C'est donc ainsi que tout s'achève ? Moi, suffoquant dans l'obscurité. C'était ainsi que ça avait commencé, et ce sera aussi ma fin. Des ténèbres qui étaient pourtant réconfortante avant ma chute. Avant .. la disparition de Lei. C'est peut-être ainsi que cela s'est terminé pour elle. Des images défilent et puis, les cris. Lanterne sombre, bleutée que je suis, est allumée et ne cesse de brûler depuis que je suis aveugle. Bien avant cela même.
J'étais arrivé la veille, mais je n'avais pu me résoudre à me rendre sur les lieux le jour même. La boule au ventre et la gorge serrée. Quelle va être leur réaction ? Est-ce qu'ils vont me pardonner ? Je ne pu avoir ces réponses. Le bâtiment était abandonné depuis un moment. Seul éclat au milieu des pierres ternes, un écriteau ne tenant plus que par une seule chaîne. "Forge Ankhar", mon ancien foyer, ma vie d'avant la guilde des aventuriers. J'étais en quelque sorte soulagé de ne pas affronter le regard de mes parents, de mon frère. Mais aussi bouleversé, à l'idée que ma toute dernière véritable attache à ce monde .. se soit elle aussi évaporée. Je n'eu pas la force de forcer les planches barrant les entrées. Ni même de tenir debout. Genoux à terre, c'est là que le flambeau s'allume, que les larmes coulent.
Où vais-je aller à présent, plus rien ne me retiens au Grand-port, plus de foyer à la capitale. Plus de personne chère sur qui s'appuyer. Il ne reste plus que moi, et ces maudites flammes. Je me relève alors au milieu de la rue, regardant hagard autour de moi. Comme si mon frère allait arriver et me dire de le suivre. Au lieu de ça, un simple passant, qui naturellement, fait demi-tour à ma vue. Celle d'une torche humaine sombre. Rongée par des sentiments confus.
Mon regard se tourne une dernière fois vers la forge. Un moment d'hésitation. Je finis par m'en rapprocher. Mon bras se tend vers l'enseigne métallique gravée de mon nom de famille. Pas assez grand pour la saisir. Je cherche alors un quelconque support pour m'accorder les quelques centimètres nécessaires. Pendant ce temps, mais ça je l'ignorait. Le passant lui aussi était parti chercher quelque-chose, ou plutôt. Quelqu'un. Mais dans cette partie de la ville, pas très reluisante, ce n'était pas de la garde qu'on allait s'enquérir lorsque l'on remarque un tel phénomène. Mais bien auprès d'organismes loin d'être officiels. Peut-être aussi plus réactif que nos chers gardiens de la paix.
Alors que ma main toute enfin la plaque et commence à s'en saisir. Un pas pressé, ou plutôt deux, voir trois, se font entendre sur le pavé. Je croyais avoir mit trop de force dans mon opération de décrochage de l'écriteau. Mais lorsque je compris que c'était tout mon corps qui partait en arrière, il était trop tard. Etrangement la chute fut amortie. Pour qu'en contrepartie je ne reçoivent un choc à l'arrière de la nuque. Noir total.
Je récupère mes esprits, l'obscurité est toujours présente. Sous forme d'un voile. Un voile qui m'étouffe, ou est-ce la panique ? J'entends les croassements qui arrivent. À droite, non, derrière .. au dessus ? D'une impulsion reflexe de mes pieds, je pars à la renverse en arrière, et ce n'est qu'une fois au sol, que je réalise que je suis pieds et poings liés à une chaise. Mais les corbeaux reviennent, je sens leurs serrent prêtes à me lacérer. C'est donc ainsi que tout s'achève ? Je n'arrive plus à respirer, je me débat pour échapper à ces ténèbres enveloppant ma tête. Un simple capuchon de tissu noir, transformé en cette nuée de plus noires tournoyante. Une seule chose compte à mes yeux, être libéré de cette prison sombre par n'importe quel moyen.
Entrant dans la pièce, l'assistante du docteur Eilhart referma soigneusement la porte derrière elle, faisant attention à ne pas faire de bruit. Depuis un gramophone, on entendait un violon jouer une douce sonate, les cordes de l’instrument résonnant comme le chant d’un rossignol. Assis au bout d’une table de bois laqué, Loki planta sa fourchette dans une tranche de rosbif pour la découper savamment avec un couteau argenté. Du sang se répandit depuis la viande pour maculer quelques morceaux de pommes de terre braisées demeurant dans un coin de l’assiette. Il aimait sa viande saignante, comme tout gourmet qui se respecte. Et avait assaisonné le tout d’une simple pincée de sel et d’un brin de persil. Portant le morceau à sa bouche, son palais fut alors envahi tant par la chaleur que la saveur du rosbif, au fumet si doux et salé, le persil venant ponctuer cette agréable danse fibreuse d’une pointe d’amertume. Il posa sa fourchette pour faire venir un verre de vin jusqu’à ses lèvres. Le liquide grenat glissa langoureusement sur sa langue, chatouillant ses papilles avec son intense goût métallique. S’avançant vers une grande commode d’un côté de la salle à manger, l’assistante attrapa une théière en étain pour se verser une tasse. Tournant son visage intemporel vers Loki, elle lui répondit d’un calme olympien :
- Il patiente dans la salle de consultation.
- Rien de spécial à déclarer concernant son état ? Demanda Loki en prenant une nouvelle bouchée de rosbif.
- Si, il est en feu, fit Peabody, toujours aussi flegmatique.
- Oh, intéressant. À en juger par votre sérénité, je gage que ceci n’est pas un problème.
- C’est un étrange feu bleuté et noir qui ne semble pas brûler ses vêtements, ni son corps, ni le mobilier. J’ignore ce qu’est exactement cette magie, mais elle ne fonctionne pas comme un élément normal.
- Fascinant, où le sujet a-t-il été trouvé ?
- Dans la rue, il errait seul comme une âme en peine.
- Vous devriez goûter ce vin, il est exquis, continua Loki sur le même ton qu’auparavant.
- Je vous crois sur parole mais je m’en tiendrai au thé, refusa poliment son interlocutrice. Désirez-vous un peu de sorbet pour terminer votre repas ?
- Avec plaisir, Miss Peabody. Une boule à la pomme verte, s’il vous plaît. Et je l’accompagnerai volontiers d’un verre de liqueur citronnée.
Finissant sa gorgée de thé noir, Miss Peabody se dirigea vers une petite porte derrière Loki, traversant la pièce en vitesse. Elle avait l’air d’une reine glaciale avec sa grande robe noire à tournure à manches gigot. Elle avait coiffé ses cheveux blancs comme la neige en un savant chignon tressé, piqué d’une grande épingle à obsidiennes luisantes. Ses talons claquant sur le sol, la grande femme disparut dans la pièce voisine, attrapant au passage le couvert du thérapeute. Attrapant sa serviette, Loki s’essuya doucement les mains sur le tissu de soie, s’imaginant ce qu’il allait bien pouvoir faire de son nouveau patient. Le feu qu’avait décrit sa collaboratrice l’intriguait, un feu qui ne brûlait pas. À quoi bon cela pouvait bien servir ? Chaque pouvoir avait son utilité, même ceux qui semblaient les plus dérisoires. Mais s’embraser au beau milieu d’une pièce, sans consumer quoi que ce soit. Loki se demandait si tout ceci était naturel, si cette réaction était issue d’une quelconque bouffée émotive. Était-ce dû à la peur, au désespoir ? Cet inconnu avait été trouvé esseulé au milieu de nulle part, sans doute croyait-il que cet instant serait son dernier ? Peut-être que cela serait bien le cas, la fin d’un être mais le début d’un autre, Loki appréciait écrire de nouveaux chapitres dans l’esprit de ses sujets. Cela lui rappelait son passé au Conservatoire, toutes ces âmes en perdition incapables de contrôler leur magie…
- Voilà votre sorbet.
Miss Peabody revint avec une coupe dans laquelle trônait une boule glacée verte pâle, quelques feuilles de menthe à son sommet, ainsi qu’un verre haut comme un doigt contenant un liquide jaune vif. Loki la remercia avant de glisser sa cuillère d’argent dans la glace. Il s’arrêta alors, plissant légèrement les yeux. Marquant une pause, il esquissa alors un sourire carnassier.
- Miss Peabody.
- Oui, professeur Eilhart ?
- Découpez une grosse part de fraisier et préparez un grand verre de thé glacé à la nectarine.
- Vous avez décidé de changer de fin de repas ?
- Du tout, ma chère, ceci est pour notre invité.
- En voilà un gâté… Fit-elle, ironique.
L’assistante partit à nouveau et Loki put manger un peu de son dessert. Après avoir dévoré les trois quart du sorbet et bu son spiritueux, il se leva, fin prêt, alors que Miss Peabody revint avec ce qu’il avait réclamé. Attrapant son long manteau noir, le docteur le passa sur ses épaules et sortir de la salle à manger, suivi par la dame en noir. Traversant deux corridors vides aux portes toutes fermées, Loki arriva enfin face à sa salle de consultation. Il fit doucement glisser le bouton de porte pour pénétrer dans les ténèbres, pour alors faire face à un brasier ésotérique, couvrant le pauvre prisonnier attaché. Les flammes dansaient sur son corps, luisantes par-dessus ses cheveux mi-longs. Passant ses doigts osseux vers une veilleuse derrière-lui, il alluma les cristaux à l’intérieur, rondes comme des petites billes, diffusant une atmosphère tamisée dans l’ensemble de la pièce.
- Bienvenue chez moi, cher invité. Je suis le docteur Loki Eilhart, mais on me surnomme aussi : le Maître de l’esprit.
Miss Peabody approcha pour déposer la part de gâteau et le verre frais sur une tablette à côté du prisonnier, prenant soin de rester loin du corps enflammé. Loki s’avança à son tour, s’asseyant sur une méridienne à la droite du captif. Posant un avant-bras sur l’accoudoir, il triturait la chaîne d’un monocle rangé dans la poche avant de son veston, dardant son otage de ses pupilles vairons.
- Mais, je vous en prie. Mettez-vous à l’aise, je vous laisse vous présenter. Ensuite, nous pourrons passer à des choses plus sérieuses. J’ai grande hâte de travailler avec vous. Je vous garantis qu’en sortant de chez moi, vous serez un homme nouveau. Vous… ne serez plus jamais le même.
Non, ce n'est pas la fin. De l'air et un éclaircissement. Très subtile, mais suffisant pour distinguer la pièce, pour l'apaiser l'espace d'un instant. La prison qui occultait sa vue venait de lui être ôtée par l'arrière. Pour seul indice, des bruits de pas sur la pierre venant de cette direction. Ils s'éloignent, tant de questions se bousculent. Il agite sa tête pour essayer d'ordonner sa chevelure retombée anarchiquement. Même si cela élargi un peu plus sa vision, aucune réponse ne se présente. Un grincement suivit d'un claquement. Me voilà surement seul. Si seulement ces satanées flammes - car elles sont toujours présentent - pouvaient au moins m'éclairer un peu ... À quoi bon ... je suis pieds et poings liés de toute manière ...
Il a beau essayer de faire le vide, impossible de reprendre son calme. En même temps, qui le pourrait après s'être fait ... kidnapper ? À quoi vais-je avoir le droit cette fois ? Au moins, on essayera pas de me voler ma plaque d'aventurier .. elle est bien au chaud à la guilde. Cela fait maintenant deux années qu'il n'était pas revenu à la Capitale. C'était suffisant pour que le paysage change, du moins dans son quartier natal. N'importe qui pourrait être derrière tout ça.
Par ailleurs, des pas se font entendre de l'autre côté de la porte. Irréguliers, plusieurs personnes certainement. Difficile à dire tout de même, les sons sont étouffés. Puis un grincement. Ce qui doit certainement être une autre porte, est cette fois refermée plus délicatement. Auparavant, ce genre de détail ne lui aurait pas échappé, mais l'anxiété est toujours présente et parasite ses pensées. Il voudrait des réponses, mais lui conviendront-il ?
Enfin. Après quelques mouvements dans la pièce, elle s'illumine, timidement. Suffisamment pour insuffler un peu d'air à ces poumons stressés. Plus grande que ce qu'il n'arrivait à imaginer. Il se redresse pour observer les nouveaux protagonistes. Pas ce à quoi il s'attendait. Il se voyais déjà tabassé par je ne sais quel brigand, mais voilà qu'un homme plutôt bien vêtu, accompagné d'une femme un peu plus en retrait le salue cordialement.
Aucune réponse pour le moment, il garde le silence, et attend la suite. Docteur ? Maître de l'esprit ? On est où là ? Au conservatoire de la magie ? La femme s'avance et dépose .. du gâteau et un verre de je ne sais quoi. On croirait à une très mauvaise blague. Un rire nerveux s'échappe de l'enflammé, un rire bref mais fort en intensité.
« Vous feriez bien de commencer par me détacher monsieur Eilhart. Si bien sûr, vous voulez que je prenne mes aises. Et niveau travail et changements, j'ai eu ma dose récemment. »
Par instinct et pour montrer son mécontentement. Ses membres s'agitent comme pour tenter de se défaire de leur entraves. En vain bien évidemment. Pendant ce temps, sont hôte lui, prenait tout le confort disponible, s'installant sur un fauteuil en longueur. Si il pensait se tirer rapidement de cette situation, le comportement du "docteur" laissait entendre tout autre chose.
|
|