Yuduar traversa la Caserne d'un pas décidé, l'esprit encore embrumé de ces réunions interminables avec les cols blancs de la Commission. Il aurais pus piquer du nez au beau milieu de certains comptes-rendus, il ne serais pas fait prier. En passant il salua quelques officiers en chemins pour rejoindre leurs quartiers, les recrues s'activaient à rejoindre leurs dortoirs, les pages finissaient les installations du réfectoire et d'autres transféraient les derniers dossiers importants de la journée d'un office à l'autre. Mais pour le Capitaine, à l'instant présent, la seule chose qui le motivais était de sortir de l'ambiance de la Caserne, cette ruche militarisée qui venait de lui taper sur le système toute la sainte journée à grand coup de discussions magistrales.
Vêtu simplement d'une mise beige et crême, ses longues bottes de service en cuir claquait contre les pierres fraichement lavées du corridor principale. Il ne prit même pas la peine d'ôter son épée de sa taille ou de défaire son baudrier de couteaux de lancés, la seule idée d'une bonne bière et d'un repas chaud dans l'ambiance chaleureuse d'une taverne surplombait clairement le reste de ses priorités. Arrivé prêt de la sortie, il attrapa un long manteau de la garde pour se couvrir, sorte de cache-poussière aux tons neutres et légèrement décoré au niveau des épaulettes. Il passa négligemment la main dans ses cheveux mi-longs en bataille, ajusta son étole, souffla dans sa paume pour vérifier la fraicheur de son haleine et se renifla une aisselle pour avoir la conscience tranquille. La classe à l'état pur. Non pas que ça allait choquer grand monde au sein de la Caserne si ce n'est quelques uns des précieux en armure rutilante ou je ne sais quel autre hurluberlu de la Royale avec leurs manières de gosses de riches.
C'est ainsi qu'il s'embarqua dans les rues et ruelles de la Capitale. Remonté comme un coucou contre toutes formes de hiérarchie et de noblesse qui pourrait avoir un lien avec son travail. Chaque pas était comme une promesse que le premier j'en-foutre qui viendrait le seriner avec une histoire de boulot allait se faire recevoir à grand coup de bourre-pif. Ou de corvées de patates. Voir même de sanitaire. Ouais non on oublie le bourre-pif, c'est un coup à avoir des emmerdes en fait.
Soufflant un coup, son pas se fit plus calme, plus posé. Il ferma les yeux un instant, pris une grande inspiration et retrouva naturellement un sourire jovial dont la première moquerie fut à son encontre.
"Voila que mes démons me rattrapent, je savais pourtant dans quoi je m'étais engagé à l'époque."
C'est vrai. Ce n'était plus la vie d'aventurier, les épopées au jour le jour, les voyages sans fins. Tout ça c'était désormais derrière lui, les bons moments, les regrets et les stigmates qui vont avec. Bon allez, pas de quoi avoir l'alcool triste ce soir non plus. Peu à peu, son relativisme naturel se joignit à sa nonchalance puis, d'une goutte de fatalité en plus, Yuduar redevint ce Yuduar qu'on connait. Moitié con, moitié responsable, presque complètement imprévisible. Le Fantasque.
Machinalement sa marche du soir l'amena sur l'orée de la porte des Trois Cigognes. Cette adresse qu'il affectionnait particulièrement était l'un de ses points de chutes favoris. L'ambiance y était bonne, la musique souvent de qualité lorsque quelques bardes venaient jouer, la clientèle fort sympathique et rarement constituées de malfrats qui ne cherchaient qu'a se battre, le prix des boissons et de la nourriture plus qu'abordable au vue de leurs qualités. Les deux lourds battants étaient ouverts pour inviter le chaland à venir prendre un peu de bon temps. Dehors, une maigre terrasse laissait place belle à quelques tables au bois épais et marqué par le temps et les intempéries. Déjà pleine de ces jeunes gens à l'allure débaucharde, Yuduar opta pour le calme de l'intérieur. Un calme relatif. Large plancher de bois massif, poutres apparentes, un étage ouvert en mezzanine, le tout éclairé par d'imposants lustres aux bougies éternelles et renforcé par plusieurs appliques équipées de pierres magiques accrochées aux murs, les Trois Cigogne offrait un théâtre grandiloquent entièrement dédié aux plaisirs de la chair.
Le Capitaine s'avança vers le bar, seul qu'il étais en cette soirée. Il reconnus quelques habitués, serra une paire de mains, asséna quelques tapes dans le dos ou sur l'épaule. Une blague graveleuse par-ci, un sous-entendu miteux sur la Garde par-là, le rire lui revint aussi naturellement que respirer chaque matin.
"Bjorg." salua Yuduar en s'installant sur un des hauts tabourets du bar.
"Ah mais regardez qui voila, tu passes la soirée avec nous?" répondit le tenancier avec sa rustre bonhomie habituelle.
"Plutôt deux fois qu'une camarade, j'ai passé ma journée à me faire gaver de paperasse, pire qu'une oie avant la fête des moissons. Je mangerais ici aussi du coup hein."
La discussion d'un patron avec un habitué, des mondanités populaires entrecoupées de clin d'oeil et de rires francs. Yuduar s'accouda au comptoir pour se masser les tempes le temps que sa première mousse de la soirée n'arrive pour donner le coup d'envoi.
"Enfin. Je me sens un peu chez moi."
"Et voila pour toi l'ami." annonça le grand gaillard blond à la moustache fournie.
"Merc... Hm, elle est plutôt claire pour une ambrée non?"
"Ah merde attend." Bjorg se retourna pour attraper une autre pinte en attente, ambrée cette fois, pour la mettre devant le Capitaine "L'autre c'est pour ton voisin tient, tu peux lui passer s'teplait?"
Yuduar récupéra sa chope, fit glisser l'erreur de commande sur sa droite et avisa l'inconnu emmitouflé dans une cape qui se tenait à côté de lui. Surement un de ces originaux, assassin mystérieux habillés en cuir de la tête aux pieds. Quoique, la cape avait l'air assez bien ouvragée mine de rien. Noble peut-être.
"Tenez l'ami et à la votre!"
Levant sa chope à l'encontre de son curieux voisin, ce dernier tourna légèrement du chef pour réceptionner sa commande. Un visage aux traits presque familier fit une apparition.
"Oh mais attendez j'vous connais on se serais pas déjà vus à..." Yuduar gratta les tréfonds de sa mémoire en repassant plusieurs événements jusqu'à avoir un déclic qui le fit écarquiller des yeux et reposer sa chope levée sur le bar en acajou. Puis d'un murmure interdit à l'attention seule de son interlocuteur "Sir? C'est vous?"
Alors là, celle là c'est la meilleure.
- « Je me demande comment t’as réussi à savoir qui j’étais en quelques secondes seulement… C’est que t’es devenu bon depuis l’temps ! »
Là encore, un autre petit rire. Pas jaune. Juste amusé et fair-play. Non vraiment, je les respectais. Lui surtout, plutôt que d’autre. Astrid avait eu un indice de taille le jour où elle m’avait grillé. Un gros même : La garde royale me poursuivait ce jour-là. Faire le lien n’avait pas été très difficile du coup. Lui n’avait eu que ses yeux et son flair. Pratiquement incompréhensible, mais louable. On était sur du haut-vol. J’aurai pu moduler ma voix et nier, de sorte à le foutre sur une fausse piste et à en jouer, mais l’homme était bien trop respectable pour que je m’amuse ainsi de lui. J’étais le roi, certes, mais je respectais et appréciais les qualités des autres à leur juste valeur. Qui plus est, Yuduar m’était très sympathique. Je me souvenais encore du petit casse-couilles qu’il était à la garde et de son expérience en tant qu’aventurier qui m’était parvenu aux oreilles. Un parcours atypique et respectable même puisque j’avais aspiré moi à cette vie, avant de me fourrer moi-même derrière les barreaux rutilants d’une cage dorée. Dure, la vie d’un roi, hé… Mais une vie que je ne regrettais pas véritablement. Et que je ponctuais de frasques quand je m’ennuyais…
- « Évite le "sir" même en murmurant et trouve moi un prénom, n’importe lequel. Aussi, pas de protocole entre nous. Tu me connais bien assez pour savoir que je me fiche des honneurs qu’on me porte. C’est pas le plus important ici. »
J’avais murmuré moi aussi ces phrases qui étaient des ordres, mine de rien. Mais pas des ordres contraignants, on s’entend. Il avait vécu pire, l’héritier des Al Rakija. Et puis, une proximité pareille ne serait pas déplaisante, sauf s’il était devenu l’un de ces coincés du cul qui privilégiait le protocole avant tout ! Si je ne voyais pas du tout d’inconvénients à ce que les femmes comme Adeline, Lorelei ou encore Ledda gardent leurs distances, je jugeais horriblement les hommes qui étaient guindés à l’image de mon propre fils qui me faisait tout le temps soupirer de dépit. Non vraiment, ce genre de personnes étaient d’un ennui sidéral : « D’ailleurs, y s’raconte que t’es en pole position pour remplacer le vieux moustachu et c’est pas quelque chose qui me déplairait en vrai. » Encore une fois, je m’en amusai. Ana n’y verrait surement aucun inconvénient… Quoique niveau imprévisibilité, elle en tenait aussi une couche, celle-là. Enfin, tout ça ne me regardait que peu. Oui parce que je laissais toutes ces décisions aux ministres et à la reine, sauf quand c’était grave, quand c’était chaud. Poser ses couilles quand il le fallait, c’était la meilleure des vies pour moi.
Surtout que j’échappais volontiers aux paperasses quotidiennes et autres mondanités ultra-chiantes !
- « Et sinon ? T’avais l’air esquinté quand tu rentrais dans le bar. Dure journée ? Raconte-moi tout ! »
On ne pouvait pas m’en vouloir d’être curieux. Pis, cela me permettait d’être au courant de ce qui se passait dans la capitale, comme dans les sphères les plus importantes comme la garde. Bien entendu, l’espion royal faisait un très bon boulot et la plupart des personnes qui occupaient de grands postes étaient honnêtes, loyales et dans les clous. Ceci étant dit, être soi-même en face des réalités que vivaient les citoyens sous notre règne était une bonne façon de gouverner. C’était pour moi joindre l’utile à l’agréable. Utile parce que j’avais des données fiables, comme des témoignages, des rumeurs et même des expériences en live, agréable parce que je profitais pour m’évader de la sphère royale pour bien m’amuser. En parlant d’agréable d’ailleurs, je levai enfin ma chope vers lui, non sans ouvrir une dernière fois ma bouche : « A la tienne mon gars ! » Le tout avant de me payer une bonne lampée de ma bière ! Et le moins qu’on puisse dire, c’est qu’elle était bonne ! Comme dans la plupart des établissements de cet acabit, évidemment. De quoi me rappeler ma vie antérieure à mon mariage. J’étais comme Yudu. Pratiquement, ouais…
Yuduar, remis de sa surprise et ayant subis les rires de la clientèle autour de lui, retrouva son naturel en chassant ces considérations d'un haussement d'épaule flegmatique. Intérieurement il n'en revenais pas d'être tombé sur le Roi comme voisin de taverne, les chances que ce genre de chose arrive étaient tellement minimes qu'il y aurait de quoi en écrire une pièce de théâtre. Ses joues se gonflèrent d'un soupir désabusé qu'il laissa échapper pour accuser le coup, accompagné d'une moue qui en disait long sur l'amour du Capitaine pour les dites réunions. Lorsque le Roi enchaina pour souligner l'importance qu'il apportait à son anonymat dans ce genre de cadre, Yuduar se pencha pour lui tendre un oreille attentive et acquiesça en silence. Lui trouver un nom? Bon, aucune idée ne lui venait pour le moment mais pourquoi pas, il allait bien réussir à sortir un patronyme quelconque qui suffirait à habiller la fausse identité du Roi l'espace d'un soir. Après tout, tout ce qu'il voulait lui c'était surement juste boire une mousse tranquillement, peut-être croquer deux trois pillons de poulet braisé par-ci par-là pour pas tourner à vide et apprécier une soirée simple où on lui foutrait la paix aussi royalement que son statut l'implique. Un objectif en soit absolument naturel aux yeux du Capitaine qui jurait par de similaires adages. Se faire accoster par un garde bourré de zèle alors que son plan se résumait à "Foutez moi la paix on est plus en service" était l'une des choses qui lui donnaient le plus envie de couper-court à l'échange à grand renfort de bourre-pif. Mais bon, il était Capitaine désormais, Garde avant tout, et ne pouvait donc plus se comporter comme un Aventurier dont sa seule liberté occupait toutes ses préoccupations. Les responsabilités étaient souvent accompagnées d'une étiquette silencieusement obligatoire partout où il pouvait mettre les pieds.
Ni une ni deux et sur le ton d'une conversation des plus normales, Grimvor enchaina en abordant l'état de santé du Commandant Joestar.
"Oh m'en parlez pas. Je suis pas mécontent que Della Mariposa se coltine les deux postes même si c'est mal vu par certains gars. Déjà que parfois je me demande ce que je fait Capitaine alors Commandant... je m'y vois clairement pas." répondit le Capitaine en rigolant de bon coeur à l'image de lui derrière l'imposant bureau du moustachu. Une place dans ce genre impliquerait de le voir encore plus le cul vissé à une chaise à devoir remplir tout un tas de saloperie dont il se passerait bien volontiers. On pouvait voir là un manque d'engagement de la part du Capitaine mais à ses yeux ce n'était qu'un réalisme tout à fait pragmatique. Non pas qu'il serais mauvais à ce poste, il ferait en sorte que le travail soit rondement mené malgré tout mais merci non merci pour tout le bordel qui vas avec. Il préférait de loin sa place de Capitaine et se tâtait même à demander une mutation dans les mois à venir pour prendre en charge la garnison du Grand-Port histoire de quitter l'ambiance guindée de la Capitale. C'est pour dire. L'ambiance se détendit et la conversation était aussi naturelle que si les deux hommes avaient ce genre de rituel chaque semaine. Il est vrai que de loin on aurait pus tout simplement croire à deux camarades de passage en rentrant de mission on ne sais où.
"Mais sinon oui, sale journée. Toujours ces réformes et le changement d'organisation qui vas avec. Puis je suis toujours entrain de remonter un régiment donc chaque entrainement de manoeuvre doit être signalé à la Commission et ça prend des jours avant d'être validé, etc etc." Yuduar scruta sa chope avec un oeil vide en repensant à ces peigne-culs de bureaucrates et aux soldats aigris en fin de carrière qui bossaient avec eux "J'ai vraiment l'impression que parfois ils font tout pour me faire chier. Enfin bref, à la votre!"
Les deux hommes trinquèrent de bon coeur et firent couler quelques gorgées plus que bienvenue pour entamer les hostilités. En reposant sa bière, calmement cette fois, Yuduar déglutit en portant la main à sa bouche comme le font souvent les gens qui ont soudainement quelque chose à dire.
"Je vais vous tutoyer hein, faut juste le temps que ça imprime." dit-il avec le rire dans la voix et en accompagnant la parole d'un geste de doigt qui indiquait que ça tournait encore dans son cerveau d'homme d'arme. "Enfin bon, et toi qu'est-ce qui t'amène là? Trop de courbettes tuent les courbettes j'imagine?" enchaina Yuduar en souriant en coin. Le fait que le Roi ne soit pas quelqu'un très à cheval sur le protocole n'était un secret pour personne dans les haute-sphère du Royaume. Autant ils faisaient en sorte de préserver l'image du Couple Royal pour ce qui est des Gardes et des Recrues mais arrivé à un certain stade la vérité éclatait bien vite au grand jour. Certains voyaient ça d'un mauvais oeil mais pour Yuduar il n'y avait pas à tergiverser bien longtemps: à sa place il en aurait surement fait autant.
J’eus un petit rire amusé. Traiter sa femme de bonasse surtout quand elle était la reine bien aimée du coin n’était pas chose commune, mais quand on était roi, on pouvait bien s’le permettre loin des oreilles indiscrètes pour ne pas choquer. Qui plus est, ce n’était pas comme si elle ne le savait pas : En bon pervers que j’étais, il m’arrivait bien souvent de la taquiner sur ses formes et sur sa joliesse qui ne manquaient pas d’éblouir moult sujets dans la cour. D’émoustiller même ! Qui ne voudrait pas avoir la souveraine dans son lit rien que pour un soir ? Bonne question que voilà. Très peu d’hommes arriveraient à résister si elle se décidait à faire du charme et moi le premier malgré deux décennies de vie commune. Mais au-delà de son physique plus que parfait, c’était sa capacité à endosser des problèmes colossaux et à essuyer chaque jour les nombreux protocoles qui forçait mon respect. Sur ce point-là, elle m’impressionnait toujours autant, même si son pouvoir particulier devait bien l’aider à démêler le vrai du faux et à savoir si les personnes qui feignaient le plus grand respect l’estimaient véritablement. C’était d’ailleurs cette même magie qui lui permettait de régler les litiges et autres problèmes entre les sujets du royaume.
- « Y’a bien des jours où j’me dis que le trône n’est pas fait pour moi, hé. Mais qu’est-ce qu’on ferait pas par amour, hein ? »
J’eus un soupir las. En dix ans de règne, je ne me faisais toujours pas à mon statut, vraiment. Vivre avec Allys et les gosses en campagne par exemple ne m’aurait pas dérangé une seule seconde ; mais l’arracher à son destin n’avait jamais été envisageable, sans compter qu’elle aurait peut-être dû faire une croix sur moi si jamais j’avais tenté quoique ce soit dans le genre. Tu parles d’une vie de rêve ! Bien sûr, il y avait pire comme destin, très clairement, mais finir capitaine ou commandant ne m’aurait pas spécialement déplu. A la rigueur, être le ministre des armes aurait été rigolo vu que j’avais suivi un cursus dans ce sens pour travailler dans ce ministère tout comme ma cousine. D’ailleurs… « Par contre, vaut mieux pas qu’Ana garde trop longtemps ces rôles, sinon elle va plus se sentir et me réclamer des augmentations comme une pourrie gâtée et on criera au népotisme. Déjà que ma sœur est la première-ministre hein… » J’eus encore un soupir avant de passer une main sous ma capuche pour soutenir ma tête. Ces réflexions me donnaient presque la migraine ; et même si je n’avais rien à me reprocher étant donné le fait que ma cousine était plutôt efficace, notre lien de sang n’arrangeait rien et son caractère de diva non plus. Tu parles d’une famille…
- « Et loin de moi l’idée de vouloir t’importuner avec ça, mais y’a pas meilleur profil que toi à l’heure actuelle. Lorelei et Adeline sont trop jeunes. Elizabeth est bien trop carrée pour qu’on lui confie de telles responsabilités. Il ne reste plus qu’une seule personne légitime… »
J’eus un petit rire. Le parcours du gaillard serait tout de même atypique, mais c’était bien ce qui m’amuserait en vérité : Le voir cantonner à de plus hautes fonctions et à râler à chaque fois que rien ne se passait comme prévu nous rapprocherait surement, sachant que j’avais plus ou moins les mêmes galères quotidiennes. Sur cette réflexion marrante, je m’autorisai une autre gorgée bien mérité avant de sourire comme un con ! Y’avait pas à dire ! Passer son temps en dehors du palais pour profiter de la vie, c’était le pied, vraiment ! « Pis comme ça, une fois en place, tu pourrais donner des directives à Adeline concernant ma sécurité ! Elle déjoue tous mes plans pour m’évader du palais, c’est même plus amusant ! » En vérité, ça l’était. Quelque fois du moins. Mais elle me grillait toujours ou finissait par me rattraper on ne sait comment, ce qui avait le don de m’exaspérer puisque je me voyais obligé de retourner au bercail ou de me coltiner sa présence pendant mes balades. Pas vraiment fendard, quoi. La faute aussi au vieux Fergys ! C’était à cause de ses ordres que la gamine mettait autant de zèle à vouloir me suivre comme une ombre. Et si ce soir, j’avais réussi à m’extirper de sa surveillance, j’étais bien content d’être tombé sur Yuduar.
- « Et contrairement à ton calme-là, tes autres collègues auraient surement insisté pour me reconduire rapidement au palais. Y’a pas à dire, t’es le meilleur choix possible ! D’ailleurs, si t’as des revendications, c’est peut-être le moment. Je m’occupe généralement pas de la garde vu que votre ministre gère bien l’affaire, mais je peux éventuellement mettre mon grain de sel si tu penses qu’il y a urgence quelque pa- »
- « YUDUUUU ! »
Une voix féminine interrompit net mon petit speech. Et lorsque je tournai ma tête vers l’origine de ladite voix, je vis une jolie serveuse s’approcher de nous. Et le moins qu’on puisse dire, c’est qu’elle était jolie ! Aussi bien foutue que ma femme et c’est dire. Un gros boule, des nibards à remettre en question les lois de l’apesanteur et une bouille aussi mignonne qu’espiègle. Une belle meuf qui savait qu’elle était belle et qui en jouait pas mal à en juger sa démarche chaloupée qui mystifiaient tous les mâles qui la reluquaient comme de gros porcs. Sans doute l’une des « stars » du coin. Sans hésiter, la gamine vint se plaquer à l’un des bras virils du capitaine qu’elle entoura de ses petites mains avant de minauder comme elle en avait sans doute l’habitude : « Toujours un plaisir de te voir ! » Son timbre chantonnant était presque envoutant. Cette serveuse avait tout pour elle. Ou presque. Va savoir. Ce genre de plastique cachait généralement de gros vices et mon passé tumultueux de playboy qui enchainait conquête sur conquête me le rappelait très rapidement, toujours. J’eus un sourire avant de recommencer à boire, pendant que la jeune femme taquinait et se lovait sans gêne contre le capitaine qui devait sans doute lui faire de l’effet et pas qu’un peu !
Faut dire qu’en plus d’être viril et bien foutu, il avait ce côté exotique commun aux natifs de la ville aquatique…
- « Mh ? Eh Yudu ! Tu connais ce type avec la capuche ? C’est ton pote ? Tu m’le présentes, dis ? »
On pouvait jamais être tranquille…
Au sujet d'Anastasya par contre, le Capitaine ne pus s'empêcher de rire ouvertement. Il ne savait que trop bien que la situation n'était pas à l'avantage de la Ministre et que certains gars râlaient ça et là quand l'occasion propice se présentait. Il ne pouvait pas complètement leur reprocher, l'étrange régence du moment avait de quoi faire lever plus d'un sourcil.
"J'espère que le Commandant se remettra sur pied surtout, même si ça semble pas très bien parti son histoire là... Ana' fait un bon boulot en attendant mais ça pourra durer éternellement comme ça, clairement."
Mi-rires mi-paroles, Yuduar se rinça le gosier d'une franche rasade de bière en repensant à celle avec qui il avait passé ses années d'études à l'Ecole Militaire. Le temps avait fait son oeuvre mais le caractère de peste de la désormais Ministre des Armes n'avait que peu fléchi en chemin. Forte d'antécédents qui parlaient pour elle, elle ne déméritait certes pas mais sa façon de faire les choses laissait parfois à désirer.
Continuant à rire de bon coeur aux boutades de Grimvor au sujet d'Adeline, acquiesçant de son petit commentaire lorsqu'il mentionna le comportement de nombre de ses collègues, la discussion entre les deux hommes battait son plein et aurait eu de quoi faire les choux gras des journaux du Royaume. Yuduar sentit à ce moment exact le poids de sa fonction, de la connaissance des rouages du Royaume et des responsabilités qui allaient avec. Fut un temps, s'imaginer ici en de telle circonstance aurait été improbable. Et pourtant le voila là, lui Yuduar Al Rakija, fier Aventurier fort d'une reconversion des plus tonitruantes.
Mais il ne suffit que d'une seconde à songer que le passé est derrière vous pour que soudainement il revienne à grand galop vous attraper le bras et vous cajoler sous la forme d'une magnifique serveuse.
A ce contact si direct au beau milieu de la conversation, Yuduar ne pus empêcher une tension de traverser tout son corps comme une foudre soudaine. Bras, épaules, trapèzes, son corps se raidit comme à deux doigts de riposter d'un coup de coude dans les côtelettes du malotru qui osait ainsi s'agripper à lui.
Il avait entendu la voix mais n'avait pas eu le temps de se retourner avant de voir l'intéressée de si prêt.
"Oh! Norma! Je ne pensais pas te voir en service ce soir!"
Sa voix, étonnée et surprise, tranchait avec les sourcils encore froncés de sa montée en pression. Le visage de la belle se rosit sous le coup d'une telle fougue qu'elle connaissait bien chez le Capitaine et ne tarda pas à le rappeler à son bon plaisir en frottant ses voluptueuses formes contre la senestre emprisonnée de l'homme d'arme. Fidèle à ses habitudes, Yuduar désamorça son étrange entrée en matière par un large sourire qui n'eut comme effet que de faire encore plus pouffer la jolie demoiselle.
Le fait est que la vérité derrière cet apparat était tout autre. Une fois. Il n'avais suffit que d'une fois. Un soir où Yuduar avait surement trop bu, où la fête était trop folle aux Trois Cigognes, un instant d'oubli et de débauche, une seule et unique nuit d'un charnel des plus ardents. Certes, le couvert avait été mis et remis jusqu'aux lueurs du petit matin, mais en soit ce n'avait été que l'histoire d'une seule nuit. La belle avait visiblement le Capitaine dans l'oeil depuis un bon moment et le fait de subir ses coups de boutoirs avait été pour elle une douce victoire dont la récompense fut ces petites morts de plaisir. Mais le Capitaine, au lendemain matin, ne s'était pas fait de vieux os dans la chambre d'auberge ainsi retournée. Restant gentleman il n'était pas parti comme un malpropre mais avait dut prétexter une réunion importante pour filer sans plus de cérémonie. La véritable vérité étant que, qu'importe la folle douceur de cette nuit et les formes de rêves avec lesquelles il avait joué des heures durant, l'alliance qu'il portait encore aujourd'hui autour du cou lui donnait des pensées criminelles. Six ans plus tard, sa femme était toujours présente en lui et à chaque fois qu'il s'adonnait aux plaisirs du corps, sa mémoire encore meurtrie et libérée de l'alcool l'interprétait vivement comme une tromperie des plus malsaines. Pour beaucoup, cela aurait pus sembler idiot mais Yuduar aimait toujours autant sa femme, au-delà de la mort qui l'as arrachée lui.
Nous revoila donc avec Norma, accrochée au bras du Capitaine et toujours aussi impatiente de visiblement retourner gouter aux plaisirs d'une nuit pleine d'épices. Mais lorsque la serveuse aux formes callipyges s'intéressa de trop prêt au compagnon de taverne qui n'était autre que Grimvor, Yuduar fit immédiatement vole-face pour asséner une franche tape amicale entre les omoplates du Roi.
"Lui? C'est Yskan, un pote du temps où j'étais à la Forteresse et qui a changé de voie depuis! C'est pas un mauvais bougre mais pas du genre très causant, si tu vois ce que je veux dire..." il enchaina toute sa présentation aussi naturellement que si tout cela n'était que pure vérité, les yeux rieurs et le sourire charmeur.
"Ah oui, c'est un garde aussi ?"
"Ahem, ouais, enfin plus maintenant quoi, c'est un sujet un peu tendu on vas dire... Tu vois le genre."
Se retournant vers Grimvor, leurs yeux se croisèrent et Yuduar ne pus s'empêcher de lever les sourcils en écarquillant les yeux devant la situation. Puis une idée lui vint soudainement: attrapant généreusement les fessiers musclés de la serveuse il la colla contre lui pour lui murmurer au creux de l'oreille.
"Qu'est-ce que tu dirais de nous laisser ressasser le passé en picolant quelques bières en attendant qu'on se retrouve après ton service? La conversation ne devrait pas trop m'éreinter donc j'espère que tu seras en forme."
Il se décolla, un air joueur peint sur le visage, ses prunelles brillantes de basses-intentions. Il ne savait jamais vraiment sur quel pied danser avec Norma et tâchait souvent de botter en touche lorsqu'il croisait la belle en service, jusqu'au point où il avait même failli changer d'enseigner pour allé boire une bonne bière. Mais en l'occurrence il espérais franchement qu'elle allait se montrer compréhensive. Quitte à devoir lui promettre une folle nuit de reviens-y. Qu'est-ce qu'il faut pas faire pour protéger l'identité secrète d'un Roi au coeur d'une taverne, je vous jure.
Yuduar se repencha sur son "ami du passé" qui n'était autre que le Roi. Un sourire de connivence fut partagé, quelques remarques graveleuses sur les fréquentations du Capitaine puis les discussions reprirent bon train. Les pintes de bières se succédèrent sans honte aucune, venant rafraichir le gosier des deux racontards. Puis vinrent se joindre une nuée de petits verres chargés de divers alcools forts, tous servit en grande pompe sur un plateau de bois marbré. Grimvor ne se défit pas de sa capuche et le Capitaine veilla a garder l'identité de son Seigneur cachée. Ils firent tourner quelques regards par moment, notamment à cause des éclats de voix du Roi qui durent rappelés quelques unes de ses oraisons au peuple. Mais le mal ne fut pas grand et le regard averti du Capitaine suffisait à chasser les curieux au même titre que l'insigne qui brillait sur son poitrail.
Les heures s'enfilèrent ainsi dans la bonne humeur.
Soudainement, ouvrant la porte de la Taverne en branle, un homme s'invita dans cette belle soirée de débauche aux Trois Cigognes. Si son entrée tonitruante ne fut pas suffisante pour rompre la mélodie imposée par les musiciens qui jouaient dans leur coin, cela happa immédiatement l'attention de Yuduar. L'armure de service à la livrée aux brocards d'argent ne laissa pas le doute: il s'agissait d'un Garde. Interceptant le regard de son supérieur, il fendit la foule à sa rencontre.
"Capitaine, capitaine, il y a du grabuge à deux rues d'ici, le Lieutenant Calyx m'as dit de venir vous chercher ici pour sonner les renforts!"
"Oh vraiment? Vous pouvez pas vous passer de moi ce soir?" souffla un Yuduar lassé d'avance tout en prenant garde que le troufion ne s'attarpe pas trop sur la présence du Roi.
"C'est que, il s'agit des Loups Gris, vous savez, ceux que vous avez interceptés le mois dernier? Vu que vous étiez sur l'affaire je me suis dit que..."
Yuduar commença a hocher négativement du chef quand soudainement il réfléchit deux minutes au programme de sa soirée. A rester ici, alcool et plaisirs étaient sur la carte, mais il se retrouverait forcé à devoir terminer en compagnie de Norma. Non pas que la belle était désagréable a avoir dans sa couche mais il n'avait pas le coeur au batifolage pour le moment. Et sans un pied de nez d'une telle ampleur, il allait être marron.
"Ecoutez mon brave, attendez moi dehors j'arrive."
"Bien Capitaine, merci beaucoup, vraiment!"
Yuduar opina de la tête avec gravité devant le salut militaire strict et respectueux du subordonné. Il n'avait pas le coeur a devoir intervenir, devait surement sentir la bibine à cinq mètres à la ronde mais allons bon. Sachant que normalement il était en soirée de relache, malheur à celui qui oserait faire une réfléxion. Tirant la manche de son royal camarade, il intima ce dernier à suivre le mouvement pour se faufiler jusqu'au Palais, prêt si il le fallait a faire un détour afin de le raccompagner en bonne et due forme. Une fois le plan mis en place, les deux hommes quittèrent le débit de boisson. Mais se retournant une dernière fois, Yuduar s'adressa au tenancier pour clore son affaire:
"Bjorg, dit à Norma que je suis désolé pour ce soir mais le devoir m’appelle! Et pour la note, met ça sur mon ardoise!"
Le bonhomme acquiesça de bon coeur mais aussitôt le Roi lui jeta une coquette bourse de cristaux. Le bruit tintant eu vite fait de galvaniser ce bon vieux Bjorg qui ne perdait jamais le nord. Il y avait là de quoi couvrir les boissons, les verres et même le poulet dévoré en chemin, le tout avec un charmant pourboire que personne digne de dirigé un commerce se verrait refuser! Le Roi
décala légèrement sa capuche pour montrer son visage et devant la stupeur du barman, lui adressa un clin d'oeil dont il avait le secret. Irrécupérable. Mais la surprise et l'honneur ne fit piper mot au tenancier qui salua le duo d'une simili révérence qui aurait fait rougir une recrue de la noblesse.
Ainsi s'acheva cette soirée, d'un Capitaine à un Roi.