De retour dans ses locaux, après une mise au vert qu'il s'était imposée, il devait rattraper un monceau colossal de travail, en dépit de ce qu'il avait amené pour minimiser la casse que cette petite crise entraînerait inéluctablement avec elle. Mais malgré tout ça, allant à contre courant de toutes ses habitudes, tout ce qui fait qu'il est lui, il avait tout mis en pause. Il avait enfin lu cette lettre, celle qui ne payait pas de mine, mais avait l'air si importante. Écrite avec autant d'innocence que de peur, une écriture brouillonne et incertaine d'enfant. On voit qu'il a pas tant l'habitude que ça, hein. Dès les premières lignes, il savait. Après tout, c'est très bien résumé ; il sait déjà tout ça grâce à l'Ordre. Donc, pourquoi se sentir obligé d'envoyer cette satané lettre, hein ? Ses aventures récentes l'ont prouvé, Warren est loin d'un être insensible au cœur de pierre, quand ça touche à son maigre cercle proche. Les Archontes -sauf Oscar- ; Luz ; Kroko ; ses employés, voilà autant de personnes auxquelles il ne faut absolument pas toucher. Mais que faire ; comment réagir, quand une de ces personnes s'inflige elle même du mal ?
- ''Transcript de la lettre d'Inaros'':
Warren,
Tu le sais très bien puisque c’est grâce à l’Ordre que nous avons réussi à nous procurer ce qui sera probablement mon salut. À toi, mon frère, je te fais confiance pour continuer de faire tourner ta compagnie ainsi que ta branche de l’Ordre et d’Althair. Elle me remplacera et sera prête à te rencontrer quand tu en auras le temps.
Nous avons fait plusieurs expériences avec cet objet et, à toi, je peux dire que j’ai peur. J’ai peur de disparaître. J’ai peur que ça ne marche pas vraiment. J’ai peur que ma chasse des capitaines se soit soldée par un échec et que mon nom ne soit pas resté inscrit dans toutes les mémoires. Je n’irais pas jusqu’à dire que je compte sur toi pour t’en assurer mais, hé, avec Sandro, vous pourriez ptêtre… ?. Bon, tu me connais aussi, j’suis pas bien doué pour écrire et on s’est vus y’a pas si longtemps donc bon… Au moins tout ce que je voulais t’écrire est là. Surtout pour la compagnie et la suite. Considère ça comme un testament, si tu veux. Et oublie pas qu’avec les autres archontes, vous formez une équipe invincible.
PS : Même si j’ai eu des griefs contre elle, à cause de Tu-Sais-Qui, j’ose espérer que tout se passera bien avec ta dulcinée. C’est bien de te savoir aussi heureux. Tu pourras t’rattraper en adoptant, avec elle, un ou deux mômes d’une famille que t’auras décimée - c’est pas moi qui le dit, c’est le métier. Oublie pas d’prévenir Sandro, j’ai eu un mal de chien à garder le secret la dernière fois. Tu sais comment il est.
Nous nous reverrons, mon frère. Prends soin de toi.
La papier était posé sur son bureau, juste devant lui, juste sous ses yeux, tout ce qu'elle représentait étant à la fois si réel, et pourtant, tellement théorique. L'ambiance de la pièce était alourdie par les tourments qui traversaient son propriétaire, il avait participé à tout ça. Oh, il avait grondé son désaccord n'est-ce-pas, à chaque réunion, à chaque discussion, à chaque fois qu'il lui avait été possible de cracher son mécontentement, ses doutes, que rien n'est assuré et qu'après tout, s'il venait à disparaître, qui récupérerait les rênes ? L'autre greluche, là ? Impensable. Dans tous les cas, ça ne pouvait que réussir, verre rempli en main droite, cigare en main gauche, ses pensées et ses prières, aussi pertinentes qu'un pansement sur une jambe de bois au vu de son niveau de croyance, étaient entièrement tournées envers cette personne qui venait, quelque part, de renaître, et qu'il a déjà hâte de recroiser, reconnaître, et faire ouvrir les yeux, car tout s'est bien passé. Si son cœur se serrait, ce n'était point des effets secondaires de toute cette luxure qu'il consommait, mais bien du contenu de la lettre.
Pour la première fois, depuis sans doutes des années, non, depuis qu'il le connaît, Inaros avait légitimement exprimé ses peurs. L'erreur de débutant, on croit rêver ! Mais...Ça n'en extrapole que plus le danger de cette opération. Mais tout s'est bien passé. Son grand nom, il pourra se le faire lui même, et puis, il restera définitivement dans les mémoires, son projet n'est pas passé inaperçu. Du courage comme on en fait plus, le directeur ne s’embêterait pas lui même avec tous ces gradés, s'en sortir au nez et à leur barbe était déjà des plus gratifiant. Bientôt, ils seraient de nouveau réunis, avec Sandro, pour en rire, ou en pleurer tient, imaginez malgré tout il laisse la pseudo-artiste avec ses sculptures de verre éclatées en charge ? Il espère juste qu'il ne serait pas seul, à vouloir la faire tomber. Au moins, la lettre sera toute bonne à foutre au feu et avoir la décence de le réchauffer, puisqu'elle n'en a de testament que la valeur que lui apprêtait son ami, rien de plus, il pourra le faire dans quelques années, son testament, puisqu'il est encore là, quelque part.
Pareillement pour ce qui est de Luz. Il n'avait, à dire vrai, aucune idées des griefs qu'il pouvait bien y avoir entre eux ; il sait que sa belle et l'autre là sont amies, mais que vient foutre Inaros là dedans ? Il existe un monde ou il a bourdé, plusieurs fois, s'est mit sur le chemin de l'amitié entre les deux femmes. Au moins, lui, avait-il le respect de ne pas faire d'esclandre, même dans cette lettre. ''Ta tousse franchement m'les a bien cassées à cause d'ma blonde hein'' aurait plus été dans ton champ lexical, si bien qu'on peut remarquer et applaudir sa prose, mettez ce papier devant un des archontes, aucun ne croira qu'il vient de la main de leur chef ! Puis cette fin, non, vraiment, ''prends soin de toi'' ? On dirait un mauvais slogan pour une mauvaise entreprise. Une fois tout ce drama inutile passé, son ''frère'' et son ''évidence'' pourront tous les deux se poser autour d'une table, osons rêver, avec Sandro -même si Warren mettra un point d'honneur à se positionner stratégiquement entre le beau gosse charismatique qu'est Sandro et sa chère et tendre-, et évacuer tout ça une bonne fois pour toute, car bien évidemment, tout s'est bien passé.
…
Et si ce n'était pas le cas?
Et si le pire était arrivé?
Et si cet ABRUTI avait eut tort?
Un moment déjà que ces pensées étaient conflictuelles en son esprit, toujours ce ''et si'' résiduel, insidieux, qui veut toujours tout gâcher, dans sa profession, dans son intimité, dans sa relation ; dans sa vie. Quand on travaille dans cette branche, on est toujours prêt au pire, et pour cela, il faut se l'imaginer, des plans et allusions aux allures de champs brûlés, de villages pris par la peste, de quoi s'empêcher de dormir la nuit. Sauf que lui dort très bien, des années qu'il baigne dedans, remercions ces mercenaires qui l'ont recueilli ; mais blâmons les aussi un peu quand même. Il ne saurait dire combien de temps s'est écoulé, temps depuis lequel son regard embué portait alternativement entre la lettre et le rien ; du nombre de verres qu'il s'était inconsciemment servit ; de quelle quantité de fumée toxique parcourait encore actuellement ses poumons. Ce qui le ramena à la réalité fut ce bruit distinct de verre brisé, crispé, tendu, il avait éclaté son verre de sa dextre. Au diable, ces récipients finement ouvragés, trop chétifs et fragiles, privilégier l'apparence à la praticité, voilà où ça nous mène. A défaut de larmes qui ne voulaient couler, ce serait son sang qui viendrait entacher la lettre.
D'habitude, ses crises sont involontaires, ou du moins, irrationnelles. Il ne les contrôle pas, ne les invoque pas, et aimerait bien qu'elles partent, un jour, quand même. Paraît que y'a plein de nouveaux, un peu tarés, prêts à tendre la main à tous ceux qui comme lui, ne se débarrassent pas de tares qui les plante au quotidien. S'y intéresser un de ces quatre semble être un excellent plan.
Là, il avait presque souhaité qu'elle arrive.
Et comme un coup du sort, comme si elles étaient après tout reliées à certaines choses.
Son entourage ne le reconnaîtrait plus ; le bureau, les bibliothèques, les livres, qu'ils soient de compte ou de contes, toute cette minutieuse décoration, ces objets chinés de ça et là, documents compromettants ou non, tout valsait, s'envolait, finissait au sol, éparpillés aux quatre coins de la pièce, dans une tempête de rage silencieuse s'il en est ; le bruit des meubles s'éclatant au sol n'ayant rien à couvrir, puisque le blond ne pipait mot, n'hurlait point. En plein après-midi, ce ramdam ne passait pas inaperçu...
'' Pam ? Pam ! Jcrois qu'il est en train d'perdre la tête ! Y s'passe quoi ? ''
Derrière moi, y'a les autres employés qu'ils sont en train de j'ter des regards inquiets vers la porte du fond, là ou est l'bureau du boss. Enfin, pour ceux qui sont pas d'jà en train d'faire mine qu'ils sont en train de s'barrer, sans doutes de peur qu'Warren y sorte de là et se mette à se lâcher sur eux, un par un. J'ai jamais été un lâche, pis en plus, Nio l'est pas là aujourd'hui, m'a dit qu'il avait autre chose à faire ou jsais pas quoi, et l'chef l'a laissé, c'est trop bizarre. Et pis en plus, y'a la pov' Pam qu'est là, jpeux pas toujours la laisser tout gérer, et là, l'dernier truc que j'veux, s'qu'elle ouvre s'te porte !
'' Je-J'en ai aucune idée ! Tout allait bien, toute la journée, j'ai apporté une lettre tantôt, il a dut la lire, le contenu devait être - ''
'' Ouais, ouais, comme s'il lui fallait quelqu'chose pour se déclencher comme ça. Même si là, en plus d'êt' violent, c'est...Long, plutôt long. ''
'' Je traîne pas plus longtemps, j'y vais ! ''
'' Pepepepepep ! C'est mort, jte laisse pas là d'dans. En plus, y'a ce putain de clebs dans sa chambre de l'étage là, jtiens pas à ce qu'il l'fasse descendre. J'y vais en premier, tu msuis si tout va bien. Ok ? ''
Elle n'avait visiblement rien à y redire, j'ai du gagner d'précieux points là tiens ! Donc logiquement, on s'dirige tous les deux vers la porte, et franchement, j'ai trop pas envie d'y aller en vrai, mais si ça d'vait être elle ou moi, bah merde, c'est moi. Légèrement poussé, comme cette fois, chez lui, jfinis par ouvrir la porte. Premier truc qui m'choque, c'est cette odeur aggressive d'alcool, de tabac et de...Fer ? Du sang ? Ah, ça fait chier, l'sol va encore être tâché et c'est qui qui va encore devoir s'en occuper car monsieur fait confiance à personne ? Au moins mon arrivée l'a un peu calmé on dirait, y bouge plus du tout et y s'tourne lentement vers moi et -
'' Oh, Rivi, Rivi, Rivi. Si tu SAVAIS à quel point je ne veux PAS être DERANGE ! ''
Faudra mettre ça dans les archives d'quand faudra parler de s't'affaire : s'pas moi qu'ait frappé en premier. J'ai quand même été l'deuxième, car être un bon second, y'a pas d'soucis, se faire s'couer comme un prunier sans raison, jsuis pas chaud. Puis jsuis sur qu'y'a Pam qui regarde dans entrebâillement d'la porte, même si elle aime le patron, jdois pas faire la lavette d'vant elle ! Ca finit plus en lutte bizarre qu'aut' chose, j'ai pas non plus envie de l'abîmer, l'est déjà en train d'laisser du sang sur ma veste car il a déjà la main genre bien ouverte, et le bougre est clairement pas dans son état normal. J'aimerais tenter dlui parler, mais y m'en empêche car j'dois y foutre toute ma concentration pour pas m'en prendre une par mégarde. A part le bruit de notre combat, rien n'est inhabituel.
'' Ca – Umph – Putain de suffit ! ''
Jpeux rien dire, rien faire, qu'il me choppe par le col, son aut' main m'agrippe fortement par l'menton, j'ai pas du tirer une si sale grimace d'puis qu'jsuis p'tit ! Et s'pas prêt de s'arrêter, puisque ses lunettes sont d'travers, jpeux voir ses yeux...Et si jpeux voir ses yeux, il peut voir les miens. Ah. Chiant. J'me met à trembler comme une feuille, j'ai peur pour tout, et de tout, d'à quel point j'suis ptit dans l'univers, qu'il peut me bouffer comme il veut, quand il veut, tout mon corps tremble, jveux détourner le regard, j'y arrive pas, c'est d'pire en pire, j'ai presque envie d'chialer. Et puis y'a ce truc visqueux que j'sens couler sous ma chemise là, bizarre, si j'm'étais pissé d'ssus, ça s'rait plus bas, non ? Tout s'que j'entends, c'est un cri avant d'commencer à tomber au sol.
Tu ne sais plus quoi faire. Là, devant toi, sous tes yeux, le cher Warren viens de...Planter Rivi ?! Tu cries, tu t'affoles, même s'il t'as remarquée, il ne semble pas te prendre pour une menace. Tant mieux. Tu sens tes jambes chanceler, tu as juste le temps de refermer la porte et laisser ton frêle corps en glisser le long. Tu trembles, mais pas autant que ce pauvre homme de main qui a du voir l'enfer passer avant de sombrer. Tes mains passent dans tes cheveux, ils sont hirsutes, ébouriffés. Le stress et le choc ont tendance à les rendre comme ça. Paniques pas...Tu gères.
Non, tu gères rien du tout.
Plusieurs fois, il entrait dans ces sortes de colère, de rage, quelques piques, quelques mots plus hauts que d'autres, et tout revenait pour le mieux. C'était un petit côté aléatoire et appréciable qu'il avait, ça faisait son charme, sous lequel tu étais habituellement transie. Ça n'y ressemblait pas, était-il du moins conscient ? Il fallait s'en sortir, et vite. Tu réfléchis du mieux que tu peux, mais rien ne te viens instinctivement. Tu devais déjà savoir, s'il était encore possible de sauver Rivi ? Pour ça, il faudrait un médecin.
Un médecin...
Médecin...
Tu penses à appeler cette autre femme, là, celle qui fait le bonheur de ton patron à ta place. Celle qui t'a faites penser à démissionner, car après tout, à quoi bon maintenant ? Mais tant qu'il avait encore besoin de toi, chose qu'il a déjà maintes et maintes fois soutenue, ça te convenait. Encore faudrait-il que tu puisses la contacter ! En plus, cette femme, c'est pas un cadeau.
Un cadeau...
Cadeau...
Ça paraît farfelu, mais il s'en séparerait pour rien au monde -du cristal ou de sa veste ? Tu hésites avant de te résigner ; des deux. Si seulement tu avais assez de chance, assez de talent, et qu'avec ton pouvoir...Tu te concentres quelques secondes, place tes mains de sorte à ce qu'elles forment une sorte de bol, et...Super, le cristal de communication de ton chef ! Tu lui as toujours promis que tu ne t'en servirais jamais contre lui, pour récupérer tel document ou tel objet. De toute façon, il te cache beaucoup de paperasse, et il faut que tu arrives à imaginer où l'objet peut se trouver, et l'avoir déjà vu. Cesses de t'ébahir, t'as peu de temps ! Alors, ça fonctionne comment déjà... ? Il faut imaginer la personne à laquelle on veut parler...Bon, imaginer Mademoiselle Weiss avec une langue de vipère, un corps de crapaureau, des cornes de cerhibou et des cheveux littéralement en feu ne semble pas fonctionner. Juste...Comme l'humaine qu'elle est, et...
'' Ah, Warren, je voulais juste- ''
'' Mademoiselle Weiss ? C'est Pam, je vous en supplie, le directeur a...Complètement craqué, il a tout renversé dans son bureau ; il a planté Rivi ! S'il vous plaît, si vous pouvez, je vous en conju- ''
Prononcer ces mots t'arrachait la langue, mais tu ne pu en dire plus, ton pouvoir est très limité, et le cristal de communication venait déjà de repartir à son endroit originel. Au moins l'appel était-il passé, et avec un peu de chance, le cristal était toujours en appel ouvert, et elle pourrait entendre ce qui se trame à l'intérieur, car toi, même l'oreille collée contre la porte, tu n'entendais plus rien, et n'osais pas te lever et ouvrir la porte. Te voilà donc, prostrée, complètement impuissante, a espérer que celle qui était à la base ta plus grande rivale, avant qu'elle te devance de pas de géants, vienne pour devenir ton héroïne salvatrice.
Les mains en coupe autour de son visage, Luz expira dans l’espoir de réchauffer ses doigts gourds. La Capitale était plongée dans une quiétude cotonneuse pour cette fin d’après-midi et elle devait esquiver par instant les couches molletonneuses de neige dispersées sur les pavés inégaux. Elle regrettait le malheureux oubli de son écharpe, sa gorge offerte aux quatre vents : elle maintenait pour l’heure les pans de son manteau repliés sur celle-ci à l’aide de sa senestre. Un voile d’infimes flocons glissait silencieusement dans ce labyrinthe d’allées, et cela formait un rideau de perles qui se perdait en constellations fines dans ses cheveux. Le son de ses talons lui paraissait lointain, absorbé contre ce matelas saupoudré de givre… Absorbé par l’entrelac de pensées confuses et d’émotions contraires qui grandissaient et s’entrechoquaient sous ses sourcils froncés. L’existence venait-elle de prendre un tournant dont elle n’avait pas perçu les signes avant-coureurs ? Cet écheveau de dominos, soudainement poussés vers la chute par l’impulsion invisible de Niko… La familiarité du décor la tira momentanément de ses égarements. L’esquisse d’un sourire amorça sa somptueuse courbe sur la pointe de ses lèvres tandis qu’elle reconnaissait les tuiles de la Volière et la présence bienveillante perchée sur le toit. Ses pensées dirigées vers Renkhi furent toutefois interceptées par une incartade mentale.
Sa dextre se referma sur l’objet lisse et rond soigneusement protégé derrière le cuir de son sac sans fond. Avait-il perçu le cours de ses pensées ? Avait-il anticipé l’appel qu’elle s’était jurée de lui passer au début de cette même journée ? Guère plus qu’un frôlement mental, un déclic magique à l’empreinte si assimilée qu’il faisait irrémédiablement naitre en elle une délicieuse attente… Celle de sa voix, celle de ses mains, celle de ces attentions qu’ils partageaient jusqu’à la rendre en mesure de deviner sa posture ou l’humeur sur son visage malgré la distance.
La voix féminine dénuée des accents graves tant aimés, percluse d’une tension pressante, se dévida dans l’espace autour d’elle avec la vélocité d’un barrage brisé. Pam. Les intonations de Pam. Ses accents tremblants. Sa gorge serrée. Et puis… La valeur véritable de ses mots heurta Luz, une dérobade brutale de cinquante centimètres au-dessus du vide béant. La valse indifférente des flocons parut ralentir d’une sourde souffrance, glués au sol, figés aux pavés. Elle se vit ranger son cristal avec la distance impersonnelle d’un passant, échanger un court regard avec son familier perturbé par l’émoi qu’il percevait chez sa maitresse. Elle se vit ôter un talon, puis l’autre, un bruit mat aussitôt absorbé par le trottoir, la plante de ses pieds nus sur le froid glacial de la rue. Cette sensation griffa sa peau, arrachant enfin sa conscience désœuvrée à son choc, arrimée, désormais, à sa chair avec la férocité d’une louve farouche. Le velours de sa silhouette voltait de toute façon déjà d’une explosion d’énergie, un bourdonnement tempétueux dont les éclats d’ambre arrachaient des mottes de neige grésillante.
Elle s’élança.
Repoussa brusquement le sol de son talon dans un claquement de tonnerre, laissant une empreinte de suie noirâtre contre le muret de la Volière. Ses mouvements décuplés par la foudre, elle pivota souplement sur elle-même, amortit son atterrissage d’une roulade sur le toit voisin, et plongea derechef dans un premier Rebond. Avec cent mètres de téléportation, comment faire… ? Comment miser sur la bonne opportunité, comment considérer que cet appel était bien lancé du quartier général d’Althair ? Pam. Elle avait parlé d’un bureau. L’esprit fourmillant d’hypothèses, Luz ressassait la poignée d’indices éparses qu’avait daigné lui transmettre la secrétaire. Rivi. Warren l’avait poignardé. Pourquoi ? Avait-il trahi ? Pam ignorait-elle le combustible initiateur de cet incendie ? Non. Impossible. Son squale aimait Rivi. Malgré toutes ses démonstrations pour lui prouver le contraire, malgré leurs incessantes chamailleries, ses pics permanentes… Rivi, Pam et Nio étaient devenus sa famille au même titre que les murs de la compagnie Althair. La rouge s’était familiarisée à leur présence en ces sept derniers mois écoulés depuis que ses pas avaient franchi pour la première fois l’entrée de la compagnie. Ils avaient ri, s’étaient disputés, s’étaient jalousés et aimés d’un semblable élan. Le Rivi auquel elle avait tendu ces friandises lors de ce pas si lointain solstice n’aurait pu œuvrer contre ce patron envers lequel il nourrissait une fiable loyauté.
Autrement, elle le tuerait.
Quelque chose, quelque chose d’autre devait cependant s’être produit. Une variable indétectable. Etait-ce simplement l’apothéose de cette colère qui rongeait Warren… ? Cette impulsivité croissante qui dévorait sa rationalité, attisait ses peurs d’acide jusqu’à pousser le cador à mordre en retour la moindre main aimée ? Oh comme elle l’avait vue faire, cette rage abattue, presque une possession hantée ! Elle serra les dents, et son souffle effiloché de brumes fut arraché à ses lèvres par le vent de sa course. L’entrée de la brillante compagnie Althair n’était plus qu’à une dizaine de mètres en contrebas. Ses longues mèches flammes entremêlées de neige fondue et de bourrasques, elle manqua glisser à sa réception sur la surface trop lisse du carrelage de l’entrée. La secrétaire de l’accueil eut au moins le mérite de lui adresser un cri interloqué, une nuée de filaments électriques rebondissant sur le beau marbre sous la forme de fumées cendreuses.
Elle put distinctement entendre le « Attendez… ! » stupéfait de la jeune femme se perdre dans le couloir derrière elle. La porte d’accès à l’espace de Pam s’ouvrit dans un effroyable claquement, ligne d’arrivée enfin atteinte. Peinant à reprendre sa respiration, sa blouse de médecin ne tenant plus guère qu’à une seule épaule, Luz reposa lentement le pied sur le sol. Leurs regards se croisèrent.
« D-Dedans… »
Elle repoussa une mèche entortillée sur son visage du revers de la main et s’avança jusqu’à la rousse bouleversée. Elle s’était recluse contre un mur, et ses doigts tremblaient d’une émotion tangible également lisible dans ses épaules tendues à l’excès. Cette vision serra le cœur de la rouge. Qu’avait-il fait… ? Lui d’ordinaire protecteur de son cercle, lui qui ne se pardonnerait probablement jamais si Rivi mourrait ici et aujourd’hui par sa faute ? La culpabilité refoulée l’achèverait. Warren sombrerait vers d’autres abysses, à jamais inatteignable, à jamais condamné par ses propres actes… Allait-elle le perdre ? Etait-ce là, à cette frontière tracée d’hémoglobine, qu’il trancherait l’ensemble de ses liens vers l’humanité ? Clouté de solitude et de vulnérabilité… Sa main tendue vers la clenche du bureau fut un instant stoppée par la senestre terrifiée de Pam. Luz coula un regard sur ces doigts accrochés à son poignet. Un monde de possibilités s’échangèrent entre elles, un monde de mots non prononcés, de sens partagés.
Il a toujours ses yeux.
Peut-être.
Rivi est en train de mourir.
Oui.
Sois prudente.
Nous verrons.
Luz détourna les prunelles du visage de Pam et ouvrit silencieusement la porte. Le battant coulissa avec fluidité sur ses gonds, car le bruit devait autrement agacer le propriétaire des lieux. Une porte aux détails soignés -tout était toujours méticuleux chez le squale… Une image fissurée d’éclats par le désastre qui s’était produit dans la pièce. Le souffle retenu dans sa gorge, Luz laissa son regard s’égarer sur les débris omniprésents, un chaos d’objets qui paraissaient avoir été éventrés puis semés par la main titanesque d’un géant. Une kyrielle de documents abandonnés et froissés renvoyaient par endroit la blancheur d’os du papier, l’encre malmenée dévoilant aussi bien le sceau d’Althair que celui des Célantia.
Bien sûr, hier comme aujourd’hui -et pour l’éternité-, le vert irisé de ses prunelles chercha de prime abord Warren. Il était assis à son bureau, d’une étrange fixité trompeuse, un calme apparenté à la pesanteur de l'orage. Des traces sanguines avaient grimé ses vêtements de taches tumultueuses, si désordonné qu’il n’en apparaissait que d’autant plus seul. Atrocement seul. Luz sentit l’étau dans sa poitrine vaciller à la manière d’une lame de couteau et une expression indéfinissable traversa son visage. Elle s’avança. Un pas unique. Qui était-il derrière le contrefort de ses hautes murailles, depuis si longtemps emmuré qu’il en oubliait la douleur des barbelés dans lesquels il s’était enchevêtrés… ? Malade d’amour, malade de cette impuissance qu’il ne cessait de placarder entre lui et le reste du monde, Luz sentit sa verve habituelle s’enferrer de silence. Alors elle se tourna vers la troisième personne de cette triste pièce, la silhouette agonisante de Rivi.
Elle marcha jusqu’à lui, ignorant le sang sous la plante de ses pieds, sur sa peau gelée par le froid extérieur lorsqu’elle s’accroupit. Elle détecta son faible pouls sous la pulpe de son index et un imperceptible soulagement la saisit. Les deux fioles de Vif'Éclat extraites de son tatouage de rangement lui renvoyèrent un discret éclat doré et elle ôta le couvercle du premier contenant d’un mouvement adroit des dents.
La voix de Warren brisa à cet instant le silence irréel qui s’était créé avec la violence d’une détonation. Elle l’entendit s’énerver, lui jeter à la figure son vocabulaire vulgaire, gronder avec l’ironie sarcastique d’une personne absolument indifférente à la scène. Oh comme le précipice qu’il ouvrait éperdument sous ses pieds ne cessait de s’agrandir… ! Incapable de mettre un sens sur les phrases qu’il lui adressait, incapable de l’abandonner, Luz ignora finalement la magie de Vol vie à l’œuvre sur le corps de Rivi pour relever les yeux vers lui.
Lui. Son ancre à la mer, la seule, l’unique âme qu’elle désirait véritablement sauver. Sauver de lui-même.
Comment réagir, quand une de ces personnes s'inflige elle-même du mal… ?
Tant qu’à faire. Tant que je suis dans la pièce, à te faire barrage avec l’empire d’une volonté pour contre-attaque. Elle adorait ces yeux. Les savaient capables de tendresse lorsqu’il s’y laissait prendre par mégarde, n’avait jamais eu à souffrir leur feu. Elle voulait le saisir dans ses bras, vérifier les éraflures de son corps, sentir sa chaleur, sa tangibilité pour s’assurer de ne pas l’avoir perdu dans ses propres ombres… Et pourtant, pourtant une distance infinie les séparait en ces minutes lentement égrenées, une distance qu’elle haïssait et qui faisait croitre en elle l’absurde détermination d’une femme prête à tout pour l’atteindre. Sous les doigts fins de sa dextre, Rivi gémit dans son inconscience, dérangé par ses chairs à l’agonie. Elle avait tendu la paume ouverte de son autre main vers Warren, la peau recouverte du sang de son subalterne en un preuve imprononçable et pourtant criée à travers la pièce…
Warren n'avait aucune idée de qui cela pouvait bien être.
Combien de temps ? De minutes, d'heures s'était écoulées entre son dernier coup d'éclat et ce moment précis où il revient peu à peu à lui ?
Combien de temps avait-il laissé son pouvoir actif, dans le vent ?
Que trop longtemps.
Il se sait déjà la vision trouble, seules une silhouette d'homme à terre et celle d'une femme aux cheveux de feu était ostensiblement démarquées, le reste n'était que formes disgracieuses et instables. Il imagine sans peine sa sclérotique avoir pris une teinte rouge sang. Sans être apaisé, le trentenaire était déjà loin de cette phase, cette zone où il renverse tout. Ou...Peut-être pas. L'inverse de l'adage disant qu'un éclair ne frappe jamais deux fois au même endroit. L'arrivante se préoccupa plus de Rivi que de lui. Ah, oui, voilà. C'était Rivi, le truc agonisant au sol. Quelques remords, à se dire qu'on a planté l'un de nos employés, si ce n'est le plus malin, ou le plus efficace, un des plus fidèles. Même si chaque homme a un prix. Même s'il est persuadé que Maximilia ne s'est pas enfuit seule. Même s'il est persuadé qu'un jour, il aura un couteau dans le dos.
Même s'il est persuadé d'être seul.
D'un bond, il se releva. D'un mouvement de bras, il dégagea le peu d'articles qui restaient sur son étude, envoyant de nouveau valdinguer papiers, encre, verre. D'une volonté, il marcha tranquillement vers cette personne qui se soucie de celui qu'il a tenté d'éliminer. Qu'il a planté. Tout en marchant de manière lente, assurée, en totale inadéquation avec les ignominies qu'il lançait au visage des deux personnes ; son homme de main et l'inconnue, qu'il avait décidé de catégoriser que d'une manière : une femme, cheveux roux ou rouge, difficile à dire, toute plein d'interrogations qu'elle est, grande défenseure de Rivi, cette main tout de même tendue vers son employeur.
Ça ne peut être que Pam, non ? De quoi redoubler encore plus d'efforts en s'égosillant.
'' Pourquoi ? Eh bien, voyons, PARCE QUE. Y'a besoin d'une raison pour prendre la vie de quelqu'un, peut-être ? Y'a besoin d'une raison pour se débarrasser de quelqu'un, peut-être? T'as aucune idée de ce qu'il a pu faire. Et j'ai aucune idée de ce que TU as pu faire. Ah, depuis toutes ces années, t'as été une bonne servante hein. Bien fidèle, efficace, gentille, tout ça. Et pour quoi ? Attendre ton moment ? ''
A ce moment là, il était enfin assez proche, corps de Rivi à ses pieds, pour atteindre la main qu'on lui tendait. S'il était le lui-même d'il y a quelques heures, ou sa version du futur, il s'empoignerait lui même par l'avant bras. ''Fais pas ça, espèce d'abruti''. A l'instant T, il n'y avait que son état actuel, tortueux, qui était en place. Au lieu de saisir délicatement la senestre de la femme, effleurer sa paume du pulpe de son pouce, se montrer tendre et compréhensif ; il la saisit par l'avant bras. Fermement, fortement. Puis la tira d'un coup sec, toute plume qu'elle est comparée à lui. Prestement, elle se retrouva debout, plus par obligation que par choix, puisque autrement, ce n'était qu'une chute vers le sol chaud, rouge et humide qui l'attendait. Tâcher ses chaussures aurait été un immense blasphème envers lui même, pareillement s'il devait se voir dans une glace avec ses vêtements souillés. L'autre main disponible de Warren partit la chercher au col, pour l'attirer encore plus proche de lui, les deux manquant de trébucher sur l'employé de l'Archonte, toujours dans le même mal.
Son corps lui rappela bien vite qu'il était en train de faire n'importe quoi ; s'il avait été en mesure d'utiliser son pouvoir, il l'aurait refait. A la place, une sale migraine, un voile rouge de quelques secondes, quelques raideurs, qui ne prendront leur règne sur lui que quand il sera sorti de cet état second.
'' Sauf que ça se passera pas comme ça ; s'il faut que ce soit moi contre vous tous, ça me conviendra très bien ! Pas besoin de Nio ; Rivi ; Sandro ; Inaros ; et même pas de - ''
Il l'examina, droit dans les yeux. Alors que tout semblait subitement changer. Ces yeux vert émeraude, la forme de son visage, la vraie couleur de ses cheveux -qui reste fondamentalement la même que devinée plus tôt, ce petit nez, ce visage qu'il connaît par cœur, encore plus que celui de sa secrétaire. Un visage qui l'a hanté, rassuré, aidé, culpabilisé. Celui de celle qui est encore la seule envers qui il a confiance ; qui, comme tant, a coulé de son sang pour lui. Sans qu'il lui demande par contre, pas à l'instar des autres.
'' ...Luz ?! ''
Ses mains se desserrèrent, laissant son évidence potentiellement encore sous le choc de cette nouvelle rencontre avec cette personnalité de Warren, qu'elle se retienne ou se remette comme elle veut, ça lui était égal sur le moment. Sa respiration, qui était saccadée par les tirades et les cris poussés il y a quelques secondes, semblait reprendre un rythme normal. De grandes et profondes inspirations et expirations par le nez. Sa vue, elle, partait toujours complètement en cacahuète. Il se retourna, main devant le visage, frottant ses tempes en de petits cercles à l'aide de son pouce et son majeur.
'' C'est Pam qui t'as contactée, hein ? Maligne la petite. '' Marchant vers son bureau, il s'arrêta temporairement dans son mouvement pour regarder derrière lui, passant de la forme debout à la forme au sol successivement. '' Occupe toi de lui, tu veux ? ''
Quel bordel il venait de semer. Il s'entend marcher sur les documents, buter contre les livres et faire valser plumes et crayons de ça, de là. Cette fois, c'était allé bien loin. Loin de ses impulsions habituelle, ou il crie, fait preuve de plus de cynisme que nécessaire, se montre légèrement violent. Comme si de rien était, il se laisse tomber lourdement dans son fauteuil. Quelle vie...Sauf que depuis cette place, c'était une plus grande réalisation de ce qui venait de se passer. Il ne montrerait aucun regret ; ne laisse la faiblesse l'atteindre que quand elle n'est pas contrôlable ou optionnelle pour lui. Flegmatiquement, il s'empara d'un verre que la douleur le fit lâcher. A moitié miro, il approcha sa dextre de ses yeux ; à force de tout virer, de cogner dans les trucs...Il sentait les phalanges de sa main gauche douloureuses, alors que la main opposée, elle, était bien ouverte. Super, on trouverait son sang en plus de celui de Rivi dans la pièce. Bon, sans doutes le sang de plein d'autres personnes, si on fouille bien, mais mieux vaut ne pas le dire.
Soupirant, il tâtonnait de sa main droite sur le bureau, pour retrouver ses lunettes, l'autre passait dans ses cheveux, tout en sentait quelque chose d'humide sur ses tempes, ah, oui, il se les était massées. Avec la main éclatée. Bonne nouvelle. Un grand verre et un bon cigare. Voilà de quoi il avait besoin. Pas près de pouvoir se servir. Oarf, par le passé, ils avaient connu pire, c'est pas cette éraflure qui allait l'inquiéter ou le faire paniquer. Peu à peu, la vision lui revenait, et allait finir par lui revenir. C'était un fort vilain contrecoup qu'il avait là.
'' Excuse moi pour le désordre, il est pas digne de toi. J'ai eu quelques soucis. Le petit personnel, hein ? Ça s'affale au moindre coup de surin. Panique au moindre petit soucis. Se permet de déranger les gens. C'est terrible. '' De quoi bien se délester de tout ça. '' Ne t'en fais pas ; Pam aura ce qu'elle mérite pour t'avoir dérangée! ''
Restaient encore pas mal de problèmes à rester. Déjà, imaginer qu'il soit trop tard pour que Luz puisse œuvrer, et que Rivi ne soit plus. Faudra trouver un moyen de s'en débarrasser, et la Luisante est déjà presque pleine de ses méfaits. Dans ce cas ; l'existence de Wolfram peut lui être d'une grande aide. Les deux s'aiment comme chien et chat, et c'est les petites mains qui en font les frais. Il reste aussi le soucis de cette lettre. Cette putain de lettre. Qui doit être quelque part dans la pièce, sous plein de documents. Althair. Lagoon. Célonaute. D'Archonte ? Merde. Que Lucy l'en préserve, le dernier truc sur lequel il avait bossé depuis cette position, c'était justement ce foutu artefact. Pour ce foutu Niko. Qui s'était foutu en l'air. Foutu. En. L'air.
Usuellement, il ne sentait pas ses disjonctions arriver. Là, il se sentait tout de même moralement et psychologiquement assez fragile ; il irait pas chialer dans les bras des deux femmes -quoique, ça peut être un plan, après tout, suffit de virer Kroko de la chambre en haut-, mais c'était comme si, à tout moment, selon les prochaines actions, les prochaines paroles, les prochaines découvertes...Tout pouvait à nouveau repartir en vrille.
Il l’aurait fait.
Il l’aurait fait.
Ses doigts l’avaient lâchée, soudainement abandonnée dans la pièce, le poignet douloureux et le col froissé. Il s’était détourné d’elle, s’en était retourné à son bureau. Mais trop tard, déjà.
Trop tard. Trop tard.
Elle l’avait vu. Cet étrécissement de l’iris, cette concentration imperceptible. La recherche d’une énergie familière, ce plissement au coin des yeux de l’arme que l’on ne retrouve plus qu’à tâtons. Un désir viscéral, animal d’attaquer en un frisson sanguin dont elle connaissait la mélodie morbide. Une certitude. Son regard se voila une curieuse seconde et elle chancela d’un traitre vertige.
Il l’aurait fait. S’il avait pu.
Il aurait utilisé son pouvoir contre elle.
Elle voulut enserrer ses bras autour d’elle, maintenir sa contenance et les ruisseaux fuyants qui hurlaient dans sa poitrine. Chasser au loin le goût amer-acide, arraché, de la trahison. Cela lui brûlait la langue, pulsait dans ses poumons sous la forme d’un air devenu abrasif. Elle avait mal, mal, davantage encore que s’il l’avait poignardée lui-même. Oui, sans doute l’avait-il perçue sous une autre identité derrière les brumes de ses yeux abimés. Peut-être s’était-il mépris sur sa personne, au travers de ses propos décousus. Et pourtant tout cela, tout cela ne comptait pas.
Elle étouffait.
Elle s’était trompée. Tout du long. Combien d’efforts sa fausse réalité lui avait coûtés ! Voilà qu’elle était seule responsable, et que sa bulle de silence et de trompeuse sécurité explosait dans un bruissement assourdissant. Il ne l’avait ni reconnue ni défendue. Et l’assurance de ce qui se serait produit s’était arrimée à son corps avec toute la vélocité d’une confiance aveugle bafouée. Calme-toi, respire. Respirer. Assassiner la souffrance. Assassiner ses pensées conscientes. Tourner mécaniquement vers Rivi, amorcer un geste plombé de torpeur.
Rivi.
Il avait encore besoin d’elle.
A ses pieds, le premier flacon de Vif'Éclat avait roulé sur le sol, dévidé de son contenu ambré désormais inutilisable. Ah. Il lui avait glissé des mains lorsque le squale l’avait brutalement relevée. Elle saisit l’autre, le deuxième, et s’accroupit auprès de l’agonisant. La lueur mordorée s’enroula paresseusement autour de ses doigts, vacillante ligne de vie effilochée de doutes tandis qu’elle s’attelait à refermer le trou béant dans son flanc. De quoi parlait-il… ? De ce que Rivi avait fait ? Qui était Sandro ? Et Inaros ? Elle sentit sa gorge se serrer. Cet air qui paraissait manquer dans cette foutue pièce. Une lame d’affliction s’enfouit dans sa chair, la constatation d’une terrible vérité. Elle ne connaissait rien, rien de lui. Lui qui avait fait d’un sport de haut niveau le fait d’éviter ses questions, lui qui enterrait toute information susceptible de dévoiler son passé, sa personnalité et ses intérêts. Il ne s’était jamais ouvert à elle, jamais du moins au-delà de la contrainte : celle de se retrouver confronté à elle cette lointaine nuit sur les quais de la Luisante. N’en aurait été cette soirée, elle ignorerait probablement toujours une part de ses réelles activités. Et ainsi s’arrêtaient là le nombre de connaissances qu’elle possédait sur le sujet en sept mois complets de fréquentation.
Je ne l’ai pas assez aimé chanta la voix de son grand-père dans sa mémoire, spectrale culpabilité, sa croix personnelle. Elle rata une inspiration, serra les dents pour maintenir le flux d’énergie qui glissait toujours sur la peau ensanglantée de Rivi. Tais-toi, tais-toi. Et une créature plus obscure, un animal aux crocs alléchés, se repaissait de cette fuite diluvienne – la colère grondait et croissait de seconde en seconde, un parterre de fissures aux abois qu’elle sentait se morceler sous son visage verni de fixité.
Sa voix lui paraissait étrangement morte. Ah, elle s’était redressée. Elle se vit tirer tant bien que mal Rivi à l’orée de ce double battant, échanger un regard avec la secrétaire bouleversée. Terrifiée. Elle voyait les lignes de conduite se dérouler dans son esprit, un programme en plusieurs étapes détaillées avec un détachement chirurgical.
Elle n’attendit pas de réponse de sa part et referma la porte sur la silhouette atterrée de la jolie rousse. Pardon Pam. Elle n’avait pas la force, pas les épaules requises pour les porter toutes les deux. Pas tant que l’atmosphère de ce bureau restait alourdie d’un épais goudron. Elle baissa les yeux sur le sol perclus de débris et le faisceau mental de la Malepeste répondit derechef à sa requête à peine formulée. Elle sentit l’armure enrouler ses filaments autour de ses jambes, étirer une fine couche d’obsidienne juste sous la plante de ses pieds : elle put entendre dans l’instant le verre craquer sous la matière solide lorsqu’elle se vit s’avancer vers Warren.
Quelque chose dut se rompre chez elle. Peut-être s’agissait-il d’une attache brisée de longue date, peut-être était-ce cette colère trop longtemps rentrée qui en avait subitement assez d’arrondir le dos sous la paume de sa main. Elle n’était pas de ces filles douces, pas du tempérament de Pam, pas de cette catégorie de femmes discrètes et muettes. Elle n’était pas de celle à frapper de silence un trop grand méfait, pas de celle à oublier. Elle pardonnait. Régulièrement, souvent, toujours. Protégeait les siens, était large d’esprit, d’une figure maternelle prompte à tout laisser couler. Jusqu’à sa limite. Cette limite très très ténue, très très distante, difficile à atteindre et plus encore à bafouer. L’indifférence du squale, sa violence extériorisée, ses explosions répétées, venaient à présent de franchir allégrement cette frontière. Cet inconnu total, absolu, qu’elle aimait pourtant malgré toutes les tentatives de sa part pour la dissuader. Il n’était plus possible d’atténuer les angles.
L’avait-elle jamais forcé à accepter cette relation… ?
Je ne l’ai pas assez aimé, chantait la voix.
Tais-toi, tais-toi !
Elle s’était stoppée à la lisière de son bureau, le bois pour seule délimitation entre eux deux. Elle l’observait, de haut, sans retenue aucune, le vert métallique de ses prunelles fendu d’un aspect plus tout à fait humain. Orageux. Féroce.
Elle aurait ri si elle l’avait pu. S’il lui restait une once de dérision dans les blessures de son cœur noyé. Mais il ne lui restait rien. Alors à la place, elle gronda. Un grondement de fauve aux accents d’avertissement.
Ils s’effondrent. Oubliés, poignardés sans alliés dans une rue quelconque. Avalés par un plus gros poisson.
Elle s’était penchée avec une lenteur de panthère, les mains bien à plat sur le bureau. Une tempête faisait rage en elle, un courant glacé qu’elle sentait glisser dans ses veines. Une tristesse également, non visible et entravée dans sa gorge, une rivière d’amour malade qui lui donnait la nausée, creusait sa poitrine d’acidité. Car lui entre tous n’avait pas le droit de se retrouver seul.
Il. N’avait. Pas. Le. Droit.
Car chuter c’était mourir, tendre la jugulaire à ses ennemis et ne plus bénéficier du patient secours de ses alliés. C’était se faire anéantir, le voir mourir entre ses mains, démembré une nouvelle fois parmi le palmarès de personnes qu’elle n’avait pas pu protéger. Tôt ou tard viendrait un jour où elle se détournerait, et le coutelas d’invisibles rancœurs réduirait tout ce qu’il était, tout ce qu’elle aimait, au plus simple état de non existence… Non, elle ne pouvait pas se passer d’alliés. Il ne pouvait pas se passer d'alliés.
Car alors, la peur de le perdre la dévorerait.
Luz.
C'est si singulier, de se sentir seul avec du monde autour. On attends pas grand chose de spécial, les jours passent et se ressemblent un peu. S'entendre parler sans convictions comme si on se voyait de l'extérieur. Sa belle est là, devant lui. A lui envoyer ses quatre vérités, qui frappent aussi fort qu'une meute de saruqards. Impassible, il demeure assit. Impassible, il réfléchit longuement. Impassible, son cœur désire parler, mais pas sa tête. Car elle ne peut pas comprendre. Car elle ne peut pas le voir. Car elle ne devrait pas le savoir. S'il est secret, ce n'est pas par plaisir. S'il est secret, ce n'est pas pour lui faire du mal. S'il est secret, ce n'est pas pour se cacher. S'il l'est, c'est pour le bien commun, cette impression fantasque qu'il porte un poids incommensurable sur les épaules que seul lui peut supporter, alors que d'autres sont prêts à l'aider, à partager cette charge, ne serais-ce qu'en l'écoutant. Tout ce qu'il fit, pour l'instant, c'est pousser un long soupir.
'' Car tu crois que c'est facile ? Que je le fais de bon cœur ? Que c'est sur des amitiés que j'ai bâti cet empire, fondé cette compagnie, rejoint Althaïr et l'Ordre ?! NON, C'ETAIT SUR MOI, MOI ET MOI ! ''
Chaque ''moi' hurlé était ponctué d'un violent coup de poing sur le bureau, à s'en briser carpes et métacarpes, n'accentuant que cette douleur physique passant derrière toute cette peine mentale qu'il ressentait, faisant voler les quelques feuilles qui avaient l'outrecuidance de se trouver encore de ça, de là. L'évidence était là, notre cher patron avait une peur folle de l'abandon, se cachant derrière cette carapace d'homme capable de faire face à tout, débrouillard et parfait sous tous les aspects qu'on lui connaît. Sauf en romance, ostensiblement. C'était le domaine de Sandro, ça. Lui, il se ratait et finissait dans les rades, quand son ami collectionnait les conquêtes. Le scénario reste le même, mais avec un peu plus de budget ; finit les rades, bienvenues les magnifiques établissements décorés et luxueux. Ses mains passèrent sur son visage de haut en bas, appuyant sur toutes les parties qui le composent, même ce nez qui le fait complexer, ces rides qu'il n'assume pas, pour finir par remonter et finir leur course dans sa toison qui redevint instantanément ridicule, après s'être apprêté comme un putain de mondain il y a quelques minutes de cela, certaines mèches adoptant une couleur proche des cheveux de feu de la Célonaute de l'autre côté de son bureau.
Pour finalement, d'un coup, venir frapper à plat le pauvre meuble martyrisé, brisant ce silence pesant.
Il s'extrait de son fauteuil, et se dirigea lentement vers la médecin, sans aucune animosité, cependant tendu et fébrile. Sous ses pas, les morceaux de verres craquaient et se brisaient en myriades de petits morceaux, le sol en totale contradiction avec le reste de la pièce, alors que le parquet semblait reluire et briller dans un bordel sans nom. Sa course se finit à quelques pieds de sa partenaire, tout son corps tourné vers elle, si bien qu'elle finit par le faire également, à contrecœur ? Sous ce regard perçant, inquiet et échauffé, reste-t-il une partie de peur, une crainte que de nouveau, il reparte en vrille et finisse par faire des choses que Lucy réprimanderait fortement ? Un index accusateur vint se planter en plein milieu du thorax de la rouge, au dessus de sa poitrine.
'' Tu sais rien de moi. '' Il exerça une petite pression. '' Et pourtant, tu t'attaches au bordel que je suis. '' Une autre. '' T'as à la fois si tort, mais aussi tellement raison. '' A ce stade là, chaque petite phrase sera ponctuée d'une légère pression de son doigt. '' On peut pas m'aider, on peut pas me comprendre. Ego, fierté, ce n'est pas que des façades ; c'est ce que je suis, ce que je fais. C'est pour moi, pour tous, pour toi, que je fais ça et suis comme ça. J'AI LES MAINS LIEES, PAR LUCY ! ''
C'est pas comme si elle pouvait le savoir.
Faut-il qu'elle le sache ? L'origine de toutes ces fêlures ?
Certainement pas. Il se montre déjà faible, ce n'est pas pour se descendre encore plus. Cependant...La belle méritait des explications. Quelque chose. Car elle ne semble pas vouloir le perdre. Et c'est réciproque.
Au ralenti, il approcha son corps du sien, alors que ses mains tuméfiées s'arrimèrent à ses bras, coulant jusque ses épaules, parcourant son cou, s’arrêtèrent sur ses deux joues, son regard soutenant le sien, Pourquoi soutenait-elle son regard, alors qu'il était sur le point de lui infliger milles et unes peurs ? La confiance ? L'audace ? La seconde chance ? Le fait qu'après tout, maintenant, Rivi était en sécurité ? Pam et lui passent maintenant tellement après tout ce qu'il peut se passer ici, dans cette pièce, entre les deux protagonistes encore présents. Il sacrifierait tous ses hommes pour elle, d'un claquement de doigts. Il n'avait besoin de personne pour affronter Wolfram et sa bande, et tout ce qui peut se dresser devant lui. Dur à avouer, mais elle comptait plus que quiconque était sous sa houlette. Sa tête approcha la sienne, ne sentant encore aucune résistance, leurs lèvres finirent par se connecter, rien de bien tendancieux, juste...Rassurant. Et apaisant. Le contact rompu, il s'écarta un peu, laissant ses mains quitter le visage de la femme à qui il avait laissé des traces rouges sur les joues. Vainement, il chercha un mouchoir, un quelconque bout de tissu sur lui, mais en vain.
'' Je me fou pas de qui peut arriver à Rivi. Pam. Les membres de Lagoon. Althaïr. Tant que...Tant que je t'ai toi, Luz. '' Il ricana. '' Tu arrives à me faire changer, et en toute franchise, je ne sais même pas si ça me plaît ou non. Si bien que...Si c'est des choses sur moi que tu veux apprendre. Savoir ce qui se passe vraiment - '' Son index vint tapoter quelques fois contre sa tempe. '' – là dedans, soit. C'est le moindre que tu mérites. ''
Il allait vraiment le faire ? Se révéler un peu ?
Encore fallait-il faire le tri, entre toutes ses activités cachées, son passé trouble, ne pas mettre trop de personnes en porte à faux. Elle est Célonaute. On peut se servir de ça. Tisser des liens de confiance, aller outre les mensonges et faux semblant. Mentir par omission, une pratique courante, dans sa branche, et il travaille tellement que la plupart de son caractère n'est simplement qu'une foutue déformation professionnelle.
'' J'ai...Perdu quelqu'un. D’où cet... '' Son regard parcouru les livres renversés, le verre brisé, les feuilles auparavant si bien triées et empilées dorénavant éparses. '' Environnement terrible. Je viens d'avoir l'information, et. J'ai été un peu loin. Rivi en a fait les frais. Tu as faillit en faire les frais. C'est juste que... ''
Soupir. Pouvait-il vraiment se le permettre ? Cela ne ferait pas un peu trop à encaisser, d'un coup ? Il y a un monde, entre ne rien dire et trop dévoiler, seuls les fous réfléchissent en absolus, ça tombe bien, Warren a sans doutes finit par l'être à moitié. Une fois lancé, on ne pourra pas l'arrêter. Il reprit un air sérieux, balayant le visage peiné qu'il arborait juste avant, bras croisés, le droit en avant.
'' C'était un très bon ami à moi. Ça fou le bordel dans tout. Dans ma vie. Dans mes plans. '' Le regard interloqué de Luz, vraiment, quel bonheur de le voir. Il se frotta le menton, regard détourné. Il reste coincé par le premier précepte de l'Ordre. Pas qu'Ivara viendrait le tabasser, si tel était le cas, il ne lui laisserait pas plus de dix secondes contre lui avant de finir étalée comme une descente de lit dégueulasse achetée au rabais. '' Tu serais coincée par le premier précepte...Et par le deuxième, aussi. On peut dire que je réponds au quatrième, je passes au dessus du septième. Peu de chances qu'elle vienne m'emmerder pour les onzième et le douzième. Et y'a le neuvième... '' Lui même n'était même plus sûr de ce qu'il disait, et il ne faisait que la perdre de plus en plus. Bon. A l'eau. '' Si je suis si occupé. Si accablé. Si stressé. C'est car... '' Eh, c'est pas facile en vrai. '' Je suis Deimos. ''
Imaginez elle sait juste pas qui c'est ? Ce serait vraiment cocasse. Il venait sans doutes de briser une ou deux règles, ou aucune, ça a toujours été flou. Le nombre de fois où il a supplié Inaros de changer quelques phrases, quelques tournures, sans suite. De toutes façons, il est mort, et avec lui, une partie de l'entreprise et de l'Ordre. Un petit dérapage, qu'il mettra sur un de ses excès de colère, c'est bon, ça passe. A présent...Ne reste plus qu'à attendre la réaction de sa belle.