Il leva les yeux vers son guide. On lui avait dit qu’il était l’un des meilleurs, mais qu’en échange, il était également un peu étrange. Aord ne voyait pas trop pourquoi. Il y avait quelque chose chez son guide qui l’intriguait. Il y avait quelque chose dans son regard, une sorte de lueur ancienne, plus vieille que le laissait paraître son corps. Aord le regardait discrètement dans son dos pendant qu’il lui ouvrait la voie vers les hauts plateaux boisés. Cela faisait un petit moment qu’il contemplait les lignes qui couraient le long de ses bras. C’était une sorte de tatouage ? On aurait dit qu’il avait une sorte d’épaisseur …
Son guide se retourna pour lui indiquer un passage parmi les rochers et Aord se figea comme un enfant pris en train de voler des friandises. L’homme ne semblait pas avoir remarqué ses regards curieux, mais le frère ne put s’empêcher de rougir en se cachant derrière un sourire en coin. Bon, peut-être que sa fascination pour son guide était un peu plus qu’une curiosité, il devait bien l’admettre. Dès que ce dernier lui tourna de nouveau le dos, il en profita pour se mettre une petite claque sur la joue. Il n’était pas venu pour admirer les hommes du coin, mais pour trouver l’ancien lieu de culte d’une secte sanguinaire qui avait trop longtemps abusé de la magie obscure. Il le devait, pour le bien de tous.
« Euh … »
Il se retourna et Aord se retrouva de nouveau sans voix. Par Lucy, mais regardez ces yeux ! Pourquoi il oubliait tout à chaque fois qu’ils les croisaient ! Il se racla la gorge pour essayer d’effacer un peu la guimauve dans son cerveau. Il aurait dû choisir le vieux Jo, au moins lui il n’avait aucun mal à le regarder. Enfin si, mais c’était parce qu’il était laid comme un grognedent. Il secoua la tête se rendant compte qu’il divaguait.
« Du coup pour l’endroit que je cherche. D’après les anciennes descriptions, il se trouverait au fond de la forêt en haut d’un grand plateau surplombant une vallée de granit. Je sais que c’est assez difficile avec si peu d’informations, mais je vous assure que je le reconnaîtrai si je le vois ! »
Aord se pinça les lèvres. C’était assez difficile de lui faire comprendre ce qu’il cherchait, alors qu’il devait lui en dire le moins possible. Il n’allait certainement pas lui expliquer qu’il détenait un livre ancien contenant les souvenirs des morts et que dans ces souvenirs se trouvait la localisation d’un ancien temple de nécromanciens. Et il n’allait certainement pas lui expliquer qu’il contenait probablement un objet mortel. Bref, il passait pour un con, ça se voyait aux regards que lui jetait son guide. D’ailleurs il s’appelait comment ?
« C’est que maintenant que je me rends compte tellement j’étais perdu dans mes papiers, mais on ne s’est pas présenté, dit-il en se frottant l’arrière du crâne. Je m’appelle Aord, frère de Lucy et vous ? »
Aord lui adressa son meilleur sourire en espérant qu’il ne lui en veuille pas de l’avoir complètement zappé depuis des heures.
Oh et quelque part dans l'univers il y a deux lapins qui copulent.
Il faisait étrangement doux pour un mois de la saison froide et entre le soleil radieux qui illuminait un ciel éblouissant d'azur et l'habit anti-climat qu'il possédait désormais, la marche soutenue de cette randonnée avait tôt fait de faire ôter une couche de protection contre le froid à Frey. Sa tenue de forestier était principalement composée de tissus et de cuirs dans les tons sombres, avec quelques plumes noires décorant les épaules et laissant une partie de ses bras à nu, affichant le tracé argenté de tatouages qu'on devinait continuer sous le vêtement et qui se retrouvait plus loin sur la gorge et la pointe du menton. Les habits étaient coupés près du corps et n'offraient qu'une protection légère mais privilégiaient la liberté de mouvement et le pragmatisme d'une vie passée à affronter les rudesses d'une nature imprévisible. Quelques poches et sacoches se laissaient deviner çà et là, ainsi qu'un couteau de chasse gainé à la ceinture. Pour l'essentiel, c'était un voyage qui devait s'annoncer tranquille et pour le moment agréable : quelques chants d'oiseaux précédaient la venue des deux hommes et d'une brise fraîche leur parvenait les senteurs des aiguilles de sapins et de la résine. Dans les arbres, quelques pinplumes distants les observaient passer avec méfiance en grignotant des pétales de fleurs rouges.
Les yeux à demi perdus dans ses pensées, Frey contemplait un paysage duquel il essayait d'extrapoler certaines choses depuis sa mémoire et le peu d'informations que lui avait données son compagnon de marche du moment, retissant tant bien que mal une somme de sensations diverses et aussi abstraites que le bruit ou la vitesse du vent à divers endroits de la région. Il sentait bien qu'il y avait quelque chose, là, qui se devinait à la limite de son intuition mais sans jamais vouloir se dévoiler, quelque chose qu'il ne comprenait pas. Les yeux légèrement plissés par le soleil et une pointe de contrariété concentrée, il fut toutefois poussé hors de lui-même par l'interjection qui lui était destinée. S'arrêtant un instant Frey se retourna vers l'homme qu'il conduisait, posant sur lui ce regard vert et plein d'une simplicité naturelle qui trahissait pourtant par moments l'éclat d'un quelque chose de plus.
L'aventurier qui l'accompagnait semblant hésiter, le ranger l'encouragea à continuer :
Il écouta ses indications, extrêmement vagues au demeurant. Mais l'intuition de Frey lui soufflait qu'il y avait quelque chose de plus. Si son côté sauvageon était parfois désarmé face à ce que pouvaient lui raconter les gens de la ville à cause d'une légère tendance à la crédulité, il lisait néanmoins avec acuité le langage corporel et les signaux inconscients qu'envoyaient souvent les uns et les autres. Et, en ce moment précis, il n'était pas sûr de ce qu'il lisait en observant son compagnon de route. Un malaise ? Un instant il fronça les sourcils, ses yeux examinant avec intensité le visage d'Aord pour tenter d'y déceler quelque chose, sans hostilité néanmoins. Puis, il comprit, son visage exprimant sa réalisation soudaine. C'était à son tour d'être un peu gêné.
Tout s'éclairait à présent dans son esprit. Il avait été un peu bête de ne pas le voir. Il avait simplement oublié les bases.
Il avait fallu attendre leur deuxième rencontre avec Almassar pour qu'il connecte ses deux neurones et comprenne qu'il ne lui avait même pas donné son prénom. Lui rendant son sourire, il balaya ses suspicions : ça devait faire un moment qu'il n'osait pas lui poser la question.
Prenant appui sur son bourdon de pèlerin, un long bâton dont la partie supérieure était ornementée de diverses sculptures de feuilles, de cerfs, d'oiseaux et autres détails, il reprit sa progression, invitant Aord à marcher à la même hauteur que lui.
Il le regarda un instant, comme s'il voyait les choses sous un autre angle de curiosité. Il avait le teint d'un voyageur et quelques cicatrices qui lui donnaient une première impression un peu dure, qui contrastait étrangement avec la chaleur du sourire qu'il venait de faire mais qui le rendait plutôt sympathique. Sûrement le genre de gars du nord capable de descendre l'hydromel en moins de temps qu'il ne fallait pour le dire en animant la soirée.
Et, en général, les gens n'avaient pas des semaines à passer à errer dans la nature et il préférait être franc. Au départ, Frey pensait qu'il ne voulais pas donner plus de détails par peur de se faire doubler par un aventurier, sûrement pour un trésor ou une ineptie du genre, mais sa théorie semblait tomber un peu à l'eau. D'un regard en coin, il poussa un peu plus, tentant de saisir un indice, une réaction qui puisse l'aiguiller. S'il affirmait pouvoir le reconnaître, c'est qu'il avait nécessairement un visuel de l'endroit. Ou un souvenir de l'endroit.
Le ranger connaissait plusieurs ruines, beaucoup des anciens noms des lieux locaux ainsi que quelques vieux sages de hameaux isolés a qui poser des questions si jamais.
Dans la poche supérieure de son sac à dos, un petit bruit se fit entendre. On pouvait y apercevoir un peu d'herbes et quelques minuscules fleurs des champs qui dépassaient joyeusement, comme s'il avait fourré ça à la va vite sans trop de soin. En réalité, il s'agissait du bébé grognedent qui s'agitait soudainement dans sa poche de transport improvisée, que la discussion devait avoir tiré de sa torpeur. C'était une longue histoire mais pour le moment on pouvait la résumer à : ce truc pesait lourd et dormait tout le temps. Agitant son nez rocheux et sans réel visage pour trouver la lumière, sa tête finit par dépasser du sac, observant le paysage alentours en restant bien à l'abri. Pour l'instant, il ressemblait surtout à une roche grise avec une bouche qui prenait le soleil. Il n'avait pas encore ses écailles ni sa couleur définitive et si d'aucuns auraient pu le trouver mignon, souvent c'était tout l'inverse.
Il avait dit ça en toute simplicité. Il ne savait pas si ça se faisait avec des frères de Lucy, mais il devait toujours faire beaucoup d'efforts pour ne pas tutoyer les gens en général.
« Ah vous trouvez que je fais aventurier ? s’amusa-t-il. Ce doit être parce que j’ai pas mal roulé ma bosse avant de m’installer à la capitale. J’étais un frère itinérant donc j’ai vu pas mal du pays. »
Cette vie lui manquait. Maintenant il avait un but, des objectifs. Il avait tissé des liens forts avec de nombreuses personnes, il se sentait utile, mais il avait toujours cette petite boule de regret au coin du ventre. Le regret d’une époque où il s’émerveillait de tour, où il rencontrait de nouvelles personnes tous les jours. Une époque où il n’avait pas d’attache, pas d’autre but que de continuer à vivre, pas de responsabilités. Bref, l’époque où il avait la paix.
« Enfin … cette époque me semble si lointaine maintenant … »
Il sourit tristement et son regard se perdit un instant dans les yeux verts de son guide, puis il détourna le regard. Il n’était pas là pour faire sa confession ou réfléchir sur sa vie. Il avait un site archéologique à localiser et heureusement Frey le lui rappela bien assez tôt. Aord fit grincer ces dents l’une contre l’autre. Il n’avait pas de description plus précise à lui donner, pas qui ne risque de lui indiquer ce qu’il cherchait exactement et surtout comment il le savait.
« Oui enfin non, … c’est compliqué … »
Il n‘avait vu l’endroit que par les yeux des morts, dans des visions du passé et par une description confuse trouvé dans un grenier. Vraiment rien de fiable pour résumer, mais il avait le sentiment qu’il reconnaîtrait immédiatement l’endroit du premier coup d’œil. Autant d’ores et déjà, vider sa bourse, car ils allaient probablement ratisser chaque centimètre carré de ces montagnes sans jamais rien trouver.
« Ouais je sais que je ne vous aide pas des masses, mais c’est vraiment tout ce que j’ai. Les manuscrits en parlant sont soit détruits soit incomplets c’est toute la joie de l’étude des textes anciens vous comprenez ? Mais bon au moins, ça fera toujours une chouette randonnée. Cela fait un moment que je ne suis pas revenu dans ces montagnes, je suis né à la forteresse à la base. »
Aord se issa à la même hauteur que Frey et se tourna vers la vallée. Les murailles de la ville fortifiée étaient bien visibles depuis leur, imposante, majestueuses. L’enceinte qui l’avait vu naître. Il passerait sûrement voir ses parents avant de prendre le portail de retour.
« Euh oui on peut se tutoyer, je … n’ai rien à en redire. »
Pour dire la vérité, cela lui faisait bizarre. Ce tutoiement était le signe d’un rapprochement en quelque sorte non ? Il eut un petit sourire coupable à cette pensée. Depuis ses déboires avec Klarion il n’avait pas trop cherché de la compagnie. Il faut croire que ça lui manquait un peu maintenant qu’il était exilé au milieu de nulle part.
Soudain le frère eut une idée, il sortit un ouvrage de son sac et commença à le feuilleter frénétiquement. Il finit part trouver une page et à la parcourir du doigt avant de s’arrêter sur une ligne et de la pointer comme si c’était la découverte du siècle .
« Eh mais attend… attends. Je crois qu’il y a une autre piste. Il y a 50 ans, des fouilles archéologiques ont été menées sur ce site ! Donc on pourrait demander à des locaux s’ils savent quelque chose ? Genre un vieil ermite ou un village du coin. Tu connaîtrais pas quelqu’un d’assez vieux pour s’en souvenir ? »
Oh et au fait, quelque part dans l’univers, une dinde est en train de se faire fourrée par un dindon.
C'était un euphémisme que de dire que ça n'aidait pas beaucoup mais la remarque d'Aord piqua d'un léger intérêt l'attention de Frey. Il se rendit compte alors que son compagnon n'abordait pas forcément cette aventure avec le point de vue qu'aurait pu prendre un aventurier sur ses objectifs, par exemple, mais comme une opportunité qui serait quand même riche d'une belle balade dans le pire des cas. Il y avait un quelque chose de bienvenue et de rafraîchissant dans cette façon de voir la chose, qui détendit subtilement les épaules du forestier. Pas de pression, pas de prise de tête, à aborder simplement ce chemin comme une grande chasse au trésor et non les impératifs farfelus d'un citadin qui pensait que fouiller la montagne était l'affaire de quelques jours. L'espace d'un instant, il en cilla presque, de se rendre compte que c'était ce qu'il avait envisagé par défaut et une légère sensation d'inconfort le dérangea un instant. Ils avaient le temps, voilà tout, et rien ne ferait passer plus rapidement les longues heures de marche alors autant en profiter. Si Aord voulait qu'il lui fasse confiance pour reconnaître l'endroit, alors il était prêt à laisser couler les choses d'une façon naturelle et à remettre ça entre ses mains.
Alors Aord sortit un livre, soudain saisi par le démon, tandis qu'il feuilletait frénétiquement les pages. Curieux, Frey fit glisser son regard sur les pages ouvertes, y apercevant brièvement des lignes et des lignes de caractères illisibles mais aucun dessin ni illustration. C'était là un ensemble de signes cryptiques qu'il aurait été bien en mal de déchiffrer. Il ne savait pas trop si Aord l'invitait à lire ce qu'il pointait du doigt ou pas et, dans le doute, il n'envahit pas son espace, se contentant de ce coup d’œil rapide. Une part de lui voulait lui demander ce que ce livre racontait mais son instinct abordait les arcanes de la lecture d'une approche farouche, laissant aux experts l'art fastidieux des lettres.
Penchant la tête de quelques degrés sur le côté, il avait prononcé ces mots au ralenti, plissant légèrement le visage dans une expression exagérée, il observait l'ouvrage sans vraiment le voir alors qu'il se plongeait dans sa mémoire.
Pensif, il essayait de se représenter ce que cinq décennies représentaient, remontant les cycles du soleil les uns après les autres sur les dernières années, puis par jalons : dans les montagnes, dans la forêt, dans ces villes et...
Un instant il parut perturbé, secouant très brièvement la tête comme pour s'éclaircir les idées. C'était trop flou, trop loin, trop hasardeux. Il fronça les sourcils, frustré par cette ironie alors qu'il pouvait se rappeler chaque visage rencontré sur au moins les vingt-cinq dernières années. Il avait de vagues bribes mais il n'avait aucune certitude et les images qui lui venaient en tête étaient plus des impressions et un collage de divers images que de réels souvenirs. Une déviation bien pratique pour amalgamer le passé sous une confusion indistincte.
Il recentra son attention sur la route, mal à l'aise une seconde, et ses pieds qui avançaient machinalement l'un après l'autre.
Mentalement, il situa leur position avant d'égrainer les petites communautés éparses qui peuplaient la montagne ici et là à mesure qu'elles lui revenaient.
Il s'interrompit une seconde, se remémorant de vieilles discussions et les traits tirés d'une vieille dame toute ramassée sur elle-même.
C'était l'époque d'avant la mort de son ancienne maîtresse. Il avait pris l'habitude de s'arrêter là, sans autre raison que les circonstances, et de venir visiter cette vieille dame avec qui il s'était lié d'amitié lorsqu'il empruntait cette route. Du temps où il n'avait pas encore sa théière, elle l'avait laissé dormir dans son grenier en échange d'un ou deux services. Voilà presque dix années maintenant qu'il ne l'avait pas vue.
Il y avait une pointe de mélancolie dans son regard en cet instant. Il avait cessé d'arpenter ces chemins à la mort de sa vieille sorcière, se forçant à partir pour d'autres horizons. Quelque part, il le regrettait un peu en cet instant, ramené à la réalité par cette même vieille rengaine concernant les gens qu'il rencontrait ici et là : ils vieillissent et ils meurent.
Dans son sac, le grognedent juvénile avait toujours la tête qui dépassait, et mâchouillait quelques unes des petites fleurs rouges que Frey avait ramassées et qui servaient à rembourrer la poche en forme de petit nid confortable.
« Je … et bien oui j’imagine que cette dame nous renseignera au mieux. Enfin, je veux dire … vous semblez très bien la connaître, ce sera sûrement plus facile d’interagir avec elle. Et puis, j’ai l’impression que vous souhaitez la revoir, je me trompe ? »
Aord sourit au randonneur pour soulager les quelques regrets qu’il avait cru sentir dans ses mots. Si sa quête pouvait aider quelqu’un à renouer avec une personne qui lui était chère, alors il ne se glisserait pas entre eux pour rien au monde. Si des chemins se croisaient par la volonté de Lucy, il n’avait pas à s’y opposer.
C’est à ce moment que Naya décida de sortir sa petite tête de gelée de la poche d’Aord. La petite slime avait considérablement grossi ses derniers mois et avait maintenant la taille d’un petit rocher, bien que son poids soit très loin d’avoisiner celui d’une telle roche. Elle avait passé le plus clair de son temps à roupiller joyeusement en digérant quelques objets non identifiés qu’Aord avait bien voulu lui donner pour l’occuper.
Elle inspecta les alentours, regardant tantôt Frey, tantôt le paysage avant d’arrêter son regard sur la sacoche que le guide portait. Le petit grognedent qui se terrait à l’intérieur sortit sa tête et regarda l’autre familier avec le même intérêt ou presque. En effet, là où le familier de Frey voyait un compagnon de jeu, Naya voyait un délicieux caillou sur patte qui serait probablement très agréable à digérer pour le repas du midi. Oui, un succulent casse-croûte.
« Naya … »
La voix agacée d’Aord venait de couper court aux rêves culinaires de son familier. Depuis qu’elle avait essayé de manger le lapin de compagnie d’un de ses amis, Aord surveillait de près les pérégrinations de sa slime. Si on la laissait faire, elle pouvait absolument tout ingurgiter. Il s’était retrouvé bien stupide devant Maya la dernière fois qu’elle s’était mise en tête de dévorer les chaussures d’un patient de l’hôpital. Une fois le problème Naya réglé, Aord put de nouveau se concentrer sur son guide.
« Eh donc, on ne m’a pas trop expliqué vous êtes du coin ? Cela fait longtemps que vous travaillez comme guide ? Je dois bien avouer que même si j’ai fait le tour d’Aryon, je n’ai jamais trop exploré les montagnes, même si je suis né à la forteresse. »
En même temps, sa famille n’avait eu aucune raison de déménager ailleurs. Son père étant garde et sa mère joaillière Il n’avait jamais eu besoin de partir de la grande ville de pierre. À part pour faire quelques promenades ou pour suivre sa mère dans quelques livraisons. Les deux voyageurs finirent par atteindre le haut de la colline et leur champ de vision s’élargit.
« C’est ici ? dit Aord en montrant un petit village qui s’étalait dans un creux, longeant un petit cours d’eau. »
Il semblerait que non d’après la réaction de son guide qui les mena plus tôt vers les bois qui surplombaient la vallée. Aord haussa un sourcil. La vieille femme habitait si loin du village ? Hum, au moins elle devait être tranquille. Il espérait cependant qu’elle ne soit pas trop misanthrope. Cela rendrait leurs discussions bien plus … compliquées.
Les arbres s’écartèrent enfin pour laisser paraître une petite cabane miteuse. Aord ne fut pas spécialement impressionné, on pouvait difficilement faire mieux au milieu de ces bois. Il jeta un coup d’œil à Frey pour s’assurer que c’était le bon endroit.
« Elle vit bien loin de tout, votre amie … Je vous laisse nous introduire ? »
Oh et quelque part dans l’univers, deux escargots se rencontrent pour faire des choses pegi 23.
Frey fut surpris presque comme un enfant pris la main dans le sac lorsqu'Aord lui fit part de son impression. S'il avait envie de la revoir ? Une part de lui redoutait ce qu'il allait découvrir sur les lieux, de se voir confronté au silence d'un vide installé depuis déjà longtemps, ce qui entretenait une culpabilité stupide et immature : éviter le problème et le laisser s'empirer. Au final il aurait des regrets, il en avait déjà un peu, et l'inconfort de la situation le fit détourner les yeux en haussant vaguement les épaules, incapable de donner autre chose qu'une réponse évasive. Il aimait bien la vieille Laurette. Il ne la connaissait pas tant que ça, dans le fond, mais c'était un des liens précieux qui le reliait encore à une autre époque et le sourire amical d'Aord, dans sa simplicité, lui donna l'élan d'un petit quelque chose de plus pour le pousser en avant.
Néanmoins son attention fut vite détournée par... Et bien par quoi exactement ? Il n'en savait rien mais la chose à l'allure gluante et poisseuse portait le nom de Naya. Frey plissa les yeux pour observer ce dont il s'agissait, son esprit tournant la chose dans tous les sens mais incapable de donner une logique à ce qui sortait de la poche de son randonneur. C'était... Un de ces desserts tremblotants qu'ils servaient parfois dans certains villages forestiers. Mais la gelée semblait ici douée d'une volonté propre ? Le rôdeur eu beaucoup de mal à ne pas afficher ostensiblement sur son visage une expression déroutée, voire même un peu repoussée. Il savait qu'il n'était pas au fait de toutes les sorcelleries de ce monde, mais une gelée ? Il avait déjà croisé une trousse parlante et Almassar lui avait expliqué qu'il était possible de mettre des âmes dans des objets. Ivoire, le vieux grimoire ronchon et malotru était un autre de ces exemples improbables. Mais là ? Aord avait-il vraiment mis une âme artificielle dans une gelée ? La chose lui paraissait inenvisageable, mais c'était pourtant bel et bien ce qu'il avait devant lui : une mélasse bloblotante, qui semblait coller au toucher et qui l'observait de ses deux gros yeux inexpressifs et sans âme. Qu'est-ce qu'un tel choix racontait de celui qui l'avait pris ?
Pris au dépourvu par la question, il lui fallut quelques instants pour se recentrer. Il eut l'air hésitant.
Conduisant son compagnon du moment sur les sentiers traversant les bois, le rôdeur était particulièrement concentré maintenant, à mesure que les lieux se rappelaient à lui, confrontant ses souvenirs avec cette multitude de petits détails qui différaient désormais dans la réalité. Contournant le village de Bois-Boucton, il emmena Aord un peu à l'écart, dépassant des maisons empruntes d'un charme montagnard typique, avec les trous en forme de cœur aux volets et l'allure grossière de châlets que certaines avaient.
Là, en surplomb, il finit par apercevoir le bout du chemin. Il était tendu, restant dans le silence, la poitrine battant alors qu'il guettait des signes de vie. Son palpitant battit encore un peu plus fort quand il aperçut un mince filet de fumée s'élever au-dessus des arbres.
Ses yeux revinrent se poser sur le visage d'Aord à sa remarque. Un instant, il eut une impression de familiarité, comme d'arriver au bout du chemin avec un vieil ami avant le repos. Qu'est-ce qu'il allait dire à Laurette ? Est-ce qu'elle se souviendrait de lui au moins ? Les humains avaient une mémoire bien fragile à cet âge. La présence d'Aord rendait la chose un peu étrange. C'était un peu rassurant de ne pas être seul, mais aussi un peu bizarre de partager ça avec lui.
Il ouvrit la marche jusqu'à la porte d'entrée. Devant la maisonnée en bois, rondins et terre, il y avait un petit dégagement délimité par une palissade branlante et mal entretenue. Des bûches reposaient sous un auvent protecteur recouvert de mousse, un billot avec une vieille hache plantée dedans resté là. Plus loin sur le côté, on devinait le vieil abri des poules qui devaient être au chaud et l'air froid transmettait les odeurs animales caractéristiques de crottin. Derrière la maison, il le savait, courait un petit ruisseau et une pâture où avaient été jadis des chèvres et quelques ruches à miel.
Il toqua au carreau en verre flou de la porte d'entrée. Derrière, la lueur chaleureuse de ce qui devait être un feu se laissait entrapercevoir.
Il s'interrompit brusquement, saisit par une réalisation soudaine. Frey. Un vacarme du tonnerre interrompit de toutes façons la scène alors que des aboiements retentirent de l'intérieur de la maison. Suivit peu de temps après par les cris d'une voix qu'il reconnut.
Son grand âge se reflétait sur son visage, de nombreuses rides sillonnant sa peau parcheminée. Derrière, deux énormes patous piaffaient d'impatience, presque impérieux, dans leur devoir de protection de leur maîtresse et de son territoire. Il y eu cet instant un peu étrange, comme si chacun réalisait la présence de l'autre, alors que les yeux bleus de Laurette accrochaient le regard clair de Frey. C'était comme s'il retrouvait un peu de l'époque d'avant : les mêmes senteurs, les mêmes nuances, et son expression à elle parut trouver un peu de mélancolie mêlée de surprise.
Il avait dit ça avec l'apaisement serein mais léger de quelqu'un qui achève une vie d'aventures. Un instant d'incertitude puis, levant des mains légèrement hésitantes vers Frey, comme si elle n'osait pas le toucher, ses yeux émus balayèrent son visage presque à la recherche de quelque chose, troublée. Elle s'exprima à voix basse, de peur qu'un mot plus haut que l'autre ne disperse ce qu'elle avait devant elle.
Laissant apparaître une pointe de sourire, l'étincelle d'un éclat ancien naquit dans le regard de Frey, mêlé du temps qui passe et des souvenirs chaleureux que lui évoquait cet endroit.
C'était totalement faux bien entendu mais elle l'enlaça pour le serrer contre elle, comme si ces mots finirent de la convaincre. Il lui rendit son câlin en se penchant un peu vers elle, percevant l'odeur de lavande et de vieille laine caractéristique qui l'accompagnait. Il y avait une certaine joie, du soulagement aussi, mais il ne put toutefois s'empêcher de remarquer avec inquiétude la fragilité du corps qu'il serrait contre lui. Le temps n'attendait pas, et portait avec lui son propre tribut.
Les deux patous en profitèrent pour se faufiler dehors, venant tourner autour des étrangers pour les renifler d'une manière intrusive, le moindre détail attirant leur attention et méritant un reniflage en règle de leur grosses truffes humides. Bertille sembla reconnaître en Frey une odeur qu'elle avait connu il y a longtemps, quand elle n'était encore qu'un jeune chien, et commença à remuer la queue un peu plus rapidement.
Le rôdeur se redressa, ses épaules se relâchant subtilement à l'image d'un soupir qu'on a laissé partir, et gratifia Bertille d'une grattouille distraite du bout des doigts.
Puis, comme si les choses se reconnectaient dans sa tête, son visage s'illumina et il désigna son randonneur.
Un petit sourire malicieux se lisait sur l'expression de Frey, à l'image d'un vent joueur qui se réveille, retrouve l'intérêt d'une curiosité renouvelée et observe avec acuité les choses qui vont et qui viennent. Il y avait un quelque chose dans cette scène, un détail qui ne semblait presque pas à sa place, et pourtant...
Elle s'avança vers Aord de sa silhouette toute petite et posa une main sur son avant bras, comme si le contact physique pouvait l'aider à mieux discerner qui il était, plissant légèrement les yeux. Elle ne sembla toutefois pas complètement satisfaite et renifla un instant.
La couleur de Laurette c'est la balise html laurette
« Enchanté Laurette, je suis frère de Lucy, dit-il en entrant dans la petite cabane. »
Tout dans cette bicoque transpirait un style bien particulier : le style minimaliste. Une petite cuisine était installée dans un coin avec juste ce qu’il fallait de confort pour créer de bons petits plats. La cabane n’était composée que d’une simple et unique pièce qui était séparée du coin nuit par un rideau. Aord suivit Frey et s’assit sur une souche d’arbre taillée en rond qui leur ferait office de chaise. Aord était curieux d’en apprendre plus sur cette femme et sa relation avec le jeune homme. Ils avaient l’air de se connaître depuis un moment, mais elle avait dit qu’il n’avait pas changé. Pourtant il avait l’air jeune, c’était justement le moment où on changeait beaucoup. Aord se pencha vers son guide et lui chuchota d’un air interrogateur :
« Vif ? »
Il ne voulait pas trop se mêler de ce qui ne le regardait pas, mais il était aussi un peu curieux par nature. Difficile pour un frère de la déesse de se passer des anecdotes de la vie des autres alors qu’il passait une grande partie de son temps à les écouter ou à conserver celles des morts dans son cas. Un peu de curiosité ne faisait pas de mal n’est-ce pas ?
Laurette alluma ses fourneaux et commença à préparer une sorte d’omelette aux champignons. Aord se laissa un instant bercé par les odeurs délicieuses qui se mélangèrent à l’odeur de pin qui collait aux murs. Naya aussi, et elle sortit sa petite tête de gelée avant de sauter sur la table avec un petit cri triomphant. La boule visqueuse tourna sa tête à droite et à gauche pour chercher les choses les plus délicieuses à déguster en commençant par le bébé grognedent de Frey. Aord s’empressa de sortir une pierre de son sac sans fond qu’il enfonça à l’intérieur du corps de Naya qui émit un petit cri de surprise avant de se délecter de cette friandise. Le frère souffla.
« Si vous avez des déchets, je suis sûre que ma petite Naya se fera un plaisir de tout vous recycler.
- Oh ça tombe bien, j’ai des épluchures et des coquille d’œuf, attendez. Tiens prends ça petite boule. »
Laurette versa un saladier de déchets sur la petite boule de gelée qui poussa un soupir de plaisir immense et commença à digérer tout ça. Aord sourit, ils allaient être tranquilles pour un bon moment avec tout ça.
« En tout cas merci Laurette pour votre hospitalité. Il ne fallait pas, j’avais juste quelques questions à vous poser sur la région. Est-ce que vous auriez par hasard déjà vu des hommes venir faire des fouilles …
- Blablabla, je ne sais pas d’où vous venez jeune homme, mais ici dans les montagnes, on mange, on boit et ensuite on discute, l’interrompit la vieille dame en posant devant eux une assiette garnie d’œuf et de champignons. Goûtez-moi ça c’est la tradition du village, l’omelette de l’esprit ouvert ! »
Aord sourit et jeta un regard furtif vers Frey pour s’assurer que le contenu de son assiette, au nom décidément bien étrange, était sans danger. Malheureusement, ce ne fut pas dans son regard qu’il trouve le moindre réconfort, car il tirait la même tête perdue que lui.
« Eh il y a quoi dans cette … »
Aord se tut en voyant le visage souriant de la vieille dame. Il était incapable de douter de ses talents de cuisinière. Le frère prit lentement sa fourchette et commença par une bouchée toute simple. Le goût des œufs était tel qu’il l’avait toujours connu, par contre les champignons … Aord grimaça devant leur goût âcre et farineux. Bon sang, mais quelle variété avait-elle utilisée ?
« C’est très goûteux … commenta Aord en prenant une autre bouchée par respect pour leur hôte.
- N’est-ce pas incroyable, ce goût va vous donner la réponse à toutes vos questions. »
Aord hocha la tête et déglutit difficilement. Manger cette omelette allait être une épreuve, mais si Lucy le veut il l’affronterait avec bravoure. Il sourit et commença à prendre plus grande bouchée pour le plus grand plaisir de Laurette qui leur servi une boisson légèrement sucrée à la teneur en alcool assez importante pour que le breuvage soit qualifié d’antiseptique. Aord en but quelques gorgées avant de s’étouffer et de renoncer poliment à en avaler plus, même si cela atténuait le goût infâme des champignons. Le frère sentait sa tête qui commençait à tourner, mais il mit ça sur les effets de l’alcool. Il finit son plat dans un grand soupir de soulagement, avant de tourner la tête vers Frey pour voir comment il s'en sortait. Lui aussi avait presque fini, mais en l'observant, Aord plissa les yeux.
« Bah alors Frey, tu manges comme un cochon t’en a plein sur le visage. »
Aord approcha sa main en rigolant et essuya les petites tâches marronnes qu’il y avait sur la joue de son guide de la pulpe de pouce, mais elles ne partirent pas. Aord fronça les sourcils et essaya de les enlever en utilisant sa main tout entière, caressant frénétiquement la joue de Frey, totalement déboussolé parce qu’il voyait. Tout d’un coup, les petits points qu’il essayait de retirer sautèrent de sa joue et bondirent sur la main d’Aord qui recula prestement sa dextre en l’agitant frénétiquement pour se débarrasser de ces petits points envahisseurs qui étaient de plus en plus nombreux au point de le faire paniquer. Naya regarda son mec se mettre à se secouer dans tous les sens pris de folie en émettant un petit cri curieux.
« Mais bordel c’est quoi ce truc ! »
Oh Et quelques part dans la galaxie deux crevettes montent l’une sur l’autre pour donner naissance à plein de bébé crevettes.
C'était comme dans ses souvenirs. Plus ou moins, en tout cas. Quelques éléments avaient changés, des choses qu'il n'avait jamais vues étaient posées çà et là, et il semblerait que le vieux coucou suspendu au mur ait cessé de fonctionner depuis bien longtemps maintenant. Néanmoins, c'était la même vieille odeur de meubles en bois, d'animaux qui vivaient à moitié à l'intérieur, à moitié à l'extérieur, et cette effluve de viande séchée qui était imprégnée jusqu'au cœur des murs. Des épices et des fleurs fanées pendaient au-dessus du linteau de la cheminée, Thibert et Bertille allaient et venaient dans la pièce en agitant la queue comme s'il s'agissait-là de la plus excitante des réunions, venant renifler d'un peu trop près les deux visiteurs. Un instant Frey eut un petit sourire devant ce qu'il devinait comme une légère gène chez Aord. Est-ce qu'il espérait vraiment arpenter toutes les vallées de la région sans goûter à l'hospitalité des habitants ? Il nota dans un coin de sa tête de lui faire goûter l'hydromel de sapin qu'il trimballait dans le fond de son sac, plus tard.
Posant son bourdon de pèlerin, il ne fut pas mécontent de se délester de ses affaires et autres encombrants accessoires avant de s'asseoir sur un tabouret aux côtés d'Aord et de sortir le petit Déboule pour le poser sur le plancher, attirant immédiatement l'attention des deux énormes chiens. Gardant un œil attentif sur la rencontre entre les trois animaux, il répondit à son randonneur à voix basse en haussant les épaules.
Ce n'était pas tout à fait exact, mais un peu la vérité quand même. C'était un drôle de prénom et il n'y avait plus grand monde pour s'en souvenir.
L'espèce de boule de gras d'Aord se manifesta de nouveau et le rôdeur fronça quelque peu les sourcils, incapable d'appréhender l'existence d'une telle chose et, surtout, de savoir ce qu'elle faisait-là. Naya ? Ce machin avait un nom ? Encore une fois il se demanda quel genre de sorcellerie c'était et, instinctivement, il s'assura que Déboule joue avec les deux énormes chiens plutôt qu'avec ce bout de boue baveux et probablement malodorant. Il observa avec suspicion le manège du caillou et des déchets de table qui lui furent donnés, flottant dans son corps d'une manière aussi disgracieuse qu'impromptue. Ce machin n'avait-il donc pas un seul élément de son corps qui soit normal ? Il renifla un instant, grattouillant la grosse tête d'un des patous en semant la discorde dans son pelage.
Observant Laurette s'affairer, Frey savait très bien que lui dire que ce n'était pas nécessaire était tout à fait inutile mais, dans le fond, il éprouvait une certaine chaleur retrouvée à reprendre contact avec ces souvenirs, ces odeurs, ces petites habitudes d'ici qu'il n'avait plus côtoyées depuis des années maintenant. Il était toutefois un peu gêné, se tortillant sur sa chaise, redoutant qu'elle ne lui demande pourquoi il ne l'avait plus visitée depuis toutes ces années. Il n'avait pas réellement envie de parler de ça, aussi dévora-t-il les succulents champignons âcres et farineux de mamie Laurette avec entrain, arrosant le tout de la liqueur de sorcière qu'elle leur servait.
S'il y avait un goût étrange dans ces petits champignons ? Il ne saurait le dire et s'il mit au départ le léger retard vacillant de ses sensations sur l'alcool assez fort pour déterrer un mort, il dû bien se rendre compte qu'il venait de prendre une masse dans la poitrine et sur la conscience, ancré a un sol tanguant d'une façon subtile mais traître. Assis, il était pourtant bien heureux d'avoir les deux pieds posés à plat sur le sol. L'air légèrement ahuri, il regarda bêtement son randonneur lorsque celui-ci l'interpella. Le contact de sa main sur sa peau lui provoqua une réaction étrange : intérieurement il avait le besoin instinctif d'un recul, un malaise pourtant doublé de la tentation de laisser continuer cette proximité inattendue. Frey allait faire remarquer à Aord que ses joues étaient rouges - détail soudain extrêmement important à ses yeux - quand son randonneur eut soudain une réaction presque hystérique.
Quelque chose n'allait pas, annoncé par un subtil mais terrible changement dans l'atmosphère. Une angoisse soudaine qui saisit le rôdeur au cœur avec l'empressement d'une mise à mort imminente. Un frisson glacé lui remonta l'intérieur des parois de l'estomac jusque dans la poitrine alors qu'il essayait de comprendre ce qu'il se passait. Il se sentait mal, brusquement projeté dans une incertitude où plus rien autour de lui ne lui paraissait ni familier ni sécurisant. Et, tandis qu'Aord s'agitait frénétiquement comme pris de folie, les yeux du rôdeur se posèrent sur la boule obscure et informe qui s'agitait là sur la petite table, émettant ce petit cri curieux. Ses pupilles s'étrécirent à mesure qu'il réalisait maintenant à quoi elle lui faisait penser, sa perception du monde exacerbée et déformée par les substances hallucinogènes de l'omelette de Laurette. Un fin film de sueur commençait à se laisser deviner sur son front, alors que ses yeux écarquillés observaient avec un mélange d'effroi et de haine la boule surnaturelle. Immobile, comme figé dans l'attente d'un geste explosif, il était tétanisé à l'intérieur alors que des fragments de souvenirs en désordre lui revenaient brusquement, un tas de souffrances désagréables se rappelant à son corps. Une énorme créature faite d'une boule de fiel suintante et agressive. Les squelettes d'animaux à demi décomposés flottant encore à l'intérieur. Et cette odeur, pestilentielle ! C'était un cauchemar intérieur qui prenait vie face à lui, cette petite boule de gelée qu'il identifiait comme une menace immédiate et qui, il le savait, finirait par tous les digérer.
Serrant la mâchoire, il luttait pour garder ses yeux focalisés sur cet unique et même point, sur Naya, alors qu'une névrose lointaine et oubliée se rappelait soudainement à lui. Étouffé par la chaleur, la paume de ses mains suintante, il se leva sur ses deux pieds, tanguant légèrement avant de se stabiliser. Il y avait un quelque chose de farouche dans sa posture, aiguisé comme une lame prête à inciser les chairs. La détente d'un forcené qui risquait d'exploser à la moindre sollicitation et qui attira instantanément l'attention de Thibert et Bertille, alertés par un langage corporel qui avait changé. Dans l'esprit de Naya résonnait ce grondement sourd et animal qui était transmis inconsciemment par la psyché du rôdeur, au travers de son anneau de pensée. Un avertissement autant qu'une supplique qui n'aurait jamais pu être émis par un corps d'humain.
Il était terrifié mais il savait ce qu'il devait faire, poussé par un instinct viscéral de survie. Il fit deux pas en direction de la boule de gelée, ses doigts agrippant alors le manche du couteau de chasseur qu'il portait à la ceinture avec une force qui lui fit blanchir les phalanges, et se jeta sur l'animal pour tenter de l'égorger.
C'est pas moi c'est les dés ok
Du côté d’Aord la scène semblait surréaliste, il se frottait les yeux pour être sûr de ce qu’il voyait. Est-ce une queue de cochon qu’il voyait dépasser dans le bas de son dos. Il plissa les yeux, mais l’image restait bien présente. Le guide était trop occupé à se débarrasser de la grosse pierre chantante qu’il avait autour de la tête, alors Aord voulut vérifier. Il approcha sa main de la queue en tire-bouchon et voulut la toucher, mais sa main ne rencontra que le dos froid de Frey. Il esquiva un coup de couteau perdu et tomba sur les fesses, totalement hébété. Une myriade de couleurs et de formes étranges se dessinaient devant ses yeux et des sons cristallins tintaient à ses oreilles. Il avait l’impression d’avoir déjà vécu ça, mais où ? Son cerveau embrumé par les toxines n’arrivait plus vraiment à donner du sens à ce qu’il se passait. C’était un peu comme avec Valravn non ?
Une voix sur sa droite attira son attention. Il tourna la tête et recula instinctivement en découvrant la créature qui le regardait. Une sorte de harpie édentée, aux ailes noires et déplumées, se tenait devant lui arborant un sourire prédateur. Aord recula encore alors qu’elle s’approchait.
« Eh mais qu’est-ce que vous avez les p’tits gars, ils sont pas bons mes champignons ? »
La harpie ramassa un panier rempli de serpent et plongea sa main dans la masse grouillante.
« Oh mais attendez, ces champignons-là sont … »
Elle extirpa un serpent de l’orchidée qui siffla dans tous les sens, visiblement très très énervé qu’on l’ait sorti de son panier. Aord devint blanc et sans de mander son reste, il attrapa le bras de Frey qui venait de se débarrasser de son caillou et prit la poudre d’escampette en le forçant à le suivre.
« Cours elle va nous tuer ! dit-il comme s’il était possédé en abandonnant leurs affaires dans la petite cabane. »
Il courut comme un dératé, ne voyant même pas si Frey était en train de le suivre. Il n’entendait plus les couinements du caillou, il n’avait pas dû les suivre. Tout autour de lui, la forêt était déformée, enlaidie. Les teintes de vert s’assombrissaient et chaque obstacle qu’il rencontrait semblait être un animal meurtrier. Instinctivement il donnait des coups de pied dans tous les buissons suspects qu’il croisait ne se rendant pas compte qu’il tapait en réalité dans le vide. Au loin, il entendait les cris de la harpie qui appelait leur nom dans la montagne. Il tourna la tête pour regarder derrière lui, mais se prit une magnifique branche en plein visage qui le fit basculer en arrière. Il se massa le nez, en observant l’étrange obstacle qui l’avait fauché. Une sorte de lampadaire avec la tête de Naya.
« Bordel de Lucy … »
Il se releva en se massant le nez et en s’appuyant sur une surface dure.
« Je crois qu’on lui a échappé … Frey … Frey ? »
Il regarda autour de lui, mais ne vit aucune trace du guide forestier. Un léger sentiment de panique commença à le gagner, renforcé par les hallucinations loufoques qui se dessinaient devant lui. Sa tête tournait et il avait bien du mal à tenir sur ses deux jambes. Bon sang, mais qu’est-ce qu’il avait mangé. Un bruit sur sa gauche attira son attention, une silhouette venait de se dessiner entre les couleurs. Aord s’approcha.
« Ah Frey, t’étais passé oh putain de merde. »
Son poing venait de partir dans un réflexe de défense totalement instinctif, cueillant le nouvel arrivant en plein visage. Visiblement, les hallucinations n’avaient pas fini de remplacer le visage des gens autour de lui par des créatures sorties de ses cauchemars.
Oh et quelque part dans l'univers, deux Josiane se font détrousser par un vil dindon.
La chose était pire que dans ses souvenirs, une abomination démoniaque qui éclata d'un rire sinistre alors qu'elle était quasiment tranchée en deux, laissant apercevoir ses entrailles gluantes et informes se tortillant à l'air libre. Qu'était cette sorcellerie ? Il n'en savait rien, mais son cœur battait la chamade de plus en plus vite à mesure que le moindre sentiment de sécurité ou de contrôle de la situation lui échappait. Les choses glissaient, parfois presque littéralement, et il se retrouvait dans l'incapacité d'avoir une quelconque emprise sur elles. Soudain aveuglé par l'horrible masse de goudron bloblotante, il se débattit comme un diable, se cognant dans des meubles et renversant des affaires pour tenter d'arracher cette chose du sommet de son crâne. Si, déjà à ce stade, les deux patous géants étaient agités et commencèrent à aboyer, devinant le danger pour leur maîtresse, ce fut pire lorsque Frey se mit à grogner d'une façon qu'ils n'apprécièrent pas du tout, et bientôt les deux bêtes semblaient sur le point de se lâcher sur eux.
Tentant de jeter la crotte de nez géante et malodorante dans le feu, son geste fut néanmoins avorté lorsqu'Aord l'entraîna bien malgré lui dans une course poursuite de la folie, lui intimant de fuir face au danger. Il n'y avait pas besoin de le lui répéter deux fois et il prit ses jambes à son cou, saisi d'un quelque chose de puissant et d'irrationnel, tandis qu'il était assaillit de visions grotesques et de petits points de lumière. L'espace lui-même semblait se déformer, ivre d'une physique qui ne voulait plus respecter ses propres lois, et donnait naissance à des irrégularités singulières, dessinant visages et expressions dans les choses même les plus banales.
Il ne pensa ni à ses affaires, ni à Déboule, ni à Laurette et les raisons de leur présence ici. Il s'enfuit comme si on eu attenté à sa vie et se retrouva rapidement à crapahuter dans les fourrés entre les arbres, déboussolé. Lui qui, d'ordinaire, avait le pas vif et leste, il lui semblait ici manquer de trébucher à chaque instant. Heureusement, il sentant le vent le pousser dans son dos, lui murmurer un canon entier de chuchotis secrets et le guidant dans la bonne direction. Instinctivement, la peur en son sein avait transformé ses chairs et son corps avait commencé à muter. Son visage, déjà, présentait les traits grotesques d'un début d'animalité : sa bouche était fendue en travers de tout son visage, ses dents plus effilée que ce qu'elles auraient dû être. Sur les bords de son front, à l'endroit où naissaient les cheveux, deux excroissances se devinaient, comme s'il avait eu de sacrées vilaines bosses, tandis que ses cornes étaient sur le point de percer la peau fine. Les proportions de son visage n'étaient plus les mêmes et, de fait, l'harmonie de sa figure s'en trouvait modifiée, donnant un quelque chose de terrifiant et improbable à la fois.
Il n'eut toutefois pas le temps d'aller bien plus loin, que ce soit dans sa course menée par le vent chuchotant ou dans la transformation physique que la panique infligeait à son corps. Il fut, en effet, frappé au visage par le poing d'Aord alors qu'il essayait justement de rejoindre celui-ci.
Frey en tomba à la renverse dans l'humus humide et tapissé d'aiguilles mortes de sapin, dans un grognement de douleur qui lui fit se tenir le nez, crispé un instant au sol en tentant de rassembler ses pensées éparpillées. Il sentit rapidement un quelque chose de chaud couler entre ses doigts, une odeur métallique écœurante emplissant ses narines qui s'étaient mises à saigner. Il sentait dans ses veines la pointe aiguisée de l'adrénaline titiller son cœur alors que la blessure lui élançait l'esprit dans un rythme du démon. Les paroles du vent ne voulaient plus rien dire, Aord lui même paraissait lointain alors que le sol tanguait. Tentant de reprendre son souffle, le rôdeur regarda ses mains tremblantes de ses yeux aux pupilles dilatées. Du sang d'un rouge profond tombait en petites gouttes formant des cœurs miniatures sur ses mains, sur le sol, sur la tunique de son pantalon.
L'avantage, c'est que son visage avait - pour de vrai - repris une forme complètement humaine sous la douleur, son élan brisé. Pour autant, le rôdeur commençait à sentir un malaise intense s'emparer de lui, et l'effort pour se relever lui paraissait si difficile, et l'idée d'être debout si lointaine. Actuellement, il voyait encore des petites étoiles, sonné par le choc.
C'était à demi un appel à l'aide, à demi pour s'assurer qu'il était bien là. Il se sentait beaucoup trop vulnérable, soudain, et surtout seul dans un environnement aux figures grimaçantes qui avaient tout d'une catastrophe hostile.
Il tenta de se remettre debout un peu trop vite, vacilla un instant avant de se rasseoir - de tomber sur ses fesses plutôt.
Ses pensées étaient focalisées sur Naya, ses paroles n'avaient aucun sens. Pourtant, il était persuadé de la cohérence de ses propos et de lui dévoiler la un terrible secret. Son regard cherchait désespérément celui de son compagnon de mésaventure, s'accrochant à ce visage qui paraissait la seule chose familière actuellement.
Tout le bout de ses doigts commençait à être rouge de sang, qui gouttait le long de sa lèvre, de sa bouche et sur son menton. Essayant d'arrêter le flot, il s'en étalait surtout partout. Pourtant, quelque chose semblait changé, maintenant qu'il se faisait la remarque, chez Aord.
Il voulut s’approcher de Frey, pour s’excuser, mais son équilibre précaire ne lui permit que de trébucher à ses côtés. Reprenant son souffle, le frère s’assit à côté du guide et sortit de quoi lui éponger le visage. Une marre de sang lui coulait dans la bouche donnant l’impression qu’il était un prédateur surpris en plein repas. Aord essuya tout ce qu’il put avec un sourire gêné.
« Désolé je sais pas ce qui m’arrive, j’ai l’impression d’être à la ramasse et tu m’as surpris … »
Il fut coupé par la remarque de Frey. Quoi sa figure ? Instinctivement, il porta sa main à sa joue et la sensation qu’il capta était très inhabituelle. Au lieu de la douceur de sa peau et de la rugosité de sa barbe, il sentit la solidité de la roche. Une décharge d’adrénaline se propagea dans tout son corps lorsqu’il touche son visage sous tous les angles ne ressentant que le même contact froid et minéral. Il écarta ses mains tremblantes pour els regarder et les vit se transformer petit à petit en pierre elles aussi. Une sorte d’engourdissement s’emparait de lui, le faisant paniquer. Il se releva d’un bond et courut derrière les arbres jusqu’à un ruisseau. Il se jeta sur la berge, contemplant son visage dans l’eau claire. Sa figure avait pris une teinte grisâtre proche de celle des cailloux qui l’entouraient.
« Frey ! Frey ! Je sais pas ce qui m’arrive, je … je … je sens ma peau devenir comme de la pierre. »
La sensation se propagea dans tout son corps, ralentissant ses mouvements et le faisant paniquer un peu plus. Il ne voulait pas mourir comme ça. Il frotta ses mains pour essayer d’inverser le processus, mais cela n’eut aucun effet. Pire, la pierre se répandit encore plus vite, paralysant ses jambes. Petit à petit il n’arrivait plus à bouger, prit dans cet étau rocheux. Sa vision se brouilla et tout devint noir.
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« Pripri ! »
Aord sentit une claque froide lui balayer le visage. Une claque humide et gluante. Il ouvrit les yeux en sursaut, grognant contre le mal de crâne qui lui sciait la tête. Naya se tenait sur sa poitrine en le traitant de tous les noms, tout en lui faisant un câlin baveux comme si elle était heureuse de le retrouver.
« Naya ? »
Son esprit n’était qu’une soupe de pensée sans aucune cohérence. Il n’arrivait pas à se souvenir de ce qu’il venait de se passer. Il était avec Frey et puis … non, c’était le trou noir.
« Frey ! »
Aord se releva d’un bond, faisant tomber son familier qui s’écrasa au sol sans sembler être gêné. Son guide était avec lui avant qu’il ne perde connaissance, il se souvenait lui avoir essuyé le sang après l’avoir frappé. En regardant autour de lui, Aord remarqua qu’il était toujours dans la forêt. Il avait dormi au pied d’un arbre, caché parmi ses racines. Impossible de dire s’il était toujours dans la même montagne ou ailleurs. Tout n’était qu’arbre et branchages. Il fit un pas et une vive douleur sous son pied attira son attention. Il avait marché sur une branche qui s’était plantée dans son pied. Il arracha une écharde avant de réaliser qu’il ne portait plus ses chaussures. D’ailleurs il ne portait plus rien du tout. Nu comme un vers, le frère de Lucy compris, alors qu’il était définitivement dans la merde. Et aucune trace de son guide !
« Naya, tu sais où est Frey ? »
La petite slime se colla à sa cheville en couinant de bonheur. Visiblement, elle était trop contente de le retrouver pour s’inquiéter de quoique ce soit d’autre. Aord soupira et s’avança parmi les arbres. Par la déesse, mais qu’est-ce que la grand-mère avait pu utiliser comme champignons ? Pas la choix, il allait devoir marcher pour retrouver son chemin. Portant ses deux mains à sa bouche comme un porte-voix, il se promena dans la forêt en appelant son guide :
« Frey ! Frey t’es où ? »
Oh et quelque part dans le multivers, Fifrelin la perruche transmet ses gènes à sa future descendance.