lui était profitable. Elle la fit taire cette voix d’un bref mouvement de tête.

- Les résultats seront à la hauteur de vos attentes. Déclara la noble sans que l’ombre d’un doute ne vienne obscurcir le bleu de ses yeux.

Si Queen pensait que la discussion s’en tiendrait là, il ne lui fut pas compliqué de comprendre que ce ne serait pas le cas. Ses yeux, alpagués par ceux du prince, ne mirent pas longtemps à déceler qu’une autre question était en train de poindre. Toutefois, elle n’était pas préparé au sujet qu’il évoqua. Aussi vite que ses traits s’étaient illuminés, ils perdirent leurs éclats, le coin de ses lèvres descendit pour se transformer en une moue pincée et même si elle tentait tant bien que mal de le cacher, ses iris trahissaient une colère froide.

- Brandot. Grinça Queen comme si prononcer son nom revenait à se verser un jus de citron périmé sur la langue. - Il n’y a pas grand chose à dire à son sujet. J’imagine que vous avez été informé de ses agissements, même si contrairement à votre mère, il a tout de même tenté de m’assassiner. Cependant je gage qu’il n’a pas mis suffisamment de cœur à l’ouvrage. Ou qu’il m’a sous estimé. Il souhaitait m’offrir un poison pour assassiner Madame Du Lys, en échange d’une coopération. Je ne vois pas ce que les chiffres du palais aurait pu lui apporter, pas plus qu’un soutien financier. Mais une chose est sûre, je ne convoite pas suffisamment la place de ma chère cousine pour m’associer à la gueusaille. Surtout une dans son genre. Elle se laissa tomber un peu plus dans le fauteuil, repassant les images de l’accident en boucle et se félicitant une fois de plus d’avoir fait enchanter son dernier objet.

- Malgré son manque cruel de jugeote et d’éducation, elle émit un petit rire, - et ses lubies absurdes concernant les plantes, il pourrait s’avérer bien plus redoutable que l’on ne pourrait l’imaginer. Premièrement, il n’a pas l’air de reculer devant quoi que ce soit pour accéder à ce qu’il souhaite. Deuxièmement ses idées sont proches de la folie. Permettez moi de douter de la lucidité de son esprit. Qu’y a-t-il de plus dangereux qu’un assassin fou et doté de pouvoirs qui le lui permettent ? A son tour, elle accrocha les prunelles d’Aeron avant de pencher la tête légèrement. - M’est d’avis qu’un séjour au frais ferait le plus grand bien à cet homme. Son sourire s’étira, carnassier. Si elle le pouvait, elle se ferait un plaisir d’envoyer elle-même Klarion rejoindre les fenrir et mort avant de préférence. Il ne manquerait plus qu’il soit en mesure de survivre et rentrer à leur insu a tous.

Queen aurait volontiers ajouté quelques choses concernant la frontière et la sentence qui lui semblait trop douce. De même, elle aurait pu évoquer non sans mal la possibilité de corrompre la justice pour s’assurer d’un verdict à la hauteur du préjudice qu’il lui -qu’il leur- avait causé. Mais elle savait également qui lui faisait face et si le prince semblait bien moins enclin que ses parents à l’empathie et la gentillesse dégoulinante, elle ne pouvait se risquer à faire pareille proposition sans prendre le risque de tomber en disgrâce. Or à l’heure actuelle, sa position auprès de la couronne n’avait jamais été aussi bonne et si Queen aurait vendu sa mère pour poser son noble séant sur leur trône elle savait mieux que personne que c’était un chemin qu’elle ne pouvait emprunter. Pas maintenant tout du moins. De plus, et aussi surprenant que cela pouvait lui paraître, le caractère froid et presque rigide d’Aeron lui était parfaitement sympathique. A croire que cette fichue royauté avait enfin réussi à engendrer un être qui ne voyait pas son royaume comme un champ de coquelicot et de petits dragons fleurs.

A son tour, elle se leva, épousseta sa robe, lissa ses plis puis courba légèrement l’échine.

- J’ose espérer que lors de notre prochaine rencontre, nous pourrons lever un verre à la capture d’un certain criminel ainsi qu’à l’élévation du Village Perché. Je tâcherais de ne pas vous décevoir. Puis elle releva la tête et tourna les talons sans demander son reste.

Quand la porte se referma sur son dos, qu’elle reprit le chemin de la trésorerie, un sourire flottait sur son visage. Étrange mélange de détermination et de mesquinerie. Depuis le temps qu’elle s’échinait à gravir les échelons, voilà que son ascension prenait un virage surprenant qui n’était pas pour lui déplaire. C’est donc avec une sérénité intrigante qu’elle regagna son domaine et s’enferma à nouveau dans son hémicycle pour s’atteler à une tâche bien particulière : mettre un point final à son poste de trésorière royale.