Donc, elle prit son mal en patience et étudia discrètement sa cible du coin de l'oeil. Etrangement, lui non plus n'avait pas quitté sa place. Peut-être avait-il des soupçons ? Peut-être avait-il vraiment quelque chose à se reprocher ? La plupart du temps, lorsque Kasha s'adonnait à des petites missions comme celle-ci, assez faciles, pour lesquelles il lui suffisait d'attendre la bonne opportunité pour copier les informations demandées dans son carnet avant de tout ranger parfaitement et de partir, c'était surtout à des fins de contrôle. Le client soupçonnait la cible, et Kasha devait simplement fournir des preuves de leur innocence ou de leur culpabilité. La plupart du temps, ses cibles n'avaient d'ailleurs rien à se reprocher. Mais cette fois, cela semblait différent. D'un autre côté, si cet homme trempait réellement dans des affaires louches, pourquoi aurait-il pris le risque de sortir en public ? Et aurait-il également pris le risque de garder des documents compromettants avec lui ? Kasha était presque certaine que, même si, pour une fois, elle était tombée sur un criminel, elle ne trouverait rien qui pourrait l'inculper. Mais bon. On lui avait demandé d'enquêter, elle enquêterait.
Toute à ses réflexions, elle n'avait pas vu l'homme finalement quitter sa place... Et elle ne se rendit compte de ce fait que lorsqu'elle le vit revenir. Oups. Elle avait certainement manqué une opportunité. D'un autre côté... Elle resterait ainsi sur le plan A. L'entracte.
C'est alors que la pièce débuta. Dans le futur, elle n'en aurait aucun souvenir. Les évènements suivants s'ancreraient beaucoup plus facilement dans sa mémoire que la pièce, qu'elle se faisait pourtant une joie de voir.
Lorsque l'entracte sonna, Kasha resta à sa place... Et sa cible aussi. Voyant cependant que le balcon où ils se trouvaient commençait à se vider, elle prit son mal en patience, se disant qu'à un moment donné, ils finiraient par se retrouver seuls, ce qui pourrait tourner à son avantage...
Le temps passa, et, dès que la dernière personne en plus de Kasha et sa cible passa la porte, la jeune femme se leva. C'était son tour. Profitant du fait que la cible semblait perdue dans ses pensées, la tête tournée à l'opposé de celle de ses possessions qui intéressait la jeune femme, elle se rapprocha de lui. Puis, lorsqu'elle fut juste assez loin pour ne pas paraître trop suspecte, elle lui parla, pendant qu'elle réfléchissait à ce qu'elle allait lui faire voir :
- Bonjour, Monsieur. Il semble que nous soyons les seules personnes ayant décidé de rester à leur place durant cet entracte... Autant discuter, non ? Qu'avez-vous pensé de la pièce, jusqu'à présent ?
- Madame, d'où sortez-vous ? Ne savez-vous pas qu'il est indécent pour une femme d'aborder ainsi un homme inconnu, sans aucune retenue ?
Oh, super, un de ces hommes qui rabaissent les femmes... Je vais me le faire.
Elle savait à présent parfaitement ce qu'elle allait lui montrer comme illusion. Mais d'abord, il fallait le quitter.
- Vous avez raison, je manque de savoir-vivre. Pardonnez-moi, je m'en vais, dans ce cas.
Elle eut droit à un grognement pour toute réponse. Lorsqu'elle passa la porte, elle sourit, portant à son regard une pochette qu'elle lui avait subtilisée pendant leur conversation. Elle contenait les documents qui l'intéressaient. Elle s'en assura en les parcourant rapidement du regard, puis se concentra sur l'homme. Elle devait le distraire avant qu'il ne se rende compte de l'absence de sa pochette. Trouvant une position confortable, cachée dans l'embrasure de la porte, elle ferma un instant les yeux, visualisant une image. L'image représentait un couple de femmes réellement impudentes, image qui ne manquerait pas de choquer l'homme. Mais elle leur laissa des traits simplistes, le résultat ressemblant pus à un dessin qu'à la réalité, puis elle activa son pouvoir. Elle aurait aimé animer le tout, mais elle devait garder une capacité de concentration, afin de pouvoir faire sa collecte d'informations tout en maintenant l'illusion. Se déplaçant sans rompre le contact visuel avec sa victime, elle trouve une meilleure place, qui lui permettrait de s'asseoir sans perdre le contact visuel. Puis, ses yeux faisant de rapides allers-retours entre sa feuille et sa cible, elle se mit au travail. Ses yeux fatiguaient assez vite, mais elle devait maintenir ces mouvements rapides, afin de tromper son cerveau, lui faisant croire qu'elle ne quittait pas des yeux le regard de sa victime, afin de maintenir l'illusion. Cependant, alors que les notes s'enchaînaient sur son carnet, elle savait que, dès que son travail serait terminé, elle devrait se dépêcher de rendre les documents à leur propriétaire et de partir. Ces mouvements trop rapides des yeux fatiguaient sensiblement ses organes visuels, elle sentait qu'elle aurait besoin de dormir au plus tôt après la fin de l'exercice. Ou, au moins, juste de fermer les yeux pendant plusieurs minutes.
L’espion ne recevait pas que des missions du couple royal, il recevait aussi des confidences. Et une noble lui avait justement confié qu’elle avait été brusquement malade après une soirée mondaine à son domicile. La jeune femme avait invité des membres de son entourage chez elle et, à la fin de la soirée, elle avait retrouvé des petits sacs en poudre malencontreusement oublié par-ci par-là par dans son manoir. Après l’avoir brièvement senti, la quadragénaire en avait ressenti des tournioles et elle s’était sentie bizarre pendant une bonne heure ou deux. Le retour à la réalité avait été pénible et, apparemment, elle doutait maintenant quelque peu de ses fréquentations. Visiblement, la dame avait effectué ses recherches elle-même et semblait porter ses soupçons sur un aristocrate qui allait beaucoup au théâtre. C’était un homme un peu trop imbu de lui-même, du goût de Rhis. Un vieux coq qui croyait jouer dans la cour des grands avec brio, y compris lorsqu’il allait au palais. Que la noblesse ne soit pas un modèle de vertu, l’espion pouvait bien le concevoir, mais le protecteur royal avait plus de mal à supporter les imbéciles qui croyaient pouvoir jouer avec le feu sans se brûler les doigts. En matière d’illégalité, on était soit un criminel doué, ou on ne l’était pas.
Le conseiller avait donc décidé de mener sa propre enquête et de fréquenter ce fameux théâtre. Si ses soupçons étaient fondés, le noble n’était sans doute qu’un amateur, mais Rhis comptait tuer ses ambitions dans l’œuf et s’assurer qu’il n’importât pas son trafic au palais. Une inspection de la garde dans ses entrepôts suffirait à le mettre au pas et à rentrer dans les rangs, mais le conseiller avait avant tout besoin de prouver qu’il se procurait bien une telle marchandise.
L’entracte lui laissait maintenant la possibilité de quitter son siège sans éveiller les soupçons et il se leva donc pour rejoindre le couloir qui menait vers les différents gradins. Il ne lui fallut pas longtemps pour arriver sur les lieux qui l’intéressait, faute d’avoir repéré où sa cible s’installait avant le début de la représentation théâtrale. Manque de chance, il y avait une jeune femme blonde qui prenait attentivement des notes dans un carnet près de l’embrasure de la porte et il ne pouvait donc entrer facilement dans la loge. Elle était noble à n’en point douter. Sa robe blanche, sa coiffure et son attitude semblait seoir à son rang, encore qu’elle n’était pas vraiment discrète aux yeux de Rhis, qui pouvait facilement voir tout son manège. La demoiselle était tellement focalisée sur ses notes qu’elle n'entendit même pas l’espion approcher. Chose étrange, elle regardait alternativement le noble qui était renfrogné sur son siège et son cahier, comme si elle se concentrait sur deux choses en même temps. D’un air dubitatif, Rhis lança un coup d’œil à sa cible et il tiqua légèrement. L’homme était rouge pivoine et se trémoussait d’indignation sur son siège. Pourtant il n’y avait rien à voir dans l’immédiat et le conseiller royal s’apprêtait à dire quelque chose quand l’aristocrate explosa.
- Mais vous n’avez pas honte ! Comment pouvez-vous avoir une attitude aussi indécente en société et devant d’autres gentilhommes ? Vous n’avez donc reçu aucune éducation ?!
Bon.
D’accord.
Cet homme n’était pas seulement stupide en essayant de vendre gauchement une marchandise illégale, il était également sénile.
D’un air sceptique, Rhis vit le noble continuer son discours et il le regarda comme si c’était un sombre imbécile. L’espion ne comprenait pas pourquoi il baillait aux corneilles alors qu’il n’y avait personne devant lui, mais la femme blonde ne semblait pas plus que ça s’en étonner ni s’en émouvoir.
Il y avait quelque chose de louche, et c’est donc sur cette constatation que Rhis prit la parole d’une voix neutre.
- Qu’est-ce qui se passe ici ?
Le noble sursauta momentanément et tourna d’un coup la tête vers Rhis.
- Me… Messire Dolamn !
Brusquement embrouillé, le noble ne semblait pas savoir où se mettre, mais quand l’homme posa son regard sur la jeune femme, il plissa brusquement les yeux.
… Oui, il y avait quelque chose de louche, et il était peut-être temps de mettre ça au clair.
Cependant, elle prit garde à cacher les affaires du noble qu'elle avait volées. Elle avait noté ce qu'elle voulait. À présent, il fallait lui rendre les originaux... Sans qu'il ne s'en rende compte.
Cependant, elle se dit qu'il fallait qu'elle parle au conseiller avant que son esprit ne la quitte totalement. Quelque chose lui disait qu'elle ne pourrait pas s'adonner au sommeil qu'elle appelait de ses voeux. Si elle avait la force de se lever, elle aurait esquissé une révérence, mais elle se contenta d'un hochement de tête, réprimant un bâillement.
- Monseigneur... Je suis ravie de vous revoir.
Cela n'était pas vraiment vrai. Après tout, une fois de plus, il se retrouvait en travers de son chemin. Et elle se rendit compte trop tard que, la fois précédente, elle était Lorena, à présent, elle était Victoria... L'homme n'avait aucune raison de savoir que c'était la même personne. Et elle avait dit elle-même que chez les nobles, elle n'avait pas droit à l'erreur...
Alors qu'elle jetait un regard vers son ancienne victime, réfléchissant à un moyen de lui rendre son bien sans qu'il ne le sache, elle remarqua que son regarde faisait des allers-retours entre elle et le conseiller. Elle voyait venir sa question à des kilomètres...
- Vous... Vous vous connaissez ? Messire... Est-ce votre compagne ?
Kasha eut du mal à réprimer un grognement. Puis, elle eut une idée. Une idée qui lui permettrait d'accomplir son objectif actuel (lui rendre discrètement ses affaires), et qui correspondrait assez bien au caractère de Victoria :
- Au cas où vous ne l'auriez pas remarqué, je suis toujours là, merci de ne pas m'ignorer. Vous parliez d'éducation... Permettez-moi de mettre la vôtre en doute.
Disant ces mots, elle s'était approchée de lui, et, partant du principe qu'il ne prendrait pas le risque de tourner le dos au conseiller, elle passa derrière sa cible et déposa les dossiers subtilisés et parfaitement rangés comme elle les avait trouvés sur son siège, de telle sorte qu'il pense les avoir oubliés quand il les trouverait. Puis, n'exprimant, elle, aucune sorte de crainte ou d'hésitation, en contraste avec l'homme, elle se rapprocha du conseiller, se permettant de lui déposer une main sur l'épaule, dans un geste de proximité assurée, mais sans non plus s'imposer. Si ce geste lui déplaisait, il n'aurait qu'à pousser la main de la jeune femme avant qu'elle ne le touche et cela ne changerait rien à la suite de ses actions.
- Vous avez probablement à faire ici, sans quoi vous ne seriez pas venu. Pour ma part, je ne me sens pas capable d'endurer un tel personnage plus longtemps. Avec toutes mes excuses.
Puis elle sortit de la loge. Cependant, elle trouvait dommage de quitter comme ça le conseiller, qui venait d'arriver. C'était la question pour laquelle elle ne lui avait pas dit "je vais prendre congé." Elle avait tant de questions à lui poser, elle voulait lui parler, mettre à profit cette sympathie qu'elle avait pour lui et dont elle ignorait l'origine. Alors, une fois à l'extérieur de la loge, elle attendit un moment, pour voir s'il sortirait. Si tel n'était pas le cas, tant pis, elle quitterait le théâtre. Après tout, elle avait ce qu'elle était venue chercher, même si elle aurait aimé avoir le temps d'étudier un peu plus les documents.
Cependant, réalisant peut-être qu'elle n'avait plus rien d'important à faire, son corps choisit ce moment pour se rappeler à son bon souvenir. Craignant de tomber endormie au beau milieu du couloir, elle alla chercher l'un des sièges laissés à disposition dans les couloirs, et en profita pour prendre un peu de repos. Néanmoins, elle ne s'autorisa pas à fermer les yeux, au cas où sa connaissance ressurgirait. Pourquoi l'attendait-elle, d'ailleurs ? Elle ne lui devait rien, ils n'étaient pas venus ensemble, lui ne savait même pas qu'il la connaissait, mais... Elle ne savait pas pourquoi, mais quand elle le croisait, elle voulait lui parler. Ne sois pas amie avec tes potentiels rivaux... Elle pensait cependant toujours respecter cet adage. Après tout, elle était seulement poussée par la curiosité... Au point de négliger ta santé et les signaux que t'envoie ton corps ? Rho, mais qui pouvait faire taire cette voix intérieure, à la fin ? Elle faisait encore ce qu'elle voulait, non !
Néanmoins, il y avait une part de vérité... Si rien ne se passait, elle allait finir par fermer les yeux, et de la à faire sa fameuse sieste assise sur ce siège, il n'y avait pas très loin...
Enfin, il fallait encore que l’aristocrate puisse se payer un complice avec de tels pouvoirs, et Rhis n’était pas vraiment sûr que le noble en soit capable. En plus, il aurait été stupide d’aboyer sur son complice ouvertement. Peut-être avait-il seulement vu deux impudentes au rez-de-chaussée, puisque leur loge se trouvait dans les gradins supérieurs. Quoi qu’il en soit, le garde jeta un œil à la femme blonde qui avait calmement refermé son carnet, comme si tout était normal. Cette demoiselle… lui disait brièvement quelque chose, sans savoir exactement quoi. Apparemment, elle savait qui il était puisqu’elle le salua d’un mouvement de tête avant de lui dire qu’elle était ravie de le revoir.
Rhis ne pouvait pas dire que c’était réciproque, puisque le beau brun cherchait encore où il avait rencontré la miss aux cheveux blonds. Il ne l’avait pas croisée dans une réception mondaine, il en était presque certain. Le garde ne l’avait pas vue au palais non plus. Alors où l’avait-il déjà rencontrée ? Dans une de ses missions ? Mais il se souvenait généralement bien des nobles qu’il abordait en tant que conseiller royal.
Le noble qui se trouvait dans la loge les regardait aussi avec un mélange de désappointement, de gêne et de surprise. Son regard passa bientôt de l’un à l’autre, et il leur fit bientôt une remarque qui prouva encore toute son idiotie. Un rictus apparut brièvement sur le visage de Rhis, bien vite remplacé par un sourire mi-figue mi-raisin.
- Il ne me semble pas connaître cette demoiselle, même si apparemment, nous nous sommes déjà croisés quelque part…
Il tendait au moins une perche à l’intéressée pour lui permettre de se présenter, mais la belle semblait s’être offusquée du comportement du noble, puisqu’elle se tourna vers lui et passa derrière son dos. Une attitude un peu étrange qui lui fit hausser un sourcil, mais l’espion n’intervint pas. Quand la jeune femme se rapprocha ensuite de lui, pour poser une main sur son épaule, il la dévisagea d’un air sceptique.
Elle avait deux cahiers, il y a un instant. Pourquoi désormais, elle n’en possédait qu’un seul ?
La demoiselle prenait en tout cas congé, ce qui lui donna la sensation qu’elle fuyait un peu trop rapidement. D’accord, l’entracte était toujours en cours, mais elle devrait bien regagner son siège pour le second acte… Et cela, même si elle n’aimait pas la présence de son compatriote. Rhis lança d’ailleurs un coup d’œil au noble, qui se dandinait sur place. Le vieil homme n’aimait pas sa présence, et c’était bon signe.
- Et donc, reprit Rhis avec lenteur, pourquoi criiez-vous il y a un instant ?
- Ah, il y avait ces deux demoiselles impudentes, qui ont osé entrer dans notre loge, et je leur faisais savoir mon mécontente…
L’homme tiqua en se rendant brusquement compte qu’il était seul, puis il s’empourpra.
- Je veux dire… Elles étaient là juste là ! Elles-elles sont parties… ? Je, je ne comprends pas…
Prenant brusquement conscience qu’il se ridiculisait plus qu’autre chose, l’homme finit par se taire et Rhis lui adressa un sourire à la fois hypocrite et faussement conciliant.
- Vous devriez peut-être rentrer chez vous, messire. Il n’y a personne et presque tout le monde est au rez-de-chaussée pour se restaurer auprès d’une bonne coupe de champagne… Vous en avez sans doute trop fait dernièrement.
- O-o-oui, peut-être que je suis fatigué, mais j’étais sûr que…
L’homme ne semblait décidément pas savoir où se mettre et Rhis parvint finalement à sa hauteur. Son regard dériva sur son siège et il aperçut un cahier ainsi que d’autres notes.
- Une nuit reposante vous fera certainement le plus grand bien. Tenez, vos documents. Vous alliez les oublier… Je ne savais pas que vous étiez si assidus à prendre des notes en plein théâtre.
L’homme sursauta, comme mordu par un serpent, et il bredouilla une excuse en disant qu’il essayait d’écrire un spectacle et ou un roman. Bien sûr. Il pouvait bien lui donner tous les prétextes au monde, il n’arrivait pas à cacher qu’il mentait. Et de toute façon, il ne pouvait pas tromper le pouvoir de Rhis. L’aristocrate était trop nerveux pour veiller prudemment sur ses pensées et l’espion eut bientôt les informations qu’il désirait. Le garde n’eut même pas à prendre congé puisque le quindragénaire décida de lui-même de partir le plus vite possible. Probablement estimait-il que son entreprise était devenue trop périlleuse pour ce soir. Il ne savait pas encore que son trafic allait vite tourner court, mais soit.
Rhis se trouva bientôt seul, et il rejoignit rapidement le couloir. Il n’eut pas beaucoup de chemin à faire pour remarquer la demoiselle aux cheveux blonds, qui s’était paisiblement endormie dans l’un des fauteuils du couloir… L’espion s’arrêta à sa hauteur et prit le temps de la regarder. Oui, elle lui disait bien quelque chose, mais il n’arrivait pas à la replacer dans le milieu de la noblesse. Quoi qu’il en soit, elle avait une mine bien innocente lorsqu’elle dormait, et le conseiller royal esquissa un sourire légèrement amusé. Il ne comprenait pas ce qu’elle faisait là ni ce qu’elle avait cherché à faire tantôt, mais il pouvait toujours en savoir plus s’il restait avec elle.
Du coin de l’œil, il avisa le carnet de la jeune femme qui avait légèrement glissé de sa poche durant son sommeil. Rhis s’en saisit prudemment, attentif à ne pas faire de mouvements brusques pour ne pas réveiller la demoiselle, et il fit bientôt défiler les pages du cahier.
C’était des notes prises au vol. Le garde ne pouvait pas comprendre tout car la jeune noble utilisait des abréviations personnelles, mais cela suffit à Rhis pour comprendre qu’elle espionnait l’aristocrate qu’ils avaient rencontrés précédemment. La belle avait même pu recueillir des informations que le conseiller royal n’avait pas en sa possession, et l’espion prit soin de les retenir dans un coin de sa tête. Ca pourrait toujours être utile. Mais si ces notes lui étaient profitables, cela lui faisait aussi se poser d’autres questions. A savoir qui était vraiment la jeune femme.
A moins d’être écervelés, les nobles préféraient mener leur propre enquête en utilisant des intermédiaires. Des aventuriers, par exemple, ou des mercenaires. Peu d’entre eux osaient investiguer de front, d’une part parce qu’ils avaient une réputation à entretenir, et d’autre part parce qu’il ne voyait aucun intérêt à faire tout le boulot eux-mêmes. Ils avaient les moyens pour envoyer des sous-fifres sur place. Alors pourquoi s’embêter à enquêter par eux-mêmes ? L’attitude de la jeune femme était donc quelque peu étonnante, et Rhis consulta rapidement les autres pages du carnet dans sa main.
Il s’agissait là d’autres enquêtes dont il n’arrivait pas à saisir la portée, faute de savoir quelles missions la demoiselle avait accepté. Il pouvait en tout cas supposer qu’elle était une espionne, ou plus exactement, une informatrice. Pour qui et pourquoi, il ne savait pas le dire. Dans tous les cas, le protecteur royal se pencha pour remettre le cahier, au moment-même où la dame remuait légèrement, probablement à cause de sa position dans le fauteuil qui s’avérait inconfortable. Rhis laissa tomber le cahier où il l’avait trouvé, puis il se redressa et prit la parole alors que la demoiselle semblait sortir de son sommeil.
- Vous allez manquer le dernier acte si vous restez là, mademoiselle.
Un mince sourire sur les lèvres, il enchaina.
- L’autre… gentilhomme qui était présent vient apparemment de partir. Peut-être pour aller boire un verre en bas. Vous ne serez donc pas importunée si vous retournez dans votre loge.
Rhis s’interrompit, puis la dévisagea avec un sourire engageant, mais légèrement malicieux.
- Me diriez-vous donc où nous nous sommes déjà rencontrés ?
Parce qu’il l’avait déjà rencontré, c’était clair. Mais sûrement dans un autre endroit et dans d’autres circonstances…
L'instant d'après, elle se réveillait en sentant du mouvement près d'elle. Se réveillait ? Cela voulait dire qu'elle s'était endormie ! Elle espérait sincèrement que personne ne l'avait vue ! Et ce mouvement ? C'est alors que son regard perdu croisa celui, bien plus calme, de l'homme qu'elle avait attendu, sans cependant accepter de se l'avouer. Le dernier acte ? De quoi parlait... Ah. C'est vrai. Ils étaient au théâtre. Mas avant de se lever, elle voulait remettre de l'ordre dans ses idées. C'est alors que le sujet de sa cible fut abordée. C'est vrai, c'était pour ça qu'elle était là... Elle espérait sincèrement ne pas avoir perdu ses notes, se dit-elle en cherchant fébrilement son carnet, dans un geste qu'elle tenta tout de même de rendre aussi discret que possible. Elle ne put retenir un soupir de soulagement en réalisant qu'il était bien là, malgré une légère surprise : elle qui avait l'habitude de ranger les documents qu'elle étudiait exactement là où elle les avait trouvés avait fini par gagner la compétence de savoir se rendre compte des différences de placement d'objets, aussi infimes soient-elles. Et son carnet ne se trouvait pas exactement là où elle l'avait laissé... Il faudrait qu'elle découvre qui y avait touché. Néanmoins, qui que soit cette personne, elle avait pris le soin de le lui rendre.
Enfin, il serait toujours temps d'élucider ce mystère plus tard. D'autant plus que le conseiller était le plus suspect, étant la seule personne se trouvant actuellement à ses côtés.
Puis vint la question à laquelle elle ne voulait pas répondre. Alors, elle trouva l'opportunité parfaite : au lieu de répondre à la question, elle répondit à la remarque qui l'avait précédée :
- Il n'y est pas ? La belle affaire. Il finira par y retourner de toutes façons, et je n'ai aucune envie de me retrouver de nouveau nez-à-nez avec lui. Je pense plutôt renoncer à la pièce.
Elle hésita, puis se permit une petite boutade qui, elle ne voulait pas se l'avouer, trahissait le fond de sa pensée :
- Lucy est cruelle. J'aurais préféré vous avoir vous comme voisin.
Quoi qu'il en soit, il fallait quitter le couloir. L'homme avait raison, l'entracte allait toucher à sa fin, il fallait donc quitter le couloir au plus vite s'ils ne voulaient pas être bousculés... Et Lucy savait que Kahsa avait horreur des bains de foule. C'était quelque chose qu'elle ne pouvait dissimuler, même sous les traits de Lorena ou Victoria. Se trouver avec deux ou trois personnes, voire jusqu'à une dizaine, ne lui posait pas de problème. Au-delà, cela lui pompait son énergie et lui demandait un gros effort de volonté pour ne pas simplement fuir. Néanmoins, elle ne savait pas où aller. Pour respecter son personnage, elle devrait retourner dans sa loge, mais elle venait de dire qu'elle ne le voulait pas, ce qui était vrai. De plus, elle avait prévu de ne pas rester pour le deuxième acte. Mais quelque chose l'empêchait d'abandonner cet homme. D'accord, il apparaissait toujours au pire moment et semblait décider à lui mettre des bâtons dans les roues, mais elle voulait croire qu'il ne s'agissait que de coïncidences malheureuses.
Elle voulait lui faire confiance... Mais comment espérer cela, si elle-même ne lui donnait pas de raison de se fier à elle ? Il faudrait, un jour ou l'autre, qu'elle réponde à sa question. Mais elle ne s'en sentait actuellement pas la force. Peut-être finirait-elle par s'avouer vaincue s'il insistait, cependant.
- Quand les dés s’en mêlent:
Sans surprise, la jeune femme mit un peu de temps à comprendre ses dernières paroles. Rhis ne lui en voulut pas vraiment : elle émergeait à peine d’une sieste… inopinée, et il lui fallait un peu de temps pour revenir sur Terre. Il la laissa donc récupérer ses esprits, alors qu’il continuait à la dévisager en cherchant où il l’avait rencontré. Peut-être devait-il faire fi des milieux mondains. Si c’était le cas, cela réduisait déjà son champ d’action. Il avait bien été dans divers lieux de la capitale. A la Forteresse, aussi, pour rechercher Nevaeh Farley…
Le conseiller royal n’eut cela dit pas le temps de poursuivre ses réflexions, puisque la demoiselle réagissait enfin à ses derniers propos. Elle ignora donc royalement sa dernière question pour parler de l’autre noble dans la loge. Que la blonde ne voulait manifestement pas revoir. En soi, Rhis pouvait comprendre : non seulement l’aristocrate était désagréable, mais il semblait également quelque peu perturbé, pour ne pas dire sénile et dérangé. Bien sûr, le beau brun aurait pu encourager la miss à retourner à sa place d’origine, mais il ne pouvait pas non plus lui forcer la main, ç’aurait été discourtois et malséant de sa part.
Cela dit, il y avait une autre solution, quoiqu’elle ferait probablement jaser la cour pendant un jour ou deux, si pas plus. D’autre part, Rhis ne pouvait pas laisser seul une demoiselle qui était épuisée et qui avait présumé de ses forces, n’est-ce pas ?
- Il ne me semble pas sage que vous rentriez seule tout de suite, si vous tombez de fatigue, observa-t-il.
Elle s’était quand même endormie dans le couloir en quelques instants, ce qui n’était pas évident dans un milieu public.
- Il y a encore des places disponibles dans ma loge. Vous pouvez m’accompagner si vous voulez. Je vous laisserai dormir si l’envie vous en prend, ça vous permettra de récupérer. Nous serons plongés dans le noir, donc nos voisins ne remarqueront pas que vous piquerez du nez. Ca vous permettra au moins de récupérer des forces pour le chemin du retour. Et si nécessaire, je vous raccompagnerai jusqu’à chez vous. Au pire des cas, nous appellerons un fiacre pour vous éviter de marcher de trop.
Rhis marqua une courte pause, pendant laquelle il laissa à son interlocutrice le temps de mesurer sa proposition. Puis, il continua avec une expression affable sur les lèvres.
- Bien sûr, vous pouvez également refuser, je ne veux en aucun cas vous forcer la main.
Le garde lui tendit la main pour l’aider à se relever et il lui accorda un dernier sourire.
- Alors que décidez-vous ?
Et... attendez, quoi ? Vous pouvez rembobiner ? Répéter ? Encore ? Non, sérieusement ? Elle ne pensait pas qu'il la prendrait au mot, quand elle avait dit qu'elle l'aurait préféré lui... Bon, elle devait l'admettre, pour une fois, elle n'avait pas menti. Mais d'un autre côté, presque n'importe qui aurait été plus agréable que ce... Ce... Cet homme dont elle devrait peut-être dire au conseiller qu'il n'était pas aussi fou qu'il le pensait probablement.
Pendant qu'elle réfléchissait, lui avait continué de parler. Lui manquait-elle de respect en n'écoutant pas ? Elle espérait que non, parce que, même si elle essayait d'écouter, il avait visiblement terminé. Alors, elle tenta de faire comme si elle avait entendu. Mais d'abord, il fallait qu'elle se lève. Ce qu'elle fit... En effet, elle était plus fatiguée qu'elle ne le pensait. Mais elle pourrait marcher un peu. Cependant, jouer la comédie pourrait l'aider, principalement quant au fait qu'elle tenait absolument à lui dire que l'homme n'était pas fou... Du moins, un peu moins que ce que son vis-à-vis pensait certainement.
Alors, chancelant comme si elle était encore dans les vappes, elle se retint à son bras... Qui finalement lui fut vraiment utile. Décidément, elle allait devoir apprendre les limites de son propre corps. Et, profitant du fait que ce contact physique les avait rapprochés, elle s'approcha de son oreille et murmura, afin qu'il soit seul à l'entendre :
- Tant que j'y pense, l'homme... C'était ma faute.
Elle ne lui en dirait pas plus. Du moins, pas pour l'instant. S'ils restaient ensemble, ce à quoi elle aspirait, si elle s'accordait à être honnête avec elle-même, elle aurait tout le temps de lui en parler après avoir accepté son invitation. Après tout, l'obscurité était propice aux confidences...
Attendez, mais de quoi parlait-elle ? Se confier à lui ? Alors qu'elle passait son temps à lui mentir ? À quoi pensait-elle ? Et elle osait se reposer sur lui, alors qu'elle savait à présent que c'était un homme respectable, qu'elle ne respectait pas ? Comment osait-elle ?
Elle retira donc sa main de son bras, une rougeur lui montant au visage :
- Pardonnez-moi, c'est inconvenant.
Puis, se disant qu'elle devait quand même répondre à son invitation, elle l'observa, observa les alentours, et observa l'homme à nouveau. L'entracte étant sur le point de se terminer, le couloir était encore plus peuplé qu'auparavant. Instinctivement et sans s'en rendre compte, elle se rapprocha du conseiller, se cachant un peu derrière lui, comme s'il était un rempart capable de le protéger de la marée humaine menaçant de la submerger.
- Et quelque chose d'encore plus inconvenant... Je vais devoir accepter votre proposition.
Encore une hésitation, un détournement de regard, puis, avec une inspiration, elle se lança :
- De plus, j'ai un certain nombre de choses à vous dire. J'aimerais être parfaitement honnête avec vous sur des sujets importants, du moins à mon avis.
Elle le suivit alors jusqu'à la loge susmentionnée, ayant toutes les peines du monde à ne pas s'accrocher à lui tel un enfant ayant peur de perdre sa mère dans un parc d'attractions.
Quand enfin ils parvinrent à leur destination, Kasha ne put retenir un soupir de soulagement. En effet, la loge était loin d'être pleine. Elle le laissa rejoindre sa place, et fut déçue de remarquer que ses sièges voisins étaient occupés. C'est alors que l'un des voisins du conseiller changea de place, avec un regard avenant vers la jeune femme, signe qu'il lui laissait son siège. Le regard reconnaissant qu'elle lui lança ne pouvait être plus lumineux, et elle se hâta de rejoindre la place qui serait désormais la sienne, ne pouvant s'empêcher de glisser une remarque amère :
- Vous, vous avez des voisins dignes de ce nom.
Puis elle observa les alentours. La pièce était certes peu remplie, mais il y avait cependant trop de témoins à son goût pour qu'elle puisse révéler son identité... Et surtout le fait qu'elle n'était pas noble. Alors, elle se contenta de l'information la moins importante de toutes celles dont elle voulait lui faire part :
- Alors, pardonnez-moi, mais avant que le spectacle ne reprenne, j'aimerais vous parler de quelque chose. Ce... noble, cette personne... Il n'était pas aussi fou que vous le pensez certainement. Comme je vous l'ai dit, tout cela est ma faute.
Elle marqua une pause, se demandant comment expliquer ce qui s'était passé. En temps normal, quand elle devait expliquer, elle se basait sur des démonstrations. Mais elle avait déjà utilisé son pouvoir dans cette journée, et ne pouvait donc pas recommencer. C'est alors qu'elle se souvint de ce carnet. Alors qu'elle le feuilletait pour trouver une page libre, elle lâcha :
- Il y a certaines choses qu'il faudra que je sache à ce sujet aussi.
Puis, une fois sa page trouvée, elle marqua une pause. Elle se demanda comment amener les choses. Puis, elle décida de simplement expliquer comme cela lui venait :
- C'est l'effet de mon pouvoir. Ces "deux impudentes", dont il vous a parlé (car oui, je n'étais pas encore assez loin pour ne pas l'entendre à ce moment)... En réalité, il les voyait. Seulement, il était le seul à les voir. Si vous étiez entré dans la pièce plus tôt, sans vous signaler, et que vous aviez regardé autour de vous avant que je ne vous remarque, vous auriez certainement vu un peu de l'image.
Elle hésita, puis poursuivit :
- C'est aussi ce pouvoir qui m'a épuisée. Et vous l'avez certainement vu, mais je notais tout en l'utilisant... Ce qui m'a amenée à l'utiliser de façon très intense... Trop intense, sans doute, ce qui en a aggravé les effets secondaires.
Elle réalisa alors qu'elle avait ouvert son carnet dans le but de schématiser le fonctionnement de son pouvoir, mais, à présent, elle n'en éprouvait plus le besoin. Elle referma donc le carnet, rangea le crayon, mais pas le calepin. En effet, elle comptait demander à son voisin si c'était lui qui l'avait consulté, et gardait donc le carnet comme un aide-mémoire pour se souvenir d'en parler.
Et ce fut à ce moment que le spectacle reprit. Mais Kasha-Victoria avait terminé ce qu'elle voulait dire. Lui restait à présent à réfléchir à comment amener la suite... Et surtout, si elle voulait l'amener. Car la suite, c'était purement et simplement lui dire qu'elle lui mentait depuis le début, qu'elle n'était pas noble et qu'elle était Lorena. Mais, comme précisé plus tôt, pour elle, une explication allait avec une démonstration. Elle comptait changer de rôle et adopter celui de Lorena pour lui prouver ses dires. Cependant, elle ne se sentait actuellement pas l'énergie de le faire, sans compter qu'elle ne savait toujours pas si elle voulait vraiment lui révéler cela. Elle était très tentée de lui faire confiance, si ce n'était pas déjà le cas, mais avait-elle raison ? Elle ne comprenait d'ailleurs pas cette soudaine envie de se confier. Mais, alors que la musique annonçant la reprise du spectacle se faisait entendre, elle cessa de lutter et se retrouva la tête sur l'épaule de Rhis, se laissant doucement guider par la musique de retour vers le pays des rêves... Après tout, il l'avait lui-même invitée à dormir lorsque les lumières se seraient éteintes. Elle espérait simplement ne pas dormir trop longtemps, afin de lui révéler ou non ses autres secrets et, surtout, de savoir qui avait lu son carnet. Il en allait de la confidentialité de sa mission... Et peut-être aussi des précédentes. Mais d'abord, un peu de repos.
- Ce n’est pas difficile d’avoir un meilleur voisin que le vôtre, se contenta-t-il de répondre. Mais vous n’êtes pas sans savoir que toute la noblesse n’est pas comme ça, évidemment.
Était-ce une petite pique gratuite ? Le conseiller royal avait en tout cas de légers soupçons sur les activités de la demoiselle et il dévisagea son interlocutrice à la recherche du moindre petit indice qui pourrait lui donner des informations sur son identité, son attitude ou les raisons de sa présence ici.
Mais la jeune femme avait visiblement envie de faire sa confession avant que les lumières ne s’éteignent et le garde la laissa donc parler tant qu’ils en avaient encore l’occasion. Une expression neutre sur le visage, Rhis l’écouta donc lui dire que sa cible n’était pas aussi folle qu’il ne l’avait cru de prime abord. Tout était de sa faute, selon elle, et il la vit prendre son carnet alors qu’elle marquait une pause.
- Il y a certaines choses qu'il faudra que je sache à ce sujet aussi.
Un sourire fin apparut brièvement sur le visage de l’espion. Avait-elle senti que le beau brun s’emparait du carnet tout à l’heure ? Peut-être. Toujours était-il qu’elle n’avait aucune preuve de ce qu’il avait fait, et l’intéressé ne se sentait nullement obligé de lui répondre là-dessus. Le protecteur royal attendait surtout que la demoiselle s’explique, ce qu’elle ne tarda pas à faire.
- C'est l'effet de mon pouvoir. Ces "deux impudentes", dont il vous a parlé (car oui, je n'étais pas encore assez loin pour ne pas l'entendre à ce moment)... En réalité, il les voyait. Seulement, il était le seul à les voir. Si vous étiez entré dans la pièce plus tôt, sans vous signaler, et que vous aviez regardé autour de vous avant que je ne vous remarque, vous auriez certainement vu un peu de l'image.
Rhis prit le temps de mesurer ses propos alors que la demoiselle lui avouait également que c’était ce pouvoir qui l’avait épuisée. Quant à son carnet… C’était désormais clair : elle avait utilisé son cahier pour prendre des notes alors qu’elle distrayait le noble corrompu par l’illusion qu’elle avait créée. Et s’il se rappelait bien les événements, la belle avait ensuite tourné autour de l’aristocrate de manière assez étrange. Très probablement avait-elle remis les documents de sa cible à sa place. C’était à cause de cela qu’elle était revenue avec un cahier et non deux. Tout s’expliquait donc petit à petit.
Mais il n’en restait pas moins qu’elle n’avait pas répondu à trois questions essentielles.
- Pourquoi…
La brusque coupure de l’éclairage l’interrompit dans son élan et Rhis jeta un œil distrait à la scène. Le spectacle allait reprendre, au plus mauvais moment, bien sûr, puisqu’il voulait justement l’interroger. Mais l’homme aux yeux lilas savait être patient et il renonça à en savoir plus de prime abord.
- Peu importe, se contenta-t-il de répondre. Reposez-vous durant le deuxième acte. Nous parlerons ensuite.
Discuter dans leur loge n’auraient fait que déranger leurs voisins et attirer l’attention. Même s’il avait un statut conséquent à la cour, il préférait éviter d’attirer les ragots outre mesure. Et puis, la demoiselle – dont il ne connaissait toujours pas le nom – n’allait pas s’évanouir dans un écran de fumée maintenant qu’elle était assise à côté de lui…
Rhis la laissa donc tranquille, du moins en apparence. Ce n’était pas parce qu’il ne lui adressait pas la parole qu’il ne pouvait pas l’observer du coin de l’œil. Or, la blondinette s’endormit très rapidement sur son siège, preuve, s’il en était, qu’elle ne se sentait pas du tout en danger et qu’elle semblait bien être victime de son pouvoir – ou de sa longue journée.
Cela aussi l’interpelait. Quand on cherchait à s’informer sur quelqu’un, on essayait d’être sur le qui-vive tout au long de sa mission, jusqu’à être définitivement en sécurité. Ici, la demoiselle s’était écroulée de fatigue sans même se dire qu’on pourrait lui faire du mal ou profiter de son moment de faiblesse. Certes, on était dans un milieu fringant et huppé, mais tout homme un tant soit peu malin savait que c’était justement dans les hauts lieux qu’on était perfide, sournois, et parfois même méchant avec ses compatriotes.
Autre chose encore : l’inconnue s’était endormie dans un couloir en dépit de toute prudence. Si elle s’était bien informée sur le noble, pourquoi n’était-elle pas partie tout de suite, afin que Rhis ne mette pas la main sur elle ? C’aurait été la chose la plus logique et la plus sûre pour assurer à bien sa mission, pour autant qu’elle en ait eu une. Et pourquoi avoir affirmé qu’elle le connaissait alors qu’elle savait que cela attirerait forcément son attention ?
Enfin, qu’importe… Sa « protégée » du soir était d’une naïveté à couper au couteau et pouvait encore largement s’améliorer pour être discrète et efficace.
Plongé dans ses pensées, Rhis ne fit guère attention au reste du spectacle. Et quand les lumières s’allumèrent de nouveau, le garde attendit gentiment que ses voisins s’en aillent avant de daigner faire un geste. S’il s’isolait avec la demoiselle, cela lui permettrait sans doute de parler à cœur plus ouvert avec elle. Ce qui tombait bien, parce que l’espion avait quelques questions pour elle.
Quand la jeune femme daigna enfin se réveiller, probablement gênée par la lumière et le brouahah qui avait repris autour d’elle, Rhis la regardait avec une expression un peu malicieuse.
- Vous avez bien dormi ?
Question bateau, peut-être, mais cela permettrait à la blonde de bien reprendre pied avec la réalité.
Elle risquait de moins apprécier ses autres questions. Et, si Rhis avait toujours une expression affable, ses yeux restaient néanmoins scrutateurs et assez neutres.
- J’ai trois questions, commença-t-il tranquillement alors qu’il se levait et se dirigeait vers le balcon, d’où on pouvait voir toute l’estrade et le rez-de-chaussée en contrebas. Les deux premières vont de pair.
Rhis se retourna vers la demoiselle pour qu’ils soient face à face, son dos s’appuyant légèrement contre le muret qui servait de balustrade.
- Premièrement, pour quelle raison s’informer sur un noble de la sorte alors que cela peut mettre votre famille en danger et anéantir votre réputation en même temps ? Vous avez probablement une fortune, des serviteurs et les moyens de vous payer des sous-fifres… Ce n’est pas cohérent de se mettre en danger comme ça.
Rhis éleva ensuite son index, soit le deuxième doigt de sa main.
- Deuxièmement, poursuivit-il d’une voix toujours aussi calme mais presque implacable. Qui vous envoie ou qu’est-ce qui vous a fait enquêter sur ce noble de seconde zone ?
Ce dernier était peut-être riche, mais il n’avait en aucun cas le respect de Rhis.
- Et troisièmement, acheva l’espion. Vous n’avez toujours pas répondu à ma première question.
L’homme se dégagea de la balustrade sur laquelle il était appuyé avant de s’avancer vers la jeune femme. Il se pencha légèrement vers elle et articula très lentement sa phrase.
- Qui. Etes. Vous ?
Ses yeux saphirs, teintés de lilas, la regardait franchement et il aurait été difficile à la jeune femme de détourner le regard. Mais s’il ne lui imposait pas sa présence, il était clair que Rhis était sérieux dans son attitude, sa voix, et son comportement. Bien sûr, la demoiselle pouvait toujours essayer de le doubler. Mais le conseiller royal ne risquait pas d’apprécier…
- Vous êtes trop prévenant. Vous m'accordez de votre temps et je le gâche en dormant... Vraiment, je ne suis pas sortable, pardonnez-moi.
... Ou pas. Elle ne lui en voudrait absolument pas de lui en tenir rigueur, sur ce coup.
Puis vint le moment des questions. Forcément, elle aurait dû s'y attendre. Calmement, elle attendit qu'il ait terminé, ne pouvant retenir un mouvement de recul lorsqu'il prononça sa dernière question. Heureusement qu'elle était assise, et que ce mouvement pouvait donc passer inaperçu... Cependant, ne voulant pas lui manquer encore plus de respect en se levant, ce qui l'aurait forcée à le pousser un peu, s'imposant dans son espace vital, elle resta sagement assise, posant ses mains sur ses genoux telle une bonne élève, le carnet, qu'elle n'avait pas lâché, se retrouvant caché sous elles. Puis elle débuta, par une accroche dont elle doutait de l'efficacité, mais n'en trouvant pas d'autre, elle la prononça tout de même :
- Calmez-vous, je voulais vous en parler de toutes façons. Mais je ne voulais pas d'oreilles indiscrètes.
Promenant un regard à la ronde, elle vérifia qu'ils étaient bien seuls.
- Puisqu'il semble qu'il n'y ait enfin plus que nous ici, je vais pouvoir vous répondre. En guise de préambule, permettez-moi de vous corriger. Vous dites que vos deux premières questions sont liées. C'est vrai, mais pas tout à fait exact. En réalité, vos trois questions le sont, c'est pourquoi je me permettrai de répondre à toutes en même temps.
Elle se tut un instant, se demandant comment formuler les choses. Puis elle décida de le faire simplement, comme cela lui venait, à coeur ouvert, sa seule contrainte étant de respecter la manière de parler de son personnage. Après tout, elle venait de décider de cesser de lui mentir.
- Je me nomme Victoria de Lamoret... Même si vous pouvez oublier cela immédiatement. En effet, la famille de Lamoret n'existe pas.
Elle l'observa, anxieuse face à sa réaction, tout en sachant que ce serait loin d'être la pire qu'il aurait, au vu de ce qu'elle comptait lui dire par la suite... Et si elle l'avait bien cerné, ce qui n'était pas certain. Avant de poursuivre, elle crut bon de préciser :
- J'aimerais vous dire où nous nous sommes rencontrés, et je vais le faire, mais avant, j'aimerais m'excuser. Jusqu'à ce que je vous parle de mon pouvoir, j'ai passé mon temps à vous mentir... Je n'attends pas que vous me pardonniez, mais sachez simplement qu'à présent, je m'apprête à être sincère avec vous. Je ne prétends pas vous avoir parfaitement cerné, mais j'ai décidé de vous faire confiance, sans quoi, je ne serai pas en train de vous révéler tout cela.
C'était une longue tirade qu'elle venait de faire. Et elle n'était pas certaine du bien-fondé de sa décision de lui faire part de son désir de lui faire confiance... Et si elle se trompait, et qu'il saisissait cette occasion pour la trahir ? Elle en serait extrêmement blessée, mais d'un autre côté... Ce n'était probablement pas pour rien qu'elle avait décidé de ne pas faire confiance à qui que ce soit en dehors de la Guilde... Décision qu'elle avait brisée depuis un moment, réalisa-t-elle soudain. Mais tant pis. On ne pouvait pas revenir sur le passé, et à présent qu'elle avait prononcé ces mots, elle ne pouvait plus les retirer. Soupirant, elle poursuivit :
- Vous vous en doutez certainement, maintenant, mais je ne suis pas noble, c'est pourquoi je ne voulais pas d'oreilles indiscrètes. Et pour ce qui est de notre rencontre...
Elle prit une inspiration, ferma les yeux, et quand elle les rouvrit, elle avait changé de personnage. Elle était désormais Lorena, bloquée dans les vêtements de Victoria.
- Ne me dis pas que tu ne t'en souviens pas...
Marquant à peine l'arrêt, elle le fixa dans les yeux, une lueur de défi dans les siens, lorsqu'elle termina sa phrase, par un mot, un seul, mais qui aurait probablement beaucoup d'effet sur lui :
- Alban !
Une lueur de taquinerie dans le regard, ses yeux se firent moins insistants, lui laissant le loisir de réagir comme il le voudrait. Mais pour elle, ce n'était pas terminé. Elle avait encore une révélation à lui faire, et des plus importantes. Pendant qu'il réagissait, lui posant ou se posant probablement des questions, elle fouillait dans ses affaires, à la recherche d'un objet en particulier, qu'elle n'aurait jamais pris le risque d'afficher tant qu'elle était censée être Victoria. Mais, à présent qu'elle voulait être honnête, et qu'elle lui avait déjà révélé deux de ses plus gros mensonges, il lui fallait une preuve indubitable que ses prochains mots exprimeraient une vérité.
Lorsqu'enfin elle trouva l'objet, elle le considéra un instant. C'était sa plaque d'aventurière. On pouvait y lire :
Spécialiste de l'infiltration
Contrôleuse d'intégrité
Sortant de ses pensées, elle tendit la plaque au conseiller, reprenant, cette fois, sa véritable identité :
- Tenez. Ainsi, vous serez assuré de ma sincérité. Je suis Kasha Shlinma, et je ne suis ni une noble, ni une apprentie commerçante, mais une aventurière. Et vous demandiez pourquoi j'espionnais ce noble ? Parce qu'on me l'a demandé, tout simplement. Et qui m'envoie ? La Guilde. Je ne connais jamais le client final, mais je suppose qu'il s'agit de personnes riches et désoeuvrées qui ont du temps et de l'argent à perdre... Parce que la plupart du temps, on m'envoie contrôler des personnes parfaitement innocentes. Ce n'était évidemment pas le cas cette fois.
Elle marqua une pause, étudia son interlocuteur, puis précisa :
- Ah oui, ce que la plaque ne précise pas : je peux m'infiltrer et contrôler tous types de personne, sauf la Garde ou ceux vivant au palais. Donc, vous n'avez rien à craindre !
Elle avait prononcé sa dernière phrase sur un ton taquin, un peu de Lorena ressortant à ce moment. Mais, tout de suite, elle s'en voulut. Pouvait-elle se permettre une telle familiarité après avoir admis qu'elle avait passé le plus clair de son temps à mentir ? D'ailleurs, en parlant de mentir...
Son regard se durcit alors qu'elle poursuivait, montrant son carnet :
- Je vous ai dit toute la vérité à mon sujet, à votre tour. Je sais que quelqu'un a lu ce carnet. Si je n'avais pas l'habitude de remettre les documents que je consulte exactement à leur place après ma lecture, je n'aurais pas été capable de le détecter, mais, lorsque je me suis réveillée tout à l'heure, il n'était pas exactement placé de la même manière que lorsque je l'ai rangé. Je n'aime pas l'idée de vous soupçonner, mais avouez que vous êtes le plus suspect, puisque vous étiez le seul présent à mon réveil. J'admets qu'il aurait été possible que quelqu'un d'autre y jette un oeil puis s'éclipse, mais je ne pense pas avoir dormi si longtemps, et le coupable a de toute évidence pris soin de le ranger correctement en me le rendant. Répondez-moi sincèrement : est-ce vous ? Car si ce n'est pas vous, je vais devoir enquêter une fois de plus, il en va de la confidentialité de mes travaux.
Elle n'aimait pas le mettre ainsi au pied du mur, mais il était important qu'elle sache qui avait accès à ses informations, et qu'elle s'assure que ces dernières ne soient pas divulguées. Et puis, il lui avait posé des questions, elle estimait légitime de lui rendre la pareille.
- Entre nous, je dois dire que ça m’a un peu changé. D’habitude, les demoiselles me demandent mon avis à tout bout de champ pour attirer mon attention. C’est rare que l’une d’elle s’endorme contre mon épaule pendant toute la deuxième partie du spectacle. J’ai même cru entendre des ronflements pendant votre sieste, fit-il en lui lançant un clin d’œil, preuve, s’il en était, qu’il la taquinait un peu sur sa sieste durant le second acte. Et puis, reprit le garde avec une expression bienveillante et un peu plus sérieuse, c’est moi qui vous avais dit de vous reposer, non ? Cessez donc de vous culpabiliser là-dessus.
Il ne voulait pas que la miss se sente mal à l’aise. En tout cas, pas sur ce point. Par contre, il avait des questions, oui, et il n’allait pas se priver pour les lui poser. Rhis s’était donc levé vers la balustrade, puis, il s’était approché de la belle inconnue pour savoir finalement quelle était sa véritable identité. Peut-être que le protecteur royal avait par là empiété un peu sur l’espace vital de la noble, et qu’il l’avait même acculée avec ses questions, mais on ne pouvait pas dire qu’il se sentait réellement coupable. De toute façon, l’intéressée avait du répondant, puisqu’elle lui dit de se calmer. Elle ne se laissait pas faire, et c’était bien.
La blonde avait donc attendu qu’ils soient seuls, et elle lui révéla même que les trois questions qu’il lui avait posées étaient toutes liées entre elles. Dans l’expectative, le beau brun s’était redressé, avait croisé les bras et attendait qu’elle s’explique.
La noble s’appelait donc Victoria Lamoret… mais si tôt que l’espion reçut cette information, il dut faire une croix sur ce nom, puisque c’était apparemment une chimère, une fable, un mensonge. Un personnage comme un autre… Il est difficile de rester impassible quand on a une telle révélation, et l’homme aux yeux saphirs avait d’ailleurs nettement froncé des sourcils en entendant cela. Il aurait pu se fâcher, bien sûr, mais à quoi cela aurait-il servi ? Il était plus intelligent de lui demander ce qu’elle faisait là puisqu’elle n’appartenait pas à la noblesse. Rhis prit néanmoins sur lui pour ne pas l’interrompre alors que la femme semblait motivée à se confier par elle-même. La couper, ça aurait pu tout gâcher, encore qu’elle avait bien dû voir qu’il réfléchissait et qu’il avait peut-être envie d’intervenir.
Puis elle lui demanda de lui pardonner et l’espace d’un instant, la surprise apparut sur le visage de du protecteur royal. Mais non, elle ne se moquait pas de lui. La dénommée Victoria voulait sincèrement et platement s’excuser parce que depuis le début, elle n’avait fait que lui mentir. Un léger rire s’échappa de la gorge de du conseiller, alors qu’elle lui promettait d’être sincère. Comme la situation était cocasse. Elle s’excusait à un espion alors que, en termes de mensonges, il n’était vraiment pas en reste.
Se doutant que cela pouvait troubler la demoiselle, le garde se reprit et ouvrit la bouche.
- Je ne sais pas si je dois encore croire à votre sincérité ou pas, fit-il honnêtement. Mais je préfère attendre que vous vous expliquiez. Ce serait injuste de ne pas vous laisser une chance.
Il la laissa donc continuer. Effectivement, Rhis se doutait désormais que son interlocutrice n’était pas noble, il avait donc pu la rencontrer sous une autre couverture. Il devait d’ailleurs l’avoir bien côtoyée puisqu’elle se mit à respirer profondément, à le tutoyer et finalement par l’appeler par un nom, Alban.
L’espion faisait toujours bien attention à retenir les identités qu’il endossait dans le cadre de ses missions. En l’occurrence, le nom qu’il s’était attribué, mais aussi la voix, les cheveux blonds et l’air de défi de la demoiselle lui suffit pour resituer le contexte de leur première rencontre.
- Tu es Lorena.
Ce n’était pas une question, mais un constat.
- La fille qui s’est rajouté en dernière minute dans le convoi… Tu n’es donc pas véritablement la fille de Mme Udinese n’est-ce pas ? A aucun moment, elle n’avait énoncé que son enfant devait la rejoindre pour son voyage… jusqu’à ce que tu arrives du jour au lendemain, comme par magie.
Rhis marqua une très légère pause, mais il continua ensuite sa réflexion sur base de ses souvenirs.
- Ton personnage était assez bon pour convaincre la majorité des gens mais… il y avait quelque chose qui m’embêtait chez toi. Tu étais à fond dans ton personnage, mais tu ne t’attachais véritablement à personne. Et surtout, tu prenais garde à ne jamais parler de toi. Forcément, comme ce n’était qu’une couverture, tu avais intérêt à être prudente pour ne pas te contredire et pour te conforter dans ton nouveau rôle… Quel était ton but dans ce cas ?
Enfin, ça n’avait pas tellement d’importance désormais, puisque cette histoire était désormais derrière eux. Pendant qu’il parlait, le conseille royal la vit chercher un objet, qu’il reconnut bientôt. C’était une plaque d’aventurier que Victoria dévisagea un instant avant de la lui tendre. Rhis s’en empara machinalement, alors qu’il l’écoutait décliner sa véritable identité. Kasha Shlinma… Une aventurière qui s’était spécialisée dans l’infiltration et qui accomplissait des missions ainsi que des quêtes pour la Guilde. La plaque qu’elle lui avait donnée était la preuve de son appartenance à cette institution et il y avait fort à parier qu’elle ne mentait pas en cet instant présent précis.
Lorena-Kasha se permit enfin de préciser qu’elle ne cherchait pas à contrôler du tout des membres de de la Garde ou du Palais, et un un fin sourire apparut alors sur les lèvres de Rhis.
- Si je te vois fouiner dans le palais, tu auras effectivement affaire à moi.
Et rien ne dirait qu’il serait alors miséricordieux envers la demoiselle qui avait donc deux couvertures, s’il en croyait ses dires.
En l’état, l’espion ne considérait pas tellement comme une rivale, plutôt comme… une connaissance qui avait des dons et des talents particuliers, qui se rapprochaient d’ailleurs des siens. On ne pouvait pas dire qu’il la considérait comme une amie ; deux rencontres et un voyage par convoi, sans qu’ils se croisent tous les jours, n’étaient pas suffisants pour créer quelque chose de solide. Par contre, il lui portait un certain intérêt, cela oui. Elle avait des capacités et elle n’avait pas honte de les exploiter.
- Depuis quand te spécialises-tu dans l’infiltration ? Et pourquoi ? Ce n’est pas une branche très convoitée par les aventuriers, remarqua l’espion.
La voix de son interlocutrice perdit ensuite son ton sincère et légèrement taquin pour devenir plus sérieuse. Et quand elle aborda la question du carnet, Rhis ne chercha même pas à dissimuler son expression amusée. Elle l’accusait de l’avoir lu ? La miss n’était donc pas profondément endormie quand le protecteur avait mis la main sur ses notes, mais elle n’avait aucune preuve et il s’amusa à ne pas répondre directement à ses questions.
- Si quelqu’un l’a lu, c’est strictement de votre faute, jeune demoiselle. Qui s’endort sur une chaise alors qu’on est en pleine mission d’espionnage ? Quand on a des informations clés sur une affaire, on s’en va sur le champ, surtout si notre couverture est fragile et qu’on sent qu’on n’est pas en pleine forme.
Bon, il était un peu cash, là, peut-être, mais il n’en restait pas moins qu’elle avait baissé sa garde et que c’était à elle d’assumer son erreur.
- Ta cible lui-même aurait pu lire ton carnet. Et qu’est-ce qu’il te serait advenu si ça avait été le cas ? Ce n’est qu’un noble de seconde zone mais… ce sont les gens acculés qui sont parfois les plus dangereux. Et comme tu l’as dit, tu n’es pas noble. Quand bien même la Guilde pourrait te protéger, s’attirer l’ire de la noblesse n’est pas une bonne idée, et tu pourrais même être contrainte de supprimer totalement ton personnage de Victoria Lamoret.
Tout en parlant, Rhis s’était à nouveau approché de la balustrade qui leur offrait une belle vue sur l’estrade et les sièges au rez-de-chaussée.
- En conclusion, ton rôle d’espionne laisse clairement à désirer. Au moins pour ce soir, trancha-t-il tranquillement.
Il n’avait même pas énoncé le fait qu’il avait surpris le noble et elle dans une étrange situation. Ce qui était déjà suspect en somme.
- L’équipe de nettoyage va bientôt passer. On devrait descendre au rez-de-chaussée, reprit l’espion comme si de rien n’était.
- En effet, Madame Udinese n'est pas ma mère, du moins, je le pense.
Il serait quand même ironique que son alliée soit sa mère réelle, pensa-t-elle, avant de rapidement reprendre le fil de son discours, afin de ne pas faire de pause qui attirerait l'attention de son interlocuteur sur ce "je le pense", indice d'une vérité que, cette fois, elle ne voulait pas lui révéler. Il n'avait pas besoin de savoir que la demoiselle avait tiré un trait sur la majorité de son passé.
- En fait, elle m'a surprise lorsque je venais de prendre l'identité de Lorena, et j'ai eu beaucoup de chance qu'elle décide de m'aider plutôt que de me trahir. Ah, et elle ne connaît pas l'existence de Victoria.
Puis vint une phrase au sujet du palais, phrase dont elle se souviendrait, même si elle n'arriverait jamais à déterminer s'il s'agissait d'une plaisanterie ou d'une mise en garde. Peut-être un peu des deux. C'est donc à mis-chemin entre sérieux et sourire qu'elle répondit simplement :
- Message reçu.
Puis elle fut interrogée de manière bien plus personnelle, sur ses motivations. Pour le coup, elle prit le temps de réfléchir. Pourquoi l'infiltration ? Très bonne question... Elle qui avait volontairement oublié son passé devait à présent s'efforcer d'y revenir... Même si, au fond, elle était convaincue que la réponse ne devait pas être trop difficile à trouver : après tout, cette motivation devait certainement toujours être présente quelque part en elle. Mais qui lui disait que ce n'était pas simplement ce qu'elle aimait dans son emploi actuel ? D'un autre côté, pouvait-elle le laisser sans réponse ? Elle décida que non. Mais étaient-ils assez proches pour qu'elle lui fasse cette confidence ? Que penserait-il d'elle si elle le lui disait ? Et pourquoi s'en souciait-elle ?
Finalement, elle opta pour une solution entre-deux. Une solution qui, forcément, lui donnerait l'occasion de lui reposer la question plus tard, si Lucy voulait réellement qu'ils deviennent proches. Sinon... Il resterait sur sa faim.
- ça fait une dizaine d'années. Pour ce qui est de la raison... ça touche à des sujets personnels que je ne suis pas sûre d'être prête à vous révéler... Du moins aujourd'hui.
Ainsi, elle ne fermait pas la porte. Après tout, peut-être, plus tard, se sentirait-elle apte à s'ouvrir à lui à ce sujet. Mais pas maintenant.
Alors qu'elle était encore toute à ses réflexions, elle se prit à s'en vouloir d'avoir envisagé lui faire une telle confidence. Le voilà qui critiquait son travail ! Non mais pour qui se prenait-il, celui-là ? Oui, d'accord, elle s'était endormie, et cela pouvait être vu comme une faute, mais pour quoi, ou plutôt pour qui s'était-elle assise, au juste, hein ? Piquée au vif, elle ne put s'empêcher de répliquer vertement :
- Je n'ai pas décidé de m'endormir, je vous signale !
Calme-toi, Kasha, il ne voit tout ça que de l'extérieur... Et si tu lui expliquais la situation, après avoir pris le temps de te calmer ? Une fois de plus, cette présence était la voix de la sagesse. Et pour une fois qu'elle n'était pas moqueuse, Kasha appréciait d'autant plus ses conseils. Néanmoins, l'homme avait déjà enchaîné. Il fallait sortir de la loge. Hochant la tête, n'osant pas parler, pas encore, par peur d'être encore plus insultante qu'elle ne venait de l'être, elle se contenta de le suivre à l'extérieur, profitant de la marche pour changer d'état d'esprit. Puis, lorsqu'elle pensa être assez calmée, elle s'arrangea pour attirer discrètement son attention, avant de lui confier :
- Pardon de m'être énervée. Mais c'est vrai, si vous n'étiez pas intervenu, je serais rentrée tout de suite. Seulement, comment dire... J'ai eu envie de vous attendre, de vous parler. Je ne sais pas pourquoi, mais c'était comme un instinct. Alors oui, en conséquence, je me suis certainement rendue coupable de faute professionnelle... Mais j'attendrai demain pour savoir si j'ai fait une bêtise en vous laissant me rejoindre !
Elle avait terminé sur une note plus taquine, craignant de tendre l'atmosphère encore plus qu'elle ne l'était déjà si elle ne tentait pas de l'alléger. Puis elle se souvint soudain qu'elle se trouvait encore sous les traits de Victoria. Alors oui, même s'il n'y avait plus grand-monde dans les environs, elle devait néanmoins maintenir l'illusion, juste au cas où, et faire croire qu'elle était une dame respectable comme n'importe laquelle de celles étant venues assister à la représentation.
Kasha sembla comprendre que l'espion royal n’aimerait pas la voir fouiller dans le palais, mais la miss semblait comprendre où étaient ses limites puisqu’elle avait dit d’emblée qu’elle n’espionnerait ni le gouvernement, ni les gardes. Au moins, elle n’avait pas d’idées saugrenues, c’était bien. Si la jeune femme y avait pensé, cela l’aurait amené sur un terrain dangereux.
L’aventurière sembla davantage réfléchir sur son activité à la Guilde. Mais elle y travaillait depuis déjà un certain temps puisque cela faisait dix ans qu’elle était là-bas. Quant à la raison, la blonde ne voulait pas lui répondre et Rhis décida de ne pas insister.
- Comme tu veux.
Il ne pouvait pas la forcer à se confier, et de toute façon, ça ne changerait rien à la vie de l’espion.
Si elle avait commencé sa carrière d’aventurière il y a une dizaine d’année par contre… Cela voulait dire qu’elle s'était inscrite très jeune à la Guilde.
- Quelqu’un t’a-t-il appris à t’infiltrer ou tu as tout appris toute seule ?
Ce n’était pas une question piège, son ton était d'ailleurs plutôt curieux et sympathique. Rhis voulait juste savoir si la jeune femme avait été autodidacte ou non. Il l’avait beau critiquée à l’instant, cela ne voulait pas dire non plus qu’elle était mauvaise et pathétique. Juste, Kasha avait fait une erreur… grossière, voilà. Ce qu’elle sembla mal prendre puisqu’elle lui rétorqua de but en blanc qu’elle n’avait pas fait exprès de s’endormir. Peut-être mais elle aurait mieux fait de ne pas s’exposer dans un lieu si public…
Quoi qu’il en soit, l’espion soutient son regard jusqu’à ce qu’il remarque que le théâtre se vidait de plus en plus et que les équipes de nettoyage allaient bientôt arriver. L’homme détourna alors la tête, considéra qu’ils ne seraient bientôt plus si tranquilles que ça, et il leur proposa donc de quitter la loge. L’aventurière sembla opiner du chef, ce qui leur laissa un battement pour digérer ce qu’ils avaient appris l’un sur l’autre. Enfin, ce que Rhis avait appris plutôt. Car l’échange d’informations avait été plutôt à sens unique, en fait. Cela dit, il fallait dire que l’espion royal ne se confiait qu’à des amis de confiance, comme les espions, Grimvor ou Allys ainsi que Zahria. Et ce n’est pas comme s’il pouvait confier son véritable rôle au premier inconnu qui passait…
Cela étant dit, le conseiller avait peut-être été un peu trop franco avec la demoiselle. Car si elle avait certes commis une faute, elle était assez douée pour maintenir un rôle pendant tout un voyage sans commettre de gros impair qui attirât l’attention. Il devait au moins lui reconnaître ça.
« Dommage qu’elle n’ait pas pu suivre la formation d’Undril ou de Zah… »
Au moins, ces deux-là auraient pu ressortir tout son potentiel. Le Vieux aussi, d’ailleurs. Mais bon, elle aurait subi un entraînement particulier, certainement plus exigeant que celui qu’elle s’imposait actuellement. Rhis n’avait aucune idée si Kasha aurait eu le mental pour le supporter. Peut-être, elle semblait volontaire après tout.
Ses réflexions furent interrompues alors que les deux jeunes gens commençaient à descendre l’escalier. L’aventurière s’excusait… et lui révéla même qu’elle serait bien partie s’il n’était pas intervenu. Apparemment, elle avait voulu l’attendre et s’était endormie en conséquence, suite à l’utilisation de son pouvoir.
Rhis s’arrêta à mi-chemin le temps de l’écouter et il finit par se racler la gorge.
- J’ai peut-être été trop franc avec vous également, reconnut-t-il. Encore qu’il ne sentait pas coupable le moins du monde d’avoir mis le doigt sur ses faiblesses. Ca n’avait peut-être pas été très pédagogue de sa part, mais ça avait eu le mérite d’être clair. Je n’ai pas eu la main douce pour signaler vos erreurs, fit-il, mais je n’ai pas pensé non plus que vous m’attendiez puisque je ne vous avais pas reconnue.
Rhis évita d’évoquer le nom de Lorena puisqu’ils pouvaient désormais croiser des gens. D’ailleurs, c’était la raison pour laquelle il la vouvoyait de nouveau, histoire de conserver les apparences.
- Pourquoi vouliez-vous me parler d’ailleurs ? Je vous ai fait une si forte impression que ça ? lui demanda-t-il dans un sourire taquin, avant d'être un peu plus sérieux. Et vous n’avez pas eu peur que je prenne mal la vérité à votre encontre ?
Car au fond, c’aurait été possible, et d’ailleurs, l’espion la rassura.
- Ce n’est pas comme si vos… activités me dérangeaient. C’est votre lien et votre contrat avec la Guilde, déclara le beau brun après s’être assuré qu’il n’y avait personne aux alentours. Mais vous n’étiez pas non plus des plus discrètes et votre illusion a donné des réactions assez… incongrues à votre cible. Ce n’était pas du tout naturel, fit-il en grimaçant légèrement. Et par là-même, c’était assez suspect. Vous auriez mieux fait de prendre votre temps et de vous renseigner sur sa famille, ses loisirs, ses amis. Ce genre de choses pour mieux pouvoir l’aborder et tenir une conversation avec lui. Tenez, saviez-vous qu’il avait deux filles, dont l’une doit avoir plus ou moins votre âge ? Elle est assez malade et isolée. Il vous aurait suffi de vous faire passer pour une de ses amies, qui voulait prendre de ses nouvelles. Comme c’est un papa gâteux, à ce que j’ai entendu dire, il ne vous aurait peut-être pas forcément repoussée et aurait même pu vous donner des informations intéressantes sur sa famille et ses finances.
Rhis avait ralenti pour la laisser la suivre côte à côte, et mû par l’habitude, il lui avait également proposé son bras. Après tout, ils étaient censé être deux membres de la haute société…
- Autre chose, encore : cet homme n’aime que les tragédies et adorent parler d’elles. Ils rêvent même d’en écrire et de voir une de ses créations sur scène. Vous auriez pu inventer que votre père était un éditeur qui avait entendu parler de ses manuscrits et qu’il le cherchait au rez-de-chaussée. Cela l’aurait obligé à quitter son siège, faute de savoir si vous étiez d’une famille prestigieuse ou non. Et vous auriez pu alors avoir le champ libre pour fouiller une partie de ses affaires...
Rhis marqua une légère pause puis reprit.
- Il y a de multiples façons de divertir une cible. Celle que vous avez prise a réussi, mais était assez épuisante si j’en crois vos dires. Apprenez à vous saisir de toutes les opportunités qui s’offrent à vous. Et si vous n’avez pas toutes ces informations, réclamez-les à votre client. Ce n’est pas lui qui coure un risque après tout.
L’homme s’interrompit, définitivement, cette fois, puisqu’il quittait un couloir où ils étaient seuls pour s’aventurer dans le hall d’accueil du théâtre. Rhis chercha une dame de la réception et l’interpela pour lui demander qu’on lui envoie un fiacre.
La réceptionniste sembla s’en occuper et bientôt, elle leur fit savoir que leur voiture les attendait.
Rhis s’aventura ainsi dehors et il ouvrit la porte à Victoria.
- Montez en première, l’invita-t-il d’un geste, lui tendant la main si elle avait éventuellement besoin d’aide.
Ce qui montrait bien, du reste, qu’il allait l’accompagner jusqu’à la fin du voyage.
- J'ai en effet eu une tutrice durant mes premières années à la Guilde. Mais je n'ai jamais rencontré personne avec cette spécialité, donc j'ai dû m'y former plus ou moins toute seule, en effet.
Elle marqua une pause avant de conclure, le fixant dans les yeux, une lueur de défi y passant brièvement :
- C'est peut-être ce qui m'a poussée à faire des erreurs.
Aux excuses qui suivirent, elle se contenta de répondre d'un hochement de tête, tout en se disant qu'il était évident qu'il n'ait pas compris son intention, à ce moment-là. Mais parler du passé lui semblait assez futile... Sauf si c'était pour une raison utile, comme s'améliorer à l'avenir, par exemple.
À la question qui suivit, elle sentait qu'elle devait répondre. Cependant, elle hésita. Devait-elle reprendre la voix de Victoria ? Finalement, elle se dit que peu de personnes l'avaient entendue parler au cours de la soirée, et que ces personnes étaient sans doute déjà parties, à l'heure qu'il était. Elle se contenterait donc de surveiller son langage.
Finalement, entrant dans le jeu de l'homme, l'attitude espiègle, elle finit par répondre :
- Il faut croire que oui, puisque je n'arrive toujours pas à me l'expliquer !
Puis, reprenant son expression habituelle, elle vint compléter, avec des mots qui pouvaient également répondre à sa question suivante :
- En réalité, je n'en sais trop rien. Mon instinct me dit de vous faire confiance, et je dois avouer que je n'ai pas imaginé que vous pourriez réagir négativement... Ce qui, avec le recul, est plutôt naïf, je vous le concède.
Pour ce qui était de la réaction que son illusion avait provoquée, il était claire qu'elle ne l'avait pas prévue. Mais sur le moment, peu lui importait, elle voulait simplement que l'homme soit distrait... Ce qui avait plus que marché. Elle n'avait pas cherché plus loin. Et le cours qui suivit lui laissa des sentiments mitigés. Elle ne pouvait nier le bien-fondé de ses propos, mais... Qui était-il pour lui donner de tels conseils ? De ce qu'elle en savait, il n'était qu'un noble... Bon, d'accord, pas n'importe lequel, mais en quoi un "simple" noble était-il qualifié pour conseiller des techniques d'infiltration. Et d'ailleurs... Il en savait beaucoup sur cette personne. Néanmoins, elle resta silencieuse tant qu'ils ne se trouvaient pas de nouveau seuls. Et cela lui permit de réfléchir un peu plus. Après tout, elle lui avait révélé beaucoup de choses, pourquoi lui ne lui en révélerait-il pas une ou deux ? De toutes façons, s'il se permettait de tels conseils, il devait se douter qu'elle pouvait potentiellement l'interroger dessus, n'est-ce pas ?
Mais, attendez ! Eh, non ! Elle tendit la main dans un geste futile pour l'arrêter alors qu'il demandait un fiacre... Puis laissa retomber son bras devenu inutile, sans avoir ne serait-ce qu'effleuré le vêtement de l'homme, qui avait donc toutes les chances de ne pas remarquer son geste. À quoi pensait-il ? En montant dans un fiacre, il fallait donner une adresse au chauffeur. Il ne comptait tout de même pas lui indiquer la Guilde, si ? Oserait-il trahir sa confiance de manière si évidente ?
Puisque de toutes façons, leur fiacre était visiblement en route, résignée, elle s'approcha de lui, et, s'assurant que lui seul pouvait l'entendre, elle lui glissa :
- Ma destination est la Guilde... Mais pas celle du fiacre, compris ?
Oui, son ton était sec. Mais c'était un point important pour elle, et l'homme devait comprendre que s'il ne respectait pas cette demande, il monterait seul dans le véhicule. Elle était venue à pied et pouvait parfaitement rentrer de la même manière.
Lorsque le véhicule arriva à leur hauteur, elle obéit à l'homme, et, saisissant la main offerte plus pour se donner une contenance que par réel besoin, entra la première. Alors qu'elle s'installait, elle étudia rapidement l'intérieur, avant de se perdre dans la contemplation du paysage. Elle remarqua à peine le conseiller lorsqu'il la rejoignit, et, pendant un moment, se contenta de suivre du regard le défilement du panorama par la fenêtre.
Finalement, après un moment dont elle ignorait la durée, elle se décida à parler :
- Alors... Vous allez devoir m'expliquer quelque chose. Vos conseils de tout à l'heure... En quoi êtes-vous qualifié pour me les donner ? En quoi un conseiller royal s'y connaîtrait-il en infiltration et duperie ? Evidemment, j'ai vu votre petit jeu à la Forteresse, mais ça ne me semble pas une justification suffisante pour le cours que j'ai subi.
Elle avait tenté de rester polie et factuelle, mais l'homme pourrait discerner les restes du sentiment de vexation ressenti à la suite de ses critiques... Et qui n'avait toujours pas eu le temps de disparaître totalement... Sans compter que la demoiselle n'avait jamais vraiment apprécié suivre de cours, à l'instar de Lorena.
Quoi qu’il en soit, l’aventurière lui avoua que son instinct lui disait de faire confiance au conseiller et qu’elle n’avait pas imaginé qu’il prenne son double-jeu négativement. Son a priori venait certainement de leur rencontre et de leur voyage à la Forteresse, car leur rencontre au théâtre avait été trop courte pour qu’elle se fasse un avis concret sur le protecteur royal. Sa naïveté était criante, cela il devait bien le lui concéder, mais il était vrai que l’espion ne prenait pas mal son mensonge, puisque lui-même était sous couverture la majorité du temps.
Gardant néanmoins son avis pour lui, Rhis appela un fiacre à la réception du théâtre, et il s’aventura bientôt dehors lorsqu’on lui apprit que la voiture était arrivée. Il s’était contenté d’hocher imperceptiblement la tête lorsque « Victoria » lui demanda d’aller à la Guilde sans le faire savoir au cocher. Elle voulait probablement ne pas susciter des questions inutiles, ce qui pouvait se comprendre. La soirée était avancée, et on s’attendait à ce que tous les nobles rentrent chez eux, sans passer par l’antre des aventuriers.
L’espion aida donc la demoiselle à monter avant de s’approcher du cocher et d’échanger avec lui une ou deux paroles aimables. Il lui demanda ensuite de s’arrêter à quelques rues de la Guilde, dans un coin où il y avait quelques maisons nobles. Ceci fait, il monta à l’intérieur du fiacre. Victoria regardait par la fenêtre, et il ne chercha pas à la tirer de ses pensées. Mais s’il leur venait de discuter, l’anonymat de la blonde serait garanti.
Sa… compagne du soir finit par briser le silence en se tournant vers lui. Et elle lui demanda en quoi il était qualifié pour lui donner des cours sur l’infiltration et la duperie des gens. A l’en croire, un conseiller royal ne s’y connaissait visiblement pas… Et un sourire amusé apparut sur les lèvres de Rhis.
- Croyez-vous que la cour est un endroit où il fait bon vivre ? demanda-t-il.
Plus il la côtoyait, plus il avait l’impression qu’elle ne connaissait pas bien le milieu de la noblesse. Si elle voulait continuer à jouer son rôle de Victoria, il allait falloir qu’elle apprenne… assez rapidement. En tout cas, il lui laissa la possibilité de répondre avant de développer sa pensée.
- Certes on vit dans le luxe, et par rapport à certains gens de la plèbe, on vit même dans l’opulence. Mais le palais royal est davantage composé de courtisans qui épient vos moindres faits et gestes pour vous juger, vous louer ou vous descendre. Derrière les flatteries, les minauderies, et la bienséance, on vit dans un monde où chacun porte des masques. Chacun essaie de s’élever socialement, de s’attirer les bonnes faveurs, ou de se distinguer à la cour. Et si certains peuvent réduire en poussière les misérables qui se mettent sur leur chemin, ils n’hésitent pas à le faire, fit Rhis, en tournant légèrement la tête vers la fenêtre. Il contempla légèrement quelques gouttes qui commençaient à tomber contre la fenêtre, puis il continua. Où ai-je appris à voir la duperie des gens ? Dans les milieux nobles. Et pourquoi est-ce que je peux en parler ? Parce que je suis entouré de gens hypocrites. Le palais royal est le paradis des faux-semblants. Je ne me considère donc pas comme un professionnel de la duperie, mais je considère que je vis assez dedans pour pouvoir en parler quand même. Quant à l’infiltration…
C’était vrai qu’il s’était inventé un rôle d’aventurier à la Forteresse, sous le nom d’Alban. Mais il pouvait facilement inventer une excuse pour ça.
- Il y a un dicton qui dit que le savoir c’est le pouvoir. Ca vaut aussi pour mon métier de conseiller royal. Plus j’en sais, plus je peux conseiller au mieux le roi et la reine. Je serais un incapable si je ne connaissais pas un minimum ceux qui les entourent, y compris ceux qui n’ont pas l’air d’être en odeur de sainteté Ca vaut aussi pour les nobles. Mais ce n’est pas parce que je sais beaucoup de choses que je suis aussi le plus doué en infiltration.
Il y avait un filet de vérité dans tout ce qu’il avait dit. Mais il y avait aussi pas mal de mensonges. Le beau brun était bien entendu un professionnel de la duperie et de l’infiltration. Il était l’espion royal, il pouvait donc endosser plusieurs identités pour réaliser ses différentes missions. Il pouvait ainsi être hypocrite et sournois, et surtout, il savait mentir avec un flegme incomparable.
Mais il ne pouvait pas dire à Kasha son véritable rôle. C’était un secret gardé par la royauté, même si Zahria désirait le faire rencontrer les autres espions. Ce à quoi, à vrai dire, il ne dirait vraiment pas non.
Alors qu’il attendait que Kasha réagisse, le fiacre émit un petit bruissement et finit par s’immobiliser après un petit soubresaut. Il était temps de sortir… Et dehors, il y avait une petite bruine. Ils auraient intérêt à vite se diriger vers la Guilde.
Non, elle n'aimait pas la noblesse. Elle était consciente qu'il y avait un certain nombre de codes qu'elle ne maîtrisait pas dans ce milieu. Si elle y allait, c'était uniquement parce qu'on le lui demandait. Elle avait déjà plusieurs fois pris les traits de Lorena sans que la Guilde ne lui ait rien demandé, mais jamais elle ne ferait ça avec Victoria. En effet, elle aimait bien Lorena, et son mode de vie simple était facile à interprèter. Pour Victoria... C'était compliqué. Et puis, de toutes façons, elle n'avait aucune raison de se rendre dans les hautes sphères pour elle-même. Elle n'avait pas de proche, ou de proche de proche dans la noblesse, pas de tuteur non plus... En somme, aucune raison de s'y rendre sans mission. Son rôle se limitait à faire illusion pendant une période aussi courte que possible. Si elle ne s'y prenait pas parfaitement bien, peu importait... Elle devait seulement prendre soin de ne pas confier le nom de Victoria à tort et à travers.
Puis elle écouta avc intérêt sa justification de son savoir au sujet de la duperie... Justification parfaitement bien structurée et exposée, qu'il parvenait à rendre intéressante. Lorsqu'il eut terminé, elle voulut lui faire une sorte de compte-rendu, mais il ne lui en laissa pas le temps. Ne s'en formalisant pas, elle se contenta de continuer à l'écouter. Une fois de plus, son explication se tenait. Une fois qu'il eut terminé :
- Très bien, ça me va. À l'avenir, je devrai me rappeler de vous écouter si vous avez d'autres conseils comme ceux-là.
Et elle ne put pas en dire tellement plus, car le fiacre s'arrêtait. Quand ils descendirent, Kasha adressa quelques mots de remerciement au cocher, et attendit qu'il disparaisse au coin de la rue, avant de presser le pas vers la Guilde, non sans adresser quelques mots à son accompagnateur :
- Libre à vous de m'accompagner ou non, maintenant. Mais si vous venez, vous trouverez au moins un abri contre la pluie.
Heureusement, le trajet n'était pas long. Lorsqu'elle franchit le seuil, elle fut accueillie par un hôte qu'elle connaissait bien, et qui ne la rata pas :
- Kasha, tu es en retard !
... Oups.
- Oui, c'est vrai. Mais je n'ai pas pu m'empêcher de regarder le spectacle jusqu'au bout, finalement. Et puis, j'ai retrouvé une connaissance, il aurait été dommage de ne pas passer un peu de temps ensemble !
En disant les derniers mots, elle avait désigné le conseiller, malicieuse.
- Oh, d'accord. Mais sache que le client attend son rapport au plus vite.
Elle soupira. Oui, évidemment.
- Je fais ça au plus vite. Mais pas aujourd'hui, j'ai juste envie d'une douche et de dormir.
- C'était si épuisant que ça ?
- Tu n'as pas idée.
Puis, l'hôte se désintéressa d'elle pour se concentrer sur le conseiller :
- Bonjour à vous, Monsieur. Je me doute que vous accompagnez Kasha, mais peut-être pourriez-vous en profiter pour déposer une annonce, si jamais vous désirez embaucher une de nos équipes d'aventuriers ? Cela vous permettrait de faire d'une pierre deux coups, sans avoir besoin de revenir plus tard...
Kasha ne put retenir un petit rire. Déciément, cet hôte était un opportuniste. Lequel, comme s'il avait lu dans ses pensées, comprit immédiatement la raison de ce rire, et en profita pour plaisanter :
- Autant en profiter ! Et, qui sait, tu finiras peut-être par travailler pour lui !
Il lui adressa un clin d'oeil taquin. Haussant les épaules, Kasha lui donna cette simple réponse :
- De toutes façons, je ne le saurais pas.
Semblant refroidi par le fait qu'elle n'entrait pas dans son jeu, il lâcha, d'un air déçu :
- Oui, c'est vrai...
Puis, retrouvant son sourire commercial, il reporta son attention sur son "client potentiel" :
- Alors ? Avez-vous pris votre décision ?
Même si elle était quasi certaine que l'homme déclinerait, Kasha écouta cependant la conversation avec attention. Elle se doutait que cette dernière ne durerait certainement pas très longtemps, mais après tout, quel mal y avait-il à écouter une conversation dont tous les acteurs étaient conscients de sa présence près d'eux et ne lui en voudraient donc pas ? Et d'un autre côté, peut-être qu'elle pourrait en profiter pour glaner quelques informations supplémentaires au sujet du conseiller... Même si elle ne savait honnêtement pas comment un refus pourrait remplir cet objectif... D'un autre côté, peut-être qu'elle se trompait et qu'il accepterait. Elle ne le connaissait pas si bien que ça, après tout.
En tout cas, il lui donna une explication pour éviter de nouveau ses questions. La première fois, quand Kasha l’avait interrogée sur son cahier, elle n’avait jamais su si, pour finir, c’était lui qui avait lu ses notes ou non. Cette fois-ci, il avait suffisamment brodé pour ne pas avoir à répondre sur ses connaissances en infiltration. C’aurait été délicat si elle l’avait soupçonné d’avoir un double-jeu et d’être ainsi un espion. Elle semblait à mille lieux de s’en douter et cela convenait très bien au conseiller royal.
Cela étant dit, la miss jouait à un jeu dangereux… et il lui fit une proposition qui le surprit un peu lui-même, d’ailleurs, puisqu’il rouvrit la bouche après qu’elle ait qu’elle ait parlé.
- L’idée n’est pas particulièrement de m’écouter, mais de ne pas vous mettre inutilement en danger. Je suis sûr que la Guilde serait attristée si elle perdait une de ses belles aventurières.
Il ponctua sa phrase d’un sourire, un peu doux et gentil, puis il reprit la parole.
- Enfin, si un jour, vous vous retrouvez en difficultés, vous pouvez venir me voir si vous en avez la possibilité. Je ne vous garantis pas mon aide de manière absolue, mais si j’en ai les moyens, et si ça ne met en péril ni la Couronne, ni le Royaume, ça ne me dérangera pas de vous donner un coup de main.
Il ne faisait pas cette proposition à tout le monde. Mais cette jeune femme avait du potentiel et ne semblait pas avoir un mauvais fond. S’il l’aidait, ce serait bien en son nom propre, et pas en tant que celui d’espion royal. Mais évidemment, il fallait que ça n’aille ni à l’encontre de ses responsabilités ni à l’encontre de ses devoirs.
Rhis n’eut pas le temps de dire autre chose que le fiacre s’arrêtait. Ils descendirent tous les deux, et comme sa compagne, le protecteur royal adressa un mot de remerciement au cocher, tout en lui donnant les cristaux requis pour le voyage. Ils le laissèrent ensuite disparaître au bout de la rue, et l’homme ne tarda pas à suivre d’un pas plus lent Kasha dans les rues de la Capitale. Quand elle lui proposa de la suivre ou de la laisser là, il n'hésita vraiment pas longtemps.
- Je vous accompagne jusqu’à la guilde, évidemment. Quand vous serez à bon port, je prendrai congé… Mais j’attendrai peut-être que cette pluie cesse un peu, ajouta-t-il également en jetant un œil vers le ciel.
Cela passerait d’ailleurs sans doute mieux que s’il prenait la poudre d’escampette dès qu’ils seraient arrivés à la Guilde. Leur promenade fut de toute façon de courte durée et bientôt, ils arrivèrent à destination. Rhis eut à peine le temps de poser un pied à l’intérieur de l’établissement qu’on aborda aussitôt l’aventurière d’une voix impatiente. On l’attendait apparemment…
L’espion comprit rapidement qu’elle aurait dû partir dès la fin du premier entracte. Apparemment, c’est ce qu’ils avaient convenu ou c’est ce que Kasha avait laissé entendre. Forcément, la miss était tombé sur lui et elle avait finalement passé le deuxième acte dans sa loge… Un sourire amical apparut d’ailleurs sur le visage du beau brun lorsqu’il salua l’hôte de Kasha d’un mouvement de la tête.
- Vous m’excuserez, c’est moi qui l’ai retenue au théâtre.
Ce n’était pas exactement vrai, mais ce n’était pas exactement faux non plus. De toute façon, l’homme en face de lui n’avait pas besoin d’avoir tous les détails de la soirée. Ce dernier semblait dans tous les cas préoccupé par le client de Kasha, et cette dernière lui affirma qu’elle ferait ça au plus vite. Elle était juste fatiguée, ce qui pouvait doublement se comprendre en raison de l’utilisation de son pouvoir et de l’heure tardive.
Leur interlocuteur ne tarda pas à abandonner et à se concentrer sur lui. Rhis haussa légèrement un sourcil d’un air un peu amusé lorsque l’hôte de la guilde lui proposa de poser une annonce ou une quête pour aventurier. Ce n’était pas le but de sa visite ici, mais cela eut au moins le don de détendre totalement l’atmosphère puis Kasha éclata d’un petit rire et que l’employé ne tarda pas à en comprendre la raison. Il osa même suggérer que Kasha elle-même puisse être celle qui se charge de sa quête, et à son tour, le conseiller royal eut un léger rire.
- Je suis désolé, je ne compte pas poser de quêtes à la Guilde. Et quand bien même, je préfère investiguer et résoudre les choses par moi-même. Sur ce point, je suis peut-être un peu trop solitaire, fit-il d’un ton taquin.
Et puis, si l’espion royal engageait lui-même un espion pour s’informer d’une personne ou l’autre, où irait le monde… Encore que cela pouvait arriver un jour, s’il avait absolument besoin d’être discret, et Rhis reprit la parole.
- Mais si un jour j’ai absolument besoin d’aide, je n’hésiterai pas à avoir recours aux services de Kasha. J’espère alors que vous serez disponible, fit-il à l’intéressée en lui lançant un clin d’œil.
Les chances étaient quasi nulles – il ne mentait pas quand il disait qu’il préférait agir en solo et, s’il avait besoin de l’aide un comparse, il se tournerait plus naturellement vers les autres espions – mais on ne savait jamais ce que l’avenir nous réservait après tout.
Néanmoins, pour ne pas trop décevoir l’hôte qui les avait accueillis, il ajouta une petite question, que Kasha ou l’employé pouvaient répondre, à leur convenance.
- Les quêtes qui sont adressées aux aventuriers sont toujours sous le couvert de l’anonymat ?
Il n’avait quasiment jamais recours à la Guilde, donc il pouvait légitimement s’interroger là-dessus. Puis, il se tourna vers Kasha puisque c’était elle qu’il avait accompagnée avant tout.
- J’espère que vous aurez toutes les informations nécessaires pour votre employeur. Malgré tout ce que j’ai pu vous dire, vous vous en êtes sortie et c’est tout à votre honneur.
Il lui avait donné des petits cours et des petits sermons, mais ça n'avait pas été fait avec une mauvaise intention. Quoi qu'il en soit, avec l’autre homme dans les pattes, il ne voyait pas trop quoi lui dire d’autres, et il jeta un œil vers la fenêtre.
- Je vais peut-être bientôt m’en aller, moi aussi. A condition qu’il ne pleuve plus trop.
Il se tourna ensuite vers Kasha, accorda une œillade à l’hôte, qui comprit bientôt le message et décida un peu maladroitement de s’éclipser. Rhis attendit qu’il aille dans une pièce voisine, et le beau brun reprit alors la parole.
- Si jamais un jour vous avez besoin de mon aide, comme convenu dans le fiacre, vous me trouverez un peu plus au Nord de la capitale.
Il lui donna plus précisément le coin où il habitait, quelque part entre la Caserne et le Palais, et il conclut.
- Si jamais on vous arrête à l’occasion d’une patrouille, faites-vous passer par Victoria. Ca devrait suffire.
Encore faudrait-il d’une urgence absolue pour que Kasha le contacte. Quelque chose lui disait qu’elle avait sa fierté et qu’elle voulait comme lui se débrouiller par elle-même avant de demander l’aide d’autrui.
Néanmoins, l'arrêt du fiacre lui avait offert une opportunité de ne pas répondre.
Une fois à la Guilde, comme prévu, l'homme déclina l'offre. Tout en ouvrant la possibilité d'une collaboration... Oh, voilà qui était nouveau ! Son petit air surpris ne resta cependant pas longtemps sur son visage, qui s'orna rapidement d'un doux sourire :
- Si vous ne vous y prenez pas trop tard et que je n'ai rien de déjà prévu, ce serait avec plaisir !
L'hôte, pour sa part, s'empara de la question suivante :
- Non, l'identité du client n'est pas nécessairement confidentielle.
Après avoir échangé un regard avec Kasha, qui hocha positivement la tête, il compléta :
- Sauf pour Kasha. Son travail comprend une part importante de confidentialité, imaginez qu'elle se fasse prendre. Si elle ne sait pas pour qui elle travaille, nous pouvons protéger le client, tout en essayant d'arrondir les angles pour elle. Même si le mieux est évidemment que tu ne te fasses jamais prendre, c'est bien compris, Mademoiselle ?
Prenant un air faussement innocent, elle sortit une nouvelle boutade :
- Pourquoi ça ? Je sais que je peux compter sur vous, après tout, je suis un peu la petite fille de la Guilde, non ?
- Cesse de prendre tes rêves pour la réalité, tu as une famille. Et ce n'est pas nous.
L'hôte maintenant grognon, Kasha, une expression taquine sur le visage, lui fit néanmoins comprendre par le regard qu'elle avait compris la mise en garde.
Puis elle reporta son attention sur le conseiller, redevenant sérieuse. Avant de lui répondre, elle reprit son carnet, qu'elle feuilleta pour en vérifier les informations. Après quoi, elle lui fit part de ses conclusions :
- Je pense que ça devrai aller. Je n'ai pas le fin mot de l'histoire, mais j'ai l'adresse d'un entrepôt, que certains de mes collègues pourraient aller explorer pour compléter tout ça. J'aimerais avoir le fin mot de l'histoire moi-même, mais j'ai le sentiment que les éléments les plus importants sont mieux gardés... Et que ça dépasse mes compétences.
En toutes lettres, elle pensait que les entrepôts étaient gardés. S'il fallait les visiter, il valait mieux que ce soit quelqu'un sachant se battre qui s'en charge. Et elle ne correspondait pas à cette description. Se tournant vers l'hôte, elle lui offrit donc une fraction d'information, comme pour le faire patienter :
- Tu peux donc aller dire au client que cette histoire n'est pas terminée, mais que ce n'est pas moi qui lui donnerai la conclusion. Je pense qu'on a mis le doigt sur quelque chose d'important.
Puis il s'éloigna, alors que le conseiller prenait congé. Quoi, déjà ? D'un autre côté, il n'avait plus rien à faire ici et elle devait se reposer...
Mais visiblement, l'homme n'en avait pas fini avec elle. Il semblait déterminé à l'aider si besoin. Même si cette attention la touchait, elle n'en laissa rien voir, et se prit à plaisanter :
- Vous devez décidemment avoir du temps à perdre si vous voulez que je vienne pleurer chez vous à la première difficulté !
Néanmoins, elle prit soin de rendre évident le fait que c'était une plaisanterie. Et elle nota mentalement les indications données sur son adresse. Bien sûr, elle ne se permettrait pas d'aller le déranger juste pour discuter, même si elle risquait d'en avoir envie, mais...
Attendez, quoi ? Se faire arrêter lors d'une patrouille ? Pourquoi ça ? D'un coup plus inquiète, elle l'assura :
- Euh, je ne suis pas une délinquante, vous savez ? Je ne pense pas que la Garde ait quoi que ce soit à me reprocher...
Néanmoins, elle nota une fois de plus le conseil, même si l'évocation de l'éventualité d'une arrestation l'avait inquiétée, même si elle tentait de ne pas le montrer. Elle se demanda soudain quelle image d'elle-même elle lui avait donnée, s'il venait à avoir de telles idées...
Une lueur amusée apparut dans le regard de Rhis quand la demoiselle taquina son interlocuteur en prétendant qu’elle serait protégée par la Guilde quoi qu’il lui arrive. Comme l'hôte le lui disait, elle avait évidemment une famille, mais la jeune femme semblait pleinement s’épanouir dans l’institution dédiée aux aventuriers. C’était un monde radicalement différent du sien, mais il était content qu’elle ait trouvé sa place parmi ses pairs.
Quoi qu’il en soit, la miss commença à vérifier ses informations. De ce qu’il avait lui-même lut et comprit, elle en savait suffisamment. Mais son client devrait sans doute demander une deuxième quête pour que d’autres aventuriers aillent examiner ces entrepôts. Ou alors ledit employeur ferait jouer de ses relations pour qu’une fouille des lieux soit organisée… Tout était possible et ce n’était de toute façon pas le problème du conseiller royal dans l’immédiat. Il se tiendrait juste informé de la suite des événements.
- Votre employeur devra encore dépenser un peu ses cristaux s’il veut avoir la fin mot de cette affaire. Mais les informations que vous avez écrites devraient le satisfaire et lui laisser suffisamment de marge de manœuvre pour planifier sa prochaine action. S’il en prévoit une…
La conversation dévia sur l’offre qu’il lui avait faite, et Rhis entra dans le jeu de la jeune femme, sur un ton manifeste de plaisanterie.
- Je n’ai pas une réserve inépuisable de mouchoirs non plus, donc ne venez qu’en cas de véritable nécessité quand même, blagua-t-il.
Ceci étant dit, Kasha ne sembla pas avoir comprit sa dernière remarque et il éclata légèrement de rire.
- Je ne vous prenais pas pour une délinquante., sourit le beau brun. Mais si vous trainez dans le coin et que vous devez me voir, quitte à demander l’aide d’une patrouille pour trouver mon domicile, faites-vous passer pour Victoria. Ce sera plus simple, ni suspect, puisque vous ferez passer pour une noble, et de mon côté, je comprendrais.
Ceci étant dit, Rhis la salua une dernière fois.
- Sur ce, je vais m’en aller. Reposez-vous bien et bonne chance pour votre rapport, luit fit-il dans un léger sourire.
Une fois qu’elle lui aurait répondu, il sortirait pour rentrer chez lui. Après tout, la soirée était bien entamée, et prendre un peu de repos ne lui ferait pas de mal, il fallait bien l’avouer.
- Je me contenterai de donner mon rapport et je laisserai la Guilde se charger du reste. Il y aura peut-être une conversation avec le client, mais je ne serai plus concernée... Même si j'avoue que ça m'intéresserait de savoir comment tout ça se terminera... Ou juste le nom des personnes qui s'en chargeront, pour qu'on en parle directement.
Les deux dernière phrases étaient plutôt adressées à l'hôte, vers qui elle détourna son regard pour le lui faire comprendre juste avant qu'il ne s'en aille. Elle ne savait pas s'il l'avait entendue, mais peu importait. Au pire des cas, elle pourrait toujours le lui rappeler au moment de lui remettre son rapport.
Puis elle rougit légèrement en comprenant son erreur lorsque le conseiller la lui fit remarquer.
- Ah, euh... Désolée ?
Non, ce n'était pas la bonne réponse. Se reprenant, elle se corrigea :
- D'accord, je comprends, maintenant. Et faisons ça, alors ! En si peu de temps, je ne devrais pas refaire les erreurs de ce soir !
Cette dernière phrase voulait se faire passer pour une plaisanterie, mais Kasha eut du mal à lui cacher qu'elle lui en voulait encore un peu. D'un autre côté, elle comprenait son point de vue... Et décida donc d'ignorer le sujet, alors qu'il prenait congé.
- Merci à vous... Et merci aussi pour cette soirée ! Au plaisir de peut-être vous revoir à l'avenir !
Cette phrase était peut-être en trop, mais peu importait. Elle resta là le temps qu'il s'en aille, pour ne pas lui donner l'idée de l'abandonner, puis se hâta vers sa chambre, rêvant déjà d'une bonne nuit de sommeil.