Calixte & Cheeko
Sourire commerciale et pourtant sincère sur les lèvres, elle salue le voyageur d'un signe de la main. Ou devrait-on dire le client. Ce dernier lui répond avec entrain, ravi, avant de s'en aller avec son animal et sa charrette sur laquelle repose sa marchandise. Si son père a l'habitude d'accueillir les clients, restant tout de même le maître des lieux, il y a des jours comme ça où il confie cette lourde tâche à l'une de ses filles. Aujourd'hui, c'est pour cause d'absence, ce dernier ayant dû se rendre dans un village voisin pour affaires. C'est donc Enora qui s'est chargée de faire le nécessaire au cours de ces deux derniers jours. Elle n'a peut-être pas la talent de son père - la faute à la différence d'années en terme d'expérience - mais les clients sont quasiment toujours repartis satisfaits jusqu'ici. Il faut dire qu'entre les habitués qui savent à quoi s'attendre et les voyageurs de passages qui ne peuvent pas trop se permettre d'être aussi exigeants que les meilleurs clients, Enora ne se sent pas perdue, dépassée. Elle connaît le système.
Elle s'est levée tôt, alors que les premiers rayons de soleil pointaient le bout de leur nez, timides.
Elle s'est vêtue d'une vieille tenue qu'elle peut se permettre d'abîmer, de salir, même si cette dernière est encore loin de ressembler à un torchon. Car Enora, elle veut toujours être présentable. Ça reste une demoiselle dont les regards nourricent sont égo, même si elle veille à cacher ce petit détail.
Cela fait, elle a vérifié le planning de la journée ; les commandes à préparer, les champs à travailler, etc.
Elle a déjà reçu deux clients qui prennent la peine de venir chercher leur marchandises à domicile.
Elle attend encore un client sur sa journée, doit préparer une petite commande pour le lendemain matin et finir de préparer une petite parcelle de terrain pour y planter de nouveaux légumes.
Rien de bien compliqué en sommes.
Enora poussa un petit soupire avant de d'aller chercher un seau, dont elle va avoir besoin afin d'y glisser quelques fruits.
Le climat, en Aryon, était des plus imprévisibles, et parfois des plus capricieux, mais ses habitants, et à fortiori ses agriculteurs, avaient appris à s’y accoutumer et à en tirer le meilleur parti. En cette période de l’année, après la rudesse générale de la saison froide, les champs avaient retrouvé le foisonnement végétal tapissant l’horizon de touches pastelles sur fond émeraude, offrant au regard le patchwork des rangées des nouvelles pousses et des cultures déjà bien avancées. Dans la matinée qui progressait langoureusement sous les rayons du soleil printanier, le parfum de la terre se couvrait des fragrances florales d’une nature en pleine arborescence. Il y avait là, dans la quiétude du bourdonnement des abeilles répondant au bruissement du feuillage d’un verger, la sensation réconfortante d’une inaliénable stabilité bordée de liberté. Et, présentement, c’était exactement ce que cherchait Kaname. Si elle avait appris, sous forme humaine, à rendre capable son corps de prouesses martiales grâce à la bienveillance des Valkyries, elle cherchait encore à roder ses compétences pour atteindre l’autonomie rêvée, fantasmée. L’arrivée des jumelles de Calixte n’avait fait que précipiter ce devoir qu’elle s’était imposée, et il y avait là, dans l’étendue des plaines fertiles s’allongeant devant elle, la promesse de possibilités.
Finissant la brochette de boulettes de légumes qu’elle avait achetée à l’auberge avant de quitter celle-ci, jetant négligemment la baguette de bois restante à Zuluka – la jeune grognedent qui avait décidé de l’accompagner – Kaname avisa ce qui semblait être le corps de ferme du domaine agricole jouxtant le petit sentier qu’elle avait emprunté.
- Acheter miam pour Zul ? lui demanda joyeusement la grognedent en brisant de sa mâchoire le bâtonnet pour l’engloutir goulument. Beaucoup miam ici !
- Non, Zul. Cal a pas donné à Kana beaucoup cristaux. Et Kana veut apprendre à faire ça, répondit pensivement la loutre géante sous forme humaine en pointant d’un doigt avide quelques plantations.
- Kana apprendre faire miam ?! Ca bien ! Faire fromage ?
- Oui. C’est important que nous savoir… savons ? Que nous savoir faire la nourriture, et à manger, pour les enfants. Peut-être Kana peut apprendre à faire fromage… Mais Zul devrait savoir que fromage rend malade elle.
- Fromage bon, commenta religieusement Zuluka, indifférente au fait que l’aliment discuté lui donnait de formidables coliques classées risque biologique.
- On va demander à elle, déclara la loutre en indiquant du menton la silhouette d’une jeune femme se découpant à une poignée de dizaine de mètres.
Kaname n’avait jamais posé les yeux sur si roses formes, et pourtant la Capitale était bondée d’étranges énergumènes en tout genre. L’inconnue, bien plus menue qu’elle – sous forme humaine la loutre géante gardait une stature plutôt imposante, au galbe vallonné et athlétique – présentait de longues mèches carnées encadrant un visage délicat percé d’un regard au diapason de sa couronne chevelue. Elle était drapée d’une tenue qui, de tout évidence, avait été choisie pour ne pas entraver ses mouvements comme résister aux travaux de la ferme, mais la présentait aussi joliment qu’un bouton de rose au cœur d’une habile composition végétale. Elle-même engoncée dans une salopette et une chemise empruntées à l’un des collègues de Calixte, encore un peu trop petites pour sa carrure, la loutre humaine se trouva subitement bien gauche. Refermant d’un geste hâtif sa cape en tissu anti-climat par-dessus ses vêtements mal taillés et dépareillés, Kaname n’en perdit pas moins sa résolution d’aller aborder la gracieuse femme adressant un geste de la main à un homme quittant les lieux en compagnie d’une charrette généreusement lestée. Evoluer sous forme humaine via le collier de métamorphose lui avait appris à développer ses pensées, son esprit, et la conscience d’elle-même, instillant une coquetterie qui ne lui avait jusque-là pas été familière, mais sa détermination farouche avait toujours été plus grande que son orgueil, et ce n’était pas une pointe de pudeur qui l’arrêterait dans sa tâche.
- Madame ! héla-t-elle donc la jeune femme qui se détournait – de son client ? – pour vaquer à ses occupations. S’il-vous-plait madame, Kana cherche travailleurs des champs pour apprendre comment faire la nourriture.
- Fromage ! ajouta Zuluka d’un ton claironnant avant de jeter son dévolu sur un bosquet de muguets dont elle engloutit joyeusement les clochettes.
- Oui, aussi. On veut apprendre comment faire pousser fromage.
La sauvageonne quitte son foyer sur le regard perplexe de sa mère adorée. Cette dernière le sait: La petite chipie ne vas pas respecter sa demande !
C'est d'un grand bond enjoué que Dents-de-Lapin saute dans le monde extérieur. Ce grand soleil, et cette douce brise qui caresse gentiment les feuilles aux alentours ! Elle prend une grande inspiration, gonflant ses poumons de tout cet air pur, cet air de la nature, et... Elle expire en s'étirant comiquement.
Aujourd'hui, pour changer, Cheeko a un objectif. Un objectif qui se veut simple en explication, mais complexe en application. Aujourd'hui, oui aujourd'hui, elle va marcher tout droit ! La raison pour laquelle la fille des bois s'est donné une mission pareille, c'est tout simplement pour assouvir sa soif d'exploration. Des années qu'elle explore les mêmes bois, des années qu'elle grimpe les même arbres... Sa mère lui a toujours interdit de quitter la forêt, mais celle qui pense être une menteuse professionnelle en a assez ! Il est grand temps pour l'hybride-nérouj de dépasser les limites du raisonnable, et de désobéir une fois de plus à sa mère !
Alors elle avance, tout droit bien sûr. Marcher ? Jamais de la vie ! La sauvageonne galope à l'aventure ! Elle se glisse entre les arbres et saute par-dessus les buissons, brise des branches sous ses sabots et détruits des plantes malheureusement placées sur son passage. Du boucan supplémentaire s'ajoute à cette course endiablée, celui des animaux qui fuient la source de tout ce remue-ménage. Adieu la discrétion, car Cheeko ne chasse pas l'animal ! Pas aujourd'hui, en tout cas.
La rouquine se met à ralentir. Elle commence à remarquer que la forêt se fait de moins en moins épaisse. Les arbres sont plus espacés les uns des autres, au point où elle arrive même à voir le ciel en levant la tête. À la vue d'un chemin de terre qui se dessine un peu plus loin en face d'elle, la fille des bois devine qu'elle se rapproche de l'inconnu qu'elle cherche tant. Son cœur accélère, non seulement à cause de l'effort physique qu'elle vient de faire, mais aussi à cause de l'excitation qu'elle ressent. Pas le temps de faire une pause ! Elle repart de plus belle, impatiente de voir à quoi ressemble le monde de ses rêves.
Le monde de ses rêves.
Pour ce qu'elle pense être la première fois de toute sa potite vie, Cheeko quitte la grande forêt d'Aryon pour faire face à de gigantesques étendues vertes à droite et à gauche, séparées par des clôtures et des chemins de grande envergure. Serait-ce des herbes hautes ? Ca a l'air différent, plutôt du genre des trucs que sa mère fait pousser dans leur petit champ rien qu'à elles. Serait-ce alors... Des champs ? Des champs, comme ceux qui font apparaître des légumes sous la terre ? SERAIT-CE UN HORIZON DE LÉGUMES ?! Pincez la, elle rêve !
Avec des étoiles plein les yeux lors de sa réalisation, la demi-nérouj décide de prendre de l'élan avant de se jeter à corps perdu dans l'un des champs à sa disposition. À corps perdu, très littéralement. Elle s'écrase à plat ventre dans la terre, laissant une trace anormalement bien dessinée de son corps. Elle relève jusqu'à finir sur ses quatre pattes avant de commencer à progresser, bave à la bouche.
A manger ici, à manger là bas...
Ohohooooh !
Se demandant jusqu'où ça peut bien aller, la fille des bois continue d'avancer jusqu'à ce qu'elle finisse par s'arrêter en même temps que le champ, au détour d'une clôture. Décidant de rester discrète depuis sa "cachette", c'est-à-dire à quatre pattes entre deux pousses de pommes de terre à peine assez hautes pour cacher son derrière, elle écarte deux feuilles pour mieux voir devant elle.
La sauvageonne remarque immédiatement la grande fille au teint sombre qui prend la parole. Elle semble appeler la madame d'en face, avec les cheveux qui doivent sentir bon. Pourquoi ça ? Car ils sont roses, et chez Cheeko: Si c'est rose, c'est que ça sent bon ! La grande fille est accompagnée d'un gros machin qu'elle sait pas c'que c'est. La rouquine n'avait jamais vu de gens -et une chose- pareils de toute sa vie. Elle sait que les humains qui ne viennent pas de la forêt sont habillés bizarrement, mais alors là... Aujourd'hui, on bat des records ! Elle reste cachée derrière feuilles et clôtures, attendant de voir ce qu'il se passe.
Les oreilles de la rousse semblent se dresser d'attention. Elle n'a même pas capté que le gros machin venait de parler. A-t-elle bien entendu ce que la grande inconnue vient de dire ? Faire pousser... Du fromage ?
Elle se relève d'un seul coup, laissant s'échapper par accident un petit cri d'excitation. En fait, elle se relève si vite que ses sabots décollent du sol ! Souriant à pleines dents, surtout celles de devant, il est impossible pour la fille des bois de rester en place. Elle bat la terre de ses sabots alors qu'elle peine à faire sortir des mots de sa bouche.