Elles étaient sûrement très lourdes, mais le glacier ne semblait pas peiner à les remorquer, alors que la dernière rejoignait ses congénères, alors que le bois de la charrette émettait un dernier gémissement réticent. Il épousseta d’un geste vif ses mains, et regarda satisfait son travail de la journée, tout étant remorqué sans accroc.
“Tu pars combien de jours ?”
Les orbes violines se posèrent sur la petite vendeuse à ses côtés, avant qu’un léger sourire ne vienne fendre les lèvres délicates du commerçant. Il pouvait entendre la peine de la jeune femme alors qu’il lui laissait la boutique pour les prochains jours à venir.
“Si nous ne rencontrons aucun problème sur le chemin, je pense que d’ici deux semaines, je serai de retour, répondit-il d’un ton qui lui était propre. Je compte sur toi pour gérer la boutique.”
Sur ces mots, il s’installa à l’avant du véhicule, lui faisant un petit signe de la main pour la saluer alors qu’il saisissait les rênes des canassons qui hennirent en même temps, avant de se lancer sur la petite route pavée. Il devrait rejoindre l’aventurier qui lui avait été attribué pour cette petite mission, les routes n’étaient pas toujours sûres, et il ne serait pas étonnant de croiser quelques créatures au milieu des bois qu’ils traverseraient. Ombra observa le paysage qui défilait face à lui, perdu dans ses pensées alors que les mouettes criaient leurs émois non loin du port, encore à la recherche des butins des quelques pêcheurs qui avaient entrepris de prendre la mer avant le lever du soleil.
Alors que les rayons chauds de la fin de saison le bercèrent, le glacier retira la maigre veste en lin qui tenait ses épaules, il s’arrêta à la sortie de la ville, garant le piètre carrosse qui lui servirait jusqu’à la fin du voyage, dans un coin qui ne gênerait pas le passage. En attendant de pouvoir rencontrer celui qui l’accompagnerait dans son périple, Ombra déplia le document de la guilde, soigneusement tamponné. Il parcourut de son regard améthyste les lignes qui s’inscrivait sur la missive jusqu’à tomber sur le nom de l’aventurier. Le nom ne lui était pas totalement inconnu, mais il se demanda tout de même à quoi pouvait ressemblait cet homme.
Cependant, le commerçant était peut-être arrivé un peu plus tôt que ce qu’il avait prévu. Il se mura alors dans l’habitacle qui conservait ses biens pour profiter des dernières heures de calme avant que la cité portuaire ne finisse par s’éveiller. Il retroussa ses manches, s’asseyant sur un tas de caisses, puis se plongea dans l’interminable succession de chiffres de son inventaire pour s’occuper jusqu’à l’arrivée de l’aventurier.
Enfin, lorsque quelques coups furent frappés contre le bois de son véhicule, Ombra sortit la tête de la bâche en cuir, son délicat visage s’illuminant d’un sourire chaud. Il descendit de sa charrette, pour s’approcher de l’aventurier, lui offrant sa main en guise de salutations.
“Vous être monsieur Alkh’eir. Enchanté, je suis Ombra Solaris, votre commanditaire, commença-t-il de sa voix douce. Je suis ravi de pouvoir faire le chemin à vos côtés et rassuré, j’ai entendu dire que les créatures du coin se montraient assez agressives en ce moment.”
Ses affaires étaient tout aussi maigres qu’à l’aller. Pressé par la nouvelle que cet imbécile de Fauve lui avait tendu sur un plateau d’argent, il avait pris un sac, ses armes et à peine de quoi manger et s’était enfui le plus vite possible pour rejoindre son cadet. Maintenant que l’orage était passé, il ne se retrouvait plus qu’avec un sac presque vide, quelques vêtements qu’il avait tenté de nettoyer. Il s’était donc senti obligé de faire quelques courses avant son départ. Viande séchée, pain, avoine avaient rapidement trouvé une place dans son sac vide. Il avait également réglé sa dette aux écuries, expliquant que le cheval qu’il avait emprunté ne lui serait plus d’aucune utilité et puis, à la faveur de l’aube grandissante, il avait remonté les rues finement carrelé pour rejoindre le point de rendez-vous à l’entrée de la ville.
Le temps lui avait semblé passer en un éclair. Tout était calme autour de lui, la cité endormie ne laissait entendre que quelques matinaux ou quelques retardataires, tout dépendait du point de vue. Pour autant l’air était chaud, ce qui n’empêchait pas Primaël d’être emmitouflé jusqu’au menton. Il bifurqua plusieurs fois dans de petites ruelles avant de réussir à rejoindre l’avenue principale. Ici la vie battait déjà son plein. Les magasins avaient ouvert leurs portes et les derniers étals étaient en train de se monter. Une odeur d'épices et de pain chaud commençait à lui parvenir aux narines ; son ventre gargouilla si fort qu’il ne put que hausser les sourcils et lui obéir.
Enfin, il parvint aux portes de la ville. Sur son épaule était juché son sac à dos, passablement vide mais sa main, elle, tenait fermement un sac en papier dont émanait de puissantes odeurs de sucre. Il ne mit pas longtemps à repérer la carriole à l’ombre des remparts. Elle était vide. Ou du moins son conducteur ne s’y trouvait pas. Il leva le nez pour observer le soleil qui avait déjà commencé son ascension. “Je ne suis pas en retard…” Songea-t-il tout en s’approchant d’un peu plus près. Finalement, après s’être assuré que le ou la conductrice n’était pas planqué d’un côté ou de l’autre, il se décida à toquer fermement sur la chambranle de bois et il s’agissait visiblement d’une bonne décision puisque un visage s'extirpa de la bâche de cuir.
Le jeune aventurier resta longuement interdit.
- Euh…
Si on lui avait dit plus tôt que cet éphèbe était son commanditaire, il aurait peut-être moins rechigné à se lever ce matin. Il ne se fit pas prier pour détailler son visage aux traits fins, ni même ses yeux particuliers, dont l’un lui sembla d’ailleurs plus clair que l’autre. Puis à grand renfort de courage, il rassembla ses idées.
- Mh, oui Primaël. Pas monsieur. L’Alkh’eir ne tenait pas à passer deux semaines à se répandre en politesse, non content qu’Ombra devait avoir à peu près son âge. - Les créatures sont pas particulièrement agressives, c’est surtout celle du Désert qui sont pas commodes. Il désigna, d’un coup de nez vers le ciel, l’île volante. - Ils ont beau essayé de les parquer, y’en a toujours quelques unes qui arrivent à se faire la malle. Mais le trajet devrait se passer sans encombre. De l’argent facile, c’était aussi une des raisons pour lesquelles il avait accepté cette mission. En plus de ne pas avoir a dépenser de cristaux dans la location d’un cheval. - On va commencer par suivre la route principale, ça sera le plus sûr, ensuite on essaiera de couper pour gagner quelques jours. Si ça te va, on part tout de suite. Il fourra la main dans le sac en papier qu’il tenait en sortie une pâtisserie puis envoya le reste du sac au jeune homme. - J’avais faim j’en ai pris pour deux. Puis il se dirigea vers l’avant du véhicule. - Ah et pendant qu’on roule, faudrait m’expliquer ce que tu transporte, que je sache tout de suite si c’est fragile ou pas. Aller on y va. Et il s’installa sur l’une des places qu’offrait le banc.
“Primaël... Répéta le glacier pensivement, le temps de s’imprégner de ce son, avant de finalement sourire dans la direction de l’aventurier, ourlant délicatement la courbe de ses lèvres. Très bien, faisons comme ça. Il est vrai que ce sera plus confortable ainsi durant notre voyage.”
Il prit soin d’écouter religieusement les propos de son compagnon de route, alors que lui-même prenait place sur la calèche. Son discours le fascinait, Ombra n’était qu’un simple marchand et la vie d’aventurier lui était seulement connue qu’à travers les épopées qui lui étaient rapportées. Celles-ci très souvent enjolivée pour attiser la curiosité et les rêves du public. Nombreux étaient ceux qui avaient voyagé en compagnie du bel homme, et chacun avait une histoire différente à lui raconter, et il ne s’en lassait jamais.
Il rit d’ailleurs d’un ton léger en lançant la calèche à travers la route pour que leur propre histoire s’écrive à son tour.
“J’en suis donc rassuré, sourit le glacier en tournant la tête de son côté. Il y a toujours quelques fanfarons qui apprécient amplifier la situation. N’étant pas vraiment de ce monde, j’ai la naïveté de croire peut-être un peu tout le monde.”
Non pas qu’il s’inquiétait réellement de ce qu’il pourrait arriver sur le chemin, car il saurait se défendre si nécessaire, mais il préférait tout de même limiter les confrontations pour la pérennité de ses biens.
Traversant les remparts de la cité portuaire, les deux hommes entamèrent leur périple sur le sentier de terre, éveillant sur place, un nuage de poussière. Ombra n’était pas spécialement un grand bavard, se laissant bercer par le trottinement des sabots sur le sol. Il laissa par ailleurs son regard redessiner les lignes du visage de son partenaire de route, avant de revenir à l’immense paysage qui se dévoilait face à eux. Quelques rares voyageurs rencontrèrent leur chemin, mais dans l’ensemble rien ne sembla rompre la quiétude de leur trajet.
“J’espère ne pas vous ennuyer, finit par souffler le glacier en laissant son crâne se poser contre le bois de leur véhicule. Mais il pourrait être agréable de se connaître davantage, après tout, nous allons passer quelques jours ensemble. Cela fait longtemps que vous êtes rentré à la Guilde ? Qu’est-ce qui a motivé vos choix ?”
Ce n’était pas une fausse curiosité pour un paraître de politesse, Ombra appréciait réellement connaître les personnes avec qui il voyageait. Certaines le marquaient plus que d’autres, mais Ô grand jamais il n’avait pu oublier les histoires de chacun. Priam serait sûrement une autre page au milieu de son encyclopédie de connaissances, mais, il l’étofferait. Tout comme il était de son droit de ne s’étendre sur sa vie. Le glacier ne poserait pas plus de question si cela pouvait ennuyer l’aventurier.
Cela faisait maintenant quelques heures qu’ils étaient sur la route, jusqu’à ce qu’ils atteignent finalement le soleil du midi, et protégés d’aucun ombrage, il était sûrement préférable pour eux de faire une halte, le temps que le soleil redescende et ne les étourdisse pas de sa chaleur insoutenable. Ils n’avaient autour d’eux que de vastes plaines et trop peu d’arbres pour les couvrir. Ombra arrêta la calèche dans un coin d’ombre afin d’abreuver les canassons, puis disparut entre les caisses de l’habitacle le temps de quelques secondes. Il vérifia l’état de sa marchandise, espérant qu’elle ne souffre pas trop de la chaleur, mais la glace semblait tenir bien au frais ses produits. Rejoignant par la suite l’aventurier, il lui tendit un bâtonnet de glace, tenant lui-même le sien entre ses lèvres.
“C’est à la vanille, j’espère que vous aimez ça.”
Sans attendre de réponse, il s’assit à ses côtés pour profiter de sa propre glace. Une légère brise maritime apporta sa flagrance iodée, rafraîchissant l’air. Le glacier profita de cette accalmie pour fermer les yeux, écoutant le vent chanter entre les sillages des quelques arbres qui marquaient leur route.
“Quels chemins faut-il prendre pour raccourcir notre voyage ?”
Il était vrai que ça l’arrangeait de pouvoir emmener ses marchandises plus tôt à la Capitale, même s’il aurait aimé passer plus de temps en compagnie de l’aventurier. C’était peut-être l’un des plus gros défauts d’Ombra, c’était son besoin permanent de compagnie. Il n’aimait pas être seul, et ça lui avait peut-être porté préjudice pour ses anciennes relations.
Il se contenterait simplement de taire ses appréhensions pour se laisser emporter jusqu’à la prochaine rencontre. Primaël n’avait pas besoin de connaître ses tracas. Le marchand se laissa emporter par ses pensées, sans se rendre compte que sa friandise était déjà terminée et qu’il ne restait qu’un bâtonnet abandonné entre ses lèvres.
Finalement, il rouvrit ses prunelles violines et se redressa pour vérifier l’état des deux chevaux. Flattant l’encolure de l’un d’eux, il pencha la tête en direction de l’aventurier pour lui offrir un doux sourire.
“On reprend la route ?”
- Longtemps ? S’interrogea lui-même Primaël. Il avait cessé de compter les années depuis un bon moment déjà. A vrai dire il avait arrêté le jour de son affectation à son premier poste de garde. - Je dirais quatre ou cinq ans, peut-être six. Répondit-il en se grattant pensivement la tempe. La seconde question était toutefois plus épineuse. D’une parce qu’il n’appréciait pas particulièrement annoncer au premier badaud venu son affiliation aux Alkh’eir et de deux parce qu’il lui faudrait, si il le faisait en toute franchise, avouer mille et une fautes qui l'avaient mené sur le chemin de la liberté. Si ce n’était un secret pour personne, le jeune noble évitait de s’épandre sur le sujet. Il l'avait fait par le passé. Jusqu’à preuve du contraire, cela ne lui avait rien rapporté de très bon. - J’en avais marre de mon ancien boulot et je voulais voyager. Il haussa les épaules. - Faut dire qu’le boulot d’aventurier à ses avantages. Je vais là où j’ai envie d’aller, j’accepte les missions que je veux et je peux étudier ce qui me chante. Du moment que je n’outrepasse pas la loi. Et même si Priam pouvait avoir des airs de petits voyous de bas étages et qu’il ne rechignait pas toujours lorsqu’on parlait d’illégalité, il était loin d’être un bandit de grand chemin ou autre profession morbide. En tout cas, son excuse, bien que vague, contenait une part de vérité et semblait parfaitement plausible.
Après cela, la conversation reprit. Légère et agréable. Primaël parla de la particularité des gemmes ainsi que des alliages complexes que l’on pouvait faire, il aborda par conséquent le sujet des objets de pouvoir ainsi que des amplificateurs qui avaient toujours su piquer son intérêt. On pouvait dire que le voyage était sympathique. Mais il ne le fut vraiment que lorsque le conducteur tira sur les rênes pour arrêter leurs coursiers et qu’il put enfin mettre pied à terre. Il n’y avait pas à dire, marcher faisait bien fou après avoir passé autant d'heures assis.
Ils retirèrent ensemble les harnachements des chevaux et les accompagnèrent boire avant de s’en retourner vers les marchandises où Ombra prit la liberté de leur offrir un bâtonnet enrobé de crème glacée. Primaël observa l’étrange glace un moment avant de l’enfourner dans sa bouche avec grand plaisir. Il avait déjà goûté de la glace, c’était un met assez commun pour qui pouvait bien se l’offrir mais il devait admettre qu’une glace sur un bout de bois c’était une première ! A ce rythme là il finirait par trouver de la glace dans un bout de biscuit !
- Ch’aime ça. marmonna-t-il tout en dépliant une carte sur ses genoux. Il pointa du doigt une forêt qui jouxtait un chemin serpentant sur la carte à mi-chemin entre la capitale et le grand port. - ici. On peut gagner environ deux jours. C’est un chemin assez connu bien que peu fréquenté. Il lança une œillade vers le violet. - Pas forcément praticable pour toutes les charrettes. Mais vu le type de cargaison, ça ne devrait pas poser problème. Il passa un coup de langue gourmand sur la glace et reprit. - Ça reste une forêt assez sauvage. L’idée serait d’y arriver au petit matin et d’en sortir en fin de journée, avant la nuit. J’ai pas tellement envie d’avoir à y passer la nuit. Ça te va ? Repliant la carte, il fut bien en peine à décrocher son regard des lèvres fines mais parfaitement dessinées du glacier. Pis encore quand ce dernier se pencha vers lui en souriant. Il se serait aisément vu dérober la place du bâtonnet et peut-être même plus encore.
- La de glace… Je… Il toussota, se mit une petite gifle mentale et soupira tout en fixant le milieu du front d’Ombra pour cesser d’être obnubilé par sa bouche tentatrice. - Tu as de la glace. Là. Il pointa le coin de sa lèvre du doigt puis, tel un ressort, il s'arracha au sol et fila vers le chariot. - Ouais, on y va. Il y a un petit village à une vingtaine de kilomètres. On devrait l’atteindre avant qu’il fasse nuit. Ou si tu l’sens pas, on pourra toujours dormir en extérieur. Ca me dérange pas, mais j’ai pas beaucoup de matos. Puis sans demander son reste, il se dirigea vers les chevaux pour les seller. Quand ce fut chose faites, il sauta sur le siège, se saisit des rênes et une fois Ombra à ses côtés, donna le signal de départ. Les chevaux s’engagèrent d’un pas léger sur le chemin de terre en direction de leur prochain arrêt.