- Ohlala ma chérie, mais ce n’est pas possible ! S’apostropha un homme dont la voix montait et descendait à toute allure.
- Mais donnez-moi une chance, s’il vous plait, je cuisine depuis que je suis toute petite, je suis sûre que je ferais une bonne cuisi… Tessia tenta de défendre sa cause, mais fut interrompue par le chef de cuisine qui continua son sermon en balayant ses arguments.
- Ma chérie, ici c’est Le Palace ! Nous ne prenons pas la première … marmitonne venue, nos cuisiniers sont les plus expérimentés et réputés de la capitale. Deux qualités dont vous ne semblez pas disposer.
Face à ces remarques désobligeantes, la jeune femme claqua la porte du restaurant et se dirigea vers sa prochaine cible en abattant bruyamment ses bottes sur les pavés de la route. La campagnarde était de nature calme, elle supportait moqueries et injures avec sérénité, mais elle avait passé une demi-heure à écouter la personne la hautaine et agaçante qu’elle n’ait jamais rencontrée. Mais le chef n’avait pas tort, Tessia venait d’arriver en ville et elle manquait d’expérience, viser un grand restaurant pour ses débuts était une erreur. Prenant en compte la critique, l’apprentie cuisinière changea de cible, elle épousseta sa robe, vérifia qu’elle n’avait marché dans rien de malodorant, inspecta sa coiffure dans le reflet d’une vitrine avant de pousser la porte d’une sombre auberge.
- Bien sûr ma petite. Trancha la matrone de sa voix rocailleuse, tout en abattant son hachoir sur un poisson, faisant voler sa tête à travers la pièce. J’aurais bien besoin d’une brave fille comme toi aux fourneaux ! Si en plus tu aides à faire les lits et le nettoyage …
- Oui, tout à fait … L’apprentie cuisinière tentait de ne pas faire trembler sa voix en utilisant le moins de mots possible.
- J’espère que t’es pas trop regardante sur les plats à préparer ! Ici on n’fait pas dans la cuisine fine.
Une odeur de poisson resté trop longtemps au soleil régnait dans la cuisine, Tessia devait se retenir de couvrir son nez tellement son odorat était irrité. Au fond de la pièce, un mouvement discret attira l’attention de la jeune fille, un sac de farine semblait s’agiter, elle s’approcha afin d’examiner ce qui se passait sous ses yeux. Quand tout à coup, une immense tête poilue arborant deux petits yeux noirs et un long museau moustachu émergea du sac en tissu. Face à la créature, Tessia détala en hurlant, elle traversa la cuisine et la pièce principale comme si sa vie en dépendait. Jamais la campagnarde n’avait vu un rat aussi gigantesque, à côté d’un chat on douterait de qui serait le prédateur. L’apprentie cuisinière décida de fuir l’auberge miteuse, elle avait décidé de revoir ses critères à la baisse, mais pas de risquer sa vie dans un établissement mal famé. Après ce nouvel échec, la jeune femme décida de relever légèrement ses critères de sélection et se dirigea vers sa nouvelle cible, elle épousseta sa robe, vérifia qu’elle n’avait marché dans rien de malodorant, inspecta sa coiffure dans le reflet d’une vitrine avant de pousser la porte d’une taverne animée.
- Oui je cherche quelqu’un pour la cuisine c’est sûr ! Le grand tavernier moustachu examina son interlocutrice de haut en bas. Mais ça serait dommage de te cacher derrière le comptoir ma petite ! Avec ton joli minois t’es toute mignonne.
- Mais moi ce que je veux faire c’est cuisiner, pas servir … Répondit timidement Tessia, mal à l’aise devant les propos du tavernier.
- Oui mais t’imagines le nombre de client qui viendrait rien que pour te voir ? Et le nombre de pourboires que tu te ferais ma jolie !
La jeune cuisinière ne tint plus, elle s’échappa du traquenard dans lequel l’homme moustachu tentait de l’emmener. Après le cuisinier hautain, la matrone louche, Tessia avait rencontré le tavernier véreux. Sa journée était un échec, la jeune femme dépitée ne savait plus quoi faire. Les tenanciers de la capitale étaient soit malhonnêtes, soit fous, difficile de distinguer les deux. L’apprentie cuisinière désespérée, se demandait comment elle allait pouvoir réaliser son rêve. Tessia risquait de devoir retourner chez ses parents, à la campagne loin de tout, elle qui espérait ouvrir son propre restaurant. Mais pour l’instant elle restait là, assise sur une caisse près d’un étal, la tête dans les mains et les larmes aux yeux.
- Eh bien, finalement, vous n'êtes pas si différentes, toutes les deux !
Sous-entendu sa vraie personnalité et celle de Lorena. À présent qu'elle était rentrée à la Guilde et y repensait, Kasha ne pouvait se défaire de l'impression que son aînée avait raison. Mis à part le caractère, Kasha étant beaucoup plus réservée et solitaire que Lorena, et leur âge, Lorena étant légèrement plus jeune que Kasha, elles avaient beaucoup en commun. Peut-être était-ce une résurgence de ce passé qu'elle s'était donné tant de mal à oublier ? Peut-être devrait-elle penser à demander à son cousin de lui rappeler comment elle était, plus jeune. Cela lui permettrait à la fois d'être fixée et de le revoir.
Enfin, là n'était pas la question. La marchande lui avait fait parvenir un message, comme quoi elle voulait que Lorena l'accompagne au marché. Kaha soupira. C'était probablement encore un prétexte à peine voilé pour lui donner des leçons, mais d'un autre côté, cela ne pourrait que lui permettre de mieux jouer son rôle. Alors, elle obtempéra.
- Alors, demoiselle. C'est dans une auberge que tu t'es fait arnaquer la dernière fois, n'est-ce pas ? C'est donc dans une auberge que tu vas apprendre à imposer tes prix.
Aïe. Elle ne l'avait pas vue venir. Pourtant, elle aurait dû. Elle se rappelait la mine songeuse de son aînée quand elle lui avait rapporté ce qui s'était passé, à la Forteresse. Comment elle s'était retrouvée à payer le prix fort pour trois repas alors qu'elle était venue seule. Kasha aurait dû voir que son aînée préparait quelque chose. Et pourtant, elle n'avait rien vu, et se faisait à présent surprendre.
Elle sursauta quand la marchande intervint de nouveau :
- Cesse donc de rêvasser. J'espère que tu m'as bien observée, aujourd'hui, car à présent, c'est toi qui vas néocier. Tu vas nous acheter un repas chacune, comme la dernière fois. Et tu ne paieras pas un cristal de plus que le prix affiché !
... Euh... Oups ? Elle n'avait pas fait attention, plus tôt. Et c'est alors que la femme la poussa à l'intérieur :
- Allez, on se bouge, sinon, on n'arrive à rien.
Bon, très bien. Puisqu'il lui fallait négocier, elle allait négocier. Déterminée, elle s'avança vers le propriétaire des lieux... Qui était occupé ailleurs. Elle se rabattit donc sur l'un de ses employés au comptoir. Il semblait assez jeune et surtout nouveau... Cela lui donna une idée :
- Coucou ! Je pourrais avoir deux repas, s'il te plaît ?
Ben oui, quoi, ils avaient quasi le même âge. Le jeune homme lui sourit, puis lui indiqua un prix évidemment trop élevé. À croire qu'ils s'étaient donné le mot. Mais elle n'abandonna pas son sourire, et, d'un air innocent, lui indica la pancarte des prix :
- Ah bon ? Pourtant, je pensais que c'était ces prix-là qui étaient en vigueur...
Et elle accompagna ses mots d'une moue déçue. Oui, elle l'avouait, elle essayait de jouer le jeu de la séduction. Ce n'était pas très professionnel, mais ça avait l'air de marcher... Et ça aurait marché, si une conversation voisine n'avait pas attiré son regard. Une jeune fille se faisait chasser par une offre d'emploi... Douteuse. S'excusant d'un signe de la main poli, elle sortit en trombe et la suivit. Cela entrait parfaitement dans son personnage : quelqu'un avait besoin d'aide, elle lui offrirait cette aide.
Quand elle s'arrêta enfin, ce fut pour s'asseoir, à deux doigts de pleurer... Se laissant gagner par la spontanéité et le bon coeur de Lorena, elle se précipita pour la prendre dans ses bras et tenter de la consoler, comme le ferait une mère pour son enfant.
- Du calme, tout va bien. Vous n'êtes plus seule.
Elle s'apprêtait à lui dire qu'elle avait assisté à une partie de sa conversation dans l'auberge, quand une voix brusque la fit sursauter :
- Dis donc, Lorena ! Ce n'est pas en faisant du charme aux associés que tu vas... Oh.
Sa "mère". Qui venait probablement de découvrir pourquoi Lorena était partie. Mais la marchande était une femme bourrue et certes, sympathique, mais pour qui la délicatesse était une notion inconnue. Elle décida donc de laisser Lorena s'occuper de cette partie.
- Rejoins-moi quand...
- Non.
La marchande lui lança un regarde surpris.
- Non ?
Observant sa protégée, Lorena jaugea son état. Si elle ne s'était pas calmée, elle la garderait dans ses bras, en tentant d'être aussi apaisante que possible. Si elle s'était calmée, elle la libérerait et lui expliquerait la situation.
Après quoi, elle répondrait à sa mère :
- Je n'ai pas tout compris, mais je pense qu'elle cherche du travail... Et tu pourrais l'aider.
Se concentrant de nouveau vers la rousse, elle s'adressa cette fois à elle :
- Quel métier vous intéresse ?
- Je suis désolée Hélène. Murmura la jeune fille triste entre deux sanglots.
Alors que Tessia tenait son visage entre ses mains afin de dissimuler ses larmes, elle sentit une pression autour de ses épaules, une chaleur douce et agréable l’enveloppa. L’apprentie cuisinière ouvrit les yeux et découvrit une jeune femme aux cheveux dorés comme le blé. L’inconnue l’avait enlacée dans ses bras en une étreinte réconfortante, un geste de gentillesse et de douceur. Tessia fut brièvement surprise, pourquoi une étrangère venait la réconforter ? L’apprentie cuisinière posa d’abord un regard étonné sur la nouvelle venue, mais ses émotions revinrent à la charge et balayèrent ses doutes d’un revers de larmes. Tessia pleura de plus belle, elle étreignit à son tour l’inconnue en laissant libre cours à ses sanglots et déversa sa tristesse, autant sur ses joues que sur la personne qu’elle tenait dans ses bras. Il fallut quelques instants à la rouquine pour se calmer, mais après plusieurs minutes elle relâcha son emprise et arrêta le torrent de larmes. Tessia malgré un léger hoquet reprit sa respiration, tout en essuyant ses joues humides à l’aide de ses manches.
- Merci beaucoup. L’apprentie cuisinière réussit à articuler deux mots malgré sa gorge enrouée. J’ai eu une longue journée, je m’appelle Tessia.
La jeune fille tenta de dissimuler sa gêne derrière un sourire, elle avait offert un spectacle pitoyable, quelqu’un s’était sentit obligée de venir la réconforter. Tessia n’avait pas l’habitude que l’on prenne soin d’elle, c’était plutôt l’inverse. La rouquine observa la personne qui était venue à son secours. C’était aussi une jeune femme, les cheveux couleur rayons de soleil et les yeux bleus, elle devait être légèrement plus âgée, derrière elle une dame âgée les observait, l’air perplexe. La campagnarde devina que les deux femmes étaient ensembles. Toutes trois échangèrent quelques mots, les présentations furent expédiées et la blonde se nomma en tant que Lorena. Tessia était charmée par son interlocutrice, elle rayonnait et sa gentillesse réchauffa son cœur.
- Je rêve d’être cuisinière, mais personne ne veut de moi derrière les fourneaux. Ils essayent plutôt de me mettre devant le comptoir, ou alors ils me disent que je n’ai pas assez d’expérience. Une légère pointe de fatalisme s’entendait dans la voix de la rouquine. Je dois trouver un poste de cuisinière, même apprentie, dans les prochains jours sinon je serais obligée de faire serveuse. Ou je devrais quitter la capitale et retourner chez mes parents.
Mais soudain, Lorena sous-entendit que la dame âgée pouvait tirer sur certaines ficelles pour trouver un travail. Tessia s’illumina à nouveau, un grand sourire émergea sur son visage tandis qu’elle se levait pour prendre les mains de la petite dame âgée dans les siennes, comme pour s’assurer que son espoir ne s’échappe pas.
- Pour de vrai ? Vous allez m’aider ?
Soudain, la spontanéité de sa cadette lui fit avoir un geste parfaitement spontané, et qui n'était pas motivé par le personnage de Lorena, même s'il lui correspondait également. Un geste pour l'arrêter. Mais elle fut trop lente. Bientôt, leur aînée se retrouva les mains prises en otage... Kasha savait très bien ce qui allait se passer ensuite. La femme se dégagea sèchement.
- Merci de garder vos distances, mademoiselle. Si vous avez aussi peu de savoir vivre avec vos potentiels employeurs, il n'est pas étonnant qu'ils vous refusent.
- Maman !
Elle se trouvait à présent derrière la jeune fille rousse, qui lui était passée devant pour rejoindre sa "mère". Sans s'interposer, Kasha-Lorena déposa cependant une main légère et rassurante sur l'épaule de la demoiselle, à la fois pour tenter de l'empêcher de perdre espoir et pour attirer son attention.
- Je suis désolée. Mais ma mère n'est pas très douée pour les relations sociales, malgré son refus. Elle n'est absolument pas tactile. Mais, si vous la prenez correctement, elle pourra devenir très sympathique, et un réel soutien, qui ne vous abandonnera pas ! finit-elle avec énergie et un grand sourire, ne voulant absolument pas qu'elle redevienne abattue comme elle l'était quelques instants plus tôt.
Et ce qu'elle avait décrit était exactement ce qu'elle avait ressenti face à cette femme, lors des premiers jours qu'elles avaient passés ensemble. Elle n'était évidemment pas la mère de Kasha, mais une commerçante qui l'avait surprise en train de changer d'identité et qui, au lieu de la trahir, avait décidé de l'aider. Cela avait commencé par lui fournir un moyen de transport discret jusqu'à la Forteresse, puis, de fil en aiguille, cette relation mère-fille factice s'était étoffée, jusqu'à ce que Kasha soit convoquée pour des cours n'ayant rien à voir avec ses missions... Elle ne put retenir un petit sourire à l'évocation de ces souvenirs. Néanmoins, la conversation avait continué :
- La gentillesse de Lorena la perdra. Mais elle a raison, j'ai des relations dans le coin. Dites-m'en le plus possible sur vos compétences.
- Et elle vous indiquera la personne la plus adaptée qu'elle connaît.
Lorena s'était sentie obligée de compléter, sachant qu'il était peu probable que cette femme qui se faisait passer pour sa mère avoue quelque chose d'aussi considéré. À la moue qu'elle reçut en réponse, elle sut qu'elle avait touché juste. Avec un soupir, elle se dit que, même si la suite ne la concernait plus, elle devrait quand même les suivre. Ne serait-ce que pour traduire les messages affectueux qui ne manqueraient pas de se cacher sous les paroles bourrues de la femme.
- Oui madame ! Lança la petite campagnarde, un sourire aux lèvres.
Heureusement Lorena était là pour calmer sa mère, la fille semblait beaucoup plus chaleureuse que la parente. Mais quelque chose clochait dans leur relation, Tessia remarqua que la dame âgée laissait transparaitre des signes de malaise dès que sa fille l’appelait maman. De brefs soupirs, des regards qui se détournent. Peut-être que la mère était simplement exaspérée par l’énergie débordante de son enfant. La rouquine laissa de côté ce détail, elle préférait se concentrer la liste des recettes qu’elle maitrisait le mieux.
- Mon papa était cuisinier dans une taverne et m’a transmis tout son savoir. Tessia, fière des connaissances héritées de son père, posa les poings sur ses hanches et bomba le torse. Je peux dépecer et découper volaille, gibier, ovins, bovins, porcins. J’ai déjà cuisiné pour des festivals dans mon village, la découpe rapide de fruits et légumes ça me connait. Je peux préparer tout type de soupe, pot au feu, …
Tel un cheval en pleine course, Tessia ne pouvait plus s’arrêter. Elle détailla la préparation du coq au vin, lista les fruits et légumes idéaux pour farcir un cochon, expliqua quels étaient les meilleurs morceaux de la viande de cerf, donna chaque période de l’année pour la récolte des différents fruits, indiqua comment préparer une sauce aux pruneaux sans qu’elle ne donne de gazes, … La cuisinière continua ainsi de longues minutes, énumérant nombre de recettes et d’astuces de cuisine. Ses innombrables connaissances se déversaient de sa bouche en un torrent d’explications culinaires, ce qui laissa bouche bée quiconque écoutait la conversation. La jeune femme s’était révélée être une véritable encyclopédie de la cuisine populaire, elle connaissait peu de plats raffinés, mais pouvait préparer n’importe quel plat de taverne.
- Mais je dois avouer que le poisson ce n’est pas trop mon truc. Pour les pâtisseries, mon village est renommé pour ses fruits rouges, donc je me suis contenté des d’apprendre à faire des tartes et des gâteaux à la fraise … La jeune femme s’arrêta soudain. Remarquant la sidération de ses deux interlocutrices.
Tessia se rendit compte que le problème venait moins des compétences, mais plus de la personne qui les présentait.
- Demoiselle.
Cela commençait mal. Mais pourtant, elle semblait avoir des compétences... Qu'est-ce qui n'allait pas ?
- Généralement, quand on se présente à un potentiel futur employeur, on ne parle pas de ses défauts. Le but est de vous vendre, pas de vous dévaloriser.
Kasha-Lorena ne put retenir un soupir d'exaspération :
- Tu ne pourrais pas te concentrer sur ce qui va, pour une fois ? En plus, je suis sûre que tu penses à quelqu'un, là maintenant tout de suite. Donc c'est parti, allons la recommander à cette personne !
Contrainte et forcée, son aînée fut bien obligée de reconnaître :
- Oui, c'est vrai, vous avez des compétences. Si mon contact, pour une raison ou une autre, vous refuse, vous pourrez tenter votre chance dans les auberges et les tavernes, vous avez les compétences qui correspondent... De ce que j'en sais. Et puis, il fallait de toutes façons y aller. Ces fruits sont pour lui.
En disant ces mots, elle désigna une partie de ses achats effectués plus tôt. En effet, cette femme fournissait un bon nombre de propriétaires d'auberges et établissements dans ce genre en matières premières.
Elle lança alors un regard à Kasha, puis lui lança nonchalamment :
- Par contre, il s'agit du père de ton "ami"... Autant dire que s'il s'y trouve, il vaudrait mieux que tu n'y sois pas... Lorena.
Message reçu. Elle devait changer d'apparence, et donc de personnage. Dégainant son peigne magique, elle marqua un temps d'arrêt, le temps de réfléchir à ce à quoi elle voulait ressembler. Puis, une fois l'image en tête, elle se tourna vers la dénommée Tessia :
[color:4099=0066cc]- Je vous fais confiance, ne parlez pas de ce que vous vous apprêtez à voir.
Elle était en effet sur le point de se créer un nouvel avatar. Oh, bien sûr, elle se doutait que la cuisinière ne savait pas que Kasha multipliait les apparences, et l'avatar qu'elle allait créer avait peu de chances de devenir définitif, mais on n'était jamais trop prudent, n'est-ce pas ?
Cessant de ruminer, elle passa le peigne dans ses cheveux.
Après quoi, elle suivit sa mère jusqu'à la fameuse auberge... Au propriétaire duquel elle avait quelques questions à poser. Mais d'abord, elle allait les laisser faire leur transaction. Pendant ce temps, elle resta un peu à l'écart avec la rousse, répondant à ses éventuelles questions, du moment qu'elles ne la forçaient pas à révéler le secret de son identité à d'éventuelles oreilles indiscrètes. Puis, une phrase de la marchande lui donna le signal :
- Mais je ne suis pas venue que pour la livraison, aujourd'hui. J'ai une... Enfin deux personnes à te présenter.
À ces mots, Kasha-Lorena-Launie invita Tessia à la suivre. Elle salua poliment le propriétaire des lieux quand la marchande la présenta :
- Voici ma nièce, Launie, de passage à la Capitale. Je l'héberge pendant son séjour.
Puis elle adressa un signe de tête à leur nouvelle protégée :
- Et voici Tessia, elle aurait une faveur à vous demander.
Kasha-Lorena-Launie lui céda sa place face à l'homme, lui glissant quelques mots encourageants au passage.
- Bon d’accord, j’essayerais d’être plus concise et de me concentrer sur mes points forts. Tessia acquiesça à la remarque de son ainée.
Cependant les remontrances de Mère ne durèrent pas longtemps, elle parla d’une livraison à Lorena ainsi que d’un individu qu’elles connaissaient toutes deux. Tessia ne comprit pas grand-chose à la mystérieuse conversation, elle apprit juste que Lorena devait éviter quelqu’un, mais qu’elle risquait de rencontrer cette personne à leur destination. Après avoir fait promettre à la rouquine de garder le secret, Lorena dégaina un peigne qu’elle passa dans ses cheveux. La toison d’or de la femme changea soudainement de couleur, passant du jour à la nuit. La coiffure de Lorena se métamorphosait alors que le peigne parcourait la chevelure dorée, en un instant les longs cheveux blonds sauvages se transformèrent en deux couettes attachées. Tessia tout autant intriguée qu’émerveillée était bouche bée, Lorena s’était changée en Launie d’un claquement de peigne. Interloquée, la jeune cuisinière se contenta de suivre ses compagnes. Durant leur trajet, la campagnarde se posa d’innombrables questions, accroissant encore sa confusion, malgré les instructions que lui avait donnée Laurena … Ou plutôt Launie. Mais après de longues minutes d’interrogations, une illumination vint à l’esprit de la rouquine, elle se colla au bras de sa comparse, approcha ses lèvres de son oreille pour lui murmurer la découverte qu’elle venait de réaliser.
- Vous êtes une espionne ! Affirma Tessia dans l’oreille de son interlocutrice, à la fois en chuchotant, mais aussi d’une voix enjouée, ce qui enleva toute la discrétion de leur échange. C’est quoi votre mission ? Vous travaillez pour qui ? C’est dangereux ? Vous avez besoin d’un coup de main ? Oh excusez-moi, j’imagine que tout ça est un secret …
Pétillante, sautillant presque en marchant, la jeune femme ne tenait pas en place. Tessia lança de nombreuses questions à la figure de sa partenaire durant tout le trajet vers l’auberge et malgré tout ce que pouvait dire Launie, la rouquine resta convaincue qu’elle avait affaire à une espionne.
- Ne vous inquiétez pas, avec moi votre secret sera bien gardé !
Le trio arriva enfin à l’auberge, le bâtiment de bois et de pierres était rustique, la salle principale pouvait accueillir une vingtaine de clients. Le patron vint les saluer, c’était un homme grand et barbu, il serra la main de Mère qu’il semblait bien connaitre. La marchande et l’aubergiste discutèrent plusieurs minutes de leur affaire avant de revenir vers les deux jeunes femmes. La dame âgée avait fait les présentations, déroulant le tapis rouge pour Tessia, il ne lui restait plus qu’à le traverser avec toute la prestance qu’elle était capable de montrer. Le lancement de sa carrière se trouvait juste devant l’apprentie cuisinière, il ne tenait qu’à elle de la saisir.
- J’me présente, je m’appelle Henri et je suis propriétaire de cette modeste auberge. Débuta l’homme en tendant une main en direction de la jeune femme. J’ai cru comprendre que vouliez être cuisinière ?
Les pommettes de Tessia adoptèrent une teinte rosée, elle attrapa fébrilement la main tendue de l’aubergiste avant de se lancer d’une voix assurée et mélodique.
- J’me présente
je m’appelle Tessia
J’voudrais bien réussir mes plats
être cuisinière
Etre engagée gagner ma pitance
puis surtout avoir de l’expérience
Et pour tout ça il faudrait que je trime à plein temps.
J'suis cuisinière
Je cuisine pour mes copains
J'veux faire des tunes et qu'ça tambouille bien, tambouille bien
J'veux préparer un clafoutis
Un gâteau qui s’englouti
Pour faire à manger dans les soirées de Monsieur le roi.
Et partout dans la rue j'veux qu'on parle de moi
Que les filles soient nues
Qu'elles se jettent sur moi
Qu'elles m'admirent qu'elles me tuent
Qu'elles s'arrachent ma vertu …
La jeune femme plaqua ses mains contre sa bouche, comme pour s’empêcher de parler. Le silence s’installa plusieurs instants dans la pièce, personne n’osait lâcher le moindre mot. Tessia, choquée, se demandait comment elle avait pu se lancer dans une telle tirade, presque mélodique mais pas tout à fait chantée. C’est comme si une musique d’un autre monde était venue la traverser pour s’échapper dans le royaume d’Aryon. Pourtant, après cet instant de sidération, Henri prit la parole.
- Un clafouti ? L’aubergiste se gratta la barbe, l’air gêné, comme pour changer de sujet. Ça tombe bien, on a tout ce qu’il faut en cuisine.
La rouquine n’en revenait pas, l’aubergiste lui donnait sa chance. Malgré le plaidoyer surréaliste de Tessia, Henri l’invita à le suivre et guida le groupe vers la cuisine. L’apprentie cuisinière interpréta cette scène comme un coup de pouce du destin, l’inspiration divine était descendue du ciel afin de lui confier les mots permettant de convaincre son futur employeur. Mais il était plus probable qu’Henri, mal à l’aise, ai préféré ne pas relever ce qui c’était passé, il se contenta donc de s’accrocher au clafouti … Ignorant inconsciemment le malaise qu’elle venait de causer, la jeune femme pénétra dans la cuisine.
La pièce spacieuse, décorée d’étagères remplies de légumes et fruits multicolores, possédait un âtre en son centre ainsi qu’un four à bois encastré dans un mur. La fenêtre ouverte laissait les rayons de soleil se répandre sur le mobilier et les victuailles. En un battement de sourcils la cuisinière repéra la poêle à frire, les œufs, la farine, le sucre, les fruits rouges et le beurre. Après avoir attrapé ses armes, Tessia se lança à l’assaut de la cuisine.
- Laissez-moi une demi-heure et vous gouterez le meilleur clafoutis au monde. Déclara-t-elle, la détermination résonna dans sa voix.
- C'est... Plus compliqué que ça. Mais on pourra en parler plus tard !
Bon, évidemment, elle ne voulait pas en reparler. Avec un peu de chance, la demoiselle rousse trouverait un emploi, et cela l'occuperait tellement qu'elle oublierait cette "promesse". Mais l'objectif principal était de calmer la jeune femme, pour qu'elle cesse d'attirer l'attention sur elles... Echec cuisant. Elle ne cessa pas de parler de tout le trajet, ce qui, évidemment, attirait les regards. Kasha-Launie étudiait discrètement chacun de ces regards tout en répondant de son mieux au flot de questions, sans jamais révéler sa véritable identité, évidemment. Elle ne remarqua aucun regard hostile ou suspicieux, mais elle savait que cela ne voulait pas dire qu'elle pouvait baisser sa garde.
Launie resta en retrait lorsque Tessia s'avança vers l'aubergiste, et s'approcha de sa "tante" alors que l'homme se présentait... Puis vint l'intervention qui resterait probablement dans les ragots du coin pendant un moment. La marchande et Kasha échangèrent un regard. L'aînée du duo semblait désespérée, alors que Kasha-Launie, elle, se sentait plutôt gênée pour Tessia, à qui elle avait commencé à s'attacher. Elle semblait en transe... L'aventurière espérait simplement que la chute ne serait pas trop brutale lorsqu'elle sortirait de cette transe.
Néanmoins, cela porta ses fruits. Kasha ne savait pas comment la jeune femme s'était débrouillée, mais elle avait réussi à obtenir un test. À présent, tout reposait sur elle. Avant qu'elle ne disparaisse dans la cuisine, elle lui adressa quelques mots :
- C'est votre chance ! Il paraît que si les cuisiniers se font plaisir, ça se ressent dans le goût de ce qu'ils ont préparé. Alors, amusez-vous !
Puis elle donna un coup de coude à sa "tante", pour qu'elle se plie également à l'exercice.
- Faites de votre mieux.
Kasha-Launie sourit doucement. Elle commençait à connaître cette marchande. Cette dernière avait voulu se donner ses airs bourrus habituels, mais sa cadette savait qu'en réalité, elle était fière de leur protégée.
Alors que la jeune rousse se trouvait dans sa pièce, l'aubergiste entraîna les deux autres femmes vers une table, non loin.
- Alors. Mademoiselle Launie, j'aimerais en savoir plus sur vous. Et on a une demi-heure à tuer... Autant parler.
Oh non. C'était l'un des pires scénarios possibles. L'avatar Launie venait d'être créé et, malgré son imagination, Kasha n'était pas certaine de pouvoir inventer les informations la concernant assez rapidement pour tenir une conversation. Mais Launie était sympathique. Cela ne lui ressemblerait pas de refuser une conversation. Elle était bloquée. Et elle ne pouvait même pas se permettre de lancer un regard de détresse à la marchande, car l'aubergiste se trouvait assez près d'elles pour l'intercepter. Alors, malgré elle, elle sourit :
- Bien sûr, que voulez-vous savoir ?
- Euh la base, d'où vous venez, qu'est-ce que vous faites dans la vie...
Il avait visiblement été pris au dépourvu. Tant mieux, cela lui donnait un peu de temps supplémentaire pour créer son histoire dans sa tête. Lorsqu'elle vit qu'il était de nouveau maître de ses moyens, elle commença, calmement, d'une voix posée :
- Très bien. Pour commencer, je suis dans l'artisanat. Je me spécialise dans la fabrication de miroirs, mais à l'occasion, je peux vous fabriquer quelques autres objets avec les mêmes matériaux. Et, évidemment, je les commercialise également. Pour mon lieu de vie, pour être honnête, je suis assez nomade. Mais j'avoue avoir eu un coup de coeur pour le Village Perché.
Et la conversation se poursuivit, Kasha restant prudente sur les informations dévoilées, l'aubergiste devenant de plus en plus curieux, donc dérangeant, et la marchande ne sachant pas comment réagir, et se contentant donc de jouer celle qui sait déjà tout ce que Launie révélait.
La première étape était terminée, Tessia devait commencer la cuisson. Tandis que le beurre fondait doucement dans la poêle, l’apprentie cuisinière sélectionna soigneusement ses fruits. Elle avait de la chance, l’aubergiste s’était procuré de nombreuses variétés de fruits des bois, dont la saison avait débuté récemment. La jeune femme nettoya donc mûres, groseilles, framboises et les réserva pour la suite. Une fois le beurre liquéfié, l’apprentie cuisinière déversa sa préparation dans la poêle. Durant la cuisson elle parcourut du regard la cuisine, à la recherche d’ingrédients pouvant servir à décorer son clafouti, ses yeux se posèrent sur un pot remplit d’un liquide doré. Tessia le saisit afin de déchiffrer de plus près les marques sur le couvercle. C’était un sceau garantissant l’origine de la denrée, la jeune femme tenait entre les mains du miel provenant du village perché. Ce liquide était un met précieux, les apiculteurs de la grande forêt étaient réputés pour fabriquer le meilleur miel de tout le royaume. Ce trésor était convoité jusqu’à la cour royale.
Après une vingtaine de minutes, Tessia attrapa le manche de la poêle et d’un mouvement sec et maitrisé du poignet, elle propulsa la pâte qui dans les airs, effectua un salto. Le clafouti, retourné, atterri délicatement dans son réceptacle de fonte bouillonnante pour terminer sa cuisson. Ensuite, la rouquine posa soigneusement les fruits des bois sur la pâte encore molle de sa préparation, les faisant rentrer légèrement dans cette dernière. Après cinq dernières minutes de cuisson, la cuisinière retira la poêle du feu pour laisser refroidir son chef d’œuvre. Il ne restait plus qu’à garnir le clafouti. Pour cela la jeune femme y ajouta quelques fruits des bois, mais surtout elle étala une fine couche de miel à l’aide d’un pinceau de cuisine. La cuisinière, toujours en transe martiale, ne se soucia pas du caractère précieux de la marchandise, qui était sans doute réservée à des occasions spéciales.
« Pfiou, ça fait du bien de se remettre au travail. » Souffla la jeune femme, satisfaite de son œuvre.
Le clafouti brillait presque, les petites perles bleues et rouges ressortaient de la pâte jaune, de plus le miel donnait un air de pierres précieuses aux fruits, telles des joyaux sur une couronne d’or. Avant d’apporter le plat à Henri et Launie, Tessia passa un rapide coup de lavette et de serpillère pour nettoyer le désordre qu’elle avait engendré. Après avoir rapidement dissimulé les dernières preuves de ses méfaits, la jeune femme poussa la porte de la salle principale pour découvrir son acolyte en pleine conversation avec le propriétaire des lieux. La discussion semblait déjà bien entamée et Launie ne semblait pas très à l’aise, tout comme Mère qui se contentait de hocher la tête. Soudain, la rouquine se souvint de la mission de sa partenaire, elle n’avait pas tout comprit, mais en tout cas elle savait que Launie était une sorte d’espion caméléon. Elle devait sans doute soutirer des informations sensibles à Henri. Sans une seconde d’hésitation, Tessia se précipita vers la table et imposa son plat entre les 2 interlocuteurs. La cuisinière profita d’un blanc laissé par Launie pour poser une question innocente à l’aubergiste.
« Ça fait longtemps que vous possédez cette auberge ? J’ai remarqué que votre cuisine était bien fournie, seul quelqu’un avec de l’expérience peut dénicher autant d’ingrédients de qualité ! » Déclarat la rouquine alors qu’elle découpait en huit parts égales son clafouti.
Alors que l'homme rassemblait visiblement ses mots, Kasha-Launie ne put s'empêcher de souffler, sortant un peu de son personnage sous le coup de l'admiration :
- C'est vraiment comestible ? C'est trop beau pour être mangé...
- Un peu de sérieux, enfin, Launie.
- Oui. Pardon.
Sous le coup de la réprimande, "Launie" se redressa bien droite sur sa chaise. Avec un sourire amusé, l'aubergiste finit par répondre à la cuisinière :
- En effet, ça fait un bon bout de temps, maintenant. Et je remarque que vous avez été généreuse avec le miel... Avez-vous conscience du prix d'une telle denrée ? Il va falloir me rembourser avec un gâteau aussi bon que beau !
Et il partit d'un rire sonore et bon enfant, en se servant en premier. Kasha-Launie, de son côté, se contenta d'un sourire poli en attendant son tour. Et, lorsque, la dernière, elle se retrouva avec sa propre part devant elle, elle ne put toujours pas se résoudre à goûter.
- Décidémment, je ne peux pas. C'est une oeuvre d'art, pas un plat.
- Sache qu'on mange aussi bien avec l'estomac qu'avec les yeux. Tu devrais goûter, ça vaut le détour... Et puis, je suis quasi certaine que ce miel est celui de ton cher Village Perché, hein, Henri ?
- Exact. Eh, Mademoiselle... Vous avez fouiné partout dans ma cuisine, hein ? J'ai bien pris soin de ne pas laisser ce pot à la portée du premier marmiton venu, spécialement pour ne pas en abuser.
Dans une volonté de défendre de nouveau sa protégée du jour, Kasha se résolut à goûter à son tour... Et elle ne regretta pas le voyage. Elle avait en effet l'impression de parcourir diverses contrées à la fois, en une bouchée. Elle débutait au coeur de la Guilde, son cocon familier, rappelé par la douceur de la pâte. Les saveurs fruitées accompagnaient ensuite son périple à travers des paysages tous plus colorés et éblouissants les uns que les autres. Pour finir, la touche un peu plus sucrée du miel l'emmenait au Village Perché, où elle ne s'était jamais rendue en réalité, avec sa saveur à la fois boisée et céleste.
Lorsqu'elle rouvrit les yeux (qu'elle avait donc probablement dû fermer, à un moment donné), elle croisa le regard de la marchande.
- Alors ?
- Je...
Puis, elle se tut, préférant prendre un moment pour retrouver ses esprits. Après quoi, elle déclara :
- Pour être honnête, je ne suis pas une grande fan de ce type de gâteaux. Mais là, honnêtement... Chapeau. J'ai voyagé, je ne pensais même pas que c'était possible avec de la nourriture.
La marchande et l'aubergiste échangèrent alors un regard que Kasha ne sut pas déchiffrer. Puis l'homme prit la parole, s'adressant à la jeune femme :
- Bien. Vous vous en doutez, je ne vais pas vous évaluer sur un seul test. Comme vous avez décidé de commencer par le dessert, prenons donc le repas à l'envers. Montrez-moi ce que vous savez faire en plat principal. Maintenant que vous connaissez la cuisine, essayez, disons... Un bouillon de légumes.
Kasha échangea un regard avec la marchande. Visiblement, il y aurait trois épreuves. Se levant, elle s'approcha de Tessia, alors qu'elle s'adressait à l'aubergiste :
- Laissez-lui au moins le temps de goûter son clafoutis !
Elle était arrivée derrière elle. Se penchant vers elle, elle lui murmura à l'oreille :
- Quand vous serez retournée en cuisine, je vais essayer de savoir ce qu'il a pensé du gâteau. Et, si son avis est négatif, j'essaierai de le changer !
Puis elle retourna à sa place, ignorant royalement les regards suspicieux que posaient sur elle ses deux aînés.
« N’attends pas trop ! C’est bien meilleur chaud ! » Tessia essaya de pousser son amie à gouter le fruit de son travail.
La petite rouquine s’installa à son tour, voulant elle aussi déguster le clafouti elle se servit une part et mordit délicatement dans le morceau qu’elle présentait à ses lèvres. L’explosion de saveurs emporta un léger soupir de satisfaction à la jeune femme, les fruits, la pâte, tout se mariait parfaitement. Mais c’était sans compter le miel, nectar divin tout droit descendu du village perché. Henri, quant à lui, était partagé entre admiration et agacement, il remarqua instantanément la supercherie, son précieux miel avait été mis à contribution sans son accord ! L’aubergiste ne se pria pas d’en faire la remarque à Tessia. La jeune cuisinière en goutant un morceau de clafouti, avait réalisé que le miel à lui seul sublimait le plat, transformant la simple pâtisserie en met savoureux et raffiné. Elle aurait pu s’en vouloir de gâcher un produit si précieux, sur un plat si simple, mais la rouquine était trop fière d’elle pour éprouver le moindre remord. Henri, malgré son sourire ses yeux pétillants, qui trahissaient sa satisfaction buccale, ne manqua pas de préciser à Tessia que le miel coutait une petite fortune. Quand l’aubergiste lui demanda si l’apprentie cuisinière avait la moindre idée de sa valeur, Tessia répondit avec un léger sourire gêné, qui tentait de simuler un semblant de remord :
« Pas suffisamment, j’en ai peur … » Répondit-elle, ses joues prenant une teinte rosée.
Sous le regard pesant de son hôte, la rouquine découvrit qu’il n’en avait pas terminé avec elle. Henri décréta que deux nouvelles épreuves étaient nécessaires pour évaluer des talents de l’apprentie. Réel jugement ou simple mesquinerie vengeresse ? Tessia recula instinctivement sur sa chaise, elle n’était pas préparée à affronter la critique d’un tel gourmet ! Dubitative, elle n’osa pas objecter, la jeune femme était prête à tout pour obtenir ce travail. Henri se révélait être un adversaire redoutable, il cachait bien son jeu mais la campagnarde avait repéré plusieurs indices révélant le grand gout de l’homme. La cuisine impeccable, fournie d’aliments exceptionnels et onéreux, la clientèle distinguée mais surtout, les yeux perçants et inquisiteurs de l’aubergiste. Ce dernier avait à peine réagit alors que son clafouti aurait mis à terre le gouteur lambda. Non, Henri n’était pas un simple gérant d’auberge. Mais Tessia se redressa sur sa chaise, planta son regard dans celui de son adversaire, des étincelles se formaient dans les yeux de chacun des opposants.
« Monsieur, je reconnais en vous un fin connaisseur, un gourmet d’exception ! C’est pourquoi j’engage mon honneur de cuisinière et j’accepte votre défit. Vous ne serez pas déçu ! » La rouquine ne pouvant se résoudre à la fuite, fonça tête baissée vers la confrontation.
Launie tenta de rassurer Tessia, dont l’inquiétude était perceptible malgré l’assurance qu’elle essayait d’afficher, ses paroles suffirent à lui redonner confiance en elle. La rouquine se dirigea vers la cuisine, le torse bombé et en claquant des talons sur le plancher. Alors qu’elle quittait la grande salle, quelques mots d’Henri se firent entendre :
« Revenons à vous ma chère Launie … Oui c’est très intéressant ce que vous faites, mais je ne comprends pas ce qui vous amène chez moi. » Les mots interrogateurs résonnèrent dans la salle.
L’aubergiste, ne perdant pas une seconde avait retourné son attention sur l’espionne. Les deux partenaires semblaient affronter le même adversaire chacune à tour de rôle, comme dans une arène, Tessia venait de frapper dans la main de Launie pour lui passer le relais et se préparer à la suite. La jeune cuisinière espérait que sa comparse avait eu le temps de se ressaisir, tandis qu’elle avait attiré l’attention avec son clafouti.
Une fois seule dans la cuisine, la petite campagnarde se claqua les joues comme pour se réveiller, aider Launie viendrait plus tard, elle devait se concentrer d’abord sur son épreuve. De nombreux légumes étaient posés sur les différents meubles de la cuisine, ils étaient soigneusement rangés de sorte à s’y retrouver facilement. La rouquine se demandait comment impressionner Henri avec un modeste potage, qui de ses yeux pénétrant semblait être capable de sonder les profondeurs de l’âme de son interlocuteur ? Des ingrédients rares et savoureux pourraient l’aider à égayer une simple soupe, mais l’utilisation du miel avait été un As caché dans la manche de la campagnarde, une fois utilisé la supercherie ne pouvait plus marcher sous peine de se faire coincer. Non, Tessia se contenterait de simples ingrédients, elle devait prouver que son talent était la source de ses plats incroyables et non le produit d’aliments miraculeux. La jeune femme hésita quelques instants, posant son index sur les aliments un par un, espérant qu’ils lui transmettraient l’inspiration divine. Soudain, l’apprentie s’arrêta devant l’appui de fenêtre, un plan de persil trônait dans un pot d’argile sous un bain de soleil.
L’odeur du persil frais attira son attention, les petites feuilles irrégulières déclenchèrent une illumination chez la jeune femme. Le souffle créatif gagna à nouveau Tessia, qui opta pour une modeste soupe verte. Elle arracha quelques branches au pauvre persil et les réserva pour la suite. La rouquine remplit une petite marmite d’eau et la posa sur le feu pour ensuite y ajouter une pincée de sel. Tandis que le liquide commençait à bouillir, Tessia attaqua ses légumes sans pitié. Le bruit du couteau qui claque contre le bois résonnait dans la pièce. La première victime fut le poireau, dont le blanc tomba dans l’eau bouillante. Ensuite ce fut au tour des épinards de passer sous le hachoir et de subir la noyade. Tandis que les légumes subissaient le supplice de l’ébouillantage, la jeune femme sélectionna avec minutie son assaisonnement. Sur l’établit trônait une racine enfermée dans un bocal de verre, la rouquine examina de plus près le contenu.
« Du gingembre ? » S’interrogea Tessia, tentant de reconnaitre la racine qu’elle tenait entre les doigts.
La jeune cuisinière n’avait jamais eu l’occasion d’en cuisiner, mais son père lui avait déjà décrit la plante dont la racine était régulièrement utilisée comme une épice. De plus, il lui avait aussi vanté ses vertus médicinales et son gout unique. Tessia en gouta un morceau, la saveur épicée et légèrement citronnée la charma instantanément. Les hésitations s’effacèrent face à la folie créatrice bouillonnante de la cuisinière, qui découpa en de minuscules carrés un morceau de la taille de l’ongle de son pouce et l’ajouta à sa mixture. Après avoir gouté la soupe verte, la rouquine ajusta son assaisonnement en saupoudrant légèrement le bouillon de sel et de poivre. Le persil, dernier rescapé, fut haché et jeté dans le liquide toujours à ébullition. La jeune femme était contente de son travail, mais elle avait conscience que son plat restait assez quelconque, elle devait trouver un moyen de le rendre un peu plus exceptionnel. Elle décida donc d’embellir la présentation de sa soupe, qui semblait beaucoup trop verte à ses yeux. La rouquine servit le potage dans quatre assiettes pour ensuite les garnir de quelques feuilles de persil. Mais le problème de la couleur restait entier, Tessia gratta donc un peu de noix de muscade pour ajouter du beige à son tableau. Enfin à l’aide d’une cuillère elle déversa un peu de lait sur la soupe en partant du centre, afin de former une spirale blanche.
Satisfaite de son travail, l’apprentie cuisinière déposa quelques tranches de pain sur un plateau pour accompagner la soupe et servit ses juges. En posant l’assiette destinée à Henri, Tessia ne put s’empêcher de lui adresser quelques mots :
« Je vous garantis l’absence d’ingrédients précieux, je ne tiens pas à dévaliser votre incroyable cuisine. » Déclara la jeune femme, un sourire narquois sur les lèvres.
Elle finit néanmoins par obéir, observant d'un regard amusé les échanges des deux artisans. Lorsque la plus jeune des deux repartit vers la cuisine, elle remarqua qu'elle semblait avoir pris tout cela très à coeur. D'après l'aventurière, c'était une bonne chose. Après tout, la détermination ne pouvait qu'être bénéfique à l'heure de convaincre un potentiel futur employeur. Lequel semblait assez intelligent pour poser les bonnes questions. Que faisait-elle ici ? Elle ne pouvait décemment pas se permettre qu'elle venait pour ne pas se présenter sous les traits de Lorena. D'un autre côté... Il y avait quelque chose qu'elle pouvait dire sans prendre trop de risques :
- Quel mal y a-t-il à venir voir sa famille ?
Puis, posant le coude sur la table, la main correspondante venant soutenir sa tête alors qu'elle laissait échapper un soupir, donnant tous les signes d'une lassitude résignée, elle laissa tomber :
- Même si j'aimerais bien voir ma cousine, aussi. Je l'ai souvent ratée, dernièrement... Qui sait quelles bêtises elle s'est encore mis en tête de faire...
Puis la commerçante vint à sa rescousse :
- Mais je devais te faire cette livraison. Alors, je me suis dit que, comme Launie était là, elle pourrait m'accompagner... Peut-être un biais dû à l'habitude, maintenant que j'y pense. Elle n'est pas Lorena.
Kasha-Launie lâcha un sourire amusé, tel celui que pourrait arborer une grande soeur, à la fois parfaitement compréhensive avec sa "tante" et complice avec s "cousine".
- D'ailleurs, Clara, tu ne vois pas d'inconvénient à ce que je dorme chez vous ce soir ? Lorena finira bien par rentrer, non ?
- Tu le sais bien, quand tu viens à la Capitale, ma maison est la tienne, très chère.
Puis la conversation finit par dériver sur des sujets plus aléatoires. À plusieurs reprises, Kasha dut retenir sa sociabilité de faire surface. Après tout, oui, Launie devait être gentille et agréable, mais elle était également censée savoir faire preuve d'une certaine retenue... Ajoutez à cela que Kasha devait se retenir d'en dire trop, afin de ne pas se trahir... Oui, la réserve était de mise.
Ce fut un soulagement lorsque Tessia fit son grand retour. Une fois de plus, elle s'était surpassée au niveau de la présentation. Elle ne put retenir un commentaire :
- Franchement, Tessia, si tu n'es pas prise, tu pourrais envisager une carrière d'artiste !
Contrastant avec la mine émerveillée de l'aventurière, le tavernier, lui, ne répondit pas à la pique lancée par la jeune femme. Au lieu de quoi, il fut le premier à tester ce nouveau plat. Puis il lâcha :
- J'avais dit bouillon de légumes, pas soupe. Aors oui, vous savez allier les saveurs, mais il faut aussi savoir respecter les instructions. Que ferez-vous si un client vous demande un rôti de boeuf et que vous utilisez de l'agneau ?
- J'ai une réponse ! Premièrement, ce ne sera pas à elle de gérer ça, mais au serveur ou à la serveuse. Et puis, rares sont les clients qui savent faire la différence entre.... Euh... Désolée.
Elle se ratatina sur sa chaise. Ses deux aînés lui avaient lancé le même regard désapprobateur. Se détournant alors d'elle, le propriétaire des lieux se concentra de nouveau vers la candidate :
- Bon. Mis à part le respect des instructions, vous savez cuisiner, c'est indéniable. Une réussite, un échec. Venez déguster votre part, puis la dernière épreuve sera déterminante.
Lorsque la rousse se fut installée, le brune lui prit la main, dans un geste apaisant. Elle se doutait que l'annonce d'un échec lui minerait probablement le moral, mais elle s'était donné pour rôle de s'assurer que cela n'arrive pas. Et elle comptait bien réussir. Alors, elle lui souffla :
- Tout n'est pas perdu. Profite, puis donne le meilleur de toi-même, et tout ira bien !
Puis, prenant une mine plus joviale, utilisant cette fois un volume sonore normal, se souciant peu désormais de qui pourrait l'entendre, elle poursuivit :
- Et puis, le fait qu'il y ait plusieurs épreuves est positif ! La dernière était un échec ? C'est bien ! Tu sais ce que tu as mal fait, il n'y a plus qu'à ne plus reproduire cette erreur ! Moi je dis, Monsieur est plus sympathique que ce qu'il veut laisser paraître, en te donnant plusieurs chances, il te permet de t'améliorer même en cours d'examen !
Bon. Peut-être en faisait-elle un peu trop. Mais le but était de rendre son sourire à sa protégée du moment. Et si, pour cela, elle devait produire un surplus d'énergie dont elle pourrait s'emparer, soit !
Puis, prenant l'un des morceaux de pain disponibles, elle s'autorisa enfin à goûter la mixture. Le goût était assez fort et, même si la demoiselle, originaire du Grand Port, malgré la perte de ses souvenirs, n'avait pas perdu sa profonde préférence pour les plats accessibles en bord de mer, elle sut néanmoins apprécier un minimum ce nouveau plat.
- Euh, alors, je ne lui rends peut-être pas justice, mais on sent bien les légumes... Tout cela me semble assez correct...
- Correct ? Mais c'est parfait, tu veux dire !
Launie posa sur la marchande un regard ahuri. C'était la première fois qu'elle lui coupait la parole, et, surtout, Kasha ne la pensait pas capable d'un tel enthousiasme. Puis le propriétaire des lieux reprit la parole, et tout le monde se tut.
- Pour la dernière épreuve... Si on suit la logique, il nous faut une entrée. Et... Mademoiselle Launie, vous qui voulez tellement l'aider. Vous semblez également ne pas être très amatrice des plats choisis, indépendamment de la manière dont ils sont préparés. Donnez-nous donc le nom de ce qui constutuera notre dernière épreuve.
Elle fut prise de court. Elle observa chacune des autres personnes, tour à tour. C'était à elle de faire le choix décisif ? Cela était-il une stratégie, afin de la blâmer en cas d'échec ? Ou la raison donnée était-elle sincère ? Sa "tante" lui adressa un hochement de tête encourageant. Alors, elle improvisa.
- Euh... Quelque chose à base de fruits ! De fruits rouges, de préférence.
Et pitié, évite le citron. En effet, la demoiselle avait horreur de ce fruit, bien trop acide pour elle. Mais, évidemment, elle ne pouvait pas en parler à voix haute, donc elle s'était contentée d'y penser. À voir, à présent, ce qui en sortirait.
« J’ai été emportée par l’élan créatif ! Vous savez ç’a été plus fort que moi, quand j’ai vu votre magnifique persil posé sur l’appui de fenêtre, mon corps a bougé de lui-même … » Lança elle, préférant rejeter la faute sur son impulsivité.
Ce que la jeune femme avait déclaré était vrai, à la vue du végétal l’idée de la soupe verte s’était imposée d’elle-même. Mais elle ne précisa pas que si elle n’avait pas oublié la différence entre un bouillon et une soupe, elle aurait suivi les instructions à la lettre, élan créatif ou pas. Henri ne sembla pas plus satisfait par l’explication de Tessia, au contraire il repartit à la charge.
« Cela ne change rien au problème, que ce soit par incompétence ou manque de contrôle, un client qui n’a pas sa commande sera toujours insatisfait. » Ses mots transpercèrent tel un carreau d’arbalète le cœur de Tessia, qui recula instinctivement dans le fond de sa chaise.
A nouveau à terre, la jeune femme n’eut d’autre choix que d’accepter l’échec. Cependant ce dernier fut adouci par une exclamation inattendue. La vieille marchande dégustait la soupe comme si elle n’en avait jamais goutée de meilleure, toujours dans la retenue elle avait interrompu Launie dans sa phrase, ce qui choqua cette dernière qui n’était pas habituée à tant d’expansivité de la part de sa tante. La rouquine reprit espoir en voyant qu’Henri lui-même ne pouvait contredire la vieille dame. La suite de la conversation fut plus légère, les quatre compagnons dégustèrent leur soupe en dérivant sur des sujets de conversation plus légers. Tessia apprécia cet instant passé en la compagnie de ces charmants individus, la mystérieuse Launie lui était sympathique, la marchande au premier abord ronchonne se révélait sympathique et Henri s’avérait être un individu cultivé avec un don naturel pour la conversation.
Mais cette tranquillité passagère ne pouvait durer, son assiette terminée, l’aubergiste statua sur la nouvelle épreuve. Tessia avait sélectionné le premier plat, qui s’était révélé être un dessert, Henri avait choisi le plat principal, instinctivement il se tourna vers une tiers personne pour sélectionner l’entrée, Launie. La rouquine crut d’abord en la clémence de l’aubergiste, qui pensait sans doute faire une fleur à l’apprentie cuisinière, la brune ne pouvant certainement pas sélectionner une entrée difficile à préparer pour son amie. Tessia déchanta instantanément. Launie, hésitant quelques instants, se décida pour une entrée à base de fruits rouges. La rouquine tenta de garder son sourire sincère intact, mais elle ne put l’empêcher de se transformer en un rictus forcé.
« Bien sûr … Je pense avoir une idée … » Bredouilla la campagnarde avant de se lever pour rejoindre la cuisine.
En panne d’inspiration, Tessia faisait les cents pas dans la cuisine, le bruit de ses bottes résonnait à travers la pièce silencieuse. La cuisinière passa en revue ce qu’elle avait à disposition, les fruits rouges ne manquaient pas et la consigne était assez libre, elle trouverait bien un plat à préparer. Mais rien ne venait. La jeune femme savait qu’elle devrait s’aventurer sur le territoire dangereux du sucré-salé, qu’elle ne maitrisait pas entièrement, mais surtout n’était pas apprécié par tout le monde. La rouquine ferma les yeux pour se concentrer, essayer d’atteindre sa transe habituelle et se laisser emporter par les mouvements de son corps. Mais son esprit dériva dans ses souvenirs. D’abord elle vit son père, le cuistot de la famille, ensuite des images de sa mère lui parvinrent. Sa maman ne cuisinait pas souvent, pourtant un souvenir se formait à répétition dans sa tête. La rouquine voyait sa mère sortir quelque-chose du four, une odeur se répandait dans la pièce. Soudain l’illumination transperça les nuages du doute pour atteindre la cuisinière.
« Merci maman ! La solution, c’est le fromage ! » Souffla elle.
Tessia s’activa enfin, elle raviva le feu du four avant de s’attaquer à sa préparation. Elle se dirigea ensuite vers une armoire remplie de fromages de tailles et de formes variables. De couleur beige clair presque blanche, la jeune cuisinière attrapa un petit cylindre bombé, elle sentit l’odeur de sa prise. Satisfaite de sa trouvaille, la jeune femme abattit son hachoir sur le fromage de chèvre frais pour le découper en petits morceaux. Ensuite, elle les répartit sur quatre tranches de pain qui serviraient de base à son entrée. La recette était simple, mais la campagnarde ne pouvait s’empêcher de donner tout ce qu’elle avait, à nouveau elle entra dans une transe presque mystique, autour d’elle se déployait une dimension l’isolant du monde extérieur, la laissant seule avec ses ingrédients. La suite fut rapide, Tessia dispersa quelques fines rondelles d’oignon rouge sur le fromage, glissa groseilles et mûres entre les morceaux de fromages. Elle recouvrit le tout d’une pincée de sel, d’un léger filet d’huile d’olive et ajouta quelques feuilles de romarin. Comme touche finale, la cuisinière posa une fraise tournée vers le plafond, au centre de chacune des tranches de pain. Après dix minutes de cuisson dans le four, la rouquine sortit les petites tartelettes au fromage de chèvre et aux fruits rouges.
A l’ouverture de la porte, l’odeur des fruits, du romarin et du fromage se répandirent dans la grande salle. La jeune femme, satisfaite et joyeuse pénétra dans la pièce, le plateau contenant ses quatre tartelettes entre les mains. Si jamais Henri trouvait quoi que ce soit à dire, Tessia était prête à retourner chez ses parents et vivre sa paisible vie de fille de fermiers.
« J’espère que vous ne serez pas déçus, j’y ai mise tout mon cœur. » Lança-t-elle en se remémorant les souvenirs de sa mère, sans qui elle n’aurait pas eu l’idée des tartelettes.
Henri posa son regard critique sur le plat, il saisit entre son pouce et son index une tranche de pain croustillante et l’examina sous plusieurs angles, avant d’en sentir l’odeur. Finalement l’aubergiste prit une bouchée de tartelette. Tessia de ses yeux inquisiteurs, n’osa prononcer le moindre mot et attendait la réaction de son juge. Les secondes s’étaient transformées en de longues minutes et Henri ne voulait toujours pas lâcher la plus petite des syllabes. La rouquine se rongeait impulsivement les ongles, ses jambes tremblaient presque à en faire vibrer la table. Son assurance l’avait quittée sous les yeux perçants de son adversaire. Et si elle avait mise trop de sel ? Était-ce assez cuit ? La campagnarde n’avait pas eu l’occasion de gouter sa préparation et c’était sa première tentative, tout ce qu’elle se rappelait de ses tartelettes provenaient du lointain souvenir de son enfance, elle ne savait pas vraiment ce qu’elles valaient. Tessia n’en pouvait plus, elle voulait à tout prix ce travail, l’auberge d’Henri était l’opportunité idéale pour elle. Mais, l’aubergiste, imperturbable, laissait mariner la jeune femme dans sa sauce …
Et, rapidement, elle sentit l'odeur qui se répandait dans toute la pièce. Visiblement, la jeune femme avait réussi à se décider. De ce qu'elle avait vu, Kasha se doutait qu'elle s'en sortirait sans problèmes... Sauf si, une fois de plus, elle s'était laissée aller à une folie créatrice. D'un autre côté, c'était quelque chose que Kasha admirait chez elle. Dommage que le tavernier bride un peu cette créativité, ils avaient à disposition une véritable artiste. Enfin, Launie était également censée l'être, dans un autre domaine, donc elle n'avait pas le droit de laisser voir sa surprise.
Lorsque la demoiselle revint, Kasha sut qu'elle apprécierait cette dernière oeuvre.
- En tous cas, je sais que pour ma part, euh... Pardon.
Elle avait croisé un nouveau regard réprobateur de la part du propriétaire des lieux. Alors, elle prit sa part et se mit à la savourer silencieusement dans son coin, frustrée de ne pouvoir exprimer son ravissement. Mais en effet, l'heure était au verdict final, elle pouvait comprendre n'avoir pas le droit d'interférer. Elle, de son côté, trouvait ingénieuse l'idée de cacher des fruits sous le fromage, même si ce mélange était risqué. En effet, les personnes n'aimant pas ce genre d'assortiment n'étaient pas rares, sans en avoir de preuve concrète, elle en était pourtant presque certaine. Mais elle appréciait.
- Alors, Henri, qu'est-ce que tu en penses ? À en voir sa tête, Launie adore, de mon côté... Je ne suis pas trop fan du sucré-salé. À toi de départager !
Kasha observa l'homme, qui semblait prendre un malin plaisir à prendre tout son temps.
Finalement, après un temps qui aurait probablement semblé infini à tout le monde, après avoir bien pris le temps de terminer sa tartine, probablement conscient (et certainement satisfait) de l'attente qu'il provoquait chez les trois femmes, il daigna enfin donner son verdict.
- Eh bien, mademoiselle... Autant dire que vous vous êtes bien rattrapée. Je vous prends à l'essai. Respectez les commandes à la lettre, n'hésitez pas à demander de l'aide si nécessaire, et tout devrait bien se passer.
Ne pouvant se retenir plus longtemps, Kasha poussa un cri de joie avant de venir prendre Tessia dans ses bras. Peut-être était-elle plus enthousiaste que la principale concernée ? Mais peu importait. Elle avait atteint son objectif, et était certaine que la demoiselle pourrait être heureuse professionnellement parlant dans cette auberge.
- Félicitations ! Je suis si fière de toi !
C'était certain, elle repasserait. Mais en tant que Kasha, ainsi, la cuisinière ne saurait pas qu'elle la connaissait et la traiterait donc comme n'importe quelle cliente, ce qui permettrait à son aînée de se faire une vraie idée de ses capacités. Mais plus tard. Probablement pas avant la fin de cette fameuse période d'essai.
- Dés :
« Merci ! Merci ! Papa tu peux être fière de moi ! Je ne rentrerais pas à la maison honteuse et vaincue par la ville ! » Bredouilla Tessia en tentant de retenir le flot de larmes qui se déversait sur ses yeux.
Launie avait attrapé la jeune cuisinière pour la serrer dans ses bras, les deux femmes s’enlacèrent l’une l’autre pour fêter l’embauche. La rouquine pleurait comme une cascade, elle serrait son amie aussi fort qu’elle le pouvait. Les larmes coulaient si abondamment que l’épaule de l’espionne était trempée. La journée avait débutée sur des entretiens catastrophiques, l’épreuve de l’aubergiste avait vidé l’énergie de la petite campagnarde, finalement l’émotion de la victoire venait la récompenser pour ses efforts.
« Je suis si heureuse Henri ! Je veux dire monsieur ! Je ne vous décevrais pas. » Tessia articula difficilement ces quelques mots en se détachant de son Launie.
Les quatre compagnons fêtèrent l’embauche de la jeune fille en trinquant avec un petit verre de mousseux, offert par le patron pour l’occasion. Tessia souriait, illuminant de sa joie la pièce, elle avait non seulement trouvé un travail, mais elle avait aussi rencontrée deux femmes merveilleuses. La campagnarde les considérait à présent comme des amies, elle se sentait proche de la mystérieuse espionne et voyait en la vieille marchande une femme très attentionnée. Quelques instants plus tard, les trois femmes sortirent de l’auberge après avoir salué Henri.
« J’espère que je vous reverrais bientôt, hésitez pas à venir à l’auberge. Je préparerais vos plats préférés. » Déclara elle, son sourire radieux sur les lèvres et des étoiles dans les yeux.
Tessia embrassa une dernière fois ses deux amies avant de les quitter. Innocemment, la rouquine rentrait chez elle, sans se douter qu’elle ne reverrait peut-être jamais Launie, du moins pas sous les mêmes atours …
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