Je m’arrête presque instantanément dans mon mouvement sauf que ma choppe est déjà censé faire couler son liquide alcoolisé entre mes lèvres qui sont ouverts, mais il y a juste quelques millimètres qui les séparent du contenant, provoquant un crime contre l’humanité dans le fait de gaspiller de la bière à couler sur le menton, sur mon autre bras, sur le comptoir et même sur mes godasses. C’est que je suis particulièrement déstabilisé. Non, je n’y ai jamais pensé. Et maintenant que Gontran me le dit, c’est vrai que ça serait une idée géniale. Comment j’ai fait pour ne jamais l’avoir eu avant ? Certains me diront que je travaille trop. Que je perds de vue les vraies choses importantes de la vie véritable et que je devrais parfois penser à mes propres désirs plutôt qu’à bosser sans cesse pour les autres. C’est peut-être vrai. Mais rendre service, c’est tout de même important. L’instant de stupeur passé, je bascule ma choppe pour que le massacre s’arrête. En face, Gontran est inquiet, parce que la seule fois où j’ai renversé mon verre, c’était quand j’étais vraiment pas bien dans ma vie. Les gens qui suivent savent de quel moment je parle. Je le rassure en descendant une rasade, cette fois de la bonne façon.
-Maintenant que tu le dis, ça me parait être une riche idée.
-Tu pourrais même aller plus loin.
-Comment ça ?
-Bah, j’veux dire, avoir ta propre bière, c’est une chose. Mais on peut pas seulement te réduire à ça. Question alcool, t’en connais un rayon. Et puis, niveau bouffe, à force d’avoir fait un arrêt dans toutes les auberges du pays, t’es pas non plus un ignare sur le sujet. Tu bosses avec des gens qui servent et font à manger. Dans quel monde, c’est saugrenu que t'ouvre pas un restaurant, avec tes plats. Ta bière. Tes alcools. Tout le meilleur du savoir gastronomique que t’as récupéré au cours de tes voyages quoi.
Oula. Ça commence à faire beaucoup d’informations à la fois. Beaucoup d'hypothèses semblent loin d’être connes car on peut dire ce qu’on veut sur Gontran, notamment son bouc ridicule, mais il y a de la suite dans les idées quand ça concerne de monter des affaires. Je m’imagine déjà. Jack, propriétaire d’un bar-restaurant. Les gens qui viennent apprécier mes breuvages. ma cuisine. Bon. Il y a par contre quelques points qui laissent à désirer.
-Mais je ne suis pas un très bon cuisinier. Et puis, ça demande beaucoup de temps.
-A un moment, Jack, faut savoir déléguer.
-Oui, mais si je délègue, ce n'est pas vraiment moi.
-Oui, mais tu peux déléguer le gros du travail. Embauche du personnel. des Cuistots. Tu décides de la carte et de ce que tu voudrais, ils le feront. Tu goûtes des breuvages et tu demandes à améliorer les recettes pour obtenir les saveurs que tu recherches. L’important, c’est de donner l’impulsion, le sens à la baraque. Faire le boulot, c’est pour ceux qui savent faire.
Ça, ça me parle. Je passe pas mal de temps à goûter de nouvelles bières et à tester de nouveaux plats. Si c’est pour que ça soit mis sur la carte de mon propre établissement et que les gens apprécient mes évaluations, je pourrais joindre l’utile à l’agréable. Puis, en y pensant toujours un peu plus, ça ferait plaisir d’inviter les copains dans mon établissement, à boire et à manger à l'œil avec mon personnel que j’aurais choisi. Faut pas se leurrer, je ne serais pas un patron horrible. La Guilde des Aventuriers, c’est une grande famille. Mais des gens qui bosseraient pour moi, ça serait aussi une autre famille. De celle qu’on protège. Il y a des tas de gens qui ne diraient pas non à bosser avec moi, j’suis sûr. Je suis plutôt sympathique.
-Ouai. Allons y. Je vais lancer ce restaurant !
-Doucement, Jack. peut-être que tu devrais te concentrer sur un seul truc, pour commencer ? A tout lancer d’un coup, c’est le meilleur moyen de ne rien faire.
-Ouai. Commençons par la bière. Comment je l'appellerais ?
-Pas non plus le moment opportun, faut déjà la trouver.
-Mais ça se trouve comment une bière ?
-Laisse les gens trouver à ta place. T’es noble, je te rappelle.
-C’est quand même bizarre comme situation, j’ai jamais demandé à de tierces personnes de bosser pour moi juste parce que je suis noble.
-ça fait gagner du temps. Mais d’après les échos que j’ai eu, c’est quand même moins efficace que d’être garde.
-Si tu le dis. Je fais comment pour trouver des gens ?
-Fais passer une annonce. Ils se débrouilleront bien pour tomber dessus.
-Pas bête.
Alors, vous, qui allez suivre. Je sais que ça peut vous paraître un désir égocentrique d’avoir sa propre bière à son nom, mais ça me ferait vachement plaisir. Faut qu’elle me ressemble : beau, savoureux, inoubliable avec une moustache de mousse. C’est important que sa fabrication soit respectueuse de nos concitoyens et de notre beau pays. Faut qu’elle soit vraie, pas de la merde.. Je ne dis pas non à plusieurs saveurs. Au pire, j’en aurais plusieurs. Si vous êtes talentueux, je ferais appel à nouveau à vous. C’est important d’avoir des gens compétents. Et puis, j’ai toujours des tas de choses à faire, en fait.
Par contre, je me demande bien qui ça pourrait intéresser comme boulot.
« Tu connais beaucoup de séminaires qui consistent à picoler toute la journée ? »
« … »
« … Effectivement, pardon, c’était une question stupide de ma part. »
« Cela vous attirerait la bienveillance du public. »
« Plus que d’ouvrir un hôpital ? »
« Que choisit un honnête citoyen après ses heures de travail ? Je doute qu’il hésite longuement entre une heure de saine course à pieds et plusieurs verres à la taverne. Vous en tireriez de la publicité. Mettre en avant une manière de consommer de manière raisonnable pour la santé. »
« Bon très bien. Mais l’annonce parle d’une personne « talentueuse ». Où as-tu vu du talent dernièrement dans ma manière de boire des bières ? »
« L’annonce ne mentionne pas amatrice de boissons fermentées dans ses prérequis. »
« La seule bière que je connais approximativement est celle d’Ollainbourg ! Et encore, elle est tombée en désuétude récemment. Une raison propre aux propriétaires de la taverne, il me semble. »
« Vous serez accompagnée par une professionnelle des denrées alimentaires. Et par un expert en moustache. Je vous ai préparé le dossier adéquat sur votre bureau. »
« Un expert en moust… C’est bon, j’abdique. Je ne veux même plus savoir les détails. Merci, Salem. »
« Remerciements acceptés, ma Dame. »
Sa comptable et assistante quotidienne s’inclina gracieusement face à elle et tourna les talons pour rejoindre son propre espace de travail. Laissée seule dans ledit bureau, Luz identifia le dossier désigné dans un soupir résolu. Une part d’elle redoutait probablement de croiser à nouveau ce bon vieux Jack qu’elle avait l’impression d’avoir trahi à de multiples reprises. La première et non des moindres n’était autre qu’à l’annonce de la mort d’Elina en l’an 1000… Une soirée qui ne s’était pas exactement passée comme prévu. Le temps guérissait néanmoins toutes les plaies, si elle n’avait été contrainte d’ajouter à cette bévue une entrevue gênante avec Lovis. Jack avait participé à la disparition de sa sœur et Luz elle-même ignorait les détails de cette sombre évaporation. Un homme aussi sympathique ne pouvait toutefois pas être l’instigateur d’une telle débâcle, non… ? En bref, la culpabilité était tout autant son moteur que son frein actuel à l’égard de cette nouvelle mission, en outre hantée par la voix haut perchée d’une certaine bouteille dotée de vie et dénonciatrice de méfaits…
Elle chassa ses souvenirs malaisant en s’ébrouant, et repoussa en arrière une mèche de cheveux flamme un peu trop conquérante. Elle ne s’était pas aperçue du trajet, entièrement plongée dans ses pensées, et découvrait à présent l’agitation croissante d’une rue principale de la Capitale à une heure d’intense fréquentation des citadins. Elle jeta un bref regard aux notes que Salem lui avait laissées. Enora Orefall. Cadette d’une famille d’anciens forgerons. Père agriculteur. Disponible pour du travail. Cheveux et yeux roses. D’après leurs sources, elle réalisait une livraison récurrente au détour de ce carrefour depuis quelques temps. Une famille aussi ancienne et enracinée que la sienne était idéale pour leur projet de communication et une parfaite candidate pour l’ouvrage en attente. De surcroît, Luz avait peine à l’avouer mais elle commençait à ressentir une forme d’angoisse à l’idée de devoir très bientôt plonger les mains dans un travail inconnu… Comprenez-la, elle n’était pas prête à vivre la honte de proposer une création inachevée à un homme aussi merveilleux et agréable que Whiskeyjack !
Elle faillit donc s’étouffer lorsque ses prunelles croisèrent un éclat de cheveux roses caractéristique de sa cible. Serrant fermement son dossier contre elle, elle s’élança vers la silhouette reconnue telle une ancre à la mer.
Mince, un ton trop haut.
… Ou Madame ? Etait-elle mariée ? Un aplomb de tous les diables arrimé au corps, une ferveur certaine dans le regard, Luz s’arrogea même le luxe d’un pas en avant dans l’espace vital de son interlocutrice.
Elle lui tendit derechef l’annonce publiée par le Conseiller de la guilde, et s’empressa d’ajouter :
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