Le trésor dodu de Jean-Claude l’Ecrase Cristaux
[PV : Nara H. Dreyer]
Ses sandales dans une main, Luz massait sa cheville endolorie. D’aucun aurait pu s’offusquer de voir la courbe d’un pied nu en cette soirée mondaine, mais ses proches voisins étaient par trop préoccupé par leur ressentiment pour daigner encore poser les yeux sur elle et sur sa robe vaporeuse. Ils n’avaient pas tout à fait tort : elle leur avait scandaleusement dérobé les deux dernières toiles mises en vente ! Un indétrônable sourire félin sur la pointe de ses lèvres écarlates, Luz se pencha ostensiblement pour renouer les lanières de ses chaussures. Du cuir neuf. Pas encore assoupli, odieusement douloureux mais fort joli à porter. Autant dire, un regret presque immédiat. Que ses récentes acquisitions compensaient largement.
Ah, le décès du grand mécène Carbil Pentier était certes un sinistre pour le monde de la culture, la collection d’art qu’il léguait à ses prochains saurait bien tarir leurs larmes ! Et sa proche famille avait justement pris la décision d’organiser une vente aux enchères afin de céder ses plus belles pièces. Une affaire de cristaux évidemment, les héritiers pressés d’empocher une somme rutilante dans le but de maintenir leur éphémère niveau de vie, probablement peu sensibilisés à la beauté du travail et du long terme. Ce dont la praticienne se fichait comme d’une guigne. Peu d’œuvres d’arts auraient pu la convaincre d’effectuer le trajet jusqu’à l’Etoile du Sud, et ce n’étaient nullement les cinq toiles achetées auparavant. Des tableaux appréciables assurément, mais aucunement comparable au clou du spectacle, l’œuvre que les organisateurs s’apprêtaient à présenter au public après l’entracte !
Luz releva les yeux lorsqu’une main effleura son épaule, merveilleusement garnie d’une coupe de champagne.
Elle rit, un éclat de dents blanches taquin, récupérant derechef le contenant tendu.
« Votre Lona Misa aurait été entre de bonnes mains avec moi ! »
« Elle s’appelle La Joflonde. Pour son visage joufflu. »
Son sourire s’accentua et Marlin bafouilla. Ah vile renarde, elle ne devait pas s’en prendre ainsi à son contact local ! Un ami de longue date de la famille Weiss, profondément admiratif de son grand-père et tout bonnement incapable de lui vouloir le moindre mal. Elle aurait dû ressentir une pointe de culpabilité à le tirailler de cette manière, mais Luz s’était toujours révélée incapable de savoir s’arrêter à temps. Elle lui faisait confiance, bien sûr. Mettre la main sur une toile aussi légendaire et rare nécessitait en revanche davantage de poigne que sa timidité et ses bonnes manières de gentleman.
La voix discordante du commissaire-priseur retentit dans la pièce tandis que l’objet se raclait la gorge. Une âme artificielle, oui, prisonnière d’un petit marteau en cuir moelleux, de son petit nom « Jean-Claude l’Ecrase Cristaux ». Réputé doté d’un tempérament naturellement irascible.
Luz retint son souffle. L’équivalent d’une maison modeste, d’un peu plus d’un objet de pouvoir ou de deux mois de salaire pour le Capitaine de la Garde royale. Ce prix de départ était inespéré, mais gonflerait inévitablement…
Il était temps de lever sa pancarte attribuée. Et de faire bondir ce prix de cinquante cristaux clairs.
Personne n’oserait tenter de lui ôter cette trouvaille des mains, non… ?
Le trésor dodu de Jean-Claude l’Ecrase Cristaux
Ft. Luz Weiss
L’histoire peut s’apprendre de plusieurs façons. Les livres nous enseigne le passé, mais il ne s’agit pas du seul médium pouvant nous renseigner sur l’histoire. Seul un fou étudie l’histoire à travers les livres. Pour comprendre réellement la culture des temps ancien, il faut comprendre comment la vie fonctionnait. Trouver des ruines et comprendre son architecture, trouver des outils et comprendre comment ils étaient utilisés, même trouver des recettes aidait à mieux comprendre l’histoire. Tout comme l’art. Bien que je ne puisse pas ressentir la passion d’un peintre dans chacun de ses traits de pinceau, l’art est tout de même un témoin indispensable de la société et son histoire. L’art ne sert pas juste à décorer les corridors trop longs aux couleurs fades. Ce n’est pas simplement quelque chose à observer dans un musée poussiéreux. L’art est un moyen de communication. Il attire l’attention du public pour convoyer un message. L'art perturbe le confortable et réconforte le perturbé. Il suffit de prendre exemple sur l’une des toiles présentées à l’enchère avant l’entracte, soit Nyctophobia.
La toile était immense et le paysage à couper le souffle. Une forêt nocturne était splendidement peinturée et le peintre avait porté énormément d’attention aux détails. À première vue, ce tableau n’avait rien d’extraordinaire, mais c’était dans les détails que l’on pouvait voir, comprendre et ressentir l’horreur d’être perdu dans une forêt. Chaque ombre semblait prendre la forme d’un monstre. La lune éclairait que très peu le panorama, laissant l’esprit libre de s’imaginer les créatures se cachant dans l’ombre. Je ne peux pas dire que je crains le noir, mais en voyant la toile, il est certain que je ne souhaiterais pas être perdu dans une telle forêt la nuit. Peu de personnes avaient porté un intérêt à cette toile, cependant une personne en particulier semblait toujours monter les prix de ce que je voulais.
Encore une fois, une nouvelle œuvre est présentée et la même dame lève sa maudite pancarte. Sa bourse, n’a-t-elle aucun fond ? Veut-elle vraiment tous les mêmes œuvres que je veux ? Elle ne va tout de même pas acheter toutes les toiles présentes ! Je soupirai réfléchissant à quel point, je voulais réellement la toile. Il faut admettre que j’avais acquis quelques œuvres pour moi-même, mais il était temps de penser à mon père. Comment pourrais-je me pointer à une enchère sans acquérir quelque chose pour mon vieux paternel ? Il serait sûrement triste d’ailleurs de savoir que j’ai dû céder deux toiles à quelqu’un offrant plus. Même si mon budget est excessivement grand, je n’ai pas envie de complètement ruiner mon portefeuille. Il serait certainement heureux de recevoir n’importe quelle peinture de cette enchère, mais connaissant ses goûts, la Joflonde serait un cadeau parfait.
« Je vois 300 cristaux clairs pour le jeune homme dans le fond ! »
En voilà un autre qui veut me faire chier ce soir. Un claquement de langue plus tard, je lève ma pancarte faisant lever le prix pour une troisième fois. 350 cristaux clairs, ça commence à faire beaucoup. Subtilement, je jette un coup d’œil à la dame aux cheveux écarlate en me demandant si elle allait continuer cette danse. Sincèrement, d’où sortait-elle ? Je ne me souviens pourtant pas de l’avoir vu auparavant. Une bonne chose. Si je devais la croiser à chaque enchère, il me manquerait de budget pour mes projets.
« 350 cristaux clairs pour la demoiselle ! Qui dit plus ! »
Le pauvre clerc s’empressa d’ôter la main incriminée comme si le bois lui-même du marteau l’avait brûlé. Il dut bafouiller une excuse à en voir ses joues rougies agitées d’un maigre tremblement, mais ses balbutiements furent étouffés par la suite des explications de Jean-Claude l’Ecrase Cristaux.
Luz se dévissa la nuque pour mieux dévisager l’épine dans son pied. Une brunette, en effet, à moitié masquée par la foule, qui n’en démordait pas depuis le début de ces satanées enchères. Sa pancarte était automatisée par magie ou quoi ?! Dès que la praticienne bougeait un chouïa le poignet, l’autre la prenait de vitesse avec un montant supérieur de cristaux. Certes, Luz s’était battue corps et âme pour dérober les deux dernières toiles avant La Joflonde, son budget était désormais limité et cette lutte au coude à coude l’avait en partie épuisée. … A quel point sa comptable allait-elle vouloir l’assassiner si elle jetait le prix d’un pays dans l’affaire ? Quand on y réfléchissait réellement, se ruiner était-il dérangeant… ? Pour cette ravissante peinture et ces yeux noirs qui vous suivaient à travers la pièce par un ingénieux procédé artistique…
Mince, l’autre idiot venait de lui voler ce tour ci. Un type parfaitement inconnu au bataillon, qui coursait les deux demoiselles de près en matière de prix ! A force de se tortiller, Luz parvint à attraper son regard à travers les rangées de fauteuil, travaillant ardemment son froncement de sourcils pour lui transmettre toute son irritation. L’homme eut un infime sourire suivi d’un haussement indifférent des épaules.
Oh. Très bien. Très très bien. D’accord. Il voulait la guerre. Elle leva sa pancarte.
Et, tandis qu’un anonyme tentait une brève attaque dans leur guerre à trois parties - d’ailleurs aussitôt éjecté par l’homme en redingote -, Luz fit discrètement signe à l’un des valets destinés à satisfaire la clientèle.
La rouge était-elle retorse ? Peut-être. Assurément. Soit la brunette était déstabilisée par son mouvement et oubliait suffisamment longtemps d’enchérir pour lui permettre de gagner La Joflonde, soit elle prenait cette offrande pour une proposition d’alliance contre leur troisième adversaire, l’homme à la redingote. Dans les deux cas, Luz avait une chance d’être gagnante. Cela tombait bien, elle n’avait plus de marge de manœuvre après 500 cristaux clairs ! Elle leva donc sa pancarte une fois certaine que le valet accaparait l’attention de la brunette, et tenta sa dernière enchère.
Le trésor dodu de Jean-Claude l’Ecrase Cristaux
Ft. Luz Weiss
Combien étais-je prête à dépenser sur cette splendide toile ? Là était la vraie question. J’avais fait escalader les prix jusqu’à 350 cristaux pour voir si ma concurrente allait me suivre, cependant un troisième parti entra dans cette bataille de chiffre. Il faut avouer qu’une guerre à trois n’était pas une situation idéale. Non seulement les prix montent très rapidement, mais je dois surenchérir sur deux personnes. Et jusqu’à présent, la femme assise dans les rangés plus loin devant moi était une adversaire de taille. Non seulement m’avait-elle dérobé une toile, elle m’en avait dérobé deux ? Deux toiles avaient été perdues. En plus, elle avait même mis la main sur la Lona Misa. Évidemment, je ne pouvais pas la laisser avoir la fameuse Joflonde de Vin Scie. Mais je pouvais encore moins laisser un nouvel arrivant complètement inconnu se mettre au travers de mon chemin.
La guerre était officiellement déclarée. La saison chaude n’est pas encore arrivée, mais elle n’est pas loin et je sens déjà la chaleur de cette enchère enflammer. Je n’avais pas dit mon dernier mot, tout comme la rousse et l’autre inconnu. 425 cristaux étaient un montant considérable. Même que je dirais qu’il s’agit d’un gros montant. Et même que des gens ordinaires dirait qu’il s’agit d’un montant énorme. Mais je ne craignais pas les chiffres. Si j’avais peur des grands chiffres, je ne serais pas à cette enchère. Alors que je m’apprête à lever ma pancarte, l’un des valets attire mon attention. Mais quel mauvais moment. Je peux entendre Jean-Claude continuer de parler et d’encourager la foule à miser plus haut et j’hésite une seconde avant de rediriger mon attention vers le valet. Si ce n’est que pour une seconde, je peux bien écouter ce qu’il peut bien vouloir.
« Pour vous mademoiselle. Cela provient de la dame là-bas. Celle avec les cheveux rouges. »
« Très bien, merci. »
Tel un valet professionnel, il me tendit la flûte et j’entendis l’écrase cristaux s’exclamer. 490 ! C’était presque assez pour me faire échapper mon champagne. Que voulait-elle donc ? Voulait-elle que je lui laisse cette toile ? Contre un verre de champagne ? Je n’étais pas convaincu tout comme je n’étais pas tout à fait convaincu que je voulais dépenser 500 cristaux clairs pour la peinture. Cela ferait un trou considérable dans mon budget. Mais, je réfléchit trop longtemps et l’homme n’a pas froid aux yeux.
« J’entends 495 cristaux clairs ! La course est serrée ! Qui sera assez brave pour récupérer la Joflonde ? »
Très bien. Je refuse de perdre la Joflonde à l’homme en redingote. Cela ferait trop mal à mon honneur.
« 500 cristaux clairs par ici ! Est-ce que je rêve ? »
S’il continue, je jure que je vais l’assommer avec ma canne. Heureusement, il ne dit rien et sa pancarte reste immobile. Bon, il était hors de la course. Maintenant, est-ce que la dame allait continuer ? Si elle continuait, alors bien tristement, je devrais dire adieu à la Joflonde. Elle aurait pourtant été une parfaite addition dans la collection de mon père.
Terminé. C’était terminé. Finito. Plus d’espoir. Et tandis que Jean-Claude l’Ecrase Cristaux s’égosillait pour présenter la splendide victoire de la brune, Luz demeura abasourdie sur son siège, les yeux dans le vague. Où avait-elle échoué ? Aurait-elle plutôt dû lui laisser l’un des deux précédents tableaux afin de mieux concentrer ses forces sur Lona Misa ? Empoisonner le champagne ?
Quel échec cuisant ! Elle se pencha vers l’avant, ses coudes appuyés sur ses genoux, son visage enfoui dans les paumes de ses mains. A ses côtés, Marlin alternait entre une succession de regards paniqués et une dextre qu’il n’osait venir poser tout à fait sur son épaule pour la rassurer. Maudites soient ces ventes aux enchères qui ne s’achevaient jamais comme elles le devraient ! Qui était donc cette femme qui l’empêchait sciemment de dépenser le produit intérieur brut d’un pays pour l’unique acquisition d’une œuvre d’art ?! Frustrée que le monde s’échine à l’empêcher de se ruiner, Luz se redressa, la mâchoire serrée sur un plan qu’elle ourdissait désormais…
Attendre la fin de l’évènement fut une torture. Plus guère intéressée par les piètres interprétations qui s’y vendaient, elle avait croisé ses bras sous sa poitrine, tâchant de prendre son mal en patience. Cela ne l’empêcha nullement de bondir sur ses talons dès que la fin des enchères fut officiellement sonnée, franchissant la foule à grands pas pesants jusqu’à la soigneuse tignasse repérée un peu plus tôt. Là ! Elle était juste là ! Elle voulut tendre la main, mais un mouvement de foule l’éloigna de quelques pas de sa cible. Elle lui fallut donc pousser d’un bref mouvement d’épaules un couple trop lent, pour mieux se glisser soudainement devant son ennemie naturelle.
Alors, elle redressa les épaules, eut un léger mouvement de la main l’air de signifier à quel point sa demande était parfaitement normale et attendue, dérisoire également :
Échevelée, tendue à souhait, elle ressemblait probablement à quelque talbuk en colère devant un mur infranchissable. Les invités les contournaient, jetant sur leurs deux silhouettes en confrontation un discret regard curieux.
Il arborait une évidente moue horrifiée. La jeune femme sur laquelle il avait promis de veiller s’apprêter nonchalamment à se donner en spectacle et son tempérament timide n’allait vraisemblablement pas supporter de gérer un tel esclandre.
Et on ne pouvait, en effet, pas faire plus polaire.
Le trésor dodu de Jean-Claude l’Ecrase Cristaux
Ft. Luz Weiss
Même si la vente aux enchères a fait un énorme trou dans ma bourse, je ne regrette rien du tout. Avec maintenant trois nouvelles pièces d'art, dont une pour mon père et deux pour mon éventuel musée, j'étais prête à partir. Je n'étais pas particulièrement pressé de partir, mais je voulais éviter de rencontrer mademoiselle Cordelia. Je l'avais remarquée pendant l'entracte et j'espérais ne pas attirer son attention. Bien qu'elle soit une dame sympathique, elle me pompait toute mon énergie avec ses discussions incessantes sur absolument tout. Rapidement, j'ai attiré l'attention d'Aeri et essayé de me faufiler entre les invités. Cela dit, il semble que je ne passe pas aussi inaperçu que je le pensais. Une certaine femme aux cheveux rouges apparue dans mon champ de vision tout en exigeant que je lui vende le tableau pour lequel nous nous étions battus toutes les deux assez férocement. Cette apparition soudaine n'a pas plu à ma chienne, elle n'a pas perdu une seule seconde pour se placer entre moi et la femme. Elle ne grognait pas encore, mais sa fourrure était hérissée. J'ai rapidement frappé le sol avec ma canne pour lui signaler d'arrêter et j'ai répondu poliment à la jeune femme.
« Bonjour, j’espère que vous pourrez ignorer le comportement d'Aeri, elle n’aime pas lorsque des étrangers m’approchent un peu trop soudainement. »
C'est pourquoi un excellent entraînement était important. Ainsi, je pouvais arrêter et calmer mon ami à fourrure en un instant. Même s’il y avait plusieurs personnes qui nous lançaient des coups d’œil plus ou moins discret, Aeri les ignorais complètement gardant son attention sur la demoiselle sans toutefois être agressive.
« J'ai bien peur de ne pas pouvoir vendre cette peinture même si ajouté un intérêt au prix que j’ai payé. Mais je vous remercie pour le verre de champagne, dis-je avec un petit sourire sournois. »
Je n’avais tout de même pas oublié ce verre de tout à l’heure. Son offrande m’avait assez déstabilisé que l’homme en redingote avait eu le temps de monter le prix. Dans la foule, je pus entendre un nom et je fus un peu surpris de voir la dame répondre à ce dernier. Weiss. Weiss. C’était un nom que j’ai déjà entendu.
« Je crois que nous avons une définition du mot chaleureux très différente, mademoiselle Weiss. »
Même si l’enchère était terminée, la guerre était loin d’être finie. Je n’avais pas l’intention de perdre la Joflonde et la rousse ne semblait pas non plus avoir l’intention d’abandonner si facilement.
« Voyez-vous, la peinture est un cadeau, je me verrais mal de vous la vendre. Cela dit, peut-être que nous pourrions négocier une autre toile avec un verre de champagne. Ça serait déjà un peu plus chaleureux, qu’en dites-vous ? »
Peut-être serait-elle plus intéressée par l’immense toile Nyctophobia ou bien la Flamme indésirable. Ce n’était pas des œuvres aussi connues que la Joflonde, mais qui ne tente rien n’a rien.