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Elle se sentait couler, toujours un peu plus. C'était une sensation étrange, comme être happé par des eaux cotonneuses, douces et froides, qui ne faisaient que vous entraîner toujours plus profondément. Des mains irréelles la faisaient flotter, elle se sentait certainement bien mais elle n'aurait su dire. Son ventre faisait des galipettes, en haut en bas, à gauche, à droite, elle avait l'impression d'être sur un manège. Et comme par magie, elle se retrouva sur un superbe manège, celui sur lequel elle n'avait jamais pu monter étant petite. Les cheveux étaient immenses, noirs aux yeux rouges. Leurs crinières flottaient dans l'air, mais quel air exactement ? Soudainement très fatiguée, Zinovie se sentit partir. Elle laissa aller sa tête contre celle du cheval, qui se détacha du carrousel, pour partir dans les méandres de cotons du monde où elle se laissait fondre entièrement. Elle s'endormit sur son dos, sa tête dodelinant au rythme du galop aérien de sa monture. Puisse-t-elle ne jamais se réveiller.
Frère Eléos était un homme dévoué, simple et altruiste. Aussi, quand en cette nuit calme de printemps, ils avaient amené la petite patiente de la chambre 15 une nouvelle fois, l’homme de foi s’était senti mu d’une mission. Il n’aurait pas su l’expliquer, c’était une intuition alliée d’une conviction forte qui s'était forgée dans son cœur. La Grande Lucy peut-être, lui avait-elle elle-même indiqué la voie.
En voyant la petite se débattre dans sa souffrance, ses hurlements, son délire, qui n’ont pu être que soulagés par camisole chimique, Eléos s’était résolu à soigner cette enfant. C’était maintenant la troisième fois qu’elle était hospitalisée à l’Astre de l’Aube, et qu'elle n’avait pas encore vu de spécialiste. Un vrai spécialiste. Quelqu’un qui pourrait réellement prendre en compte ses problèmes, et non pas juste calmer la crise et la laisser repartir le lendemain. Le religieux avait la personne idéale en tête, et ne doutait pas qu’elle accepterait de l'aider, si elle n’était pas déjà surmenée. Enfin, elle le serait certainement, mais il pensait qu’elle serait intriguée par le cas de sa patiente, car oui elle était à présent sa patiente. Il ne connaissait pas encore son prénom, et avait hâte qu’elle le lui dise de vive voix.
Frère Eléos se fit craquer la nuque, et passa une main sur ses cervicales douloureuses. Il n’était pourtant pas bien vieux du haut de ses cinquante-cinq ans, mais sentait que son corps lui faisait ressentir, parfois, la pression de son assistance à l’hôpital. Il lui semblait normal, en tant qu’humble serviteur de la Déesse, d’aider ceux dans le besoin et la détresse mais, il n’allait pas se le cacher, cette tâche n’était pas des plus faciles. Il déambulait tranquillement dans les couloirs de l’hôpital, pensif, laissant aller son regard clair sur les différentes portes des chambres. certaines, vides, donnait une ambiance mélancolique à l'endroit.
Avant d’aller quérir l’aide de celle qu’il tenait en haute estime, il décida d’abord de passer par la chambre 15. Au moment où il allait y pénétrer avec précaution, une infirmière ouvrit la porte, ce qui le fit sursauter.
- Oh Frère Eléos, pardonnez-moi, je ne vous avais pas vu ! S’excusa l’infirmière en parlant à voix basse.
- Je vous en prie, Mathilde, je ne faisais pas bien attention moi-même.
- Vous venez vous enquérir de la petite, je suppose ?
- Oui, est-elle réveillée ? La dénommée Mathilde referma doucement la porte et se mit sur le côté, un air navré sur le visage.
- Malheureusement non…Pourtant les doses qui lui ont été prodiguées étaient adaptées à sa posologie. J’ai l’impression qu’elle est épuisée et à la limite du rachitisme mais rien n’est sûr. Il nous faudrait un…
- Avis complémentaire ?
- C’est ça…Or, il n’y a pas beaucoup de médecins disponibles ces derniers temps, et surtout ils sont un peu frileux pour s’occuper d’elle et de son…Cas.
La jeune infirmière paraissait embêtée. L’homme de foi posa une main apaisante sur son épaule.
- Ne vous inquiétez pas, je vais voir ce que je peux faire, allez vous reposer un peu.
- Ahah, se reposer ? Vous êtes un blagueur, Frère Eléos ! Elle étouffa son rire d’une main abîmée par son métier. Désinfectants, scalpels et autres désagréments avaient eu raison de sa peau délicate. - Bonne journée, Frère Eléos.
- A vous aussi, très belle journée.
Elle repartit d’un pas décidé, vers d'autres malades à soigner.
Le religieux resta devant la porte, songeur. Si la fillette dormait toujours, il ne valait mieux pas la déranger. Ou peut-être…Il ouvrit la porte, très doucement et entra avec discrétion. La chambre était petite, et ne contenait que les commodités nécessaires. L’air sentait le renfermé, les médicaments et le désinfectant. L’homme de foi s’approcha du lit où dormait la petite fille. Elle devait avoir environ neuf, dix ans. Peut-être plus à la vue apparente de sa malnutrition, il ne pouvait donner d'affirmation sur son âge réel. Elle avait de longs cheveux noirs, sales et aux pointes cassées. Sous ses yeux fermés, il pouvait distinguer de grands cernes violacés, ses joues étaient sans couleurs et légèrement creusées. Le cœur d’Eléos se serra quand il vit que ses petits poignets frêles étaient emprisonnés par des contentions. La petite aurait dû être hospitalisée en pédiatrie, mais parce qu'ils avaient eut du mal à la contenir à moins d'un infirmier, ils avaient dû la mettre en isolement. Il soupira doucement, et entreprit d’ouvrir la fenêtre. Une agréable brise printanière vint aérer la chambre. Voilà. C’était peu, mais pour le moment c’était tout ce qu’il pouvait faire.
Maintenant, il devait aller lui parler. Il jeta un dernier regard à l’enfant profondément endormie, et quitta les lieux.
Au fond, il n’y avait pas réellement de raison pour qu’elle refuse, mais on ne pouvait jamais savoir ce qui se passait dans sa tête. Il allait devoir expliquer clairement la situation, sans montrer que cela n'atteignait personnellement, même si, la connaissant, elle allait vite le percer à jour. Le religieux ne savait pas trop bien pourquoi une pointe de stress avait fleuri dans ses entrailles. Après tout, elle et lui étaient de bons collègues. Il toqua sur la porte de la directrice, avec un air décidé imprimé sur son visage barbu.
- Luz, c’est Frère Eléos. J’ai à vous parler.
« Hmm… »
« Le versement de treize pensions complètes n’a pas encore été effectué. L’aide financière du trésor royal a été retardé de trois jours, énuméra Salem d’une voix monocorde, poursuivant son inlassable liste. Nous avons une facture en attente à l’égard de la Compagnie des Eaux Vives. »
« Les pensions complètes ? »
« Non, elles ne bénéficient pas des aides de l’hôpital, les revenus calculés sur la base de leur foyer sont trop conséquents. »
Luz coula un regard à la grille de chiffres que tenait sa comptable. Une nuée de petites lignes serrées, pattes de mouche couchées en diagonal sur le papier, car Salem avait pour unique défaut d’écrire trop précipitamment ses calculs. Les mains croisées sur son giron, Luz se laissa aller contre le dossier de son fauteuil pour fixer un instant le plafond. Aucune réponse ne s’y trouvait bien sûr, mais le mouvement eu pour mérite de lui reposer les yeux. L’Astre de l’Aube n’en était qu’à ses premiers balbutiements et si elle ne pouvait entièrement se projeter dans les années à venir, elle savait le chemin couturé de complications… Ce n’était pas toutefois des retards de paiement de cette ampleur qui sonneraient le glas de l’organisme, quand bien même il était résolument nécessaire de les traiter. Et c’était justement cette activité permanente, ce travail intensifié de l’aube jusqu’au cœur de la nuit, qui rognait progressivement ses réserves de bonne humeur. Ah, comme elle se souvenait avoir ri au nez de cette lointaine tante affirmant qu’elle ne devrait jamais froncer les sourcils car les rides de soucis étaient hideuses chez une femme… ! Outre qu’elle se foutait royalement de l’opinion arriérée de cette tante, allait-elle finir le visage entièrement saisi d’un unique pli, tous ses traits retroussés sous cette barre d’inquiétude… ?
Heureusement, la longue litanie d’informations pécuniaires dictées par Salem fut interrompue par le son grave d’une personne toquant à l’entrée du bureau. Sa comptable reposa derechef le papier lu, un sourcil circonspect haussé en direction de la praticienne. Luz eut un infime mouvement de dénégation du chef : non, elle n’attendait personne à cette heure et avait fait annuler ses rendez-vous sur cette plage horaire. Et puisque les iris de Salem projetaient du feu dans sa direction, la rousse eut un prompt sourire d’excuse, mimant du bout des lèvres une justification peu pertinente.
« … Je vous laisse jusqu’à demain neuf heures, assena sa comptable après un temps de silence, détournant enfin son regard aiguisé de sa damnée patronne. »
Luz retint le sourire un brin trop ravi qui menaçait de poindre à tout instant sur sa lippe. Salem la connaissait beaucoup trop bien, conséquence inévitable de travailler de concert quelques neuf heures par jour.
Salem s’était rapidement inclinée pour mieux tirer sa révérence, contournant le religieux dès la porte ouverte.
Elle s’était immédiatement levée de son bureau, un franc sourire illuminant ses traits. L’endroit était vaste et il n’était pas rare de ne pas croiser l’ensemble de ses collègues au cours d’une même journée, de surcroit lorsqu’il s’agissait d’un frère de Lucy. Les membres du culte ne dépendaient aucunement de l’Astre de l’Aube, mais leur aide bénévole était souvent précieuse et très attendue par le public. Plusieurs partenariats existaient par conséquent, et elle avait eu l’heure de travailler à plusieurs reprises aux côtés de Frère Eléos. La paroi entre le milieu médical et le milieu religieux était mince et bon nombre d’âmes parvenues à leur dernière heure en appelaient corps et âmes à la présence rassurante de la théologie… Elle ne connaissait pour sa part que peu d’informations personnelles sur le Frère lui-même, hormis qu’elle le savait généreux, bienveillant et investit dans son travail. Ce qui avait largement suffi pour jeter les bases d’un bon terreau d’amitié.
Elle se figea, soudain suspicieuse et un brin autoritaire à la manière d’une mère mécontente :
Luz Weiss faisait certainement partie de ses gens-là, portant sur ses épaules le poids d'une responsabilité, qui à son jeune âge, inspirait le respect. L'homme de foi appréciait son panache et le regard qu'elle posait sur le monde, ainsi que son œuvre qu'était l'Astre de l'aube. Il pouvait néanmoins ressentir une part d'ombre résonner en elle, mais il n'avait jamais cherché à ce qu'elle s'épanche là-dessus, ne souhaitant pas faire le mauvais curieux. C'était éventuellement pour cette discrétion mutuelle qu'ils s'était pris d'amitié tous deux.
L'homme entra avec précaution dans le bureau, prenant compte de son environnement. Luz semblait plutôt soulagée de l'accueillir. Le religieux la salua poliment, ainsi que Salem, qu'il ne connaissait que trop bien. Elle était réputée pour gérer les finances de l'hôpital avec une poigne de fer et un esprit inébranlable. La comptable n'était, certes pas ravie d'avoir été interrompue, mais elle salua Frère Eléos aussi poliment qu'elle put, et sortit en claquant la porte peut-être un peu trop sèchement. Une fois seuls, ils échangèrent tous deux un petit rire sur ce mouvement d'humeur de la comptable. L'homme prit le siège que Luz lui proposa d'un regard chaleureux, en lui proposant une boisson.
- Un thé serait idéal, je vous remercie ma chère Luz. Je vois que n'arrive pas forcément à point nommé, pour cela je m'en excuse. Il ne put s'empêcher d'avoir un sourire penaud à la question de la jeune femme quant à si il avait correctement mangé. Il joignit ses mains, aux veines apparentes avec quelques tâches et aux lentigos éparses. Des mains usées par l'enluminure, la reliure, les soins, le jardinage et, aussi étonnant que cela pouvait paraître, la menuiserie. Frère Eléos faisait partie de ses religieux qui participaient activement à l'ameublement de son monastère, mais aussi de l'Astre. Il lui arrivait de réparer quand un ouvrier pouvait à manquer, un table, une chaise ou encore une charpente dès qu'il en avait l'occasion. Certaines mauvaises langues disaient qu'il en faisait trop, surtout pour un homme de foi, cependant, il préférait mille fois les actes aux paroles vides.
Oui, il pouvait écouter les lamentations et prières de patients, faire parvenir leur voix à Lucy, les soutenir, leur tenir la main dans leurs derniers instants. Mais c'était beaucoup plus gratifiant pour lui de voir une chambre avec une jolie table de nuit, de savoir qu'un des lit condamné était maintenant réparé et qu'une chambre était enfin libre. Qu'une canne toute neuve pourra aider ce patient à marcher plus librement. Peut-être n'était pas très conventionnel un religieux dans une scierie, dans un établi ou encore aux forges. Tout de même, il fallait savoir vivre avec son temps et surtout, se rendre utile. C'était peut-être la plus grande peur de Frère Eléos. Ne pas avoir fait assez. Ne pas avoir assez donné, assez contribué, assez écouté. Des fois, il sentait qu'il fatiguait. Physiquement, mais aussi que sa psyché ne le soutenait plus autant qu'avant. Toutes ses âmes en souffrance, même si certaines repartaient guéries, qu'en étaient-ils des autres ? L'homme de foi avait de plus en plus de mal à ne plus s'investir émotionnellement dans les cas de certains patients, certains qui résonnaient en lui plus que d'autres. Cela faisait-il de lui un homme vain ? Superficiel ? Seule Lucy pourra le lui dire. Seulement voilà, il était mû d'un sentiment de conviction profond, que c'était bel et bien la Déesse qui avait amené cette enfant à lui. Ou plutôt, à eux. L'homme de foi posa un regard concerné sur Luz.
- Eh bien, je ne peux rien vous cacher. Un des patients, Jonas, de la chambre double 20 à esquinté un des tabourets. Il semblerait que nos malades jouaient aux cartes la nuit, et un des deux n'a pas vraiment apprécier de perdre. J'ai dû donc nous réparer ce tabouret et d'autres petites choses au passage. J'étais heureux de voir Jonas aussi en forme, même si Mathilde n'était pas forcément de cet avis. Le religieux émit un petit rire, tel un père riant des bêtises de ses enfants. Son regard se fit plus doux, mais aussi plus inquiet lors que l'image d'une petit fille aux cheveux noirs et aux poignets meurtris apparut dans son esprit.
Il accepta la tasse de thé tendu par Luz avec un merci presqu'inaudible, et huma avec délice l'odeur du rooibos préparé par la directrice. Elle avait choisit sans théine, une petite attention touchante. Complotait-elle pour lui faire terminer sa journée plus tôt et ne pas effectuer sa garde nuit ? Ca serait du Luz tout craché si c'était le cas.
- Je suis effectivement inquiet. Luz...Nous nous connaissons depuis quelques temps maintenant. J'ose à croire que nous sommes amis, même si nous ne nous voyons pas aussi souvent que nous le voulions, dû à nos devoirs respectifs. Vous savez qu'il m'arrive parfois de m'investir trop personnellement dans certains cas de nos patients, certains me disant trop empathique ou sensible. J'entends bien qu'il faut savoir gardé un limite, et je pense que je ne l'ai jamais mise à défaut, si non je sais que vous auriez été là pour me le faire savoir.
Frère Eléos marqua une pause. Il savait que la jeune femme ne devait pas trop savoir où il voulait en venir. Avec délicatesse, il reposa sa tasse sur le bureau en face de lui.
- Je pense qu'en tant que médecin, vous savez quand vous rencontrez le cas qui va changer votre vie, votre carrière. Celui qui vous fera grandir, celui où vous vous sentez appelée par votre vocation. J'ai rencontre le mien aujourd'hui Luz. Je ne saurais vous l'expliquer, je sais qu cela ne fait peut-être pas sens à vos yeux. Seulement, pour moi c'est d'une importance presque vitale. Lucy m'a certainement guidé vers elle. Et je souhaiterais de tout cœur que vous m'assistiez pour aider cette enfant.
Il reprit la tasse, avec cette même délicatesse avec laquelle on manipule un objet précieux. Il but quelques gorgées de rooibos, ce qui lui fit le plus grand bien, car il était manifestement troublé et sous le coup d'une vive émotion.
- Elle...C'est la troisième fois qu'elle se retrouve hospitalisée chez nous. Elle n'a toujours pas vu de médecin car ses crises sont très particulières, et beaucoup ne sont pas réellement décidé à la prendre en charge. Le lendemain, elle est toujours repartie je ne sais où, alors qu'elle est toujours dans cet état. Ce n'est qu'une petite fille. Sous prétexte qu'on ne comprenne pas ce qu'elle a n'excuse pas le fait qu'on puisse la laisser reparti à chaque fois et qu'elle n'ait toujours vu personne ! Le religieux soupira. - Je suis prêt à prendre responsabilité d'elle, mais je pense sincèrement que son cas pourrait aussi vous intéresser. Je vous en prie, Luz. Prêtez-moi votre force.
Luz fronça les sourcils. Elle ne connaissait malheureusement pas aussi bien les patients que ses confrères œuvrant quotidiennement sur le terrain. Diriger l’organisme l’avait inévitablement éloignée de cette promiscuité et il lui était ardu de se remémorer l’identité des hommes et des femmes venus chercher du réconfort médical en ces lieux. Hormis bien sûr les cas particuliers, aisés à tamponner dans sa mémoire, et plus particulièrement les patients problématiques. Sa vie actuelle était ainsi faite qu’elle se souvenait davantage de la violence et des maladies incurables, trop accaparée par la gestion administrative de l’établissement… Ce Jonas ne lui évoquait qu’une lointaine remembrance trouée d’oublis, ponctuée ici et là d’une sensation de troubles. En revanche, il y avait bien un point sur lequel elle pouvait agir…
Et cependant, personne ne pouvait l’empêcher de s’accroupir pour mieux passer ses mains sur le bois rude, de serrer des attaches et de déplacer à la seule force de ses bras des meubles parfois imposants. Elle adorait cette part de lui qui le poussait sans cesse à s’investir, transmettre sa force et son énergie vitale à son entourage, ces attentions muettes quand il posait sur les choses un regard attentif et nouveau. Qui pensait autant au confort des patients si ce n’était lui… ? Et pourtant, elle ne pouvait passer outre cette légère réprimande. Il relevait de son rôle hiérarchique et de sa responsabilité de gérante de gronder la transgression au règlement, de surcroit lorsqu’il s’agissait de préserver un Frère trop bienveillant pour son propre bien. Ah l’on pouvait dire ce que l’on voulait, les infirmières n’étaient pas les seules à courir dans les couloirs toute la journée ! Consciente de cette dualité, cette gentillesse essentielle pour les patients et le personnel qu’il distribuait sans égard pour sa personne, Luz adoucit son visage d’un soupir de résignation, faussement autoritaire :
Ce n’était néanmoins pas pour les résidents de la chambre 20 qu’il avait traversé l’ensemble des couloirs du bâtiment pour lui parler. Mais bien pour un cas d’une autre mesure. Absorbée par son discours, Luz s’était appuyée contre le rebord de son vaste bureau, une identique tasse de thé dans la main. A ceci près qu’elle l’avait pris d’un goût plus apte à la maintenir éveillée. Une franche curiosité s’était emparée de son visage, ses prunelles posées sur son invité à la manière d’une écolière en pleine écoute. L’hôpital n’en était qu’à ses premiers balbutiements et le parcours médical de chaque patient devait encore être considérablement amélioré. Les responsabilités administratives n'étaient pas toujours précisément établies, notamment lorsqu’un malade posait un pied sur la fine frontière qui séparait le personnel de l’Astre des Frères et Sœurs de Lucy. Ces derniers ne répondaient techniquement qu’au culte et à leurs propres supérieurs hiérarchiques… Il était bien évidemment possible de communiquer et de travailler ensemble, en cela que les limites étaient poreuses et le dialogue peu restreint. Restait que certaines âmes refusaient d’entrer dans le processus de soin réel de l’hôpital, privilégiant le culte, ou qu’à l’inverse, certains autres refusaient toute croyance... En bref comme en mille, il arrivait que des situations particulières aboutissent à une absence de surveillance médicale tel que cela devait être le cas pour cette patiente du Frère.
Elle effleura du regard l’immense placard qui regroupait une bonne partie des dossiers patients récents. Des doubles uniquement. Il faudrait probablement descendre à la salle des archives pour fouiller dans une multitude de documents dans l’espoir de tomber sur le bon dossier… Les agents d’accueil avaient en effet pour consigne de noter toute entrée dans l’hôpital, même s’il ne s’agissait que d’une consultation auprès d’un religieux. Si les locaux et les biens matériels de l’Astre étaient utilisés, ce qui était probablement le cas pour cette patiente, elle devait disposer d’une brève feuille de soin à son nom. Ou du moins à un numéro d’identification, en l’absence d’une identité connue. Luz ne s’étonna point de cet état de fait : de nombreux pauvres hères franchissaient régulièrement ces murs, refusant de confier leur nom au personnel soignant. Ils repartaient généralement comme ils étaient venus après avoir recousu d’affreuses blessures. Souvent liées à des armes blanches. La loi de la rue n’était pas une amante tolérante et l’Astre n’avait pas pour vocation de refuser de soigner une personne en danger, même anonyme.
Elle reposa sa tasse désormais vide sur son bureau, haussant un sourcil interrogatif à l’intention d’Eléos.
Bien sûr, elle lisait sans peine l’attachement évident que son vis-à-vis nourrissait envers cette patiente anonyme. S’il n’était pas rare qu’il fasse preuve d’empathie – bien au contraire -, le Frère préférait la plupart du temps se décarcasser jusqu’à l’impossible plutôt que de venir la déranger. S’il avait pris son courage pour parvenir jusqu’à la porte de son bureau, le cas de cette patiente devait l’avoir profondément heurté. Etait-ce son jeune âge… ?
Tout pouvait constituer un indice. Même des goûts alimentaires, de la crasse coincée sous les ongles, l’affleurement de côtes sur les flancs… Ou d’anciennes cicatrices. Ce n’était pas une science exacte, mais l’apparence pouvait en dire long sur l’origine d’une personne. Surtout chez les enfants, qui n’avaient pas forcément encore le réflexe de cacher subtilement leurs faiblesses. Sans ce contexte, il serait probablement plus difficile d’établir un diagnostique fiable sur ces crises récurrentes !
- Ahah, ne me remerciez pas, c'est tout à fait normal et ça me fait plaisir, vraiment. Promis, je tâcherais de partager mon labeur avec le service la prochaine fois ! Ses yeux étaient rieurs, et ils savaient très bien tous deux qu'il n'en ferait rien.
Frère Eléos termina son rooibos avec délice. Mine de rien, cette boisson lui avait fait du bien. Il se sentait plus détendu, et surtout plus apte à parler de ce pourquoi il était venu à l'origine. Il ne l'avait pas montré, mais il était plus que soulagé de voir Luz l'écouter parler de sa patiente de manière si attentive. Non pas qu'il n'eusse douté de sa bonne volonté, cependant Luz Weiss était avant une femme d'affaires, dans le sens positif du terme, et n'avait pas forcément le temps pour chaque cas singulier qu'un hôpital pouvait offrir. Aussi, quand elle manifesta une authentique curiosité pour ce qu'il était en train de lui expliquer, il ne put s'empêcher de remercier mentalement maintes fois et la Déesse, et la directrice, créant peut-être une toute nouvelle prière pour le culte, qui sait ?
Il se râcla la gorge avant de répondre aux premières questions de la femme à la chevelure rouge. Il croisant ses mains sous son menton, et ferma brièvement les yeux, comme pour se concentrer sur ce qu'elle venait de lui demander. Il passa en revue le peu d'éléments qu'il avait sur la petite, sa rencontre avec elle, ce qu'elle aurait pu dire. Le religieux rouvrit les yeux, un regard brillant d'une lueur incertaine.
- Elle est hospitalisée ici oui. Enfin, pour le moment. Dit-il d'une voix concernée.
Puis, se levant avec souplesse, il invita Luz à le suivre, montrant d'une main la porte du bureau. Courtois, il lui ouvrit la porte et fit un rapide calcul dans sa tête. Satisfait, l'homme de foi était rassuré, il aurait tout le temps d'expliquer la situation à la jeune femme dans les détails, jusqu'à ce qu'ils arrivent à la chambre de la petite patiente. Ainsi, ils se mirent en marche, d'un pas tranquille.
- Elle est jeune, très jeune. Physiquement je lui donnerais autour de neuf ou dix ans, pas plus. Mais je soupçonne qu'elle ait plus, impossible de déterminer son âge à l'heure actuel sans qu'elle nous le dise. Elle est dans un état de malnutrition évident, ce qui fausse nos assomptions. Je pense que c'est une égarée, une enfant de la rue. C'est la troisième fois qu'elle est hospitalisée chez nous, et les trois fois, ce furent des personnes différentes qui nous l'ont amenée. Tantôt des civils, tantôt des gardes. Pas de trace d'une quelconque famille donc. Ce qui me chipote, c'est que ses habits, bien que sales et usés, sont de bonne manufacture. Absolument pas ce que porterait notre petit vagabond habituel, né dans la rue et élevé dans la rue. Surtout que vous savez aussi bien que moi que des enfants sans abris, il n'y en a pas tant que ça par ici…
Frère Eléos secoua la tête d'un air inquiet. Il avait croisé ses mains devant lui et se tordait les pouces. Il soupira.
- Comme je vous ai dit, à chaque fois qu'elle vient ou plutôt, qu'elle se fait amenée ici, elle a disparu le lendemain. J'ai cru apercevoir une fois des jeunes vagabonds fureter non loin de l'Astre, rien de bien étonnant en soi, mais je ne peux m'empêcher de me dire que certains viennent peut-être la chercher ? Comme un code d'entraide entre personnes du même refuge ? Mais je m'égare…
Ils ne croisaient étonnement pas grand monde. Bien sûr, quelques infirmières ou aide-soignant passaient d'un pas rapide ici et là, non sans oublier de bien saluer leur directrice, au delà de ça, leur trajet était somme toute paisible. Ce qui était agréable pour Eléos, qui aurait détester parler de ce cas dans un couloir où des oreilles indiscrètes auraient pu traîné.
- J'en viens donc à la réelle raison pour laquelle j'aimerais que vous vous penchiez sur ce dossier. Encore une fois, je ne l'ai vu que trois fois. Et toujours dans ces états...Elle arrive systématiquement en état de crise. Une sorte de crise...Comment vous la représenter. Ce n'est pas vraiment elle, ça je peux l'assurer, elle est dans une sorte d'état semi-conscient, où elle voit et entend des choses que nous ne voyons pas. Et ces, comment dire, ces visions dirons-nous, la mette dans un état complètement délirant, elle ne répond plus de rien, à rien, ni personne. Je dirais que sa vision de notre réalité est altérée. Vous me demandiez si elle avait parlé avec nous, eh bien oui.
Le religieux avait l'impression d'utiliser des mots grossiers et maladroits pour parler de cette petite fille, ce qui le tiraillait. Il n'était pas médecin, encore moins spécialiste, il ne connaissait donc pas les termes adaptés qui expliquerait la pathologie de la petite. Il espérait qu'il décrivait avec fidélité ce qu'il avait vu, sans paraitre pataud.
L'homme de foi marqua une pause lorsqu'ils croisèrent un duo de docteurs plus que contents de rencontrer leur directrice. Il se tue avec politesse et pudeur, pour les laisser saluer leur supérieure, et une fois les deux praticiens repartis, il put reprendre son exposition.
- Où en étais-je ? Ah ! Oui, elle a parlé. Mais c'est durant cet épisode de crise, ce qui résulte en un flux de paroles inintelligibles ou complètement incohérentes. Ce n'est pas à nous qu'elle d'adresse mais à ce qu'elle voit à ce moment-là ou alors elle nous parle de ce qu'elle voit, mais encore une fois toujours dans cet état semi-conscient, lointain. A chaque fois que je souhaite m'entretenir avec elle après ces épisodes, elle est déjà repartie Lucy sait où. Quant à la cause...je pense que...La voix du religieux se fit plus basse, moins assurée.
- J'ai l'impression que c'est à cause de son pouvoir qui en est la cause.
Un sourire cordial sur les lèvres, la main à demi levée pour parachever un dernier salut d’usage, Luz se détourna de ses collègues s’éloignant pour se reconcentrer sur la conversation présente. Elle envisageait sérieusement de réfléchir à une solution d’anonymat, mais le social dans son métier était tout aussi primordial que les compétences médicales et administratives. Elle gérait des êtres humains auprès de qui ce contact était nécessaire et fort demandé de surcroit… Il était évident qu’avec des heures de travail à faire pâlir de jalousie un esclave, le réconfort d’une brève conversation verbale amicale relevait d’un véritable cri de guerre en apport de courage. Le sourire s’étiola néanmoins rapidement sur ses lèvres tandis qu’elle plissait un sourcil concentré, tâchant de retracer l’ensemble des éléments à leur portée. La jeune patiente de la chambre quinze avait-elle fugué ? La situation n’était pas rare. Un divorce impromptu, un remariage peu enviable, un environnement trop strict, pas assez compréhensif… Lorsqu’il ne s’agissait pas de violences innommables. Sa fuite devait être récente, auquel cas Frère Eléos n’aurait pas été en mesure de détecter la bonne facture de ses vêtements sous les déchirures et les moisissures. La rue était sans pitié et ses habitants peu enclins à la générosité… Ce n’était que d’autant plus vrai quand il s’agissait d’enfants, aisés à manipuler et à ébranler pour d’autres fins plus lugubres. A moins qu’elle n’ait récupéré un vêtement volé. Ou ne se soit fait plaisir par le biais d’un achat grâce à une poignée de pièces difficilement gagnées. Ce détail était en somme troublant, un écheveau d’hypothèses qui comportaient toutes une logique discutable.
Elle s’était stoppée à mi-chemin du couloir, de son propre gré cette fois-ci. Un bras passé sous sa poitrine, sa dextre avait enroulé ses doigts fins autour de son menton dans une posture profondément songeuse.
Droguer des enfants et s’assurer de maintenir leur addiction était par ailleurs une méthode cruellement efficace pour façonner leur loyauté. De quoi s’approprier une armée de marionnettes par trop pressées de vous satisfaire… Elle ne pouvait donc exclure cette piste pour l’heure.
Elle glissa un court regard à son interlocuteur, rejetant derechef l’interrogation qu’elle s’apprêtait à lui soumettre. Non, le Frère n’aurait pas été aussi impressionné si sa patiente ne souffrait que de « banale » crise d’épilepsie. Une souffrance qui se réverbérait sur la totalité du corps, mais qui n’était pas aussi limpide que ce qu’il évoquait. La jeune fille avait parlé avait-il dit. Cela signifiait qu’elle était capable de tenir des propos intelligibles et visionnaient des choses que personne d’autre ne pouvait voir… Un cas de démence ? Ou une magie incontrôlable ? Ennemie peut-être ?
Elle prit soin d’incorporer une touche de douceur dans sa voix, posant sur le vieil homme un regard compatissant. Elle comprenait à tout le moins son attachement et ses problématiques, et espérait qu’il ne défendrait pas corps et âme l’enfant si d’aventure la situation devait se corser. Rien ne serait plus bénéfique pour elle que d’être prise en charge par des professionnels compétents – Luz connaissait suffisamment de personnes travaillant au Conservatoire pour savoir que les patients y étaient traités humainement. Elle eut un mouvement de dénégation du chef et reprit sur un ton plus inquiet :
Il y avait un gouffre entre ne pas s’enquérir de l’identité d’un adulte, et laisser une enfant aller et venir régulièrement dans l’hôpital avec de graves crises impliquant sa santé. La couronne était très tatillonne sur la jeunesse et de nombreux programmes avaient été lancés pour soutenir les orphelinats et protéger l’enfance de ses concitoyens… Elle anticipa toutefois la réaction du Frère en levant les paumes de ses mains vers lui en signe de paix :
La rencontrer serait déjà un excellent début. La pousser à rester après ses crises pour échanger quelques mots avec eux constituerait à l’inverse un véritable miracle !
- Si je peux me permettre, la thèse des stupéfiants a été bien vite écartée. Elle ne présente aucune les symptômes, typiques j'entends, d'une personne en étant de dépendance. Surtout une personne de son âge...Expliqua Frère Eleos d'une voix qui se voulait être dans la confidence. Rien que l'idée que dans ce monde certaines personnes pouvaient prendre avantage de si jeunes enfants en leur faisant ingérer de force des produits illicites lui était insupportable. Il toucha son pendentif, un sept sculpté dans du vieux chêne et vernis, comme pour chasser cette horrible pensée, somme toute très réelle.
- J'entends bien ma chère Luz, mais je pense qu'il serait préférable, comme vous le dites, de d'abord gagner sa confiance avant de faire venir cet envoyé du Conservatoire. Qu'elle nous dise qui elle est, d'où elle vient. Il est primordiale qu'elle se sente en sécurité. Aussi, nous devons être plus ou moins certains de l'origine de sa pathologie avant de la bringuebaler devant tel ou tel spécialiste. Au risque de ne perturber encore plus une enfant qui a déjà assez de soucis comme ça.
Le religieux avait parlé d'un ton calme, humble. Il savait exprimer son point de vue sans écraser le point de vue des autres. Il savait pertinemment que Luz était plus savante que lui sur ce domaine, domaine qui était son métier et expertise. Il ne pouvait décemment pas remettre en question ses dires, cependant il lui semblait important de partager ses pensées aussi. Il acquiesça énergiquement lorsque la jeune femme évoqua la sécurité de ses collègues. Evidemment, si cela devait en arriver à ce triste schéma, il ne pourrait pas la contredire.
- Tous les gardes ne sont pas des chevaliers en armures rutilantes. Mathilde m'a expliqué que certaines nuits, c'était bien des gardes qui avaient escorté, de manière quelque peu musclée, la petite en notre enceinte. Pour certains ce n'est qu'une vagabonde et pour d'autres dès qu'ils ont essayé un tant soit peu de l'aider, elle se volatilise aussitôt. Il n'y a qu'ici qu'apparemment qu'elle fait des apparitions régulière. Un des gardes m'a laissé son contact, au cas où nous aurions plus de question, disant qu'il avait quelques fois eu affaire à elle. J'ai préféré d'abord m'entretenir avec vous avant d'engager toute sorte d'enquête sur ma...Notre patiente.
D'ailleurs, ils n'étaient plus bien loin de la chambre de la dite patiente. Alors que Frère Eleos emboitait le pas de Luz pour lui indiquer la dernière porte au fond du couloir, un cri déchira le silence paisible de l'hôpital. Il y eut comme un instant de flottement. Puis, un infirmier et une aide soignante sortirent chacuns d'une chambre différente, l'air ahuri. Ils se regardèrent incrédules, pour se retourner vers l'homme de foi et leur directrice. Un second cri, plus court mais plus véhément se fit entendre. Le cœur Frère Eleos bondit dans sa poitrine : cela venait de la chambre de la petite.
Il se mit à courir, comme au ralentit tout d'abord, pour ensuite se précipiter vers la chambre. La porter était entrouverte, et il pouvait entendre des clameurs venant de la petite chambre d'isolation. Il reconnut une voix familière. Mathilde. Lançant un regard lourd d'inquiétudes à Luz, il se décida à rentrer dans la pièce, tout doucement.
Mathilde se tenait assise à terre, haletante, une main cramponnée au barreau du lit. Le lit était totalement défait, les draps étaient froissées et sans dessus dessous. Les sangles qui enserraient auparavant les poignets de la petite fille gisaient, l'une à terre, les autres sur le lit. Un verre d'eau était brisé en mille morceau près de la console mobile de médicament, le plateau qui devait servir à le transporter avait été envoyé à l'autre bout de la pièce. Eléos détaillait ce qu'il voyait avec une vision resserrée, rapide, comme si le religieux voyait tout en accéléré en cet instant précis. Ses yeux n'arrivaient pas à se concentrer sur quelque chose de précis, jusqu'à ce qu'il la voit.
Elle était accroupie sur le rebord de la fenêtre, dans une position quelque peu étrange. Une de ses jambes pendait dans le vide, et ses épaules étaient poussées en avant. L'homme de foi se demandait comment faisait-elle pour garder l'équilibre. L'enfant semblait regarder par la fenêtre ouverte, son tête coincée entre deux des barreaux qui empêchaient toute chute malheureuse de cet étage. Tout semblait silencieux et bruyant à la fois quand il la regardait. La respiration de Mathilde, le bruit des pas de Luz, les battements de son cœur. Mais aucun son ne venait de la petite fille. Aucun ?
En se concentrant bien, essayant de calmer l'adrénaline qui inhibait ses sens, Frère Eléos eut l'impression d'entendre l'enfant fredonner. Ou alors était-ce un tour que lui jouait Lucy ? Il n'arrivait pas à savoir, trop fasciné par cette scène étrange. Puis, entendant Mathilde gémir, il jeta un regard entendu à son amie, pour lui faire comprendre qu'elle avait le champs libre.
Furtivement, sans quitter la petite fille des yeux, il se dirigea vers Mathilde.
- Mathilde, mon enfant, est-ce que vous m'entendez ? Dit le religieux de la voix la plus basse possible, en dégageant les cheveux de la jeune infirmière qui obstruait son visage.
- Mon père, ne vous approchez pas d'elle...Chuchota l'infirmière, les yeux écarquillés. Elle paraissait morte de peur. - Je vous en prie, faites-moi sortir d'ici… sa lèvre inférieure tremblait.
Elle avait prononcé ses mots avec un ton si suppliant que Frère Eleos n'osa pas refuser. De premier abord elle n'avait pas l'air blessée, mais il valait mieux être prudent. Comme avait dit Luz, la sureté des collègues avant tout. Le cœur serré en jetant un dernier regard à l'enfant à qui il aurait tant voulu parler à son réveil, il escorta aussi rapidement que discrètement l'infirmière hors de la chambre. Laissant Luz et la petite patiente seules.
Il régnait dans la pièce une atmosphère sépulcrale, la lueur tamisée du dehors dessinant de fins faisceaux de lumière compacte sur les rares meubles présents. Les ombres s’en trouvaient mêlées de contours sournois, louvoyant entre les pieds du lit à la manière de quelque serpent à l’affut. Elle ne voyait aucune trace de ce qui avait épouvanté Mathilde, terreur bien réelle imprimée sur son visage avec la férocité de l’indicible. La jeune infirmière ne paraissait cependant pas physiquement blessée à première vue et Luz fut soulagée de la voir prise en charge par Frère Eleos : il était impératif de l’écarter des lieux. Si un pli attentif vint surligner l’orée de son regard, elle brossa en revanche les traits de son visage d’une expression neutre. Elle ignora les velléités de défense de la Malepeste, l’armure sous la forme d’arceau à sa cuisse picotant d’énergie contenue. Le danger demeurait invisible et il ne s’agissait pas réellement d’une situation de combat similaire à toutes les précédentes vécues… La gamine était-elle soumise à son propre pouvoir ?
Longeant les débris épars des prunelles, Luz se heurta enfin à la silhouette engouffrée entre les barreaux de la fenêtre. D’une taille guère impressionnante, elle devait avoir une dizaine d’années à son actif. Davantage peut-être ? Il était impossible de le déterminer avec précision, tant son apparence s’avérait chétive. Elle était maigre. Trop maigre. D’une pâleur d’ivoire, ses bras squelettiques présentaient sous la surface de la peau le réseau bleuté des veines. Son visage impénétrable était exclusivement tourné vers l’extérieur, il était donc ardu de deviner pour l’heure son expression actuelle. Ses longs cheveux sombres courbaient toutefois sa silhouette, semblables à la plus obscure des suies, emmêlés même à cette distance de tortueux contreforts de nœuds. Une chevelure qui n’était assurément pas entretenue. Luz eut une pensée songeuse pour les attaches désormais désœuvrées, laissées à l’abandon sur le lit. Leur patiente venait à peine de sortir de l’une de ses crises, il était vraisemblable que son agitation n’ait pas rendu service à son apparence.
Et ce simple son s’étiola pourtant dans l’air tangible avec la dissonance d’un ton étranger.
Elle marqua une courte hésitation. Les épaules menues qui lui faisaient face expiraient une sensation de fragilité. Elles lui paraissaient pourtant plus opaques qu’un mur imperméable aux tiraillements de l’existence. Il lui sembla que si le monde devait s’épandre en hurlements, en rire et en bruits tonitruants, l’enfant resterait à tout le moins enfermée dans son propre bastion intérieur.
Elle avait dégagé ses mains des poches de sa blouse, les paumes bien en évidence comme si elle se faisait un jeu d’approcher un animal si ce n’était sauvage, du moins parfaitement inconnu. Prise entre les rais diffus de lumière, la gamine renvoyait une impression d’éloignement infranchissable. Disparaitrait-elle en ronds de fumée si d’aventure Luz tendait les doigts et effleurait son impressionnante chevelure ? D’après le Frère Eleos, leur patiente ici présente était passée maitresse dans l’art de s’envoler dans la nature. Etait-elle encore en proie à l’une de ses transes ? Luz jeta un coup d’œil vers l’arrière. Elle regrettait soudain de ne pas avoir pris le temps d’interroger Mathilde sur les tenants et les aboutissants de la catastrophe qui s’était répandue dans cette pièce. L’infirmière l’avait-elle détachée ou l’enfant avait trouvé par elle-même la voie vers sa liberté ? Lorsque la praticienne reposa le vert légèrement doré de ses prunelles sur la silhouette en équilibre précaire, l’éclat de ses iris se fit plus incisif. La scène fit renaître dans sa mémoire les paroles d’une ancienne comptine, aussitôt coulées sur ses lèvres dans un murmure chantant :
Devant un coin du ciel qui brille entre les toits,
L’aiguille matinale a fatigué tes doigts,
Et que ton front comprime une âme qui veut naître... »
En contrepoint du fredonnement presque imperceptible de la jeune fille, sa voix roulait à la manière d’un ressac d’océan, cherchant à saisir les fils susceptibles de faire réagir l’enfant. Elle ne s’était toujours pas approchée d’un pas supplémentaire, osant enfin celui-ci sans quitter des yeux leur électron libre.
Zinovie cala un peu plus son front contre les barreaux, admirant le ciel orangé, peigné de nuages roses. L'air était doux, une odeur inconnu de plantes lui parvenait aux narines et elle s'en délectait, ignorant totalement des actions muettes prises derrière son dos. Elle crut reconnaître la voix familière de tonton Eléos, cependant, croyant à une illusion, elle ne se retourna pas et continua de regarder le ciel. Pourtant, une voix bien réelle l'extirpa de sa contemplation. Une voix féminine, ferme et avec un grain agréable. Le ton de sa voix était chantant. La petite fille tourna légèrement la tête à son écoute. Elle ne se concentra pas tant soit peu sur ce qu'elle lui disait, mais plus sur la tessiture de cette voix nouvelle, qui se souhaitait rassurante. Elle ferma les yeux, dodelinant de la tête, prête à repartir dans ses pensées troublées par la crise et les médicaments. Seulement, la femme dénommée Luz commença à chantonner doucement un texte qui rappela la petite fille à la réalité. Elle connaissait cette comptine. Elle l'avait appris. Avec qui ? Qui lui avait appris ? Elle se tourna avec des mouvements saccadés, comme ceux d'une poupée de porcelaine, pour se mettre dans une position plus confortable. Ses petits pieds étaient maintenant grisâtres tant sa position n'avait pas aidé à la bonne circulation du sang. Zinovie leva de grand yeux vides vers celle qui avait réussi à attiser sa curiosité. C'était une très jolie dame, aux cheveux rouges, qui flottaient dans la brise du soir, qui s'engouffrait doucement d'entre les barreaux de la fenêtre. La petite se mit à entonner alors à son tour, d'une petite voix eraillée :
- Ta main laisse échapper le lin brodé de fleurs
Qui doit parer le front d’heureuses fiancées,
Et, de peur de tâcher ses teintes nuancées,
Tes beaux yeux retiennent leurs pleurs…
Elle se mit à cligner des yeux, enfin revenue totalement parmi les siens, comme sonnée par ce qu'elle venait de dire. Elle regardait autour d'elle, et reposa son regard sur la seule personne présente dans cette toute petite chambre, aux murs étroits et tristes. Zinovie ne détournait plus son regard bordeaux de celui d'émeraude de Luz. Il y eut un instant étrange. Un instant impalpable entre une femme en devenir et une femme déjà accomplie. Il y eut un échange, un dialogue sans paroles ni son entre elles. La fillette ne bougeait quasiment pas à l'exception de quelques spasmes parcouraient ses bras et ses jambes. Puis la petite fille se laissa glisser du rebord de la fenêtre, péniblement. D'un pas léger mais diminué, elle s'approcha de la grande dame qui se tenait devant elle, qui ne s'imposait pas à elle, ne la regardait ni avec pitié, ni avec condescendance mais la regardait juste. Zinovie avait l'impression que Luz faisait mieux que la regarder, elle pouvait la voir. Alors, avec sa petite main d'enfant, elle attrapa celle d'adulte de la femme aux beaux cheveux rouges et l'entraina avec elle vers le lit. Elle s'y hissa non sans mal, jeta d'un geste presque agacé les liens qui s'y trouvait, faisait fit des tâches de sang, et se glissa sous les draps.
- Moi aussi je la connais la chanson. Dit-elle d'une petite voix, en essayant de se recoiffer.
Elle plaqua ses paumes contre chaque côté de sa tête brune et lissa comme elle put sa chevelure emmêlée. Cela donna une forme un peu loufoque à sa coiffure, qui prit une forme en éventail. Sa frange, ou plutôt ce qu'il en restait, était inégale et se relevait en plusieurs épis éparses. Elle se mit à a se frotter frénétiquement le front, où l'on pouvait voir les marques des barreaux imprimés sur sa peau diaphane. A ce geste, elle avait soulevé un peu plus son semblant de frange. On pouvait alors apercevoir sur un côté de son front quelques contusions et un gros bleu commençant juste en dessous de sa tempe gauche, s'étendant sur le cuir chevelu. N'importe qui aurait pu ne pas remarquer ce bleu dissimulé par la chevelure sombre de la petite fille, mais un œil plus aguerrit saurait certainement s'en apercevoir. La gamine serra de ses doigts fins aux ongles abîmés le bout des draps, entortillant le tissu de coton entre son index et son pouce.
- Je m'appelle Zinovie et j''ai rien fait. Enchaina-t-elle sur un ton plus empressé, se rappelant peut-être de la question de Luz. Elle marqua une pause réfléchie. Son regard se balada sur la pièce, Luz et sembla se fixer sur la petite tache de sang. Une lueur étrange s'alluma et fit briller ses iris lie de vin. Elle marmonna quelque phrase inintelligible, puis tourna légèrement la tête vers la femme à la chevelure rougeoyante, sans pour autant décoller son regard de la tache.
- Tu vas m'attacher toi aussi ?