La quiétude de cette belle nuit d’hiver fut rapidement interrompue par l’arrivée d’un messagerbou, qui se posa tranquillement sur le bras de l’aventurière. Cette dernière prit rapidement le temps de gratifier l’animal d’une petite noisette - normalement prévue pour soudoyer les écureuils - avant de s’emparer du petit parchemin présent dans le petit sac à dos de l’animal. Profitant de sa friandise, et son message délivré, le volatile secoua rapidement ses plumes, avant de reprendre son envol.
Les sourcils froncés, la brune était assez inquiète par l’arrivée d’une lettre - un évènement assez rare pour l’aventurière solitaire qu’elle était, et qui constituait rarement des bonnes nouvelles. Elle s’était attendue à y trouver le cachet de la guilde, mais rien de tout cela. Peut-être une blague de l’autre crétin? Non, le premier mot ne laissait que très peu de doutes quant à l’auteur d’une telle missive. D’abord rassurée, son expression se mit à s’éteindre à nouveau progressivement au fur et à mesure de sa lecture, la faisant passer au travers d’un véritable ascenseur émotionnel.
- La lettre d'Inaros:
- Violette,
Ma sœur. Comme j’ai pu te l’expliquer dans une autre de mes lettres, j’ai sûrement trouvé un moyen de quitter le corps de la sculptrice. Je t’ai parlé de l’incertitude des effets et que je pourrais sûrement y trouver la mort. Je dois le faire. Malgré tout ce que cela peut impliquer. Je pense que je n’aurais pas de meilleures fenêtres que celle-ci, et je suis désolée que nous n’ayons pas pu nous voir, seuls, ces derniers temps. Si tout fonctionne, tu retrouveras ton grand-frère, je te le promets. Je t’ai aussi dit que je ne t’abandonnerai plus et c’est ce que je fais. Si c’est Lucy ou n’importe quel dieu qui m’accueille près de lui, alors sache que je lui demanderai qu’il garde une place pour toi près de moi. C’est bien maigre et tu connais mon pragmatisme, mais je fais ça pour que nous ne l’ayons plus entre nous deux.
[L’écriture est un peu plus compacte, comme s’il s’était souvenu d’inscrire ça quelque part] S’il-te-plaît, ne la blâme pas. Elle n’est pas responsable de mes décisions. Si tu veux récupérer quelques-unes de mes affaires, tu peux toujours la contacter.
PS : Sois heureuse, Violette. Toi plus que moi l’a toujours méritée. J’espère que ta vie d’aventurière te comblera et que, peut-être, un jour, tu auras le bonheur de me faire tonton - que je sois physiquement présent ou non.
Ton frère, Niko
Retrouver son grand frère... Pourquoi cette lettre sonnait-elle autant comme une lettre d’adieu, alors? Elle avait ce sentiment que rien n’était réellement prêt, que tout était expérimental. Pourquoi lui parlait-il autant de Lucy, ce crétin? Et pourquoi finissait-il sur cette fichue envie de devenir tonton? Si elle avait pu, elle l’aurait certainement secoué bien fort en lui mettant quelques claques, espérant lui remettre ses idées en place. Mais c’était certainement déjà trop tard au moment où cette lettre était arrivée entre ses mains.
L’aventurière réfugia son visage entre ses mains, se penchant un peu vers les flammes comme si le léger panache de fumée lui donnerait une excuse face à la larme qui venait de couler sur une de ses joues. Même si elle n’avait personne à qui mentir en ce moment, à part peut-être Lumi qui profitait encore du repos des braves dans un froid qui lui convenait parfaitement, à elle.
« Crétin, elle va aller où, ton âme, si tu n’as plus de corps…? »
Il avait bien spécifié dans sa lettre que ce n’était pas sa faute à elle. Et pourtant, Violette avait cette impression qu’il avait fait tout de même ça pour elle. Qu’il s’était en quelque sorte suicidé pour la laisser retrouver une vie normale. Et la brune la détestait encore plus pour ça, même si elle avait certainement tort de le faire. Mais, plus que de ses affaires, elle avait besoin de nouvelles. De savoir comment ça s’était passé. Qu’est-ce-qu’il est devenu.
« Et me revoilà, comme à l’époque, à chasser un fantôme… »
Son regard embué rivé sur les flammes oscillantes, consumant désespérément quelques bûches dans l’atmosphère sèche de la saison froide, elle resta ainsi une petite minute. Une petite minute à rassembler ses pensées, ses esprits. Une seule personne pouvait avoir les réponses qu’elle cherchait, et elle savait parfaitement où la trouver. Même si elle avait espéré ne jamais y remettre les pieds et ne jamais lui refaire face comme elle l’avait fait à l’époque. Violette n’était pas une femme à se lamenter et à rester inactive. C’était une personne d’action. Peu importait si c’était le milieu de la nuit. Peu importait si cette fichue quête prendrait une journée ou deux de retard parce-qu’elle devait faire un détour par les portails de téléportation. Elle se leva d’un coup.
* Lumi, on y va. *
* Hnng? Déjà? Lumi vouloir dodo… Nuit partout… *
* Oui, nouveau travail. *
Un mensonge, mais elle avait toujours répété à sa laïum que le travail passait avant tout, quand il se présentait à elles. Peu importait la situation. Et Lumi, si elle n’aimait pas le travail, aimait bien les récompenses à la fin du travail. Laissant échapper un petit grognement alors que Violette éteignait le feu, la dragonne se releva, encore un peu groggy de sa sieste nocturne.
❁❁❁
* Toi aller bien? *
C’était bien la cinquième fois cette journée que Lumi lui posait la question. Violette n’avait pas vraiment eu la foi de lui expliquer. Elle était fatiguée de sa nuit blanche de marche. Elle savait que Lumi l’était sûrement aussi. Mais elle devait savoir ce qui s’était réellement passé. Le chemin n’était pas des plus faciles, surtout partant d’un milieu sauvage comme elle avait l’habitude de côtoyer dans ses missions. Mais dés qu’elle se rapprocherait du portail, les routes seront bien plus praticables.
* Oui Lumi, ça va aller. Dès qu’on est à la capitale, tu pourras dormir dans le chariot. Je te tirerai. *
Sur les routes et les pavés, beaucoup plus simple que sur les petits chemins. Violette était prête à offrir à son familier un peu du repos qu’elle lui avait privé juste pour son coup de tête. Et elle s’en voulait.
* Si toi pas dormir, Lumi pas dormir non plus! *
Un sourire étira les lèvres de l’aventurière, et elle prit la dragonne blanche dans ses bras pour un gros câlin, alors que le paysage oscillait dans le portail de téléportation pour l’amener à la Capitale. Si elle était sûre d’une chose, c’était qu’elle aimait Lumi.
❁❁❁
La boutique de la sculptrice de verre était là, devant elle. La jeune aventurière s’en rappelait bien, de cette confrontation, de ces mensonges, et de leurs échanges. Si elle avait compris la réaction de la blonde, elle n’avait pas vraiment apprécié la façon dont elle lui avait tout de même caché quelque chose qui la concernait directement. Après tout, n’était-elle pas de la même famille que Nikolaos? Elle n’avait pas vraiment hâte d’y retourner. Mais elle poussa la porte comme la dernière fois, alors qu’une petite clochette en verre tinta pour annoncer son entrée.
La personne derrière le comptoir n’était pas celle qu’elle attendait. Et semblait un peu surprise de voir une brune qui n’avait pas l’air dans le meilleur des états rentrer. Ses cheveux n’avaient pas spécialement été bien arrangés, la fatigue se lisait dans son regard alors que ses jambes étaient lourdes, malgré son habitude de la marche et ses chaussures magiques. On devinait même encore la trace de quelques larmes séchées depuis quelques temps par le vent frais nocturne, derrière un regard légèrement sombre. Elle joua tout de même son travail de vendeuse, regardant d’un autre côté d’un œil légèrement inquiet la laïum qui était entrée aussi et qui reniflait quelques petites sculptures en verre.
Violette, de son côté, comme toujours, alla droit au but, d’une voix légèrement plus monocorde que ce qu’elle avait l’habitude.
« J’ai besoin de parler à Ivara, de façon urgente. C’est Violette qui la demande. »
Cela diminuerait peut-être ses chances de réellement la rencontrer. Mais s’il fallait qu’elle passe dans l’arrière boutique pour la trouver et l’en sortir par la peau des fesses, elle le ferait. A moins que la vendeuse ne vienne lui sortir une excuse comme quoi elle n’était pas là, ou, pire, que ce n’était même plus sa boutique.
Libérée du bourreau, du mercenaire, de cet autre qui avait fait de sa vie un enfer.
Cette idée, la sculptrice Streÿk n’arrivait pas encore à s’y faire. Luz avait été la première à débouler dans son atelier, à sa demande. Elle l’avait épaulée et l’avait aidé à s’organiser et, pour ça, Ivara ne lui en serait jamais assez reconnaissante. Quand était-elle venue ? Hier ? Avant-hier ? En début de semaine ? Lorsqu’on n’avait, durant presque deux ans, vécu un jour sur deux, il n’était pas aisé de s’y retrouver dans les affres du temps. Sa vie s’était comme allongée. Elle avait plus de temps pour faire ce qu’elle voulait et c’était une sensation étrange. Habituée à tout le temps faire vite, elle se retrouvait avec beaucoup trop de temps libre. Du temps libre qu’elle mettait à profit pour explorer la vie et les souvenirs de l’être qu’elle était, en quelque sorte, devenue. Inaros n’était plus là, mais Ivara non plus. Elle était devenue un subtil mélange des deux personnalités. Plus froide, plus calculatrice, avec une once de bienveillance exacerbée et un sang-froid à toute épreuve. Elle n’était plus elle et, lorsque cet état se déclenchait, elle était incapable de s’en rendre compte et d’y remédier. Comment lutter contre sa propre nature et son instinct ? Elle se résignait, peu à peu à cet état. C’était toujours plus compliqué à gérer dans ses relations avec les autres. Elle savait que dans le monde criminel, il -non, elle maintenant- avait tout un tas de contacts. Elle avait en tête des noms et des visages inconnus et pourtant… Connus ? Elle ressentait aussi des sentiments contradictoires avec les autres et elle l’avait ressentie en premier lieu avec son amie médecin. Il la détestait alors elle avait commencé à éprouver un ressenti incompréhensible envers la main secourable offerte par la rousse.
Elle pensait aussi particulièrement à une personne.
La blonde avait été surprise de constater qu’elle était aussi présente dans son esprit. La figure enfantine et joviale de la brune ne la quittait presque plus. Parfois, elle se surprenait à penser des trucs débiles comme : « Je l’ai fait pour elle ». Comment ça, tête de nœud ? Ivara avait bien en tête la dernière conversation qu’elle et Inaros avait eu avec…
- Une Violette demande à te parler ! Je lui dis que tu es occupée ou… ?
La figure de Nessa, son assistante, s’était dessinée dans l’encadrement de la porte tandis qu’elle était penchée sur ses livres de compte pour y mettre de l’ordre. Elle releva la tête, entrouvrit la bouche et son bras retomba lourdement sur la table de verre qu’elle avait elle-même confectionnée. D’un bond, elle se releva et indiqua à Nessa de la conduire à l’étage, là où elle se trouvait. La demi-sœur un peu trop fouineuse que la sculptrice n’appréciait pas particulièrement et qui, elle le savait à cause de la lettre qu’elle avait elle-même modifiée, était susceptible de débarquer à tout instant. Elle en avait longuement parlé avec Luz. Elle ne s’était pas attendue à ce que l’aventurière débarque aussi vite. Nessa redescendit pour réapparaître quelques minutes plus tard, la sœur prodigue derrière elle.
- Merci, Nessa. Violette, bonjour.
Elle hocha poliment la tête vers celle qui pénétrait à l’intérieur de sa sphère privée. Elles étaient dans les appartements de la sculptrice. L’endroit était propre, rangé. Loin du bordel créatif qu’elle avait eu l’habitude de laisser derrière son passage. Désormais, le moindre objet qui ne se trouvait pas à sa place l’insupportait. Tout devait être rangé, structuré, ordonné. Nessa referma la porte derrière l’autre brune avant de disparaître et elles se retrouvèrent seules.
Leur dernière discussion avait été compliquée. Ivara avait conscience que Violette lui reprochait beaucoup de choses mais elle avait presque tout autant à la critiquer. Elle referma son ouvrage et se déplaça jusqu’à son secrétaire, posé contre un des coins de la pièce à vivre, pour le ranger dans le tiroir qui lui était attribué.
- Tu as donc eu la lettre. Tu as été rapide. J’m’attendais pas à t’voir avant quelques s’maines. ‘vec ton taff.
Son accent, ses tics de langage, des éléments qu’elle ne maîtrisait pas et qui lui venait naturellement. Elle ne s’en rendait jamais compte avant que les mots ne sortent. Ivara avait envie de se précipiter vers Violette et la serrer dans ses bras. Elle avait envie de la rassurer, de lui dire que tout irait bien. Elle fit un pas vers elle, hésita, se ravisa. Ce qui lui servait de cuisine était plaqué contre l’autre coin de la pièce. Elle préféra s’y diriger.
- Je te sers un truc ? Tu as mauvaise mine. Elle pinça sa langue et ajouta. Désolée. Mais… C’est vrai que t’as l’air de pas avoir dormi ces derniers jours.
Et elle ne pouvait qu’en comprendre les raisons. Elle avait envie de se confondre en excuses, de lui rendre son frère, de lui assurer qu’elle ne lui avait jamais voulu le moindre mal mais le regard de Violette l’arrêta une seconde fois. Elle préféra se servir un verre de limonade, se pliant à la demande de l’aventurière si tant est qu’elle en aurait une sur la boisson qu’elle désirait.
Mais, elle le savait au fond d’elle car elle était de sa famille, Violette irait droit au but. Elle fit tomber un glaçon dans le liquide gazeux incolore et poussa un soupir de lassitude.
- Moi non plus, mais je ne pense pas que tu sois là pour échanger sur nos états de santé respectifs.
Après un court temps d’attente, Violette, suivie par Lumi, fut donc guidée en haut. L’arrière boutique, bien rangée, contenant quelques matériaux comme des sculptures - qui restaient son métier. Elle n’avait pas l’air d’avoir tant changé que cela, de ce qu’elle se rappelait. Même si elle se serait attendue à un accueil plus froid que cela. Une de ses mains posée sur le haut du crâne de sa laïum, fatiguée, elle se relaxa un petit peu en constatant que cette histoire n’allait pas partir instantanément dans une engueulade.
« Bonjour, Ivara. »
Rien de particulier dans sa voix, elle n’était pas vraiment énervée contre elle. Violette ne savait même pas vraiment à qui elle parlait en ce moment même. Elle avait deviné ces quelques mots un peu hachés à un moment, cet accent un peu différent, mais cela avait été diffus et ses phrases de façon générale étaient bien moins familières. Peut-être juste un tic qu’elle avait pris à force de cohabiter avec lui. Certainement que ça.
« La même chose que toi, pour la boisson. Et non pas trop de sommeil, c’est bien pour ça que je devais en avoir le coeur net, aussi »
Il fallait dire que sa présence ici n’avait certainement rien de surprenant. Elle s’empara tranquillement du verre de limonade, laissant son regard se perdre dans la valse des bulles un court instant. Échanger sur leurs états de santé respectifs? Oui et non. Pas vraiment, mais en même temps, aussi.
« Je pense que tu sais pourquoi je suis là, et je préfèrerai avoir à éviter le petit jeu de la dernière fois aussi. J'aimerais juste savoir ce qui s’est passé. Et comment vous allez, tous les deux. »
Compte tenu de l'accueil, elle avait l’impression qu’il s’agissait bien d’Ivara. Mais elle avait aussi l’impression d’avoir comme… murie. Ou changée d’une certaine façon. Est-ce-que les derniers événements lui avaient offert une nouvelle vision sur tout cela? Ou bien avait-elle relégué ces dernières années comme une chose du passé et prenait maintenant tout cela avec plus de philosophie?
Néanmoins, elle n’était pas vraiment certaine que, si elle avait l’air d’aller bien, lui allait tout aussi bien. C’était une situation étrange. L’aventurière laissa échapper un petit soupir, avant de prendre une petite gorgée de la boisson citronnée bien fraîche. D’habitude toujours positive, elle ne pouvait pas nier être affectée par cette lettre et ce qui c’était peut-être passé. Après tout, c’était un frère qu’elle n’avait presque jamais vu de sa vie, à part dans ses plus jeunes années. Mais c’était quand même la seule famille proche qui lui restait - même s’il avait squatté le corps d’une pauvre sculptrice de verre. Avec sa disparition, cela ferait donc d’elle la dernière de la famille. Enfin, elle avait techniquement encore son père, mais elle considérait son abandon et son désintérêt total comme une trahison bien plus grande que celle de son frère, dont elle avait pu comprendre la raison de sa fuite. Car elle avait vécu le même enfer. Même si elle l’avait, de plus, vécu bien plus longtemps que lui, au final. Il avait traversé un enfer différent, de son côté.
« Promis, je t’embêterai plus, après tout ça. »
- Assieds-toi. Ça va être long.
Elle prit gracilement place sur l’autre chaise. Son regard s’attarda sur la figure qui lui faisait face. Aussi brune qu’elle était blonde, elle ne lui ressemblait pas. Alors, pourquoi ressentait-elle ce sentiment à cet instant précis ? Étaient-elles désormais, et vraiment, de la même famille ? Un pli soucieux se dessina entre les sourcils de la sculptrice. La question était bien plus épineuse que tout ce qu’elle avait pu concevoir jusqu’à présent. Elle avait beau s’être préparée psychologiquement à cette rencontre, la voir en chair et en os était totalement différent. Elle se sentait si proche et si éloignée à la fois de l’aventurière. Elle claqua sa langue, un peu furieuse.
- Il va être compliqué de répondre à ta question bien que, cette fois, je préfère qu’il n’y ait pas d’secrets entr’ nous.
Elle se mordit la joue avant de se mettre à la mordiller, anxieuse. Elle n’arrivait pas à retenir les élans du mercenaire. Violette était trop proche. Elle essaya de prendre appui sur le dossier de son assise, comme si cet éloignement allait être suffisant. Elle se racla la gorge avant de reprendre.
- T’as lu la lettre et je te mentirai en te disant que je n’en connais pas le contenu. C’est moi qui les ai postées. Il était déjà… Parti. Je ne sais pas s’il est encore là. Il… Il a trouvé comment quitter mon corps. Un artefact ancien… Je crois qu’il a été détruit, je l’ai plus du tout… Et… Il… Je sais pas où il est.
C’était bien plus dur à dire que ce qu’elle avait imaginé. Comme pour se donner du courage, elle se redressa subitement sur elle-même et attrapa les mains de Violette entre les siennes, l’obligeant à lâcher sa boisson ou tout autre objet qu’elle aurait pu tenir à ce moment-là. Sa poigne était ferme. Elle ne comptait pas la laisser s’y soustraire avant qu’elle n’ait réussi à lui dire le plus important.
- J’ai une part de lui en moi. Je suis devenue lui. J’ai tous ses souvenirs. Violette je suis désolée, je crois qu’il est réellement mort. Je ne sais pas pourquoi j’aurais ses souvenirs autrement. Je… Je sais tout. Et j’ai pas que les souvenirs…
Elle s’arrêta pour reprendre son souffle et, surtout, accuser le regard de Violette. L’artisane relâcha tout aussi vite ses mains, pour ranger les siennes sous la table. Elle-même n’avait aucun espoir quant à une possible survie d’Inaros. Comment aurait-il pu vivre, si elle était devenue lui ? Elle était certaine que ce n’était pas un effet secondaire de la co-habitation. Elle avait l’intime conviction qu’elle en aurait déjà été victime avant, si tel était le cas. Non, si elle avait acquis caractère et souvenirs du mercenaire, c’est qu’il était mort. Personne ne pouvait vivre avec les mêmes souvenirs et la même personnalité sans être des clones. Ce qu’elle refusait d’être. Ce qu’elle n’était pas, grâce à sa part d’Ivara.
Elle ne disait plus rien, ses yeux se baladaient partout sauf sur le visage de Violette. C’était trop douloureux, d’avoir à soutenir son regard. Elle ne voulait pas y lire le chagrin et la peine. Elle tenait trop à elle pour ça. Ivara essaya de se reprendre. Comment ça, elle tenait à elle à ce point ? Non, elles ne se connaissaient pas. Luttant contre ces sentiments ambivalents et puissants, elle mit du temps avant de parvenir à murmurer d’autres mots. Les plus durs. Ceux qu’elle ne voulait pas avoir à infliger à Violette. Elle aurait détesté être à sa place.
- Je suis autant Inaros que Nikolaos qu’Ivara.
Le coup de massue ? Elle risqua un coup d'œil vers la brune. Elle-même était mortifiée. Elle venait à la fois d’annoncer la mort de son frère et sa survie.
- Je… Suis désolée, crut-elle bon d’ajouter.
Un peu plus loin dans la pièce, un petit shupon voletait et vint se poser sur l’épaule de sa maîtresse en ressentant sa peine. Ce geste eut le mérite de redonner un peu de courage à la citoyenne. Néa aussi avait été présente quand, quelque temps plus tôt, elle avait dû annoncer la même chose à Luz. Il restait cependant encore bien du monde à devoir mettre au courant et l’une d’elle était capitale. Il s’agissait de l’autre demi-soeur d’Inaros, Zahria.
L’aventurière écouta calmement, attentive et pensive en même temps. Elle ne savait pas réellement à quoi s’attendre. Enfin, si elle le savait bien, vu le contenu de cette lettre, mais son instinct lui disait qu’elle avait encore de quoi être surprise, et ça ne manqua pas. Si, dans un premier temps, Violette avait eu le réflexe d’essayer d’éviter le contact, elle n’eut pas trop le choix face à cette poigne plus que surprenante. Elle arrêta d’essayer immédiatement, au final plus surprise qu’autre chose face à ce qu’elle avait à dire, alors qu’elle semblait vraiment affectée par ce qu’elle disait.
Elle resta silencieuse, à moitié hébétée, essayant de comprendre ce qu’elle racontait, et ce que ces révélations impliquaient. Ses souvenirs. Lui. Qu’est-ce-que cela faisait de lui? Qu’est-ce-que cela faisait d’elle? Qu’est-ce-que cela faisait d’eux, surtout? Était-elle une nécromancienne qui profitait de sa mémoire, ou une voleuse qui avait de plus volé ses souvenirs? Ou bien était-ce réellement une sorte de fusion permanente, une sorte d’union et au final quelqu’un d’autre, de proche, sans réellement l’être? Quoi qu’il en était, l’individu que son frère avait été n’était plus. Ce qui revenait à ce qu’il soit mort, purement et simplement.
Son regard oscillant un peu dans le vide, parcourant l’atelier de la blonde sans vraiment le voir pour autant, semblait chercher un point d’accroche, une façon de comprendre avec un nouvel angle, sans vraiment y parvenir. Son regard se posa rapidement sur le Shupon de la sculptrice, avant de revenir vers elle. La brune ne savait pas particulièrement comment réagir, quoi dire, ou quoi faire.
« Tu es… Lui, et en même temps toujours toi? »
Sa voix, oscillante, assez peu sûre d’elle, laissait percevoir confusion, incompréhension, et peut-être une petite pointe de dégoût. Elle savait très bien que la blonde n’était pas une mauvaise personne non plus - même si c’était une petite menteuse. Là, elle avait l’impression qu’elle disait bien toute la vérité. Elle avait cette certitude.
Mais là encore, que faire de cette information? Ce n’était pas comme s’il avait tourné le dos à la famille en se mariant à une fille que tous détestaient. C’était très différent, une sorte d’alliance ou de fusion inédite, aussi parlerait-elle tout autant à elle qu’elle parlerait à lui à chaque fois. Ce ne serait pas un côté ou l’autre qui lui répondrait, mais un peu des deux? Il y avait quelque chose dans cette logique qui lui donnait un certain mal de crâne, qui, associé à sa fatigue, lui fit fermer les yeux un court instant pour essayer de mettre de l’ordre dans la tornade de ses émotions. Il n’était pas réellement mort, mais c’était tout comme. Tout ce qui sera écrit dans le futur de sa part ne le sera plus vraiment par lui mais par ce… nouvel être.
Violette hocha négativement la tête un court instant, laissant échapper un grand soupir.
« Je suppose qu’au fond, il voulait te laisser tranquille, il se doutait sûrement que sans corps pour son esprit il n’allait pas revenir en tant que celui qu’il était. »
D’un autre côté, même cette opération était aussi ratée. Mais avaient-ils réellement fusionné? Ou bien Ivara avait-elle simplement récupéré ses souvenirs? Violette n’avait pas particulièrement envie de s’enfoncer dans des débats métaphysiques que même les plus grands experts du continent peinaient à régler entre eux, sur le corps, l’âme, et ce genre de choses. Même les propos de la blonde étaient étranges à la fois se limitant aux souvenirs et disant qu’ils n’étaient plus qu’un.
« Tu as récupéré TOUS ses souvenirs? Ou que ceux de votre… cohabitation? Est-ce-que tu es Ivara, avec sa mémoire, ou bien est-ce-que vous êtes réellement deux mais ne faisant plus qu’un? »
Elle pouvait se douter que c’était loin d’être une question facile, mais l’aventurière essayait de se raccrocher à ce qu’elle pouvait. Ses mains posées sur la table devant elle, elle s’était relevée à moitié en ayant légèrement élevé la voix dans ce qui avait au final été un mélange de colère et de désespoir. Une colère qui retomba bien vite, à peu près autant que ses fesses sur la chaise. Elle n’avait pas envie de se battre, pas la force, pas l’envie, pas le moral. D’un côté, elle aurait très certainement préféré une réponse sèche et franche, un frère mort pour de bon, et une sculptrice libérée de ses tourments. Mais il semblait que Lucy avait d’autres plans pour elles deux. Et si quelque chose dérangeait bien Violette, c’était cette ambiguïté, cette incertitude, cette personne qui avait pris une partie de lui sans même être de son sang ou de sa famille.
- Tous. Sans exception. Je sais, pour les histoires d’Inaros, le conte qu’il lisait tout le temps. Je sais, pour la fois où il s’est amusé à cacher tes rubans et que vous vous êtes battus. Je sais aussi ce qu’il ressentait quand il entendait votr… Notre mère te donner des leçons sur ta conduite et la bienséance dont tu devais faire preuve en société.
Son regard papillonnait à gauche et à droite tandis qu’elle livrait, les uns après les autres, les souvenirs d’enfance qui avaient liés la fratrie. Violette avait été si jeune, Ivara n’était pas certaine qu’elle serait capable de se remémorer chacun d’entre eux, mais peut-être qu'un seul serait suffisant pour lui montrer qu’elle ne mentait pas. Les réactions de l’aventurière étaient si imprévisibles. Elle avait l’horrible impression de se tenir au bord d’un précipice, secouée par des vents violents. Un mot de travers et ce serait la chute. Elle ne savait pas non plus si elle avait fait le bon choix en utilisant le pronom possessif notre. Mais c’est ce qu’elle avait ressenti à l’instant même où sa mémoire avait fait rejaillir ces images. Elle s’était sentie lui.
- Mais j’ai aussi la mémoire d’Ivara. Alors, je suppose qu’on peut dire que je suis, en quelque sorte, devenue une troisième personne. Je ne suis plus tout à fait Ivara. Tu vois ces bleus ?
Elle releva ses manches pour montrer les nombreuses contusions qu’elle possédait sur ses bras. Puis, elle recula sa chaise pour mettre en évidence ses jambes et elle lui montra ses plaies. Certaines étaient anciennes, d’autres bien plus récentes. Ce furent d’ailleurs celles-ci que la sculptrice désigna du bout du doigt.
- Jamais Ivara n’aurait été se confronter à ceux qui lui ont fait ça. C’était hier. Ton frère a encore beaucoup d’ennemis et quelques dettes. Tous ne sont pas au courant de sa mort. Et puis, il avait… J’avais? Beau être méticuleux, y’a certaines personnes contre qui il est difficile d’se protéger.
Elle soupira. Les exemples auraient pu être encore plus nombreux pour montrer à Violette qu’elle était les deux, mais elle voulait déjà voir comment elle allait digérer ces informations. Elle tendit le bras pour toucher l’épaule de Violette et la frotta tendrement, dans un geste affectif. Ni le mercenaire ni la sculptrice ne l’auraient jamais fait.
- Mais j’vais veiller sur ton frère, promis. Tu pourras aussi lui rendre visite quand tu veux. Enfin, j’vais peut-être pas rester très longtemps ici. J’ai… Quelques plans en tête.
Se débarrasser des derniers criminels qui en avaient après elle, passer le flambeau à Nessa, renouer des liens avec la famille Streÿk, devenir aventurière…
- … Et je serais ravie de t’inclure dedans.
Des mots prononcés du bout des lèvres. Ivara n’en avait aucune envie, Inaros en mourait d’envie. Et, vu les altercations précédentes avec Violette, elle pouvait vite imaginer ce qu’elle ressentait aussi. Elle enchaîna sur un autre sujet, qui était plus ou moins lié à ce qu’elle était déjà en train de raconter, tout en récupérant son bras.
- Hm, dis-moi, je crois que tu connais… Zahria ? Tu as eu des nouvelles de sa part ?
En tout cas cette réponse - et ces preuves qu’elle ne pouvait pas réfuter - prouvait bien ses dires. Violette resta silencieuse, pour une fois, un peu pâlotte alors qu’elle essayait de savoir comment interpréter ça, ou retourner ces informations à son avantage, mais elle ne voyait rien. Rien si ce n’était l’évidence qu’elle soulignait elle-même : C’était une troisième personne, différente, et en même temps si familière. Au moins, les échanges explosifs qu’elle avait eu avec la blonde semblaient relégués au second plan, certainement à cause du caractère de son frère.
« Dans quoi est-ce-qu’il s’est encore fourré ce con… »
Fermant les yeux, pinçant le haut de son nez avant de laisser échapper un petit soupir fatigué, elle n’était pas si étonnée que cela, et à vrai dire cette Ivaros semblait gérer la situation à sa manière, en quelque sorte. Certainement pas de la meilleure des manières, mais Violette n’était pas particulièrement une adepte de ces “meilleures manières” non plus en général. Et puis, tant que les criminels réglaient leurs comptes entre eux et s’affaiblissaient sans faire de mal à des innocents…
Au moins, Ivaros avait l’air de vouloir se dégager de cela - même si Violette n’en était pas tout à fait certaine. En tout cas, il y avait l’air d’avoir une certaine envie de laisser cette vie de crime derrière eux. Mais pour quoi? Simplement rester sculptrice de verre? Elle voyait mal son demi-frère - dans les deux sens du terme - se cantonner à cela soudainement. Aussi, cette idée de plan était intrigante, mais aussi inquiétante. La dernière fois, il avait déjà essayé de l’attirer dans ses affaires un peu louches.
« … Ça me rappelle quelque chose. Quoi comme plans cette fois-ci? T’as prévu quoi pour la suite? »
Une question qui méritait tout de même d’être posée, déjà par simple curiosité, même si elle ne savait pas vraiment si elle était motivée pour rester à ses côtés. Il y avait quelque chose qui la dérangeait dans tout ça, un malaise encore plus grand qu’à l’époque. C’était un peu comme si l’aventurière ne savait pas sur quel pied danser, encore moins à qui elle avait à faire alors même qu’elle connaissait déjà la réponse : Les deux en même temps. C’était juste deux avis très contradictoires qui se bousculaient, des stéréotypes dont elle n’arrivait pas à se défaire, du fait qu’elle n’arrivait pas à repartir sur un avis neutre à son égard. Violette avait l’impression de ne plus vraiment être elle-même, de perdre une partie de sa bienveillance et de son altruisme pour des broutilles.
« … Et ouais, je l’ai déjà croisée, mais j’ai l’impression qu’elle peut être aussi insaisissable que moi par moments. Donc je ne la connais pas tant que ça… Toi si? »
Ou était-ce simplement Violette qui prenait bien trop de temps à voyager aux quatre coins du Royaume? Ça n'aidait pas. Ça n'avait jamais vraiment aidé à construire quoi que ce soit avec des gens de tout de façon. Mais elle se sentirait comme enfermée sinon, c’était peut-être pour cela que les liens lui faisaient parfois peur : Ils ne s’appelaient pas ainsi pour rien…
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