Où l'on demande à parler au manager
[PV : Dahlia Delancy] - Adoption de familier
Luz ôta l’épais tissu qui protégeait son visage, les sourcils froncés par la perplexité. Le froid coupant qui rôdait en périphérie du Grand Fleuve lui mouchetait la peau d’éclats glacés dès qu’elle s’aventurait dans l’ombre des feuillages. Le vent s’était cependant adouci à l’état de brise depuis peu et n’était présentement plus aussi agressif qu’auparavant… C’était une chance lorsque sa mission consistait à explorer les lieux, un domaine à cheval entre plusieurs biomes et territoires bien distincts. A sa droite, l’immensité des Montagnes écrasait la vue où que se portait le regard, majestueux tranchants effilés de roches et de neiges éternelles que les kilomètres de distance ne parvenaient pas à ridiculiser. De titanesques cascades roulaient leurs eaux impétueuses contre ces falaises sorties de terre, comme soulevées dans des temps anciens par une main invisible, et de là où se tenait la praticienne leur bruit d’orage apocalyptique continuait encore à résonner en fracas discontinu. Les embruns qui parvenaient jusqu’à elle n’étaient toutefois pas issus de cette force surnaturelle, mais bien du Grand Fleuve lui-même dont les remous tumultueux rôdaient à seulement quelques empans d’elle. Ce n’était pas ce linceul aquatique qui l’intéressait, ainsi avait-elle rapidement tourné le dos à ce spectacle pour s’engager plus avant à l’intérieur de la forêt.
La route fluviale par excellence traversait en l’occurrence la Grande Forêt à la manière d’une zébrure dans la chair meuble, et cette rencontre entre les éléments avait récemment fait naître un déplacement de terrain inattendu. Il en avait résulté l’apparition d’étranges cercles de pierre, agrémentés de l’aune d’une structure ancestrale, inconnue, gravée de runes. Cette découverte des locaux n’avait pas manqué d’atterrir tôt au tard dans l’oreille d’un Célonaute, et le chercheur avisé en avait mentionné l’existence à ses supérieurs hiérarchiques. Luz passa prudemment sa paume sur la pierre rêche, savourant le contact grumeleux de cette construction minérale. La rune ne réagit pas à sa peau, leur magie évanouit depuis bien longtemps déjà.
Alors, me direz-vous, hormis une poignée de poussière et de roche sans intérêt, quelle donnée avait pu attirer l’attention de l’Ordre ? Assurément les curieux évènements qui ne manquaient pas de se produire depuis dans les environs. Des stridulations la nuit, une agitation permanente constatée chez la faune locale et un gibier presque hypnotisé lorsqu’il ne se raréfiait pas. Certains nomades et marins qui avaient l’heur de tourner les yeux vers la forêt au bon moment, affirmaient même avoir entraperçu des ombres blafardes de plusieurs mètres, des spectres revenus d’entre les griffes de Lucy pour tourmenter les caravaniers. Et ce n’était là que la partie visible du problème, d’autres témoignant de singuliers mal de tête et de lumières inattendues.
Entre la réalité et les élucubrations d’Hommes impressionnés, la différence était ténue. L’Ordre ne pouvait en revanche ignorer sciemment l’opportunité que cet éboulement offrait et les découvertes que ces ruines pourraient apporter. Une mission d’exploration a priori facile pour une personne entraînée, si elle ne révélait pas très vite une simple et pure arnaque.
A qui s’adressait-elle ? Sans aucun doute à la délicieuse Dahlia Delancy, à la chevelure d’une blancheur de nacre et aux attentifs yeux parmes. Une Garde dont la réputation n’était plus à construire, ayant foulé du pied nombre d’enquêtes brillamment remportées. Une Garde que dans toutes circonstances normales n’importe qui serait absolument ravi de découvrir à ses côtés, puisqu’il n’y avait plus que le thé à savourer en pareille compagnie professionnelle. Cela, si l’on excluait le traumatisme latent qu’elle faisait renaitre dans la poitrine mal à l’aise de la patricienne, un bout de fer rouillé dans un véritable champ en friche d’incertitudes. Quelle n’avait pas été sa surprise de relever les prunelles sur elle, et de comprendre que c’était là la fameuse partenaire que l’Ordre lui avait donnée ! Eperdue d’impuissance, elle avait alors jeté plusieurs coups d’œil désespérés au carrefour du chemin, espérant sans doute voir sortir d’un buisson son véritable partenaire du jour avec un panneau « Souriez, vous passez au cadre magigue ».
Malheureusement, rien ne vint et elle dut se résoudre à accueillir la nouvelle venue d’un sourire Ô combien crispé. Allons, elle ne la détestait pas. En termes de haine, son cœur était plutôt un océan paisible. Elle se voyait en revanche constamment aiguillonnée par la culpabilité et un frisson revenu de ses lointains souvenirs lui enserrait l’échine chaque fois que la silhouette de la blanche se devinait à la lisière de son champ de vision. Avec elle, revenaient les crissements, le son guttural de l’eau chuintant sur la roche souterraine et le raclement des griffes à un souffle de son visage… Si le fait de l’avoir revue récemment à l’occasion du tournoi de Lothair Favreau avait considérablement amélioré cette sensation, celle-ci lui laissait malgré tout un trouble difficile à contenir. Elle avait l’impression de ne pas pouvoir s’empêcher d’être un plus brusque que de coutume ou de froncer les sourcils sur la défensive quand Dahlia s’adressait à elle… Et elle en était derechef mortifiée. La Garde avait autant souffert qu’elle de ce sinistre incident, si ce n’était davantage encore.
Jamais elle n’aurait cru que Dahlia faisait partie des Célonautes. Et pourtant, leur ordre de mission était formel.
Elle tendit l’index dans la direction indiquée. Il n’était pas aisé de visualiser l’entièreté de la scène au travers des pierres abîmées par le temps et des murs croulants. Des débris sortaient de terre ici et là comme de beaux diables de leur boite, et elles devaient avancer extrêmement prudemment pour ne pas chuter. Un bon point pour autant, la forêt ne mangeait pas entièrement l’endroit, car l’écroulement avait arraché un nombre considérable de troncs. Une clairière se tenait également au centre de l’ancien édifice.
Toute affairée à gommer la moindre trace de comportement hostile envers sa partenaire, Luz rata bien évidemment la vibrante lueur qui prenait racine sur son sceau magique, le bracelet enseveli sous les couches de ses vêtements chauds.
Cet allant faisait pourtant fi des incertitudes inhérentes au travail de recherche que l'activité de chasseur de trésors impliquait. Certes, les artefacts et autres reliques avaient au moins l'avantage d'être des objets inertes et, de par cet état de fait, doués d'un certain immobilisme, contrairement aux fugitifs que Dahlia avait coutume de poursuivre et qui avaient le don de se dérober au dernier moment, plein d'imprévisibilité. Mais cela ne se vérifiait pas toujours, car ces richesses magiques provenaient de temps si reculés qu'elles pouvaient avoir connu plusieurs strates de vécu, et avoir été déplacées au gré des vicissitudes à la fois naturelles et humaines. Le plaisir de mettre la main sur des objets chargés d'histoire et de magie, et non sur une énième crapule à sceller derrière des barreaux, suffisait toutefois à Dahlia pour trouver ce type d'investigation plus attrayante à ses yeux.
Les mots prononcés par Luz, qui indiquaient qu'elles avaient gagné l'endroit visé, la firent émerger du fil de ses pensées. Elle opina du chef, de façon presque imperceptible, pour lui signifier qu'elle l'avait entendue, tout en coulant un regard fuyant, ce dernier se prenant subitement d'intérêt pour l'un des cailloux dénués de magie constellant le sol. Depuis qu'elle avait rejoint la médecin, alliée à elle malgré elle, la garde observait un silence hésitant, tissé d'un inconfort perceptible. Malheureusement, elles étaient reliées par une expérience commune qui avait été, à bien des égards, traumatisante, et dont il était difficile de se défaire des stigmates, si bien leur présent relationnel en pâtissait. Dahlia avait bel et bien remarqué la tension latente qui raidissait l'attitude de la médecin, et celle-ci transparaissait dans son propre comportement. Elle ne couvait pourtant aucun ressentiment à son encontre, mais les glaçants souvenirs que lui évoquait sa présence lui étaient encore par trop insoutenables.
Mettant de côté ses réminiscences et les fugaces images que son esprit s'efforçait tant bien que mal d'éluder, Dahlia enjamba les pierres qui émaillaient le tapis d'humus. Elle était plus que soulagée de la trouée créée par le récent mouvement de terrain dans le couvert forestier, qui permettait à l'onde dorée du soleil de les atteindre et de baigner la zone d'un puit de lumière. Ne pas avoir à affronter des sous-bois empesantis d'obscurité l'aidait d'autant plus à oublier la noirceur des entrelacs souterrains de sa précédente expédition avec la médecin, et favoriserait leur présente inspection.
« Je ne comprends pas la teneur si inquiétante des signalements rapportés au sujet de cet endroit… On a vu bien pire, assurément. » Se raclant avec embarras la gorge en constatant qu'elle venait d'évoquer le sujet qu'elle voulait pourtant à tout prix éviter, Dahlia poursuivit comme si ce rien n'était : « Rapprochons-nous. »
En son for intérieur, elle regrettait de n'avoir pris ses familiers avec elle, et en particulier Keruberosu, son canitribus qui lui était d'un précieux soutien et d'une indéfectible loyauté. Toutefois les éléments avancés par les locaux inquiétés par le lieu indiquaient que la magie résiduelle possiblement encore présente semblait produire des effets délétères sur la faune, et elle ne voulait risquer la santé de ses compagnons en aucun cas. Elle se sentait en revanche particulièrement démunie en leur absence, malgré tout l'attirail d'objets qu'elle portait sur elle. L'un d'eux ne tarda d'ailleurs à lui rappeler sa présence.
« Mon sceau magique vient de s'activer. Ces ruines renferment peut-être un artefact à la magie encore efficiente… » Alors que la méfiance aurait dû lui intimer de redoubler de prudence, une autre idée lui vint soudainement à l'esprit, et elle ajouta à brûle-pourpoint : « Je vais aller voir de plus près. »
Peut-être était-ce son envie irrépressible de s'éloigner de Luz, ou alors sa curiosité déraisonnée et son surcroit d'enthousiasme allant de pair avec cette première mission en tant que Célonaute... Toujours est-il que Dahlia s'empara de sa jade de téléportation, et la lança au loin devant elle, en visant le centre des ruines mentionné précédemment par Luz. Trois secondes plus tard, elle disparut, projetée vers l'inéluctable.
Elle se tut et repoussa sa manche sur son poignet, dévoilant le métal bleuté de son propre sceau magique. Quelle illustre imbécile ! Elle jura à mi-voix, devinant sans peine l’envergure de son erreur et les raisons de sa distraction. Certes, Dahlia disposait également de l’un de ces bijoux d’enchantement et son réflexe attentif avait suffi à les avertir d’un potentiel danger... Mais ce qui n’était pour le moment qu’une vague remarque sur la haute teneure en magie du lieu aurait pu être en un autre temps l’origine d’une blessure grave ou d’une ignorance fatale. Bon sang, maudite soit son absence de concentration ! N’avait-elle rien appris de la Cité enfouie et du Désert volant ? De ses précédentes expéditions, rarement joviales et baignées de confiance ? Ou… De ces lointaines grottes renfoncées profondément dans la montagne... ? L’émotion perceptible sur le rebord incurvé de ses lèvres se mua en un rideau sombre. Merveilleux. Félicitations ma fille, se disputa-t-elle, tu entreprends à présent de rouvrir la plaie par tes propres moyens. C’est qu’il était ardu d’oublier ce souvenir commun lorsque son champ de vision ne cessait de trébucher sur la blondeur de Dahlia, tout comme leurs maigres échanges reposaient sur la fragilité du verre fissuré, comme aimantées au désir d’en piétiner les zébrures.
Fort heureusement pour sa déconfiture, Dahlia entreprit à cet instant un geste fou. Le visage de la praticienne auparavant opaque se mua en une stupéfaction désarmée, prise dans une étrange posture le pied levé tandis que sa partenaire disparaissait sans l’once d’une hésitation. Luz dut se rappeler peu après que sa bouche pouvait probablement cesser de pendre sans qu’elle ne manquât d’air, ramassant l’énergie d’agir dans un hoquet sursauté.
Une jolie trouvaille des Archipels, quand bien même son grand-père devait en cet instant se retourner dans son lit. Elle ignora, pour l’heure, cette passe d’arme faite à son éducation, et plongea derechef dans la magie singulière de rebonds. Sa silhouette se délita en un éclat de blancheur fulgurante, et la sphère formée d’énergie pure fendit l’espace en une fraction de seconde jusqu’au point approximatif ou s’était téléportée Dahlia. Elle ne vit rien – un bruit assourdissant envahit ses sens, radiant l’attention qu’elle portait aux détails de sa vue, et le sol qui jusqu’à présent avait vaillamment soutenu ses semelles décréta soudainement qu’il était grand temps de prendre sa retraite anticipée. Le monde entier parut vibrer d’un craquellement audible, un roulis tellurique grave et ample dont elle pouvait sentir les tressautements jusque dans ses dents qui s’entrechoquaient. La peau toujours longée d’un écrin scintillant, Luz parvint à pivoter à une vitesse inhumaine pour mieux saisir une margelle inconnue et se hisser à l’abri, agitant un court moment les pieds dans le vide à la manière de quelque phobou échoué sur la rive. Ce n’est qu’un halètement plus tard pour se rehausser en position verticale, qu’elle put enfin constater l’envergure des dégâts.
Impossible de dire si la téléportation de Dahlia ou leur déplacement combiné avait été la cause de ce nouvel effondrement de terrain. A qui la faute ? songeait Luz, n’osant y réfléchir consciemment de peur de découvrir qu’elle avait une fois encore porté préjudice à sa compagne, relent désagréable de leur précédente expérience. Restait que l’affaissement léger au centre des ruines s’était désormais mué en un immense trou circulaire découpé dans la pierre et la terre, une crevure à ciel ouvert morcelé de mottes de boue et de racines arrachées. A l’intérieur, là où le ciel nuageux laissait entrapercevoir les silhouettes effilées d’anciennes sculptures, un étage inférieur se dévoilait, une salle à moitié ensevelie par les âges et par le chaos que les deux jeunes femmes avaient généré. Dahlia s’y trouvait, comprit Luz, acceptant enfin les signaux que lui envoyaient ses prunelles, et elle dut plisser les yeux et hausser la voix pour se faire entendre, n’osant tout à fait crier.
Elle s’était penchée ce faisant par-dessus le gouffre, reculant promptement lorsqu’une poignée de débris chuta sous sa dextre, manquant de l’envoyer à son tour par le fond. C’est alors qu’elle comprit. Identifia les accents angoissés dans sa voix. S’inquiétait-elle vraiment pour… Dahlia ? Elle réalisa qu’elle s’était téléportée à sa suite absolument sans réfléchir, mue par un réflexe reptilien de protection davantage que par une pensée intellectuelle. Mal lui en avait pris, puisqu’elle était sans doute la cause des malheurs actuels de la garde… Elle se contraignit à respirer, obtenant en retour la réponse de celle-ci. La chute ne devait pas avoir été aussi dramatique qu’elle lui avait parue, en réalité amortie par les monceaux de terre molle qui glissaient paresseusement jusqu’en bas. Ce qui laissa tout loisir à Luz d’observer cette fois son propre environnement.
Elle avait passé la paume de sa main sur la pierre froide du mur adjacent. Celui-ci était coupé à mi-hauteur, en partie détruit. Etait-ce… Des marches, sur lesquelles elle avait trouvé refuge ? S’agissait-il d’un ancien temple, au regard de la grandiloquence de cette étrange construction ? Rares étaient les établissements du bas peuple à posséder un parterre de marches aussi somptueux… Les murs et rambardes encore existants portaient tout du moins les restes de sculptures abîmées par le temps et la météo. Sans doute l’étage inférieur offrirait-il un meilleur spectacle, protégé par une plus grande profondeur de terre depuis toutes ces années.
Une ombre passa fluidement sur sa main inquisitrice et un pressentiment glacé lui fit vivement relever les yeux vers le ciel. Rien. Avait-elle rêvé ? Il y avait pourtant eu ce frisson, ce bref déplacement d’air et la sensation d’une hostilité croissante dans son dos…
Le constat était sans appel : quand il s'agissait de se mettre dans de beaux draps, les deux jeunes femmes ne faisaient jamais dans la demi-mesure. Cet état de fait, déjà mis en évidence lors de leur précédente expédition conjointe, aurait naguère pu être mis sur le compte d'une malchance déplorable mais ponctuelle. Après tout, Lucy n'était pas toujours clémente avec les tribulations dont elle gratifiait les âmes d'Aryon, égrenant sur leur route des surprises aléatoirement malencontreuses. Mais la propension avérée de nos deux chasseuses de trésors à engendrer des évènements désastreux dans leur sillage venait d'être corroborée par le prodigieux effondrement qui venait d'ébranler le cœur de la clairière.
« Qu'est-ce… »
À peine les talons de Dahlia s'étaient-ils posés sur la parcelle de parterre moussu où elle s'était téléportée, qu'ils s'étaient dérobés sous elle, ne trouvant plus d'appui sur la surface du sol brusquement secouée par une houle sismique, dont le moindre remous refaçonnait la disposition. Happée par un vide de prime abord insondable, Dahlia n'eut pas le temps de crier, son souffle coincé dans sa gorge, que son postérieur vint heurter une surface rigide, dont la stabilité lui sembla bienvenue et propice à apaiser le cadencement accru de son palpitant.
Se redressant tout en époussetant les débris éparpillés sur ses vêtements, elle embrassa du regard la salle dans laquelle elle venait de pénétrer malgré elle. Celle-ci avait dû revêtir une certaine importance par le passé, de par sa taille et les vestiges y siégeant encore, notamment les statues et les miroirs, longs de plusieurs toises. Naguère éclatants, ils ne renvoyaient à présents qu'un reflet morne, terni par la poussière les maculant. Les racines et le lierre marbrant les murs apportaient par ailleurs une touche végétale à ce cadre très minéral. La lueur de son regard s'intensifia lorsqu'elle remarqua un piédestal où papillotait une lueur, à peine décelable sous un monceau de gravillons sans doute charriés par l'éboulement. Mais Dahlia n'eut pas le temps de s'en approcher. La voix de Luz, émanant de l'extérieur, venait de l'extraire de son inspection. Elle dut s'époumoner du mieux qu'elle pût pour lui faire parvenir une réponse audible :
« Oui tout va bien, et toi ? C'est de notre fait, cet effondrement… ? On peut dire qu'on a été particulièrement efficaces, pour défricher ces ruines. Elles n'auraient pas pu être mieux… mises en lumière. »
Gagnée par la poussée d'un sourire contrit, Dahlia écouta les les suppositions et déductions de Luz sur l'époque dont semblaient provenir ces résurgences du passé. Un instant, son esprit les emplit de présences, tentant de se figurer les vies qui avaient pu y évoluer des siècles auparavant. Une pointe de remord l'assaillit en réalisant qu'elles avaient mis sens dessus dessous ces lieux séculaires, mais il fallait dire qu'elles n'étaient point venues à des fins archéologiques. Elles n'avaient ainsi pas à s'encombrer du souci de préserver la moindre once de vestige, car elles n'étaient là que pour dénicher un artefact, et personne ne pouvait leur reprocher d'éventuels dommages collatéraux.
« C'est remarquablement bien conservé, j'en suis admirative. Enfin si l'on omet… les traces de notre venue. »
Le ton soudainement alarmant de Luz, qui semblait s'être aperçue d'une présence externe, attisa alors la méfiance de Dahlia, et elle fut prompte à gravir les escaliers permettant de la rejoindre, heureusement encore en bon état. Une fois aux côtés de la médecin, son corps se tendit d'une extrême vigilance, et elle sonda avec une attention soutenue les alentours. De prime abord, elle ne vit rien d'anormal, les lieux étant au contraire investis d'un calme sépulcral, presque inquiétant, comme si la vie avait entrepris de fuir cet endroit. Le faisceau de son regard finit toutefois par s'étrécir sur un élément notable, et elle souffla à l'attention de Luz :
« On dirait qu'il y a une touffe de plumes qui dépasse de ce rocher… »
Esquissant des pas qui se voulaient feutrés pour s'en approcher tout en faisant signe à Luz de la suivre le plus discrètement que faire se peut… Dahlia marcha alors malencontreusement sur une branche, faisant résonner un craquement bien trop ostensible. L'instant d'après, un froissement d'ailes duveteuses se faisait entendre, suivi d'un bruit sourd, présumant d'une chute malhabile. Quel que fût cet animal, il n'était pas en bonne posture. Et il n'était pas seul non plus, visiblement, comme le feulement peu amène qui leur fût adressé alors leur signifia.
Après l’effort d’une analyse poussée, l’étude comparative de multiples aventures et le regard extérieur d’une Lucy rieuse, Luz pouvait en attester. Cette escapade était officiellement un désastre. Elle y songeait, les prunelles fixées avec une incrédulité croissante sur la branche que venait de faire craquer Dahlia d’un coup de talon presque chirurgical de précision. Elle y songeait encore lorsque, dans un vain mouvement de surprise, elle avait cherché à se redresser précipitamment, son bras bousculant par mégarde sa comparse, leurs chevilles prises dans un ramassis de débris et de terre poisseuse. La chute lui parvint à travers le voile inéluctable de son esprit ralenti, tout cela dans un beuglement fort peu digne de sa condition féminine. L’air fut soufflé hors de ses poumons quand elle sentit le contact coupant des branchages sous son corps tandis qu’une ombre les rasait d’un centimètre à peine, échouant à les saisir du fait de cet emmêlement inattendu.
Luz roula sur le flanc. Premier témoignage d’un réflexe qui, enfin, refaisait surface. Repoussant le sol de ses bras écorchés pour tenter de se relever, elle se découvrit nez à nez avec l’ombre en colère : une serre manqua s’égarer dans son cuir chevelu lorsqu’elle se jeta une nouvelle fois à plat ventre dans la poussière. Mais la chose devait nécessairement amorcer un terrible virage serré pour revenir à la charge, et la praticienne sut profiter de cet instant de répit pour bondir sur ses jambes et reculer sur la défensive. Elle réalisa que ses génuflexions l’avaient éloignée de plusieurs pas de Dahlia et qu’elle se tenait désormais plus loin qu’elle du rocher mystérieux. Si elles faisaient face à deux créatures, Luz avait donc hérité de la boule en colère, contrainte de laisser sa partenaire gérer la bestiole en mauvaise posture. Son adversaire dut d’ailleurs comprendre qu’il ne parviendrait guère à attraper sa souris puisque les rase-mottes cessèrent. Dans un fabuleux silence, l’animal se laissa gracieusement glisser dans les airs et se posa avec une délicatesse somptueuse sur un écheveau de colonnes à demi effondrées.
Luz ne put détacher ses prunelles de cette créature inédite qu’elle n’avait jamais eu l’heur de croiser auparavant. Toute de plumes vêtue, des reflets ambre agitaient sa toison, parsemée de taches blanches et de stries noires quasiment indécelables à l’œil nu. Ses pattes morcelées de griffes acérées se fondaient dans un noir d’encre, écho à ses immenses yeux aux iris insondables. Ebouriffé de pieds en cap, il pointait ses oreilles effilées dans sa direction à la manière d’une sonde giratoire et sa queue féline fouettait la roche avec l’irritation caractéristique d’une panthère furieuse. Luz et Dahlia n’étaient sans doute pas son type de proies favorites au regard de ce museau constitué d’un bec, mais elle n’escomptait pas prendre le temps de vérifier cette hypothèse ! N'osant trop remuer dans ce statut quo suspendu dans l’espace, la rouge leva prudemment les mains dans une lenteur exagérée.
Dahlia s’en sortait-elle de son côté ? Impossible de le vérifier dans ces circonstances, car elle lui tournait le dos pour ne pas perdre de vue sa propre grosse bestiole. A situation inextricable, solution extrême… Luz parvint à couler sa main dans son sac sans fond et à en extraire sa plus grosse arme de destruction massive. Du maroilles de trois ans d’âge, macéré dans les caves même du temple de Lucy situé au Grand Port et réputé pour ses denrées. A cet instant, la chose gronda. Un grondement vibrant, un son grave qui se réverbéra dans ses entrailles et fit frémir la pointe de ses ailes. Un avertissement.
A titre de démonstration, Luz croqua un bout du fromage et hocha la tête pour prouver qu’elle n’était pas encore morte intoxiquée. L’hibou-panthère bondit alors souplement au sol, rompant la distance salvatrice qui la protégeait. Elle n’osa bouger, constatant les premiers signes de doute chez son vis-à-vis dont le bec fouillait l’atmosphère à la recherche de plus amples informations olfactives. Ses plumes parurent se lisser et ses mouvements s’apaiser. Juste avant qu’un éclat de souffrance ne le transperce, visible sursaut de magie que Luz put quasiment percevoir sous la forme d’un jet bleuté. Il secoua son imposante tête à la manière d’une bête rendue folle, à nouveau pris d’égarements et d’une drôle de rage fumante.
A moins que ce ne soit l’odeur affreuse du fromage… ?
Se redressant malaisément, les membres encore gourds, Dahlia entreprit de chercher la médecin du regard mais ce dernier rencontra un jeu de pupilles inattendu, à quelques pas de là où elle se trouvait étendue. Noires et brillantes comme de l'encre, deux prunelles rondes comme des billes la fixaient avec une défiance tissée de curiosité, en miroir avec les propres émotions de la garde. Sauf que la curiosité primait, et de loin, chez Dahlia. Se remettant d'aplomb, elle voulut s'approcher de la magnifique créature aux atours plumeux lui adressant cette œillade, poussée par un impérieux intérêt. Mal lui en prit. La bête ailée courba son dos en arc-de-cercle en poussant un paillement aigu, plus faible qu'escompté cependant, et retourna aussitôt se réfugier derrière son rocher, d'où ne dépassa que la pointe duveteuse de ses oreilles.
Désemparée, Dahlia se mordit la lippe. Cette boule de plumes semblait désorientée et sous le joug d'une souffrance latente… Elle aurait tant voulu pouvoir lui apporter son soutien, mais comment outrepasser la barrière effilée de sa méfiance ? Elle n'eut pas le temps de trouver réponse à cette question, que ses narines se firent alors assaillir par… une odeur indicible de fromage suranné, venu du fond des âges. La garde réprima le haut-le-cœur qui secoua abruptement sa poitrine, avant de pivoter vers la source de ces terribles effluves. Ses prunelles s'arrondirent en voyant Luz prendre une bouchée de ce qui devait en être l'origine, sa mâchoire faillit se décrocher tant elle en resta coite. En terme d'action courageuse et inconsidérée, la médecin remportait la palme et de loin. Secouant la tête pour reprendre ses esprits, la supposition de la praticienne y trouva soudainement sens.
« Luz, peux-tu encore atermoyer quelques minutes ? Tiens bon, je crois savoir d'où cela émane. »
Sans davantage d'ambages, Dahlia se saisit à nouveau de sa pierre de jade, qu'elle projeta dans la pièce précédemment visitée afin de s'y téléporter. Ses yeux balayèrent en hâte la salle à la recherche de ce qu'elle y avait naguère entrevu, puis s'arrêtèrent subitement lorsqu'elle le trouva. Un éclat, aussi infime et lointain qu'une étoile, perçait sous l'amas de graviers amoncelé au sommet d'un piédestal. Dévoilé par le ténu rai de lumière qui rebondissait à sa surface, Dahlia dut déplacer les pierres l'ensevelissant pour le révéler entièrement. Une résille d'or emprisonnant une pierre affleura bientôt, et elle n'eut plus aucun doute. Il s'agissait de l'artefact. S'en emparant sans guère de cérémonie ni de précautions au vu de l'urgence, elle utilisa une ultime fois sa pierre de jade pour revenir au plus vite aux côtés de Luz.
« Voici l'artefact que nous recherchions… Je pense que c'est la magie résiduelle l'imprégnant qui perturbe autant ces créatures. Que… que faisons-nous ? »
Passant une main sur son visage pour chasser les gouttes de sueur emperlant ses cils, Dahlia sentit l'étau d'un dilemme comprimer sa poitrine : fallait se débarrasser aussitôt de cette relique pour en éloigner la menace, ou la conserver ? Au vu de ses effets préjudiciables sur les créatures présentes, la garde n'était pas sûre que la garder avec elles fût une bonne idée. Toutefois, elles étaient venues avec pour mission de la trouver et de la ramener à l'Ordre. Son sens du devoir se heurtait à sa volonté de protéger ces êtres nouvellement rencontrés, et pour lesquels elle couvait déjà un certain attachement malgré elle - en particulier pour celui blotti derrière son rocher.
Mais elles n'allaient peut-être pas avoir le temps de beaucoup réfléchir, car la proximité de l'artefact en exacerbait les effets, ce que Dahlia n'avait aucunement anticipé.
Luz avait agrippé les rebords mordorés de la résille. Ce geste, fort peu utile pour résoudre leurs problèmes, eut au moins le mérite de lui donner la sensation d’agir. Là s’arrêtèrent les bienfaits de cette réaction instinctive. Elle retournait en effet désormais un regard vide de réponse à sa partenaire, troublée par les futures conséquences de leur décision.
Au moins n’avait-elle pas sorti d’onomatopées. L’Ordre des Célantia allait-il leur renvoyer un avertissement pour atteinte à un bien matériel de valeur ? Quelles étaient les procédures en vigueur, lorsque vos chasseurs entreprenaient eux-mêmes de détruire un artefact ancien et infiniment précieux ? Allons, si elle y réfléchissait paisiblement, si elle ignorait le hululement hostile qui gagnait en vigueur dans son dos, elle devait avouer pouvoir sa passer de sa prochaine prime. Son salaire n’était pas essentiel, tant que l’on ne ratifiait pas son nom de la liste des membres : elle avait toujours grand besoin des Célonautes pour découvrir de nouveaux sites historiques ! Et puis, l’Archonte de la Capitale ne devait pas être si terrible… ? Non… ? Elle ne l’avait jamais rencontré jusqu’à présent. Sans doute était-il envisageable de lui faire les yeux doux dans l’espoir de diminuer sa peine capitale, quand bien même Warren ne serait pas ravi de cette incartade à leur relation…
Ah oui. Les deux bestioles. Prêtes à les écharper, gonflées à la manière de panthères hors d’elles. Bien sûr, Luz s’empressa de lâcher l’artefact détenu par Dahlia pour s’écarter d’un brusque pas sur la droite. Elle s’immobilisa pourtant, stoppant ses velléités de fuite, quand son esprit brouillé perçut les signes d’une drôle d’information.
Avait-elle déjà précisé à sa partenaire que son instinct de survie était aussi fiable qu’un Manta Pist’ destiné à éteindre un incendie ? Il était vrai pour autant que les créatures tâchaient de ne pas s’écarter l’une de l’autre outre mesure, décrivant des arcs de cercle pour couvrir mutuellement leurs arrières. La praticienne plissa les yeux, espérant ne pas inventer la présence de motifs semblables dans leurs deux pelages. Etaient-ils issus de la même portée… ? Saisie par une idée folle, esquivant une première attaque du volant d’un bond dans la poussière, Luz tapota trois fois la pointe de sa semelle contre le sol dur. Alors, la tempête de plumes et de griffes en colère réalisa un saut de félin dans sa direction, ignorant désormais sa propre sécurité et toute hésitation, ne détectant pas surtout l’apparition d’une fine couche de sable devant sa proie : l’activation de Gobidune et de son Ombre de sable combinées. A l’instant où ses coussinets effleurèrent cette surface, un étrange souffle d’air vibra dans la terre, courbée d’une terrible aspiration magique. Il y eut une brève résistance, et un « PLOP » tonitruant. L’animal disparut.
Essoufflée, une main passée sur son visage douloureux – la bestiole lui avait délivré un méchant coup d’aile en se débattant -, Luz chercha désespérément dans ses poches la forme incurvée de son coutelas résistant aux flammes. Incapable de réfléchir dans sa précipitation, elle jeta donc l’arme aux pieds de Dahlia, échouant bien sûr à se rappeler que sa partenaire était une Garde équipée jusqu’aux dents et parfaitement capable de briser un objet ancien.
C’est alors seulement que la portée de son geste la traversa. Elle venait d’absorber un animal étranger dans un objet enchanté supposé servir aux familiers. … Venait-elle de créer de force un lien entre elle et la créature volante ? De le confirmer ? Etait-ce une validation de son précédent pressentiment ? Blême et hagarde, les yeux fixés sur l’ombre gondolée autour de ses chaussures, Luz souffla une excuse muette à l’égard de cet être dont elle venait vraisemblablement de chambouler le destin. Un être qui ne manquerait pas de manifester son irritation par moult feulements dès qu’elle daignerait l’extraire de cet espace magique !
Elle sentait déjà un nouveau fil empêtré dans les ressacs de son cœur, un lien infime et ténu dénué d'ambivalence.
La garde fut extirpée de son inspection méthodique lorsque la créature mâle se fit subitement engloutir par une surface mouvante de sable, apparue sans crier gare aux pieds de la médecin. Cela lui évoqua aussitôt l'Ombre de Sable qu'elle possédait, et elle présuma que Luz venait d'employer un objet similaire. Cela les soulagea d'une présence véhémente, mais il n'y avait pas de temps à perdre. Un coutelas glissa aussitôt jusqu'à elle, et les mots de Luz furent sans appel : il était temps d'en finir avec ce maudit artefact.
« Entendu. »
Il n'avait pas fallu davantage pour que ses derniers doutes ne se muent en certitude, et que l'évidence s'imposât à elle. Cela allait à l'encontre des directives de l'Ordre, et les conséquences seraient irréversibles… Mais cela restait la meilleure chose à faire. Car la seconde créature n'était pas tirée d'affaire, et en subissait encore les effets pernicieux. C'est avec l'intime conviction de la sauver que Dahlia abattit sa lame sur la résille, la faisant voler en éclats avant d'atteindre la pierre, qu'elle frappa en visant le liseré d'une fêlure existante pour en sceller définitivement la fin. La lueur qui y brasillait s'éteignit aussi brusquement qu'une chandelle qu'on mouche.
Prenant appui sur l'arche brisée de l'un des arcs-boutants en ruine, Dahlia eut l'impression que la chappe rémanente de confusion qui recouvrait jusqu'alors les lieux venait d'être ôtée. Le frémissement furtif des feuillages, le chant guilleret des oiseaux, la rumeur cristalline d'un cours d'eau… Tout leur parvenait avec une acuité nouvelle, comme si la vie venait de réinvestir la zone.
« Je crois que c'était pour le mieux, la magie infusant cet objet était manifestement défaillante et le ramener à l'Ordre aurait pu causer des dégâts en l'absence de moyen pour en confiner l'action. »
Avait-elle alors conclu, avant tout pour se consoler de ce cuisant échec en tant qu'apprentie Célonaute. Il n'y avait plus qu'à espérer que les responsables soient indulgents avec les nouvelles recrues…
« C'était une bonne idée, l'Ombre de Sable. Il se trouve que j'en possède une également, mais associée à un sablier... »
Attrapant le sablier d'Hildegarde dans son sac, elle le fit tourner pensivement entre ses doigts sans toutefois le dégoupiller. Puis, de façon irrépressible, Dahlia s'approcha lentement de la colonne où s'était réfugiée la seconde créature, qui les fixait encore depuis celle-ci, mais d'un regard dénué de toute animosité. S'y reflétait tout au plus de l'inquiétude, si tant est que Dahlia en interprétât correctement la teneur. Elle déploya alors sa main vers elle, mais sans amorcer un pas de plus dans sa direction, lui laissant le choix de combler la distance entre elles ou non.
Elle fut surprise - et plus qu'heureuse - de sentir la caresse soyeuse d'un front de plumes sous sa paume.
« Tout va bien, à présent. Ton… frère, si je ne me trompe pas, est en sécurité. Vous vous reverrez bientôt. »
Dahlia sut qu'elle devait l'emmener avec elle. Otant la goupille de son sablier magique, elle attendit qu'il déversât au sol la surface sablonneuse attendue, puis activa le passage créé par son ombre. L'entrée de ce qui était, contre toute attente, son nouveau familier au sein de cette enclave fut bien moins mouvementée que celle précédemment provoquée par Luz, pour autant le résultat était le même. Elle repartait également avec un nouveau compagnon, cette rencontre fortuite ayant chamboulé de façon durable leurs vies.
« Ce serait en effet une bonne chose qu'ils puissent réaliser cette thérapie conjointement, tant ils semblent tenir l'un à l'autre. Cela les aidera probablement à surmonter ces bouleversements. »
Cela impliquait, toutefois, que Luz et elle allaient également devoir se revoir, mais Dahlia réalisa qu'elle n'était plus si réfractaire à cette idée. Enfin, tant qu'il n'y aurait pas de fromage trop vieilli en jeu, tout du moins, car elle n'était pas prête à revivre un tel assaut olfactif de sitôt.
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