Kasha Shlinma
Si Enora n’était pas allée se réfugier dans ses draps tard la veille, le sommeil n’avait pas été très généreux avec elle, l’évitant pendant un bon moment… Et quand il eut enfin cédé, il lui sembla que c’était dans l’unique but de se moquer d’elle. Deux heures. Peut-être trois. Sans doute aurait-elle dû s’abstenir, continuer d’observer ses murs, comme s’ils allaient lui offrir une quelconque distraction. Ça lui aurait évité un état de fatigue bien trop apparent à son goût. Visage pâle. Légères cernes. Corps engourdi. Esprit vagabond mais peu réactif. Une image peu flatteuse pour une jeune fille trop fière qui veut toujours être présentable, dans la santé comme dans la maladie. C’est pourquoi, tant bien que mal, la jeune Orefall s’était forcée à rester concentrée sur chacune de ses tâches, une à une, du moins autant qu’elle le pouvait. C’était bien le minimum qu’elle pouvait faire, à défaut de pouvoir camoufler les défauts sur sa peau.
Enora, elle marche, seau à la main. Encore une fois.
Elle est déjà fatiguée, use de son pouvoir afin de se facilité la tâche… Ou ses bras, pourtant habituées au poids et à l’effort physique, pourraient la lâcher et gaspiller un élément bien trop précieux en ce moment.
Elle connait pourtant le contrecoup, le risque d’accumuler la fatigue… Une naturelle, l’’autre un peu moins. Mais si elle se donne maintenant, elle sera tranquille pour le reste de la journée. Du moins une partie.
« Merci, ma chérie. Tu peux le déposer là, je vais m’en occuper. »
Son père lui indiqua une place du doigt. La jeune femme s’exécute, sourit, ne montre pas sa fatigue qui n’a fait que s’accentuer depuis ce matin.
« Ta sœur prendra le relai pour cette après-midi. »
Enora hoche la tête, force un sourire.
Comme si de rien n’était.
Son père l’invita à aller se reposer, comme bon lui plait. Comment refuser ? Elle sentait que son corps avait besoin de repos, si elle ne voulait pas se retrouver allongée sur le sol d’ici peu de temps. L’un parti donc dans un sens, l’autre à l’opposé afin d’aller récupérer un bout de pain frais, toujours laissé à disposition sur une petite table où l’on peut également trouver de quoi boire.
Ouais elle a bien besoin de répit, à en juger par son corps qui tremble légèrement…
Mais, cette fois, elle en avait assez. Oui, elle était spécialisée. Oui, il y avait peu de missions qui lui correspondaient. Mais il était temps de cesser de récolter des informations pour autrui et d'aller à la pêche pour elle-même, pour une fois. C'est pourquoi elle se rendit au lieu dédié aux démarches administratives de la Guilde pour prendre deux semaines de vacances officielles, afin de ne pas être sollicitée pendant cette période, même dans l'éventualité où une mission lui correspondrait. Evidemment, elle ne dit à personne ce qu'elle comptait faire pendant ses vacances, et personne ne lui demanda de comptes, chaque membre de l'institution connaissant sa tendance à en révéler aussi peu que possible à son propre sujet.
Puis elle se rendit aux archives de la Guilde. L'avantage de vivre dans l'aile principale de cette institution était que ses archives recensaient, en plus des siennes propres, une copie de celles de chacune des annexes, ce qui lui permettait de gagner un temps précieux sur ses recherches. En effet, elle voulait faire une infiltration spéciale, en prenant son temps, et surtout, en veillant à ce que les informations qu'elle en retirerait ne profitent qu'à elle et à elle seule. Elle se souvenait de celle auprès de qui elle avait appris toutes les compétences non liées à sa spécialité qu'elle maîtrisait aujourd'hui. C'était à elle qu'elle estimait devoir tout ce qu'aujourd'hui elle possédait au sein de la Guilde. C'était aussi elle qui lui avait appris à faire confiance aux autres aventuriers, en la convainquant du fait que c'était ceux qui avaient le moins de raisons de vouloir sa chute, étant ses collègues. Elle lui avait aussi prouvé que, sa spécialité étant peu répandue au sein de ce groupe, normalement, personne ne la voyait comme une rivale. Si elle considérait à présent chacun des membres de la Guilde comme un membre de sa famille, c'était grâce à son mentor, sa grande soeur, pour filer la métaphore familiale.
Sortant de ses pensées, elle se concentra sur une tâche principale : se rappeler le nom de cette personne si chère à son coeur. Dhrissia Orefall... Elle chercha dans les dossiers des anciens membres et finit par la retrouver. La première chose qu'elle remarqua fut une photo, qui fit monter une larme à ses yeux. De nouveaux souvenirs la traversèrent, principalement de ses premières années dans la Guilde. De spécialisations trop différentes, Kasha et Dhrissia n'avaient jamais travaillé ensemble, mais elles s'étaient entraînées ensemble, Dhrissia lui avait présenté ses premiers amis au sein de la Guilde... Oui, elle s'était vraiment conduite en grande soeur exemplaire, n'abandonnant jamais Kasha si elle la voyait dans le besoin.
Mais assez de souvenirs ! Kasha trouva et nota l'adresse de son ancien mentor, avant de se lever, remettre le livre à sa place et quitter la salle des archives.
De retour dans sa chambre, elle étudia le chemin, espérant que les Orefall vivaient toujours au même endroit, avant d'étudier les options qui se présentaient à elle. Elle ne connaissait pas la famille biologique de sa soeur dans son coeur, donc, bien sûr, elle devrait rester prudente, ne pas leur révéler qui elle était réellement, sauf si ses membres se révélaient dignes de confiance. Un sourire se dessina sur son visage quand elle trouva. Elle allait incarner Lorena. Une jeune marchande ayant besoin de refaire ses stocks avant le grand marché de la Capitale et se fournissant chez des agriculteurs dont la réputation des produits n'était plus à faire... Cela passerait certainement !
Aussitôt pensé, aussitôt fait. Elle se changea pour porter des vêtements plus simples, défit ses cheveux et observa le résultat dans son miroir.
Finalement, elle parvint à sortir sans se faire prendre. Une fois en ville, elle put respirer, personne ne faisant attention à une marchande parmi tant d'autres. C'est à ce moment qu'elle réalisa qu'elle n'avait pas pensé à prendre de nourriture pour le voyage. Elle en acheta donc chez le marchand le plus proche, qui, évidemment, la voyant comme une concurrente, augmenta ses prix pour elle. Malgré tous ses efforts, elle ne parvint pas à négocier le prix normal. Elle acheta donc ses vivres deux fois trop cher, pestant intérieurement. Elle allait devoir dormir à la belle étoile sur le chemin, n'ayant plus assez d'argent pour payer une nuit dans une auberge ou tout autre logement temporaire qu'elle pourrait trouver.
Après ce départ mouvementé, le voyage se passa plutôt bien, sans évènement notable à relater.
Au bout de quelques jours de marche, elle put enfin apercevoir son objectif. La ferme était bien là, comme indiqué dans le document d'archive qu'elle avait consulté le jour de son départ.
En s'approchant, elle remarqua une jeune fille qui semblait épuisée, en se dirigeant vers de la nourriture. Elle supposa qu'elle venait de travailler, sachant que le travail dans les champs était souvent dur. Alors, elle se porta à son secours, donnant l'impression que c'était naturel pour elle :
- Est-ce que tout va bien ?
Si elle en avait besoin, l'inconnue pourrait s'appuyer sur l'épaule de Lorena, qu'elle lui offrit implicitement, sans en parler, simplement par sa position par rapport à celle de sa nouvelle interlocutrice.
Kasha Shlinma
Le corps légèrement tremblant, la jeune femme amène le bout de pain à sa bouche, mâche doucement, le regard absent... Du moins, jusqu'à ce qu'une inconnue sorte de nulle part et commence à lui parler. À en juger par ses mots, Enora doit vraiment avoir sale mine. Déplorable.
« Oh euh, oui. Enfin... » Elle sourit, l'air nerveuse, tout en se grattant l'avant-bras. « Je suis si horrible que ça à regarder ? »
Une pointe d'humour. Il faut dire qu'elle a tendance à s'isoler lorsqu'elle a trop utilisé son pouvoir, afin de ne pas trop inquiéter les autres, tout en laissant à son corps l'occasion de récupérer un peu d'énergie. Forcément, elle n'aime pas être vue dans un tel état. Mais elle sourit, tente de contrôler son corps.
« Ne vous en faites pas, ça m'arrive de temps en temps mais ce n'est rien de grave. Ça va vite passer Désolée de vous avoir inquiétée. » Elle marque une pause, penche la tête sur le côté. « C'est la première fois que je vous vois ici. Est-ce que je peux vous aider ? »
D'un autre côté, elles ne se connaissaient pas, ce ne serait donc probablement pas une bonne idée d'insister. Dhrissia ne lui avait jamais vraiment parlé de ses filles, mais Kasha savait qu'elle en avait, et l'âge de la demoiselle face à elle semblait correspondre à la plus jeune. D'un autre côté, il aurait aussi bien pu s'agir d'une amie de cette fameuse fille, d'une employée, de carrément l'aînée, semblant plus jeune que son âge réel, ou simplement de quelqu'un d'autre... Kasha en savait trop peu pour s'avancer et, de toutes façons, chercher à acquérir sa confiance en laissant voir qu'elle la connaissait sans que ce soit réciproque ne semblait pas être une bonne idée.
Enfin. Trêve d'introspection, elle allait finir par se trahir. Lorena était bien plus spontanée que cela...
- Oh, excusez-moi, c'est juste que... Je ne peux pas m'empêcher d'aider quand j'en ai l'occasion.
Elle se composa une mine gênée, idéale pour quelqu'un qui viendrait de se rendre compte qu'elle avait juste été indiscrète. Puis elle redevint sérieuse. On y était. Le motif de la visite.
- En fait, je suis commerçante, et on m'a vanté les mérite de vos produits. Serait-il possible de passer un accord ? Je fournis surtout la Capitale, je pourrais y vendre une sélection de vos produits. Et, évidemment, nous partagerions les bénéfices.
C'était la première fois que le côté commerçant de Lorena prenait autant d'importance... Si la conversation aboutissait à un réel contrat, bien sûr, elle ne vendrait pas les produits elle-même. Peut-être pourrait-elle charger la "mère" de Lorena de le faire, et Kasha se contenterait de ramener à la ferme les cristaux correspondant à la part définie pour le producteur. Quant à l'autre partie, la vraie marchande la garderait. Kasha n'avait aucun intérêt financier dans cette affaire. Elle espérait juste rencontrer des difficultés, ou simplement faire face à un refus. Que le contrat soit signé ou pas lui importait peu. Elle voulait simplement que la conversation s'éternise, afin de rencontrer tous les membres de la famille, dans la mesure du possible. Peut-être même qu'elle pourrait leur parler de son mentor... Si le feelin passait bien. Elle ne savait rien de ces personnes, donc elle ne savait pas réellement comment elle agirait avec eux... Seul l'avenir nous le dira, disait l'adage. Et, à ce moment précis, elle ne pouvait pas être plus d'accord.
Cependant, la réponse de l'inconnue fit disparaître ce sourire, laissant place à une mine bien plus sérieuse. Donc, cette personne est là pour affaires. Enora la regardait, silencieuse. Pas un regard lourd de sens, pas pour la juger. Non c'était un regard signifiant qu'elle l'écoutait, qu'elle réfléchissait déjà à la question.
« Je suis ravie que vous vous soyez tournée vers nous. » dit-elle poliment.
Il est vrai que les produits des Orefall ont excellente réputation. Leur nom est connu, tant ça fait des années et des années qu'ils sont dans l'agriculture. Au fil du temps, ils ont gagné du terrain et peuvent donc produire davantage de céréales, légumes, fruits, etc. Ça n'avait donc rien d'étonnant de voir débarquer des marchants en tout genre souhaitant passer un contrat avec eux.
« Avez-vous une licence ou un autre document officiel ? C'est mon père qui se charge de ce genre de négociation mais, je sais qu'il fait très attention à ce genre de détails. »
Bien entendu, les particuliers ont également le droit de venir directement chercher leur marchandise sur place ou de s'en faire livrer. Mais les quantités sont bien différentes. Ça n'a l'air de rien mais ça reste important pour éviter les personnes malveillantes.
« Je vais prévenir mon père de votre présence. Entre temps, souhaitez-vous vous installer à l'intérieur ? Ce sera plus agréable et confortable que de rester debout ici dehors. »
Et puis, ça ne lui fera pas mal de se poser elle aussi. Son corps est encore engourdi et le confort l'appelle.
La jeune Orefall emmène donc la marchande dans un petit salon, salon où ils ont l'habitude de recevoir du monde, que ce soit pour des accords ou simplement pour se reposer quand il s'agit d'en voyageurs ou d'un aventurier. La pièce est chaleureuse, accueillante, les murs relativement vierges de toute décoration superflue. Juste ce qu'il faut pour ne pas de sentir enfermé. Il y a même une petit cheminée située près des canapés, sur laquelle se trouve une photo de famille. Les deux parents et leur deux filles.
« Vous pouvez vous mettre à l'aise. Souhaitez-vous quelque chose à boire ? »
Elle hocha donc la tête :
- J'ai une dérogation de ma mère, qui me forme encore.
Bien sûr, elle omit de dire qu'elle était encore en formation à cause de son manque d'assiduité. C'était le genre d'informations qu'il valait mieux cacher aux clients.
Elle fut tentée de refuser l'invitation à entrer, mais se dit que la jeune fille souhaitait peut-être elle-même se reposer... Alors, elle ravala ses protestations, qui ne correspondaient de toutes façons pas à Lorena, et la suivit à l'intérieur. Alors que ses yeux commençaient à parcourir les lieux, fruit d'une curiosité parfaitement saine et sincère, mue simplement par le besoin de savoir comment vivait cette famille en se basant sur leur manière de décorer leur logement, elle remarqua très vite la photo de famille. Elle se força cependant à en détourner le regard, sentant les larmes lui monter aux yeux en reconnaissant sa guide et amie.
Et ce détournement de regard lui permit de ne pas louper la prochaine question. Elle se força à sourire et à lancer :
- Seulement si vous prenez quelque chose aussi ! Et si c'est le cas, ne vous embêtez pas, je prendrai la même chose que vous.
Peu lui importait, en réalité. Cette photo l'avait perturbée. Et elle ne savait pas s'il valait mieux la sortir de sa tête ou, au contraire, attendre d'être seule pour l'étudier plus en détails.
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